Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/La folie circulaire

J. B. Baillière et fils (p. 584-620).


XV

LA FOLIE CIRCULAIRE OU FOLIE À FORMES ALTERNES[1]

― 1878-1879 —

La pathologie mentale, malgré son apparente immobilité, fait tous les jours de nouveaux progrès. Les doctrines de nos maîtres, Pinel et Esquirol, dominent toujours notre science spéciale d’une manière presque exclusive, et sont acceptées comme la loi suprême, à laquelle personne encore ne songe à se soustraire.

Mais la science poursuit néanmoins sa marche progressive et, à chaque instant, de nouvelles découvertes viennent ébranler les fondements de leur classification, en attendant qu’une main puissante vienne enfin remanier de fond en comble cet édifice, aujourd’hui miné de toutes parts.

La découverte de la paralysie générale a été la première atteinte portée à cette classification. Cette maladie renferme en effet dans son sein les quatre formes principales de la classification régnante : la manie, la mélancolie, la monomanie et la démence, présentant des caractères spéciaux et dominées, comme de simples états symptomatiques, par une unité morbide supérieure, caractérisée anatomiquement par la périencéphalite chronique, aboutissant peu à peu à l’atrophie cérébrale progressive. L’observation attentive des diverses formes mentales que revêt l’alcoolisme, aigu ou chronique, a fait une nouvelle brèche dans la classification de nos maîtres, en démontrant que les quatre formes admises par eux pouvaient se trouver réunies, sous la dépendance d’une cause unique, l’intoxication alcoolique, qui leur imprimait des caractères particuliers permettant d’en reconnaître l’origine.

Il en est de même des études plus approfondies sur l’hérédité nerveuse, commencées par Moreau de Tours[2] et Prosper Lucas[3], et qui ont été élevées à l’état de théorie générale par notre si regretté maître le Dr Morel de Saint-Yon[4].

Cet auteur a posé, en effet, les premiers fondements d’une théorie générale de l’hérédité, qui deviendra la base d’une nouvelle doctrine scientifique, destinée à remplacer celle qui existe aujourd’hui, en rattachant les caractères des diverses formes de maladies mentales à une cause supérieure, l’hérédité, qui les domine toutes et imprime à chacune d’elles des caractères spéciaux et une marche particulière bien dignes de fixer l’attention des observateurs.

À ces travaux si importants, nous devons encore ajouter d’autres études sur des points spéciaux, tels que le délire de persécution, l’état mental des épileptiques, des hystériques et des aphasiques, et les recherches récentes sur les folies raisonnantes et les troubles intellectuels liés à diverses névroses émotives, travaux qui contribueront également à transformer complètement les doctrines régnantes en pathologie mentale. Mais parmi toutes ces études nouvelles, qui réagiront puissamment sur les principes généraux de la médecine mentale, il en est une, en apparence plus modeste, qui a néanmoins une véritable importance. Nous voulons parler de la découverte de la folie circulaire ou folie à double forme, maladie décrite d’abord par mon père et par M. Baillarger en 1854. C’est cette espèce de maladie mentale que nous nous proposons d’étudier actuellement.

Elle consiste essentiellement dans l’alternance de l’état maniaque et de l’état mélancolique, séparés ou non par un intervalle lucide plus ou moins prolongé. Cette succession régulière, chez un même malade, de deux états symptomatiques, considérés jusqu’à présent comme constituant deux formes distinctes de maladies mentales, et qui ne représentent plus que deux périodes successives d’une même espèce morbide, caractérisée par la marche de ces états pathologiques plutôt que par leurs symptômes propres, est certainement la négation la plus absolue de la classification régnante. C’est la démonstration que la manie et la mélancolie ne sont pas de véritables formes naturelles de maladies mentales, mais de simples états symptomatiques, susceptibles de revêtir des formes diverses, selon la nature de la cause ou de l’affection principale, qui leur imprime son cachet particulier et domine toutes leurs manifestations. Dans ce mémoire, nous nous proposons d’étudier cette forme spéciale de maladie mentale, connue sous le nom de folie circulaire ou de folie à double forme, et à laquelle nous donnerons également le nom, déjà proposé par plusieurs auteurs, de folie à formes alternes.

Nous commencerons cette étude par la description rapide des deux états principaux qui, par leur alternance ou leur succession régulière constituent cette maladie spéciale : l’état mélancolique, ou période de dépression, et l’état maniaque, ou période d’excitation. Après la description symptomatique, qui servira de base à notre travail, nous aborderons les autres parties de l’histoire de cette forme de la folie, qui mérite certainement d’être admise, comme espèce distincte, dans la classification des maladies mentales.

PREMIÈRE PARTIE

DESCRIPTION DE LA FOLIE CIRCULAIRE

1oPériode mélancolique.

Les malades atteints de folie circulaire ne se présentent pas tous sous la même forme mélancolique, et nous aurons à décrire divers degrés de cet état, selon les catégories de malades. Néanmoins un fait général, important à signaler, domine tous les autres, c’est que l’état mélancolique est plus caractérisé, chez ces malades, par le fond même de la dépression et de la mélancolie simple, que par les conceptions délirantes tristes qui, lorsqu’elles existent, n’y jouent qu’un rôle très secondaire.

Ce qui domine donc dans la mélancolie des malades atteints de folie circulaire, c’est l’état général de dépression. Ces malades observés, soit dans la pratique privée (ce qui est le cas le plus habituel), soit dans les asiles des aliénés, se présentent en général à l’observateur sous l’aspect suivant : ils sont affaissés, déprimés et disposés à l’immobilité. Ils ont une tendance naturelle à rester assis ou couchés, et ne se livrent au mouvement que quand ils y sont contraints et forcés.

Si vous les interrogez, ils ont en général peu de tendance à vous répondre et sont plus disposés au silence qu’à la conversation. Cependant, dans le premier degré de la maladie, ils parlent encore assez volontiers et alors, ils ne cessent pas de se plaindre de leur pénible état et de leurs souffrances physiques et morales. Ils sont les plus malheureux des hommes, disent-ils ; ils ont perdu toute leur activité physique et morale, et ils ont conscience de cette insuffisance de leurs forces physiques et intellectuelles.

Ils ne sont plus capables de rien, ajoutent-ils, et ils souffrent un véritable martyre. Ils n’ont plus ni sentiment ni affection pour leurs parents ni pour leurs enfants. Ils sont devenus insensibles à tout, et la mort même des personnes qui leur étaient chères les laisserait indifférents et froids. Ils ne peuvent plus pleurer et rien ne les émeut en dehors de leurs propres souffrances. Ils accusent un malaise indéfinissable, un sentiment général de fatigue et d’incapacité physique et morale ; le moindre mouvement leur coûte et leur est pénible. Ils ne peuvent plus vouloir. Ils manquent complètement de désir et d’impulsion. Ils resteraient des heures entières dans la même attitude et dans la même immobilité, sans pouvoir se décider à rien. Tout leur est à charge. Ils ne peuvent plus s’occuper et négligent tous leurs devoirs de famille, ainsi que ceux de leur profession. Leur intelligence est ralentie dans son mouvement et obscurcie dans la netteté de ses conceptions. Ils n’ont presque plus d’idées et ne peuvent plus penser. Toute réflexion et toute conversation leur demandent un grand effort et deviennent pour eux une fatigue qu’ils cherchent à éviter à tout prix.

Leur santé physique se ressent également de cet état d’affaissement et de dépression du moral. Ils maigrissent d’une façon notable. Les digestions sont pénibles et la nutrition se fait mal. La peau devient sèche et rugueuse. Toutes les sécrétions sont diminuées ou même taries, comme celles de la salive et des larmes. Toutes les fonctions sont ralenties, dans leur mouvement, la respiration et la circulation, par exemple. Le nombre des respirations par minute est notablement diminué. Le mouvement respiratoire est presque insensible, et quelques soupirs, qui se produisent de temps en temps, suppléent à l’insuffisance de la respiration habituelle. Le pouls surtout est très ralenti, et l’on a même cité quelques exemples où il était descendu à 45 pulsations par minute. Les extrémités sont froides, quelquefois même enflées ou bleuâtres, parce que la circulation y est très lente et très incomplète. Les urines sont rares et très peu abondantes, et la transpiration presque nulle.

Ces malades accusent le plus souvent une douleur poignante à la région de l’épigastre, douleur accompagnée d’angoisse physique et morale, représentant à la fois une sensation de pression douloureuse et de griffe, à laquelle on a donné le nom classique d’anxiété précordiale. La tête leur paraît lourde et comme serrée dans un étau, d’une tempe à l’autre, en même temps qu’ils accusent, dans l’intérieur du crane, un sentiment de vacuité qui leur est très pénible et qui ne les quitte presque jamais, pendant toute la période mélancolique, tandis que ces sensations disparaissent, comme par enchantement, lorsque surviennent les premiers symptômes de la période d’excitation.

Leurs actes, leur tenue et leur manière d’être se ressentent nécessairement de l’état général de dépression physique et morale.

Au lieu de sortir au dehors, de se promener, de faire des visites, de se livrer à diverses occupations, ils restent chez eux pendant des journées entières, pendant des semaines et même pendant plusieurs mois, dans la plus complète inaction.

Quelques-uns d’entre eux, dans les cas extrêmes, quand ils sont abandonnés à eux-mêmes, restent au lit presque constamment, ou bien ne sortent jamais de leur chambre, ne laissent entrer personne chez eux et s’y barricadent avec soin contre l’air et même contre la lumière.

Pendant cette période mélancolique, les malades n’ont aucun soin de leur personne. C’est à peine s’ils songent aux détails les plus indispensables de la propreté. Ils n’ont aucun souci de leur toilette, ils négligent tous leurs vêtements, et ne s’habillent qu’à moitié. Dans les cas extrêmes, ils ne songeraient même pas à manger ou à accomplir les actes les plus indispensables de la vie, si l’on ne veillait pas sur eux et si les personnes de leur entourage ne les stimulaient pas à chaque instant pour secouer leur paresse et leur malpropreté et pour les obliger à sortir de leur chambre, à se nourrir ou à se vêtir convenablement.

Tel est, d’une manière très abrégée, le tableau de l’état physique et moral que présentent les malades atteints de folie circulaire, pendant la phase mélancolique de leur affection. D’après ce tableau, on voit que ce qui domine chez eux, c’est l’état d’affaissement et de dépression de toutes les facultés physiques et morales, état général de mélancolie qui constitue le fond indispensable de toutes les variétés de cette forme de maladie mentale.

Cependant, pour tenir compte de l’observation de tous les faits, il convient d’ajouter que, si cet état général de dépression existe dans tous les cas, et s’il existe seul dans un grand nombre d’entre eux, il est pourtant d’autres malades, également assez nombreux, chez lesquels la maladie acquiert un degré plus grand d’intensité et où d’autres phénomènes viennent se surajouter, surtout à certaines périodes des accès, à ce fond général de mélancolie simple ou sans délire.

On doit noter sous ce rapport deux degrés différents de l’état mélancolique.

Dans l’un de ces degrés de plus grande intensité du mal, des conceptions délirantes tristes viennent se greffer sur le fond mélancolique. Certains malades, par exemple, ont un dégoût prononcé de la vie (tædium vitæ), avec un penchant au suicide très caractérisé ; quelques-uns d’entre eux arrivent même jusqu’à l’accomplissement de l’acte. D’autres ont des idées d’empoisonnement et peuvent même en venir jusqu’au refus plus ou moins absolu des aliments. D’autres enfin manifestent des conceptions délirantes de ruine, d’incapacité, de culpabilité ou de damnation, semblables à celles des autres formes de la mélancolie, qui surnagent de temps en temps sur le fond constant et immobile de la dépression physique et morale.

Enfin, il est encore un degré plus prononcé de l’état mélancolique que l’on observe dans certains cas plus intenses de folie circulaire, ou dans quelques-uns des accès de cette affection. C’est l’état de mélancolie porté jusqu’au degré de la stupeur. Les malades restent alors absolument immobiles dans un coin, debout ou assis sur une chaise ou sur un fauteuil, la tête et les yeux baissés, quelquefois tournés du côté de la muraille, ne proférant plus une seule parole, ne répondant à aucune question, ayant quelquefois les extrémités enflées et bleuâtres et présentant ainsi, à première vue, l’aspect extérieur des malades atteints de la forme de mélancolie à laquelle on a donné le nom de mélancolie avec stupeur. Mais il ne faut pas s’y tromper et ce ne sont là que des apparences.

Ces malades, muets et immobiles, paraissant plongés dans la stupeur, continuent néanmoins à penser et à réfléchir intérieurement et assistent, bien plus que les autres malades atteints de mélancolie avec stupeur, à tout ce qui se passe au dehors. Ils semblent étrangers au monde extérieur, mais, en réalité, ils voient et ils entendent tout ce qui se dit autour d’eux. Ils y assistent si bien que, plus tard, quand ils arrivent à la période d’excitation, ils peuvent rendre compte, avec beaucoup de détails, de tous les faits dont ils ont été témoins pendant leur état de mutisme et d’immobilité, au grand étonnement de ceux qui les ont observés pendant cette période et qui les croyaient absolument endormis.

2oPériode d’excitation maniaque.

L’état d’excitation, chez les individus atteints de folie circulaire, présente précisément les caractères inverses de ceux que nous venons de décrire pour la période de dépression. Ils consistent le plus souvent dans une simple surexcitation de toutes les facultés physiques et morales, sans délire bien caractérisé, c’est-à-dire qu’ils présentent les phénomènes fondamentaux de l’excitation maniaque, sans prédominance bien marquée dans les idées délirantes ni dans les altérations des sentiments et des actes.

Arrivés à cet état progressivement ou d’emblée, ces aliénés ont un besoin incessant de mouvement et d’activité physique et morale. Ils ne peuvent rester un instant en repos et ne cessent pas de parler et d’agir. S’ils sont en liberté, ils sortent constamment de chez eux, font des visites continuelles, écrivent des lettres, font des invitations à dîner, veulent aller au spectacle, aux soirées, font de la nuit le jour et ne peuvent pas rester un instant tranquilles.

Ils conçoivent les projets les plus variés, souvent même les plus absurdes et les plus irréalisables. Ils veulent entreprendre des voyages, des achats, des constructions, etc. Ils ressemblent beaucoup, sous ce rapport, aux individus qui se trouvent à la première phase de l’ivresse, ou dans la période prodromique de la paralysie générale, sans être cependant aussi absurdes dans leurs projets et dans leurs actes que les aliénés atteints de cette dernière forme de maladie mentale.

Leur intelligence est surexcitée dans l’ensemble de ses facultés. Autant elle était ralentie pendant la période de dépression, autant elle est active et surexcitée pendant la période dont nous nous occupons.

Les idées pullulent et se succèdent avec une telle rapidité, que l’esprit n’a le temps de s’arrêter à aucune d’elles ; il peut à peine terminer l’expression d’une idée qu’une autre a déjà surgi et s’y intercale, sans lien et sans transition apparente. C’est une véritable fermentation intellectuelle, pendant laquelle les pensées les plus opposées se suivent et se remplacent avec une rapidité de production plus grande encore que la volubilité de la parole ne permet de les exprimer. L’intelligence fonctionne chez ces malades avec une si grande facilité qu’ils s’étonnent eux-mêmes d’avoir acquis une fécondité d’idées et d’imagination qu’ils ne possédaient pas à l’état normal. Ceux qui les ont connus autrefois partagent leur étonnement, ne les reconnaissent plus et leur trouvent plus d’intelligence et plus d’esprit qu’ils n’en avaient avant leur maladie. La mémoire est surexcitée comme les autres facultés. Les malades se rappellent les circonstances les plus insignifiantes de leur vie passée et évoquent des souvenirs qui paraissaient depuis longtemps effacés de leur mémoire. Ils ont une facilité d’élocution qui ne leur était pas habituelle et ils récitent de longs passages des auteurs classiques, avec une fidélité de souvenirs dont ils n’auraient pas été capables dans leur état normal. Ils composent des vers, parlent plusieurs langues et se montrent, sous tous les rapports, non seulement supérieurs à eux-mêmes, mais à la plupart des autres personnes qui les environnent. Il est juste d’ajouter cependant, qu’il se mêle toujours à cette suractivité un grand désordre, une grande bizarrerie de conceptions, et une succession rapide d’idées contradictoires qui, sans arriver jusqu’au degré d’une véritable incohérence, dénotent néanmoins chez eux l’existence d’un trouble mental très étendu, malgré la fécondité apparente des pensées, la facilité des réparties et les traits d’esprit qui se manifestent fréquemment dans leur langage.

Les sentiments et les penchants, c’est-à-dire la partie affective de notre être, sont aussi surexcités chez ces malades que leur intelligence. Toutes les passions humaines les plus contradictoires sont en fermentation dans leur cœur de même que les idées les plus disparates pullulent dans leur esprit. Ils manifestent alternativement la joie la plus excessive et des émotions passagères de tristesse qui leur font verser des larmes. Ils passent brusquement de l’affection à la colère, des passions érotiques les plus violentes aux mouvements de haine, de jalousie et de vengeance les plus dangereux.

Malgré leur gaieté habituelle et leur état de satisfaction, ces malades sont les plus malveillants, les plus taquins et les plus malfaisants de tous les aliénés. Ils inventent à chaque instant les histoires les plus fausses et les plus mensongères et ils les affirment avec un cynisme qui n’a son analogue que chez les femmes hystériques. Ils racontent les inventions les plus invraisemblables avec l’accent de la vérité la plus convaincue ; ils attaquent la réputation, l’honneur et la moralité de tous ceux qui les entourent, avec une précision de détails et une persistance maladive qui parviennent souvent à porter la conviction dans l’esprit de ceux qui les écoutent, même alors qu’on les connaît le mieux et que l’expérience du passé devrait tenir en garde contre leur caractère malveillant et contre leurs inventions mensongères.

La partie impulsive de notre être participe à cette surexcitation de toutes les facultés. Souvent, dans leurs moments de plus grande excitation, ces malades ne connaissent plus d’obstacles et se livrent aux mouvements les plus violents. Non seulement ils deviennent incoercibles et presque impossibles à diriger, à cause de l’extrême désordre de leur conduite, mais ils peuvent devenir dangereux par les actes violents auxquels ils s’abandonnent.

C’est, en effet, par leurs actes, plus encore par leurs discours, que se manifeste chez ces malades le trouble profond qui existe dans leur état intellectuel et moral.

Ils ont, dans leur manière d’être, dans leur tenue, dans tout leur maintien, un ensemble de caractères qui les distinguent de tous les autres malades atteints, comme eux, d’un délire maniaque plus ou moins intense. Ils conservent à première vue certaines apparences de la raison, et cependant ils sont en réalité les plus désordonnés des aliénés.

Pendant leur excitation, même la moins intense, ils ne font rien comme tout le monde et se singularisent dans chacun de leurs actes. Leur manière de marcher, de parler et de se présenter, leur attitude, leurs poses, leur maintien ont quelque chose de tout à fait spécial, qui permet de les reconnaître, même à distance, dans les cours des asiles d’aliénés. Il n’est pas jusqu’à leur manière de se vêtir, à leur accoutrement, qui n’ait quelque chose de particulier. Leurs vêtements sont en désordre, à moitié déchirés, malpropres et bizarrement disposés, et dans nos asiles modernes, aujourd’hui si régulièrement administrés au point de vue de l’uniformité de la tenue des aliénés, les malades qui se trouvent dans la période d’excitation de la folie circulaire sont peut-être les seuls qui aient su conserver la bizarrerie et la singularité du costume qui caractérisait autrefois tous les habitants des asiles d’aliénés et qui étaient comme l’enseigne et la manifestation extérieure la plus saillante de la folie. Ces malades sont remuants, taquins, malpropres et désordonnés. Ils aiment à faire des niches ; ils ramassent tous les objets qui leur tombent sous la main, des papiers, des chiffons, des morceaux de bois ; ils en remplissent leurs poches et les tiroirs de leurs appartements, et l’on pourrait dire, sans exagération, qu’il suffirait presque de les fouiller pour arriver, sans aucun autre renseignement antérieur, au diagnostic de leur affection.

Les symptômes physiques correspondent exactement aux phénomènes de l’ordre intellectuel et moral, et ils peuvent tous se résumer dans le fait général de la surexcitation de toutes les fonctions : sentiment général de bien-être et d’exubérance de la santé ; besoin incessant de mouvement musculaire, sans jamais ressentir la moindre fatigue ; absence complète de toute sensation douloureuse ; insomnie habituelle ; accroissement de l’appétit ; augmentation d’activité des fonctions digestives et des fonctions de nutrition ; accélération du pouls et de la respiration ; surexcitation fréquente des fonctions génitales, chez l’homme et chez la femme ; enfin, légers symptômes de congestion vers la tête, phénomènes congestifs qui rapprochent certains cas de folie circulaire des périodes d’excitation de la paralysie générale au début ; tel est le tableau sommaire des symptômes physiques qui accompagnent habituellement la phase d’excitation de la folie circulaire. Cette description abrégée peut donner une idée exacte de la période d’excitation maniaque, d’après les faits les plus fréquents et les plus habituels qui doivent servir de type à la description classique de la maladie. Mais, pour rester complètement dans la vérité de l’observation, il importe d’ajouter qu’il est quelques cas de folie circulaire, où quelques-uns des stades de cette affection, qui présentent des degrés d’excitation beaucoup moins accusés, quoiqu’encore très évidents, et d’autres, au contraire, dans lesquels l’excitation peut dépasser la mesure de la simple excitation maniaque raisonnante, pour revêtir tous les caractères d’un accès de manie ordinaire, avec trouble mental plus complet, avec conceptions délirantes très caractérisées, quelquefois même avec idées de satisfaction et de grandeur et avec une violence excessive des actes et un trouble du langage qui peuvent arriver jusqu’au degré de l’incohérence maniaque la plus prononcée.

Nous n’avons qu’à indiquer ici ces différents degrés de l’excitation maniaque que l’on observe surtout parmi les malades enfermés dans les asiles d’aliénés, plutôt que chez ceux qui sont restés dans leurs familles. Nous aurons à revenir sur ces divers détails de la description, à l’occasion de la marche de cette forme de maladie mentale.

3oIntervalle lucide.

Pour compléter l’étude clinique de cette espèce d’aliénation mentale, il nous reste maintenant à parler de l’intervalle lucide, qui existe fréquemment entre ces deux états, qui peut être considéré comme une troisième période de cette affection, et qui sert à compléter le cercle d’états variés dont le roulement non interrompu constitue le caractère fondamental de cette variété de la folie. — La première question qui se présente est celle-ci : Existe-t-il toujours un véritable intervalle lucide dans tous les cas de folie circulaire, et n’a-t-on pas observé des faits dans lesquels on pouvait en admettre deux à chaque cercle ?

À cette question nous répondrons, d’après notre observation personnelle et d’après l’ensemble des faits publiés en France et à l’étranger. Sans doute, on observe des cas exceptionnels dans lesquels les deux états de mélancolie et d’excitation se succèdent indéfiniment sans aucun intervalle lucide (faits qui mériteraient plus particulièrement le nom de folie à formes alternes) ; il en est quelques autres également, dans lesquels on a cru pouvoir établir cliniquement l’existence de deux phases de raison placées entre chacune des périodes morbides ; mais dans la grande majorité des cas, il n’y a qu’un seul intervalle lucide vrai, d’une durée plus ou moins longue, et il se produit le plus souvent après la période mélancolique.

Pour la description clinique de la maladie, et surtout au point de vue de la médecine légale, il importe d’entrer dans quelques détails sur les caractères qui permettent de distinguer le faux intervalle lucide du véritable intermède de raison.

Supposons un malade dans la période d’excitation de la folie circulaire. Après avoir atteint un degré plus ou moins élevé selon les cas, l’état maniaque baisse peu à peu de niveau. Le malade commence à être moins violent dans ses paroles et dans ses actes. Il parle beaucoup moins ; il ne brise et ne déchire plus ; il reprend les apparences de la raison au point de vue de son maintien, de sa toilette et de la plupart de ses actes, et il apprécie plus sainement toutes les choses du monde extérieur ; mais il n’est pas cependant revenu à lui-même. Il voit tout en beau ; il fait encore quelques projets souvent réalisables, mais peu en rapport avec sa situation actuelle et ses habitudes antérieures ; il parle toujours avec volubilité ; il a beaucoup de vivacité dans les mouvements, ne peut pas rester en place, se mêle de tout ce qui ne le regarde pas ; n’apprécie convenablement ni son état maladif antérieur, ni son excitation actuelle, en un mot, tous ceux qui l’observent pour la première fois, dans ce degré évidemment très-amoindri de son affection constatent néanmoins qu’il est encore très exalté et qu’il est loin d’être revenu à l’état physiologique. Eh bien, à cette époque de déclin de l’état maniaque, il peut se produire trois variétés de marche de la maladie.

La décroissance peut être lente et progressive ; c’est, selon nous, le cas le plus fréquent. Peu à peu l’excitation baisse de niveau, pour arriver enfin à un état de calme plat, à une sorte d’équilibre de raison, que l’on peut comparer au repos passager de la mer, entre la marée montante et la marée descendante. Mais ce calme est très imparfait et de bien courte durée. À peine a-t-on vu disparaître les dernières traces de la période d’excitation que l’on voit déjà poindre les premiers linéaments de la période mélancolique qui commence. Au lieu de remuer sans cesse, d’être poussé à parler spontanément, le malade n’agit que lorsqu’il y est forcé, par une circonstance quelconque ou par une volonté étrangère ; il ne recherche plus avec avidité la société et les conversations d’autrui ; il commence au contraire à préférer la solitude de l’isolement, à fuir le monde et à se retirer à l’écart.

Ce sont là les signes évidents de la période mélancolique commençante, qui s’accentue bientôt de plus en plus, pour arriver plus ou moins rapidement à son summum d’intensité.

Dans ces cas de transition presque insensible entre la phase d’excitation et la phase de dépression, il est très difficile de saisir un moment, même passager, pendant lequel on pourrait affirmer que le malade est complètement revenu à son état normal. Il n’existe pas en effet de limite appréciable entre le dernier degré de l’échelle descendante de l’excitation et le premier degré de la dépression ascendante. Le passage de l’une à l’autre se fait par transitions insensibles et est comparable au passage du jour à la nuit, ou de la nuit au jour. Ici, comme dans la nature, on voit les dernières ombres de la nuit s’effacer peu à peu devant les premiers rayons du jour.

Le passage de l’excitation à la dépression peut encore s’opérer de deux autres façons, et dans les deux cas il n’y a pas d’intervalle lucide vrai.

La transition s’effectue par oscillations successives ou d’une manière tout à fait brusque. Dans le premier mode, on observe, à plusieurs reprises, des alternatives rapprochées de manie et de mélancolie. Le malade que l’on avait laissé la veille dans un état évident d’excitation, on le retrouve le lendemain tombé dans la dépression. Celle-ci se prolonge pendant quelques jours pour faire place de nouveau à un retour d’excitation, et après plusieurs oscillations de ce genre, d’une durée variable, la période mélancolique finit par s’établir définitivement et d’une manière continue pendant longtemps.

Enfin, il est des cas, plus fréquents qu’on ne croit, sur lesquels plusieurs auteurs ont déjà attiré l’attention et où la transformation entre les deux états se fait d’une manière presque subite, sans transition aucune. Le malade, qui s’est endormi la veille dans l’excitation se réveille le lendemain dans la dépression.

La métamorphose complète de la personnalité a lieu ainsi dans l’espace d’une nuit, ou du jour au lendemain, sans aucun retour de l’excitation précédente.

Le même processus peut être observé dans le passage de la mélancolie à l’excitation ; il n’existe pas alors de véritable intervalle lucide entre les deux périodes.

La maladie est constituée par l’alternative régulière des deux états de manie et de mélancolie, sans troisième période intercalaire.

Mais, d’après nos observations et d’après celles qui sont consignées dans la science, ces faits nous paraissent constituer l’exception et non la règle.

Dans la majorité des cas, au contraire, on doit admettre, comme l’a dit mon père, une troisième période, ou période d’intervalle lucide, entre la mélancolie et le retour de l’excitation.

Après une durée plus ou moins prolongée de la phase mélancolique, avec les caractères spéciaux que nous lui avons assignés on voit cet état diminuer d’intensité, par nuances successives, et arriver enfin à un degré de dépression légère, après lequel le malade reprend peu à peu toutes les habitudes de sa vie normale.

Il recommence à s’occuper et il rentre dans l’exercice de ses devoirs de famille et de ceux de sa profession. Il n’a plus le sentiment de malaise général, ni celui de profonde incapacité physique et moral qu’il avait auparavant. Il déclare qu’il ne souffre plus, sans cependant avoir le sentiment de bien-être exagéré et de force exubérante qui signalera le retour de la période d’excitation. Il apprécie convenablement sa situation passée et son état actuel. Il ne voit plus tout en noir, et cependant il n’éprouve pas encore la tendance générale à l’optimisme qu’il manifestera plus tard. Il a repris réellement le caractère qu’il avait avant sa maladie. En l’étudiant profondément, au point de vue psychologique, on ne peut parvenir à le trouver, ni différent de lui-même à son état normal, ni différent du type habituel de l’humanité, qui sert de criterium pour distinguer la raison de la folie. On est bien obligé, malgré les opinions théoriques que l’on peut professer, de reconnaître que ce malade se trouve dans un véritable intervalle lucide, c’est-à-dire dans un état d’équilibre de raison aussi parfait que possible entre l’excitation et la dépression. Si, comme cela a lieu quelquefois, cet état était de très courte durée, on pourrait encore douter de son existence, comme période vraiment distincte de la maladie ; mais, d’après toutes les observations publiées, il est impossible de nier que ce stade de raison peut se prolonger, non-seulement pendant plusieurs mois, mais encore pendant plusieurs années. Il faut donc bien admettre que l’intervalle lucide existe, et qu’il doit figurer comme élément dans la description générale de la maladie.

Or, c’est là un fait clinique d’une grande importance au point de vue de la possibilité de faire sortir ces malades des asiles d’aliénés pendant la période de retour à la raison, mais surtout au point de vue de la médecine légale et de la responsabilité criminelle et civile de ces malades pendant la phase d’intermittence.

Après une durée de plusieurs mois, quelquefois même de plusieurs années, cet état d’équilibre de raison, que l’on pourrait prendre pour une guérison véritable, est remplacé, tantôt subitement, tantôt d’une manière successive mais presque toujours rapide, par une nouvelle période d’excitation maniaque, qui présente absolument les mêmes caractères que les périodes antérieures. Ainsi se trouve complété, par le retour des mêmes états pathologiques, le cycle morbide qui caractérise essentiellement la folie circulaire.

Après avoir étudié très rapidement les éléments symptomatiques habituels d’un cercle complet de cette affection mentale, nous devons maintenant décrire sa marche, envisagée dans son ensemble et avec les variétés qu’elle comporte.


SECONDE PARTIE

MARCHE DE LA FOLIE CIRCULAIRE

Période de début. — Cette maladie, essentiellement constitutionnelle et héréditaire, débute le plus souvent après l’époque de la puberté, sans causes occasionnelles appréciables, ou du moins sous l’influence de causes insuffisantes pour en expliquer la production.

Quelquefois cependant elle ne survient qu’à une époque plus avancée de la vie, à la suite d’une chute sur la tête ou d’une cause traumatique quelconque, après l’accouchement ou sous l’influence d’une cause morale qui semble pouvoir être mise en relation avec l’origine de cette affection. Ses débuts sont du reste peu connus. Rarement, en effet, elle est observée par les médecins à cette période, et l’on est obligé de reconstituer l’histoire des premières phases de la maladie, à l’aide des renseignements fournis par les parents ou par les malades eux-mêmes, longtemps après sa première apparition.

Le début le plus ordinaire a-t-il lieu par la phase mélancolique ou par la phase maniaque ? C’est là un point de l’histoire de cette maladie qui nous paraît encore douteux, dans l’état actuel de la science, et qui appelle de nouvelles observations.

Il existe, il est vrai, des faits de deux ordres, mais quel est le cas le plus fréquent, c’est ce qu’il est difficile d’établir avec certitude.

Pour notre part, nous sommes disposés à admettre, avec plusieurs auteurs, que le début le plus habituel se fait par la période mélancolique, plutôt que par la période maniaque, ainsi que Guislain l’a proclamé du reste pour toutes les maladies mentales. Ce stade mélancolique initial est-il plus intense et plus prolongé que les stades mélancoliques de cercles ultérieurs, et est-il suivi d’un intervalle lucide plus long et plus complet que tous les autres, ainsi que l’affirme Ludwig Meyer[5] ? C’est ce qu’il est bien difficile d’établir scientifiquement ; toujours est-il que la folie circulaire paraît débuter le plus souvent par la période mélancolique, suivie d’un intervalle lucide assez prolongé, avant l’explosion de l’état maniaque.

Est-il vrai également, comme on l’a prétendu, que la maladie ne prend pas toujours d’emblée son caractère accentué de folie à double forme, et qu’elle peut, dans quelques cas rares, se présenter d’abord sous la forme de plusieurs accès mélancoliques simples, séparés par des intervalles de raison plus ou moins prolongés, avant que survienne le premier accès maniaque, à la suite duquel la maladie arrive enfin à se constituer définitivement et à revêtir le caractère d’accès à double forme, qu’elle conserve désormais pendant toute la vie des individus qui en sont atteints ? Ces points de l’histoire de la folie circulaire, dans ses premiers débuts, nous paraissent encore obscurs et ne nous semblent pas pouvoir être établis avec certitude à l’aide des observations actuellement connues.

Quoi qu’il en soit, la maladie, une fois constituée à l’état d’accès à double forme, conserve ce caractère essentiel, avec de simples différences de degré ou de durée, pendant toute la vie des individus qui en sont atteints.

Ces différences dans le degré d’intensité des accès et de chacun de leurs stades, chez le même individu ou chez des individus différents, de même que dans la durée des périodes diverses ont une grande importance pratique et méritent d’être étudiées avec soin, comme variétés distinctes dans l’évolution de la maladie.

Variétés de marche. — Et d’abord, on doit admettre, dans la marche de la folie circulaire deux grandes divisions principales, sous le rapport de la durée relative des accès : La folie circulaire à courtes périodes et la folie circulaire à longues périodes.

La première catégorie de faits est la plus rare, mais on l’observe encore assez fréquemment pour qu’elle mérite une mention spéciale. On a cité, en effet, un certain nombre d’observations de folie circulaire, dans lesquelles la durée de chaque stade était réellement très courte, depuis les cas très rares d’alternances des deux états de deux jours l’un, ou à quelques jours seulement d’intervalle, jusqu’aux faits où la durée de chaque période, maniaque ou mélancolique, oscille entre trois semaines ou un mois environ.

Dans ce cas, l’intervalle lucide n’existe, pour ainsi dire, pas et cette variété de folie circulaire pourrait à plus juste titre porter le nom de folie à formes alternes. Mais personne ne peut nier que ces faits sont relativement peu fréquents.

En général, les accès de la folie circulaire se reproduisent à plus longue échéance, après une rémission de plusieurs mois, souvent même d’une année et plus. Ce sont là les vrais cas types de folie circulaire, sur lesquels doit reposer la description clinique de la maladie.

Existe-t-il un rapport quelconque entre l’époque de reproduction des accès et les saisons de l’année, ou certaines conditions atmosphériques ?

C’est ce qu’il a été impossible d’établir jusqu’à présent. On a bien admis théoriquement que les périodes d’excitation devaient être plus fréquentes pendant l’été, et les périodes de dépression pendant l’hiver ; mais ce rapport entre les phases des accès et les saisons de l’année, qui existe assez régulièrement chez certains individus, est bien loin de se produire chez tous. Il ne se perpétue même pas d’une manière constante chez les mêmes malades qui, après avoir éprouvé pendant plusieurs années les périodes d’excitation pendant l’été, peuvent ensuite les présenter pendant l’hiver.

Durée variable des périodes. — La durée relative des diverses périodes dans un même cercle est loin d’être toujours la même, non seulement chez des malades différents, mais chez un même individu. Il est des cercles plus courts et des cercles plus longs, soit dans leur ensemble, soit dans l’une ou l’autre de leurs périodes. Ce que l’on peut dire de plus général à ce sujet, c’est que la phase mélancolique est ordinairement plus longue que la phase maniaque et que l’intervalle lucide est souvent plus court que les deux autres périodes lorsque les cercles se succèdent pendant toute la vie sans interruption, comme cela est habituel.

M. Baillarger a attiré l’attention sur un certain nombre de faits exceptionnels sous ce rapport. Ce sont ceux dans lesquels l’intervalle de raison peut durer pendant plusieurs années, et par conséquent les accès de folie à double forme sont séparés les uns des autres par de longs intervalles de guérison. Ces intervalles prolongés de raison donnent aux faits de ce genre toutes les apparences d’une folie intermittente à double forme, analogues aux manies ou aux mélancolies périodiques ordinaires et ils semblent leur enlever le caractère d’un cercle se continuant sans interruption pendant toute la vie. Mais ces exemples de très longs intervalles de raison nous paraissent devoir être interprétés à la lumière de tous les faits intermédiaires, dans lesquels cet intervalle peut présenter une durée de plus en plus prolongée.

Rien n’empêche donc d’admettre, dans ces cas, la continuité du cercle, malgré la longueur de l’intervalle lucide, d’autant plus que les cercles suivants peuvent avoir, dans l’une ou dans l’autre de leurs périodes, une étendue beaucoup moindre que celui qui avait attiré l’attention par la prolongation inaccoutumée de son intervalle lucide.

Degrés variables d’intensité des différents stades. — Ce que nous venons de dire de la durée variable des accès et de chacune de leurs périodes, s’applique également aux degrés d’intensité variés des divers stades de la folie circulaire chez des individus différents, ou chez un même malade.

La folie circulaire appartient évidemment au groupe des folies périodiques. Comme telle, elle participe des signes distinctifs de ce genre d’affection. Les folies intermittentes, envisagées d’une manière générale, ont en effet plusieurs caractères communs. D’abord, elles sont héréditaires, et généralement sous une forme similaire chez les ascendants et les descendants. Elles ont, de plus, une explosion rapide et une cessation également brusque. Elles n’ont pas, il est vrai, une durée exactement semblable pour tous les accès et ne se reproduisent pas à des époques tout à fait régulières (car dans la folie, la périodicité à époques fixes est rare), mais à chaque nouvel accès, chez un même malade, elles reparaissent avec des phénomènes physiques et moraux absolument identiques à ceux des accès précédents, non seulement dans l’ensemble des symptômes, mais même dans les détails en apparence les plus insignifiants.

C’est là le signe pour ainsi dire pathognomonique de toutes les folies périodiques, dans la forme maniaque, comme dans la forme mélancolique. Eh bien, ce caractère essentiel de toutes les folies intermittentes se retrouve le plus souvent dans la folie circulaire. On est vraiment frappé d’étonnement quand on assiste à plusieurs accès de cette affection chez un même malade, de voir se renouveler, dans le stade maniaque comme dans le stade mélancolique, les mêmes symptômes physiques, les mêmes phénomènes de l’ordre intellectuel et moral, les mêmes paroles, les mêmes conceptions délirantes, les mêmes gestes, les mêmes attitudes et les mêmes actes, avec une monotonie tellement remarquable que chaque nouvel accès semble la reproduction photographique de l’accès précédent. Les symptômes précédemment observés se reproduisent, non seulement dans leur ensemble, mais dans leurs moindres détails, et à la même époque de chacune des périodes où on les avait constatés dans les accès antérieurs.

Telle est la loi de toutes les folies périodiques ; elle s’applique également au plus grand nombre des accès de folie circulaire, observés chez un même individu.

Cependant, cette loi générale comporte quelques exceptions, dans la folie circulaire plus encore que dans les autres folies intermittentes.

Chez quelques malades, après avoir observé, pendant plusieurs années, des accès de trouble mental absolument semblables, dans tous leurs détails, aux accès précédents, dans le stade maniaque comme dans le stade mélancolique, on constate, par exception, un cercle dont les deux stades semblent atténués ou avortés dans leurs principaux caractères, ou, au contraire, un autre cercle, dont l’état maniaque et l’état mélancolique acquièrent une intensité tout à fait insolite. Dans d’autres cas enfin, la période mélancolique est peu accusée tandis que la période maniaque est très intense ou vice-versa.

Malgré ces variations dans le degré d’intensité des accès, la loi générale subsiste et, dans l’immense majorité des cas, les accès de la folie circulaire se reproduisent, pendant toute la vie d’un même individu, avec une uniformité vraiment surprenante, qui mérite au plus haut degré de fixer l’attention des observateurs.

Mais si les différences dans l’intensité relative des accès sont assez rares chez un même malade, il n’en est plus de même pour des individus différents.

Sans doute, comme nous l’avons dit précédemment, les caractères fondamentaux de l’état maniaque et de l’état mélancolique restent les mêmes dans tous les cas de folie circulaire. L’état maniaque conserve chez tous le fond commun de l’excitation simple ou raisonnante, plutôt caractérisée par l’altération des impulsions et de la partie affective de notre être, et par le désordre des actes, que par le trouble complet, la confusion ou l’incohérence des idées. La période mélancolique également consiste bien plus dans un état général de dépression et de torpeur, avec tendance à l’immobilité et au repos et avec absence complète d’impulsion, que dans des prédominances d’idées tristes, comme dans les délires partiels mélancoliques. Mais, en dehors de ce caractère général, en quelque sorte typique, il existe un assez grand nombre de diversités individuelles, selon les malades que l’on est appelé à observer.

Degrés atténués observés dans le monde. — Et d’abord, il y a une première catégorie de faits bien importants à signaler, surtout au point de vue de la pratique et de la médecine légale. On ne sait pas assez, et l’on ne saurait trop répéter, qu’on rencontre fréquemment dans les familles et dans la société des individus que l’on ne considère pas comme des malades, moins encore comme des aliénés, et dont la vie entière se passe, à l’insu de la plupart des personnes qui les entourent, dans un roulement successif de périodes d’excitation modérée et de mélancolie peu prononcée et qui sont en réalité atteints d’un degré évident, mais plus léger, de cette forme de maladie mentale. Ils continuent à vivre de la vie commune ou de la vie de famille, sans que l’on songe à les traiter comme des malades, bien loin de les considérer comme des aliénés et surtout de les faire enfermer dans les asiles. Tant qu’ils sont dans la période d’excitation, ces individus paraissent simplement avoir changé de caractère et avoir acquis momentanément une activité inaccoutumée. Ils s’occupent d’affaires ; ils font des visites nombreuses ; ils écrivent des lettres à des personnes qu’ils ne fréquentaient pas habituellement ; ils ont un besoin de mouvement incessant ; ils dorment très peu, font des voyages ou des projets nombreux ; ils remplissent, avec une activité fébrile, les devoirs de leur profession, ou bien ils entreprennent des affaires nouvelles qu’ils cherchent à mener de front avec leurs occupations habituelles ; ils manifestent, à tout propos, une gaieté exagérée ; ils se montrent intelligents, loquaces et mêmes spirituels, et quoiqu’il y ait toujours un grand désordre dans leurs actes et un certain décousu dans leurs discours, les personnes qui ne les connaissent pas de longue date ou qui ne les ont pas observés à d’autres époques, ne peuvent pas juger leur véritable situation mentale, tandis que la nature maladive de cet état n’échapperait pas à un observateur attentif et est quelquefois appréciée avec vérité par des membres de leur famille ou par ceux qui vivent habituellement avec eux.

Ce caractère maladif devient bien autrement manifeste, lorsqu’après une durée plus ou moins longue de l’état d’excitation, qui a passé pour un simple changement de caractère, on voit survenir, peu à peu ou tout à coup, chez ces individus jusque-là d’une gaieté et d’une activité exagérées, un état précisément inverse, à tel point que l’on croirait avoir affaire à deux individus différents. Au lieu de présenter cette activité exubérante qui ne ressentait ni la fatigue ni le besoin du repos, ces malades cessent de sortir, de faire des visites, de s’occuper d’affaires ; ils changent complètement de caractère ; ils deviennent sédentaires, peu communicatifs, presque silencieux ; ils fuient le monde, recherchent la solitude et l’isolement, parlent peu ou répondent brièvement aux questions qu’on leur adresse, se plaignent d’un malaise général, d’un état de souffrance très pénible, d’anxiété précordiale, de perte d’appétit ; ils sont tristes, malheureux, anxieux sans motifs, ou pour de légers motifs. Ils ont eux-mêmes conscience de leur état, et s’en affligent, mais ils ne peuvent parvenir à le modifier ; ils arrivent ainsi jusqu’au dégoût de la vie, ou au refus des aliments, et dans les cas extrêmes ils se renferment dans leur chambre pendant plusieurs mois, sans attirer, d’une manière notable, l’attention des personnes qui les entourent, surtout lorsqu’on sait qu’ils sont sujets à ce que l’on appelle vulgairement des accès d’humeur noire.

Quant au public, il n’aperçoit ces individus que de temps en temps et n’a aucune occasion de les voir lorsqu’ils sont renfermés chez eux ; il ne peut donc se douter de l’état maladif dans lequel ils se sont trouvés pendant plusieurs mois, et lorsqu’il les voit reparaître plus tard, à l’époque où surgit la période d’excitation, il les retrouve tels qu’il les a connus autrefois. Il croit dès lors à un caractère excentrique, gai et spirituel, et à une activité fébrile, comme on en observe chez quelques individus exceptionnels, mais il ne peut soupçonner l’existence d’un état morbide qui n’est appréciable que par la reproduction successive des périodes d’excitation et de dépression que tout le monde n’est pas appelé à constater.

Tel est le degré le plus léger et le plus souvent inaperçu de la folie circulaire, dont l’observation ne peut être faite qu’en dehors des asiles d’aliénés.

Degrés plus intenses observés dans les asiles. — Parmi les individus enfermés dans ces asiles, on doit encore admettre deux degrés différents d’intensité de la maladie. Dans le premier degré, cette affection est caractérisée par l’excitation maniaque simple, sans trouble complet de l’intelligence, avec des altérations profondes des sentiments et des instincts et avec un grand désordre des actes, et la période mélancolique par un état général de dépression, sans conceptions délirantes dominantes, mais avec un penchant au suicide, un refus des aliments, un mutisme volontaire et une tendance à la stupeur qui dépassent de beaucoup le degré de la mélancolie que nous venons de décrire chez les malades restés au sein de la famille. Dans le second degré enfin de la folie circulaire, observée dans les asiles, à l’état général d’excitation et de dépression, qui est toujours le fait psychique fondamental, il vient s’ajouter des conceptions délirantes plus ou moins nombreuses dans le sens de la satisfaction ou des idées de grandeur, pour les périodes maniaques, et dans le sens de la ruine, de la culpabilité ou de la damnation, pour les périodes mélancoliques ; enfin, dans quelques cas plus rares, on observe aussi des hallucinations de l’ouïe ou de la vue.

Ces trois degrés d’intensité de la folie circulaire peuvent survenir séparément chez divers individus, ou bien ils peuvent se succéder chez un même malade dans des accès différents, mais pour bien établir l’unité de la forme morbide, il importe de proclamer que, malgré ces variations dans le degré d’intensité de la maladie, le fond de l’état mental reste le même chez tous les malades et peut se résumer par les mots d’état d’excitation simple pour les périodes maniaques et par celui d’état de dépression pour les périodes mélancoliques.

Malgré ces différences assez notables dans la durée et dans l’intensité de ses accès, ou de chacune de ses périodes, la folie circulaire poursuit son cours assez régulier pendant toute la vie des individus qui en sont atteints. Peu de médecins se trouvent en position de suivre de semblables observations durant de longues années chez les mêmes malades ; c’est ce qui rendra toujours très difficile l’observation vraiment scientifique de la marche des maladies mentales. Notre situation personnelle nous a procuré sous ce rapport un avantage exceptionnel. Elle nous a permis d’observer, pendant très longtemps, les mêmes malades, à travers les incidents de leur longue existence, et nous pouvons résumer ici les résultats auxquels nous sommes arrivé, par suite de cette observation prolongée d’un assez grand nombre de cas de folie circulaire.

Grande uniformité des accès. La maladie n’aboutit pas à la démence. — Le premier de ces résultats peut se formuler ainsi : Cette forme de maladie mentale présente, dans l’ensemble de sa marche, depuis son début jusqu’à la mort, une grande uniformité dans la succession et dans les caractères de ses différentes périodes. Vingt ans ou trente ans après, on retrouve ces aliénés à peu près semblables à eux-mêmes, soit dans la période d’excitation, soit dans le stade mélancolique, soit dans l’intervalle lucide. Sans doute ils subissent, comme tous les hommes, les effets naturels du progrès de l’âge, qui diminue, dans une certaine mesure, l’activité de toutes les fonctions physiques et intellectuelles. Comme tous les aliénés passés à l’état chronique, ils peuvent éprouver, après un grand nombre d’années, un certain degré d’affaiblissement intellectuel, si on les compare à eux-mêmes, à de très grandes distances ; mais, chose remarquable, les aliénés affectés de folie circulaire, de même que la plupart des malades atteints de la folie héréditaire, baissent beaucoup moins intellectuellement et même physiquement que la plupart des hommes et surtout que les autres aliénés arrivés à l’état chronique. On voit dans tous les asiles quelques malades atteints de cette forme d’affection mentale, parvenus à l’âge de 60 ou 70 ans, ayant conservé, malgré cet âge avancé et malgré l’ancienneté de la maladie, une activité intellectuelle presque juvénile, bien propre à étonner tous ceux qui en sont témoins, surtout pendant la période d’excitation, quand elle se maintient à un degré moyen d’intensité. On est donc autorisé à poser en principe, comme axiome digne d’intérêt, que la folie circulaire peut se prolonger pendant toute la vie des individus qui en sont atteints, sans qu’ils arrivent jamais jusqu’à la démence et même sans affaiblissement intellectuel bien prononcé.

Les accès se raccourcissent avec l’âge et l’intervalle lucide tend à disparaître. — Un second fait important que nous avons également constaté chez plusieurs individus atteints de folie circulaire à longues périodes est le suivant : En général, à mesure que les malades avancent en âge et que leur affection devient plus ancienne, les accès semblent se raccourcir dans leur ensemble et dans chacun de leurs stades, et l’intervalle lucide, lorsqu’il existait, devient plus court et moins bien caractérisé. Nous avons observé plusieurs fois des cas dans lesquels les périodes d’excitation et de dépression, autrefois très longues et durant par exemple de six mois à plusieurs années, ont successivement diminué de durée et même d’intensité, et sont arrivées à se remplacer au bout de six semaines ou de deux mois environ. Le même fait a été constaté par nous chez des individus atteints de la variété de folie circulaire à courtes périodes. Des malades dont les stades de manie ou de mélancolie avaient autrefois une durée de trois semaines ou un mois, sont arrivés, à la fin de leur carrière, à présenter une alternance beaucoup plus rapprochée des deux états. Quant à l’intervalle lucide, les auteurs, qui ont observé des cas de folie circulaire, sont unanimes pour admettre que cet intervalle tend à se raccourcir et même à disparaître presque complètement à mesure que la maladie passe de plus en plus à l’état chronique.

Accidents cérébraux congestifs survenant pendant la vie et pouvant déterminer la mort. — Un dernier résultat de notre observation prolongée doit être encore mentionné, en terminant l’histoire de la marche de cette forme de maladie mentale. Il s’agit de certains accidents cérébraux exceptionnels qui peuvent, à de longs intervalles, survenir chez ces malades et de leur genre de mort le plus habituel.

Quelques auteurs ont déjà signalé la fréquence des symptômes congestifs passagers qui se produisent de temps en temps chez les malades atteints de folie circulaire et sur les relations que ce fait pathologique, uni au délire de satisfaction ou à l’optimisme des périodes d’excitation, peut établir entre quelques-uns de ces malades et ceux qui sont atteints de paralysie générale, de forme expansive. Nous avons nous-même constaté plusieurs fois, surtout pendant la période d’excitation, mais même pendant le stade mélancolique, chez les malades atteints de folie circulaire, des accidents cérébraux de nature congestive. Ils sont ordinairement temporaires, mais ils se reproduisent, à divers intervalles, dans le cours de la vie de ces individus. Ils consistent surtout en signes extérieurs de congestion à la tête, pertes de connaissance transitoires, légers mouvements convulsifs, embarras momentané de la parole, paralysies partielles incomplètes et de courte durée, hémiplégies passagères, etc., etc. Ces accidents cérébraux sont habituellement peu intenses et de courte durée ; ils sont, en général, assez faciles à distinguer de ceux de la paralysie générale, quoiqu’ils prêtent parfois à la confusion et rendent le diagnostic différentiel difficile ; mais ils se reproduisent, à plusieurs reprises, pendant la vie de ces malades. Ils méritent donc au plus haut degré d’attirer l’attention des observateurs, à cause des relations qu’ils permettent d’établir entre la folie circulaire et d’autres affections cérébrales, ou d’autres formes de maladies mentales.

Ces accidents congestifs doivent d’autant plus fixer l’attention que, d’après nos observations particulières, ils se produisent surtout dans les dernières périodes de la maladie et peuvent être considérés, dans quelques cas, comme la cause de la mort subite de ces malades, surtout lorsqu’elle a lieu pendant la période d’excitation. Nous nous bornerons à mentionner ici ce fait, qui nous paraît digne d’être étudié avec plus de soin qu’on ne l’a fait jusqu’à présent ; mais nous ne pouvons nous empêcher d’y joindre une réflexion générale qui s’impose à notre esprit. N’est-il pas étonnant, qu’une forme de maladie mentale, comme la folie circulaire, qui étudiée psychologiquement, semble consister presque exclusivement, dans des lésions de l’ordre intellectuel et moral et qui, observée dans ses degrés les plus modérés, se rapproche tellement de l’état normal qu’on la confond souvent avec de simples variations d’humeur ou du caractère, ait néanmoins une attache cérébrale si profonde qu’elle s’accompagne plus souvent d’accidents cérébraux que la plupart des autres formes de la folie vésanique ou essentielle ?

Ce fait clinique, qui surprend au premier abord, nous étonnera beaucoup moins et deviendra même un véritable trait de lumière, lorsque nous le rapprocherons d’un autre fait d’observation encore peu connu, mais qui nous paraît, pour notre part, tout à fait démontré. En effet, dans la plupart des folies raisonnantes ou des folies appelées plus spécialement héréditaires, on a constaté également l’existence d’accidents cérébraux congestifs, se reproduisant à plusieurs reprises pendant la vie des malades et déterminant souvent leur mort, ainsi que l’ont prouvé, il y a quelques années, la mort subite et l’autopsie de l’avocat Sandon, dans le cerveau duquel on a trouvé sept foyers apoplectiques de dates diverses, dont le dernier, siégeant dans la protubérance, avait entraîné la mort[6].

Plus on avancera dans l’étude des accidents cérébraux en rapport avec leurs expressions psychologiques, plus on assurera le progrès de la pathologie mentale. C’est la voie ouverte à l’avenir et où l’on ne saurait, ni trop tôt, ni trop résolument s’engager.


TROISIÈME PARTIE

ÉTIOLOGIE. — DIAGNOSTIC. — PRONOSTIC. — TRAITEMENT. — MÉDECINE LÉGALE

Étiologie. — La première question à aborder est celle de l’hérédité. Comme toutes les folies périodiques, la folie circulaire est essentiellement héréditaire et héréditaire sous la même forme, chez les ascendants et chez les descendants. Mon père et moi, nous avons eu l’occasion très rare de pouvoir observer, dans trois familles différentes, l’existence de cette forme de maladie mentale perpétuée pendant trois générations, chez la grand’mère, la mère et la fille, atteintes successivement de la même affection, sous la même forme, et plus on étudiera cette maladie, plus on sera convaincu qu’elle est presque toujours héréditaire.

Elle survient ordinairement après la puberté, sous l’influence de causes occasionnelles, auxquelles on a accordé une grande importance, telles qu’une chute sur la tête, une maladie aiguë, comme la fièvre typhoïde, un accouchement ou même une émotion morale violente, mais ces causes occasionnelles n’ont qu’une action très secondaire, eu égard à la cause principale qui est l’hérédité. Dans d’autres cas, la maladie ne se produit que plus tard, à un âge plus avancé, mais généralement, même dans ces circonstances, elle doit encore être attribuée à l’influence héréditaire, car elle a existé également chez les ascendants et s’est produite chez eux à la même époque de la vie.

Fréquence. — Cette maladie est beaucoup plus fréquente chez la femme que chez l’homme. Cependant on en observe chez l’homme des cas très évidents et très caractérisés. Pour ma part, j’ai eu l’occasion, peut-être unique, d’observer le même malade atteint de cette forme d’aliénation mentale pendant quarante-sept ans jusqu’à sa mort. Il est des asiles d’aliénés dans lesquels on ne rencontre pas un seul homme atteint de folie circulaire, tandis qu’il en existe toujours plusieurs exemples chez les femmes. La proportion générale nous paraît être d’un homme pour quatre ou cinq femmes.

Du reste, ce n’est pas dans les asiles d’aliénés qu’il faut chercher des exemples de cette forme de maladie mentale. Sa fréquence est beaucoup plus grande qu’on ne le croirait au premier abord, parce que la plupart de ces malades vivent dans la société et dans la famille et entrent rarement dans les asiles d’aliénés. Il y a, en effet, dans le monde, comme nous l’avons déjà dit, un certain nombre d’individus qui passent leur vie dans une alternative régulière de dépression et d’excitation, représentant comme deux caractères opposés réunis dans la même personne. Pendant un certain temps, leur existence reste cachée pour tous ; ils fuient le monde, se renferment dans leur chambre et gardent même le lit. Ils négligent de s’habiller ou ne s’habillent qu’à moitié et vivent seuls, dans la plus grande malpropreté. Ils passent ainsi plusieurs mois pendant lesquels ils ne paraissent nulle part et cet état mélancolique reste complètement inaperçu pour le public. Mais, plus tard, ils changent de forme et il semble alors qu’une nouvelle personnalité soit entrée dans le même corps. Ils se montrent partout, font des visites, écrivent des lettres, vont au spectacle, se livrent à des actes insensés, à des excès alcooliques et à toutes sortes de désordres. Comme on ne les observe que pendant ces périodes de leur existence, on croit que c’est là leur caractère habituel et l’on ne sait pas que, dans d’autres moments, ils sont mélancoliques, affaissés, inertes et souvent même atteints de mutisme volontaire.

L’existence de ces individus, qui vivent dans la famille ou dans la société, sans être considérés comme des aliénés, mérite d’être signalée, non seulement au point de vue de la fréquence de cette forme de maladie mentale, mais aussi sous le rapport du diagnostic et de la médecine légale, comme nous le dirons tout à l’heure. — La connaissance de ces faits cliniques peut être également très utile pour les recherches à faire sur l’hérédité des maladies mentales. En étudiant, en effet, rétrospectivement les familles des aliénés enfermés dans les asiles, on découvre souvent, parmi leurs ascendants, des individus qui ont vécu en liberté pendant toute leur vie, en présentant les caractères de l’état mental que nous venons d’indiquer, et qui ont donné naissance à des enfants atteints de formes de folie plus intenses et plus caractérisées que la leur.

Diagnostic. — Le diagnostic différentiel de la folie circulaire, qui paraît simple au premier abord, est parfois plus difficile à établir qu’on ne le croirait. Sans doute, quand les accès de manie et de mélancolie sont intenses et bien caractérisés, quand on a pu observer plusieurs accès, quand on a vu se succéder chez un aliéné des états de mélancolie et des états de manie, d’une manière régulière, on peut affirmer que ce malade continuera à présenter des accès analogues pendant toute sa vie, soit d’une manière continue et sans interruption, soit avec des intervalles de rémission plus ou moins longs et plus ou moins prononcés.

Mais il n’en est plus de même quand on n’a constaté qu’un seul accès de folie circulaire, ou même que l’un des stades de cet accès, et c’est là ce qui explique pourquoi cette maladie est restée si longtemps ignorée des médecins. On classait ces malades, tantôt parmi les mélancoliques et tantôt parmi les maniaques, selon le caractère de l’accès dont on était témoin, sans tenir compte de la succession des deux formes chez le même individu. Dans d’autres cas, la maladie est méconnue parce que l’un des deux stades est très intense, tandis que l’autre est très atténué. Il est des individus, en effet, dont l’accès maniaque est très violent, tandis que l’accès mélancolique est peu prononcé et est pris pour une période de guérison. Dans d’autres circonstances, au contraire, c’est l’accès de mélancolie qui est très caractérisé, tandis que la période d’excitation peu intense passe inaperçue et est considérée comme un retour à l’état normal.

Le diagnostic est donc déjà difficile, même pour établir l’existence de la folie circulaire chez des aliénés enfermés dans les asiles ; combien il est plus difficile encore pour les cas observés dans le monde ou dans la famille, que nous avons signalés précédemment !

Dans ces circonstances, on croit à une simple variation de caractère et l’on regarde ces individus comme des originaux, des excentriques, des gens bizarres et non comme des aliénés. Le plus souvent même, on n’observe que l’un des deux états, tandis que l’autre est pris pour l’état normal du malade. Pendant la période d’excitation, en effet, ils ont une intelligence surexcitée et des aptitudes qu’ils ne possédaient pas à l’état normal. Loin de les considérer comme des aliénés, on les regarde alors comme des êtres intelligents, doués de facultés exceptionnelles, et quand ils retombent dans la mélancolie, personne ne les observe dans cet état, parce qu’ils se renferment chez eux, ou bien l’on attribue leur tristesse à des motifs raisonnables, à des chagrins ou à des causes morales appréciables. Toutes ces causes réunies font donc méconnaître le plus souvent la folie circulaire dans le monde.

Ils restent alors en liberté, dans leurs familles ou dans la société et personne ne songe à les placer dans les asiles d’aliénés. Dans ces cas difficiles, il faut les observer pendant longtemps et suivre attentivement leurs diverses périodes pour pouvoir arriver à établir le diagnostic sur des bases sérieuses, en s’appuyant sur les caractères que nous avons indiqués précédemment. Une autre difficulté du diagnostic existe encore pour différencier la période d’excitation de la folie circulaire de certaines formes de la folie hystérique. Il y a, en effet, quelques hystériques aliénées, atteintes de l’état que nous avons décrit précédemment[7], sous le nom de folie raisonnante des hystériques, dont l’excitation loquace et exubérante présente les plus grandes analogies avec l’agitation maniaque simple des folies circulaires. La distinction clinique est alors quelquefois si difficile à établir entre ces deux variétés de l’excitation maniaque que, dans quelques circonstances, l’observation ultérieure de plusieurs périodes ou de plusieurs accès peut seule permettre d’affirmer que l’on a affaire à une folie circulaire vraie et non à une simple folie hystérique. Enfin, la plus grande difficulté du diagnostic différentiel de la folie circulaire réside dans la confusion, qui est souvent possible en clinique, entre la période d’excitation de cette maladie et la période prodromique, ou phase d’expansion optimiste de la paralysie générale[8]. Il y a, en effet, des malades dans la période d’excitation maniaque de la folie circulaire qui présentent des idées de satisfaction et de grandeur, très analogues à celles que l’on observe dans la première période de la paralysie générale. Dans ces cas assez fréquents, l’erreur de diagnostic est d’autant plus difficile à éviter que, chez quelques-uns de ces aliénés atteints de folie circulaire, on constate, comme dans la paralysie générale, des symptômes physiques de nature congestive et même un léger embarras momentané de la parole, qui peut prêter à la confusion et induire le médecin en erreur.

De plus, on a observé, depuis quelques années, un certain nombre de cas de paralysie générale, de forme circulaire[9], c’est-à-dire présentant, dans leurs premières périodes, des phases alternatives de dépression et d’excitation qui peuvent simuler, à s’y méprendre pendant quelque temps, de véritables accès de folie circulaire. Dans tous ces cas difficiles, le diagnostic scientifique ne peut être établi que par l’étude attentive de la marche générale de la maladie, depuis son début jusqu’au moment où l’on observe le malade et par l’ensemble des symptômes de la paralysie générale, opposés à ceux qui caractérisent la folie circulaire. Cependant, il est deux caractères symptomatiques qui, en dehors de l’évolution de la maladie, peuvent être très utiles pour établir ce diagnostic. Le premier de ces caractères repose sur ce fait général que, dans la période d’expansion avec satisfaction de la paralysie générale, malgré la conservation apparente d’une grande activité intellectuelle, il existe toujours des lacunes énormes de mémoire et des traces évidentes de démence commençante, qui n’échappent pas à un observateur attentif et que l’on ne rencontre pas chez les circulaires, même en état de très grande agitation maniaque, et que les idées délirantes des paralytiques sont plus absurdes, plus nombreuses, plus mobiles et plus contradictoires que celles des circulaires, même les plus désordonnés[10].

Enfin, le second caractère distinctif, qui sans être constant, est cependant très général, entre l’excitation des circulaires et celle des paralytiques, c’est que ces derniers sont le plus souvent bienveillants, généreux et disposés à faire partager à tous leur bonheur et leurs bienfaits, tandis que les circulaires sont essentiellement malveillants et ont une satisfaction vraiment satanique à nuire à tous ceux qui les entourent, comme les hystériques. À l’aide de ces caractères différentiels réunis, puisés dans l’étude des symptômes et de la marche des deux affections, on peut arriver le plus souvent à établir entre elles un diagnostic vraiment scientifique.

Pronostic. — Le pronostic de la folie circulaire est toujours grave. En effet, cette maladie ne guérit presque jamais, pour ne pas dire jamais. Mon père a déjà indiqué, dès l’origine, ce pronostic d’incurabilité[11]. Il a même fait cette remarque intéressante, qu’il était bien singulier de voir deux états mélancoliques et maniaques qui, pris isolément, étaient plus curables que d’autres, acquérir une véritable incurabilité quand ils se trouvaient réunis chez un même malade pour constituer, par leur succession régulière, la forme circulaire de la folie.

Cependant, pour établir un pronostic plus rigoureux et plus exact dans chaque cas particulier, il importe de tenir compte de toutes les variétés de marche que nous avons décrites précédemment.

Lorsqu’un malade a été atteint successivement de plusieurs accès bien caractérisés de folie circulaire, on peut affirmer qu’il présentera, pendant toute sa vie, cette même forme de maladie mentale jusqu’à sa mort, avec de simples différences de durée ou d’intensité dans chacun des accès, ou dans chacune de leurs périodes.

Comme nous l’avons dit précédemment, tous les accès ne sont pas toujours absolument identiques chez le même malade. On peut observer, par exemple, deux cercles très intenses, suivis d’autres cercles plus atténués qui peuvent passer inaperçus, soit dans la période maniaque, soit dans la période mélancolique, soit dans les deux à la fois. On voit alors ces malades sortir des asiles et rentrer dans leurs familles, l’alternance des deux états, quand elle se reproduit, passe inaperçue, parce qu’ils sont atténués d’une manière très notable. Or, cette atténuation des symptômes peut durer pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il survienne un nouvel accès plus intense qui oblige à replacer ces malades dans les asiles, d’où ils étaient sortis plusieurs années auparavant.

La variabilité fréquente dans la durée et le degré d’intensité des différents accès que nous avons signalée à propos de la marche de la maladie, mérite donc d’être rappelée au point de vue du pronostic, parce qu’on peut, à tort, prendre ces simples diminutions dans l’intensité des symptômes pour de véritables guérisons.

De plus, il y a certains accès très intenses qui ont une durée très courte et d’autres moins caractérisés qui durent pendant très longtemps. Certains malades par exemple, restent cinq ou six ans dans l’état mélancolique, ou bien dans l’état maniaque, tandis que dans le même cercle, l’état inverse présente une durée beaucoup moins longue. L’intermittence entre les accès est également d’une durée variable, tantôt très courte et tantôt très prolongée, de sorte que l’on peut souvent commettre des erreurs dans le diagnostic et le pronostic de cette forme de la folie. Mais on peut poser en principe que dès lors que l’on a constaté plusieurs cercles de folie circulaire chez un malade, alors même qu’il paraît guéri momentanément, on doit toujours redouter chez lui la reproduction d’une nouvelle alternance régulière de l’excitation maniaque et de la dépression mélancolique.

La folie circulaire ou à double forme est donc une maladie grave, puisqu’elle ne guérit jamais d’une manière durable. Mais, chose remarquable, que nous avons déjà signalée à propos de la marche, elle ne se transforme pas et n’aboutit jamais à la démence.

On retrouve à soixante-dix ans, des malades que l’on avait observés à l’âge de vingt-cinq ans, aussi actifs de corps et d’esprit, aussi vifs et aussi entreprenants que dans la jeunesse. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion d’observer, pendant de longues années, des malades de ce genre et en particulier un homme dont j’ai déjà parlé précédemment, et que ma position personnelle m’a permis de suivre pendant quarante-sept ans. Il est mort à l’âge de soixante-dix-sept ans, de congestion cérébrale, mais avant sa mort, il présentait presque le même degré d’activité intellectuelle que pendant son âge mûr.

Enfin, les accidents congestifs, signalés précédemment à propos de la marche de la maladie, qui se produisent souvent pendant la vie, surtout dans la période maniaque, méritent également d’être rappelés au point de vue du pronostic, attendu que l’on doit toujours en prédire l’apparition possible et que l’on doit prévoir à l’avance qu’ils peuvent déterminer la mort de ces malades.

Anatomie pathologique. — On a eu très rarement l’occasion de faire l’autopsie de malades atteints de cette forme d’affection mentale. Ils meurent ordinairement à un âge avancé, car dans tous les asiles d’aliénés, on trouve quelques-uns de ces malades arrivés à l’âge de 60 ou 70 ans, et même davantage. J’ai fait autrefois à la Salpêtrière, dans le service de mon père, l’autopsie d’une malade qui avait été atteinte pendant de longues années, de folie circulaire, et j’ai trouvé chez elle des lésions évidentes de méningite chronique (opacité et épaississement des méninges, sérosité abondante sous-arachnoïdienne et dans les ventricules, etc., etc.) ; mais le cerveau lui-même, quoique congestionné dans son ensemble, paraissait être à peu près dans son état normal.

Ce qu’il faut noter, c’est qu’en général ces malades meurent de congestion cérébrale ou d’accidents cérébraux aigus et rapides, et qu’ils ont tous des tendances à l’apoplexie ou aux phénomènes cérébraux de nature congestive, ainsi que le prouvent certains symptômes observés chez eux de temps en temps pendant leur vie, surtout dans les périodes d’excitation.

Traitement. — La folie circulaire est une maladie très grave, dont l’évolution est presque fatale et dans laquelle on ne peut espérer obtenir par le traitement que des rémissions plus prononcées ou plus prolongées. On n’arrive même pas, en général, par des médicaments appropriés, à diminuer l’intensité ou la durée des accès de mélancolie ou d’excitation, sur lesquels les agents même les plus énergiques ne semblent pas avoir de prise. Cependant, on a essayé plusieurs moyens pour diminuer l’intensité des accès, par exemple le sulfate de quinine, employé surtout dans les cas de folie circulaire à courts accès, dans lesquels les périodes ne durent, par exemple, que deux ou trois jours et constituent ainsi une véritable folie périodique ou intermittente à double forme. Legrand du Saulle a relaté un fait de ce genre dans lequel il aurait obtenu la guérison.

Dans d’autres cas, on a expérimenté les injections de morphine, la digitale, le bromure de potassium, etc., qui ont paru atténuer l’intensité des accès, soit d’excitation, soit de dépression. Mais dans la plupart des cas, tous ces moyens, même l’hydrothérapie dans les périodes de dépression, ne semblent exercer aucune influence favorable, pendant la période d’intensité des accès. Lorsqu’ils paraissent avoir eu une action efficace, c’est à la période de déclin et l’on peut alors se demander si la diminution des accès est due, dans ces circonstances, à l’action du médicament ou à la décroissance prévue et à la marche naturelle de la maladie.

La question thérapeutique la plus importante à résoudre est celle de la séquestration.

Comme nous l’avons dit, la plupart de ces malades sont laissés en liberté dans leur famille. Mais lorsque leur affection acquiert un haut degré d’intensité, on est bien obligé de les isoler dans les asiles soit parce qu’ils se livrent aux actes les plus désordonnés, pendant la période d’excitation et qu’ils rendent la vie impossible à tous ceux qui les entourent, soit parce qu’ils présentent, pendant la période mélancolique, un penchant au suicide des plus prononcés, ou un refus des aliments qui ne permettent pas de les conserver dans la famille. Le médecin, pour conseiller l’isolement dans un asile d’aliénés, doit donc se baser sur l’observation des symptômes dans chaque cas particulier. Mais la principale difficulté n’est pas de se prononcer sur la nécessité de la séquestration dans les périodes d’intensité des accès, mais de prendre un parti sur la question de sortie ou de mise en liberté, pendant les phases de rémission ou d’intermittence plus ou moins prolongées. Lorsque ces périodes lucides sont de courte durée, on doit évidemment conserver ces malades dans les asiles. Mais lorsqu’elles se prolongent pendant plusieurs mois et même pendant plusieurs années, on est bien obligé de se décider à rendre ces malades à leurs familles, malgré les inconvénients graves qui peuvent en résulter et l’on doit alors se guider sur la connaissance des accès antérieurs et des phases diverses que la maladie a traversées, jusqu’au moment où l’on est appelé à observer le malade.

Médecine légale. — La médecine légale de la folie circulaire a été peu étudiée et est une des plus difficiles de toute la pathologie mentale. Sans doute, dans les accès de manie et de mélancolie très caractérisés, observés dans les asiles, le doute n’est pas possible et l’irresponsabilité absolue de ces malades ne peut être contestée par personne, surtout pendant les périodes d’intensité des accès.

De même pendant les intervalles lucides vrais, surtout lorsqu’ils sont très prolongés et que les malades sont rendus à la liberté, on doit admettre le retour de la responsabilité, comme dans les périodes de guérison des folies intermittentes.

Mais que penser des périodes de transition entre les deux états et des phases de simple rémission qui ne constituent pas un véritable intervalle lucide ?

Il en est des aliénés circulaires comme des épileptiques. Lorsqu’ils sont en plein accès de délire, ils sont évidemment irresponsables, mais lorsqu’ils se trouvent dans un état intermédiaire, on peut se demander jusqu’à quel point leur responsabilité existe, malgré les apparences de raison qu’ils présentent et puisqu’il y a doute, dans les états mixtes, ils doivent profiter du bénéfice de l’irresponsabilité, les présomptions étant évidemment dans ce sens plutôt qu’en faveur de la persistance complète du libre arbitre.

Les difficultés de la médecine légale sont encore plus grandes dans les cas légers de folie circulaire, sur lesquels nous avons insisté précédemment, lorsque ces malades vivent en liberté dans leurs familles et ne sont considérés par personne comme des aliénés.

Dans ces cas, les périodes d’excitation et de dépression existent réellement d’une manière évidente pour un observateur exercé, mais elles sont souvent tellement atténuées, qu’elles sont méconnues par les familles et par le public et sont regardées comme de simples variations d’humeur ou de caractère et non comme l’expression d’un véritable état maladif. Il en est de même d’autres cas de folie circulaire, également observés dans la société, une seule des périodes, tantôt la période mélancolique et tantôt la période maniaque, est considérée comme maladive, tandis que l’autre, plus légère, est prise pour un retour à l’état normal et au caractère naturel de l’individu.

Or, que dire de la responsabilité de ces malades et surtout de la valeur d’un testament fait dans ces conditions mentales ? Le médecin expert partagera-t-il l’avis du malade lui-même, de sa famille et du public en général, ou bien se prononcera-t-il dans le sens d’un état maladif bien caractérisé ?

Lorsque les individus de ce genre, qui sont le plus souvent des descendants d’aliénés, ayant vécu dans le monde, ont passé quinze ou vingt ans dans des alternatives successives de dépression et d’excitation, et laissent après leur mort un testament contesté par quelques-uns de leurs héritiers, comment se prononcer d’une manière certaine, au milieu des témoignages contradictoires produits par les deux parties en présence ?

Un médecin expérimenté en constatant que l’individu, dont le testament est contesté, a présenté pendant sa vie des phases très évidentes de dépression mélancolique et d’excitation maniaque ne doit-il pas admettre que c’était là un vrai malade ; que pendant les périodes de tristesse et d’affaissement, il voyait tout en noir et qu’il a pu, sous l’influence des idées tristes qui lui faisaient apparaître le monde entier comme hostile ou décoloré, donner sa fortune à certaines personnes, ou à certaines institutions, en rapport avec ses idées dominantes du moment, tandis que pendant les périodes inverses, voyant tout en beau, sous des couleurs favorables, et à travers un prisme optimiste, il aura présenté des dispositions toutes différentes pour les choses et pour les personnes, et aura déshérité ceux qu’il avait au contraire favorisés pendant l’autre période de sa maladie ?

Dans ces cas difficiles, la perplexité du médecin expert sera grande et l’observation clinique attentive et complète des diverses variétés de la folie circulaire pourra seule permettre de trancher cette question délicate dans chaque cas particulier ; car elle ne peut être résolue d’une manière générale et absolue.

La médecine légale de cette affection sera donc toujours l’une des plus difficiles de la pathologie mentale, à cause des fréquentes variations d’état chez le même individu, d’un moment à l’autre, à cause des intervalles lucides plus ou moins complets, ou plus ou moins prolongés, à cause de la difficulté de distinguer l’intervalle lucide vrai de la simple rémission et surtout à cause du séjour habituel de ces malades dans le monde et dans la famille, et non dans les asiles d’aliénés.

Aussi la médecine légale de la folie circulaire reste-t-elle encore à faire. Du reste, jusqu’à présent, on n’a eu que très rarement l’occasion de l’appliquer à ces cas difficiles, parce qu’ils passent presque toujours inaperçus, parce que ces individus ne sont pas, le plus souvent, considérés comme des aliénés, et parce que généralement leurs testaments ne sont pas contestés par les familles ou sont déclarés valables par les magistrats.

FIN
  1. Archives générales de médecine, décembre 1878 et janvier 1819.
  2. Moreau de Tours, Psychologie morbide, 1859.
  3. Lucas, Traité physiologique et philosophique de l’hérédité naturelle, Paris, 1847-1850.
  4. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine ; Paris, 1857.
  5. Ludwig Meyer, Archiv für psychiatrie, t. IV, p. 141 ; Berlin, 1873.
  6. Voyez Henry Liouville, Autopsie de L. Sandon, aliéné (Ann. d’hyg. 2e série, tome XLp. 125).
  7. Voir plus haut p. 499.
  8. Voir plus haut p. 494.
  9. Voir Favre, Ann. médico-psych. 1877.
  10. Voir plus haut p. 97 les caractères du délire des aliénés paralytiques.
  11. J.-P. Falret, Gazette des hôpitaux, 1951.