La Compagnie des Libraires (Théâtre de feu Monsieur Boursault. Tome IIIp. 435-473).
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ACTE III.

SCENE PREMIERE.

CRESUS, GARDES.
CRESUS.

Esope ne suit pas ?

un garde.

Esope ne suit pas ?Non, Seigneur.

CRESUS.

Esope ne suit pas ? Non, Seigneur.Qu’on l’appelle ;
Quel Ministre à son Roy fut jamais plus fidéle ?
Quelque prix de ses soins qu’il exige aujourd’hui,
Il fait bien plus pour moi que je ne fais pour lui.
Le voici… laissez-nous.

SCENE II.

CRESUS, ESOPE.
CRESUS.

Le voici… laissez-nous.Mon aspect t’embarrasse ;
De l’indiscret Iphis tu demandes la grace.
Je sçai que la clémence est la vertu des Rois,
Et tu me l’as toi-même appris assez de fois.
Mais après les bienfaits dont il m’est redevable,
L’injure qu’il m’a faite est-elle pardonnable ;
Et sans te prévenir, si tu veux y penser,
Puis-je lui faire grace, & peux-tu m’en presser ?

ESOPE.

Je ne veux point, Seigneur, pour avoir cette grace,
Par de vaines raisons excuser son audace :
Je vous l’ai déjà dit, c’est avec équité
Que vous l’avez puni de sa témérité.
Mais quand votre justice a ce qu’elle souhaite,

Votre bonté, Seigneur, est-elle satisfaite ?
Le trouble où je vous vois, me fait connoître assez
Que vous pardonnez mieux que vous ne punissez ;
Quel plaisir ont les Rois de pouvoir faire grace !

CRESUS.

Songes-tu que d’Iphis je t’ai donné la place ?
Puis-je lui pardonner sans la lui rendre ?

ESOPE.

Puis-je lui pardonner sans la lui rendre ? Non.
Je remets en vos mains un si précieux don.
Plus on est élevé, plus on cause d’ombrage.
Un Vaisseau trop chargé n’est pas loin du naufrage,
Au lieu qu’il vogue à l’aise & ne craint nul assaut
Quand il n’a justement que le poids qu’il lui faut.
Les bienfaits excessifs font souvent qu’on raisonne
Contre qui les reçoit, & contre qui les donne,
Et si j’osois, Seigneur, prendre la liberté
De donner tout son lustre à cette vérité,
Je vous rapporterois un petit trait d’histoire,

Digne qu’un grand Monarque en garde la mémoire.
Peut-être à ce sujet quadre-t-il assez bien.

CRESUS.

Parle. J’écoute tout d’un zéle égal au tien.

ESOPE.

En Eté que la pluye est chaude & passagere,
Un des Rois vos Ayeux chassant avec sa Cour,
Vit pleuvoir dans une Riviere,
Et ne vit point pleuvoir aux endroits d’alentour.
Comme il en témoignait une surprise extrême ;
« Seigneur, dit à ce Prince un de ses Courtisans,
» Voilà comme sont vos presens :
» C’est de l’eau qui tombe en l’eau même.
» Ceux, sur qui tous les jours vous versez vos bienfaits,
» Semblent être accablés sous ce précieux faix :
» Ils en sont si chargés, qu’ils n’en sçavent que faire,
» Pendant que tant de malheureux,

» A qui votre bonté serait si nécessaire,
» Avec un zéle égal n’attirent rien sur eux. »
« J’ai tort, lui dit le Roy, d’en user de la sorte :
» Cet avis est utile, & je veux m’en servir.
» Vers qui que ce puisse être où mon penchant m’emporte,
» Je veux les contenter, & non les assouvir.
» En suivant des conseils aussi bons que les vôtres,
» Mes bienfaits partagés deviendront plus communs.
» J’en veux faire un peu moins aux uns,
» Pour en faire un peu plus aux autres. »
Seigneur, vos sentimens sont conformes aux siens :
Non content d’enrichir, vous accablez de biens.
Par des soins prévenans votre ame bienfaisante
En répand sur un seul de quoi suffire à trente :
Et ce qu’un seul obtient répandu sur chacun,
Vous feriez trente heureux, & vous n’en faites qu’un,
Qui de vos propres biens, riche comme vous l’êtes,

Ne prend plus aucun gout à ceux que vous lui faites.
Par exemple, Seigneur, trente braves guerriers,
Qu’on a vûs de leur sang arroser vos Lauriers,
Au sentier de la gloire encor prêts à vous suivre,
D’un seul de vos bienfaits auroient tous de quoi vivre.
Par vos ordres exprès je vous parle sans fard.
Vous le voulez.

CRESUS.

Vous le voulez.Pourquoi t’ai-je connu si tard ?
Qu’un Monarque est heureux, quand un ami fidéle
Joint un si grand respect avec un si grand zéle !
Mais l’insolent Iphis avec un ton brutal…

ESOPE.

Peut-être à sa maniere a-t-il un zéle égal.
Il n’est pas à la Cour le premier qui s’oublie,
Et qui devienne sage après une folie.
Combien en a-t-on vû de toutes qualités,
Qui pendant leur jeunesse imprudens, emportés,

Dans un âge plus mûr dépouillés de tous vices,
Vous ont rendu, Seigneur, de signalés services ?
Rendez-lui vos bontés : Sensible à ce bienfait,
Il vous rendra service encor mieux qu’il n’a fait.
Le Ciel à ce propos me suggere une Fable,
Qui peut-être à mes vœux vous rendra favorable :
Pour fléchir votre cœur c’est mon dernier moyen :
Ce que je vous demande est de l’écouter bien.
Je ne dirai plus rien si ma Fable est frivole.

CRESUS.

J’écoute ; souviens-toi de me tenir parole.

ESOPE.
LE LION ET LE RAT.
FABLE.

Un Lion endormi s’éveillant en sursaut,
Rencontre un Rat sous sa patte.
Comme un Lion est fier & qu’il a le sang chaud,
Il fulmine, tonne, éclate.

Pour appaiser son courroux,
Le Rat que la crainte glace,
Se prosterne à ses genoux
Et d’un ton suppliant lui demande sa grace.
« L’intervalle est si grand, dit-il, de vous à moi,
» Qu’en me faisant périr vous auriez peu de gloire ;
» Et la clemence d’un Roi
» Eternise sa mémoire.
» Si vous avez la bonté
» De me conserver la vie,
» La prodiguer par-tout pour votre Majesté
» Sera ma plus forte envie. »
Le Lion généreux mettant la griffe bas,
Sensible à cette requête,
Fit grace à la pauvre bête,
Et ne s’en repentit pas.
En poursuivant une proye,
Trois ou quatre jours après,
Le Lion pris en des Rets,
Pour s’en débarrasser ne trouve aucune voie.
Par des efforts vigoureux
Il tâche à rompre sa chaîne ;

Mais plus il y prend de peine,
Plus il en serre les nœuds.
De chaque animal qui passe,
En vain dans ce péril il attend du secours :
Quand le Destin nous menace
Nos meilleurs Amis sont sourds.
Le Rat seul, d’un pas agile,
L’ayant entendu rugir,
Vient voir à quel usage il lui peut être utile,
Et sans beaucoup parler cherche à beaucoup agir.
Il s’attache avec soin à ronger une corde,
Qui de tout l’attirail est le nœud Gordien :
Et par bonheur tout succéde si bien,
Tant de fortune à son zéle s’accorde,
Que du lion captif il brise le lien,
Pour le récompenser de sa miséricorde.

Princes, qui, pouvant tout, vous croyez tout permis,
Aux malheureux soyez toujours propices.

Tels que l’on croit d’inutiles amis,
Dans le besoin rendent de bons services.


Hé bien, Seigneur, mes vœux seront-ils exaucez ?…
Vous ne répondez rien !

CRESUS.

Vous ne répondez rien ! C’est te répondre assez.
Le Lion me prescrit ce qu’il faut que je fasse :
Je dois, Roy comme lui, comme lui faire grace.
Qu’Iphis de mon courroux n’apprehende plus rien ;
Puisqu’il est ton Ami je veux être le sien.

ESOPE.

Seigneur !…

CRESUS.

Seigneur !…Je te défens d’oser ouvrir la bouche
Pour me persuader que ma bonté te touche.
Le plaisir le plus grand trop long-temps attendu,
Par celui qui le fait est toujours trop vendu ;
Et c’est, je te l’avoue, une tache à ma vie
D’avoir été si lent à remplir ton envie.

» Fais moi, je t’en conjure, un plaisir à ton tour.
» Iphicrate, autrefois l’ornement de la Cour,
» Qui se fait estimer de tous ceux qui le voyent,
» Va te rendre visite, & les Dieux te l’envoyent.
» Jamais plus honnête homme à tes yeux n’a paru :
» Mais apprens sa foiblesse, il n’a jamais rien cru.
» C’est le cœur le mieux fait que le Ciel ait vû naître ;
» L’ami le plus ardent que l’on puisse connoître ;
» Généreux, magnifique, affable, officieux ;
» Pour tout dire, accompli, s’il pouvoit croire aux Dieux.
» Il vient ; de son erreur fais-lui voir l’injustice.
» Je l’aime ; & c’est à moi que tu rendras service.

SCENE III.

IPHICRATE, ESOPE.
IPHICRATE.

» Monsieur, de vos vertus le bruit s’étend si loin,
» Qu’on ne peut pour vous voir se donner trop de soin.
» Après un long service en differentes guerres,
» Relégué par la Paix, dans une de mes Terres,
» Où sans ambition, sans amour, sans desir,
» Je préfere l’étude à tout autre plaisir ;
» Tout ce que j’ai d’amis, qui m’y rendent visite
» M’ont tant parlé de vous & de votre mérite,
» Qu’ayant vû ce matin qu’il faisoit un beau jour,
» J’ai quitté pour vous voir mon tranquille séjour ;
» Et je suis si content d’avoir cet avantage,
» Que mon plaisir paroit jusque sur mon visage.

ESOPE.

» Si vous en exceptez la rareté du fait,
» J’ignore quel plaisir ma figure vous fait ;
» Pour me bien définir je ne sçai point de phrase.

IPHICRATE.

» Je viens pour la Liqueur, & non pas pour le Vase ;
» Le corps, quel qu’il puisse être, est l’ouvrage d’autrui ;
» Mais la vertu d’un homme est son ouvrage à lui :
» Et je croirois lui faire une injustice extrême
» Si je ne le voyois par son mérite même.

ESOPE.

» Quand j’aurois un mérite à vous frapper les yeux,
» Ne le devrois-je pas à la bonté des Dieux ?

IPHICRATE.

» Des Dieux ? bon !

ESOPE.

Des Dieux ?» Comment bon ?

IPHICRATE.

Des Dieux ? bon ! Com» Eh quoi ! vous qu’on renomme,

» Vous avez la foiblesse & l’erreur d’un autre homme !
» Vous croyez donc devoir votre mérite aux Dieux ?

ESOPE.

» Avant que vous & moi nous nous expliquions mieux,
» Avec qui, s’il vous plaît, ai-je ici l’honneur d’être ?

IPHICRATE.

» On me nomme Iphicrate : & vous m’allez connoître.
» Je ne sçai ici-bas d’autre felicité
» Que dans une flateuse & douce volupté.
» Non dans la volupté dont le peuple s’entête ;
» Qu’on évite avec soin pour peu qu’on soit honnête :
» Et qui pour des plaisirs peu durables & faux,
» Cause presque toujours de véritables maux.
» J’appelle volupté proprement ce qu’on nomme
» Ne se reprocher rien & vivre en honnête homme :
» Appuyer l’innocent contre l’iniquité :
» Briller moins par l’esprit que par la probité :

» Du mérite opprimé réparer l’injustice :
» Ne souhaiter du bien que pour rendre service :
» Etre accessible à tous par son humanité :
» Non, rien n’est comparable à cette volupté.

ESOPE.

» Votre plaisir est grand, je n’en fais point de doute,
» A suivre une si juste & si charmante route.
» Je ne vous céle point que je suis enchanté
» De cette délicate & pure volupté ;
» Je rends graces aux Dieux…

IPHICRATE.

Je rends graces aux Dieux…Eh quoi ! les Dieux encore ?
» Laissez-là ces beaux noms, que le vulgaire adore ;
» Peut-on être si foible avec tant de raison ?

ESOPE.

» Vous ne croyez donc pas qu’il soit des Dieux ?

IPHICRATE.

Vous ne croyez donc pas qu’il soit des Dieux ? Moi ? non.
» Et vous ne le croyez non plus que moi, je pense.

ESOPE.

» Vous le conjecturez avec peu d’apparence.

» Sur quoi vous fondez-vous pour n’en pas croire ?

IPHICRATE.

Sur quoi vous fondez-vous pour n’en pas croire ?» Moi ?
» Sur quoi vous fondez-vous pour en croire ?

ESOPE.

Sur quoi vous fondez-vous pour en croire ?» Sur quoi ?
» J’ai, vous n’en doutez point, pour moi le plus grand nombre.

IPHICRATE.

» Il est vrai ; mais qui marche à tâtons & dans l’ombre ;
» Qui bronche à chaque pas ; chancelle à chaque point ;
» Et qui les craint si peu, que c’est n’en croire point.
» Les Dieux doivent leur être aux foiblesses des hommes.

ESOPE.

» Ne convenez-vous pas que vous & moi nous sommes ?

IPHICRATE.

» Sans doute.

ESOPE.

Sans doute.» Croyez-vous que nous venions de rien ?

» Mon pere avoit son pere, & son pere le sien :
» Et que nous parcourions mes ayeux ou les vôtres,
» Il en faut un premier d’où soient venus les autres.
» Vous êtes trop prudent pour me nier cela.
» Hé qui donc, je vous prie, a fait ce premier-là ?
» Voilà sur quel article il faut qu’on me réponde.

IPHICRATE.

» Je crois l’homme éternel de même que le monde.

ESOPE.

» Peut-il être éternel & sujet au trépas ?
» Il commence & finit, vous ne l’ignorez pas :
» Tout être dépendant vient d’un être suprême ;
» Et ce que nous voyons ne s’est point fait soi-même.
» Jetez les yeux par-tout, l’air, la terre, les eaux,
» Le Ciel où jour & nuit brillent des Feux si beaux,
» L’ordre toujours égal des Saisons, des Planettes,
» Prouvent par quelles mains elles ont été faites.

» Vous qui paroissez être homme ferme, esprit fort,
» Parce que d’un peu loin vous croyez voir la mort,
» Si par quelque accident, maladie ou blessure,
» Dans une heure au plus tard votre mort étoit sûre,
» Penseriez-vous des Dieux ce que vous en pensez ?
» Et pour n’y croire pas seriez-vous ferme assez ?
» Parlez de bonne foi, sur le fait que je pose.

IPHICRATE.

» Si je devois mourir dans une heure ?

ESOPE.

Si je devois mourir dans une heure ? » Oui.

IPHICRATE.

Si je devois mourir dans une heure ? Oui.» La chose
» Est un peu délicate & je ne sçai pas bien…

ESOPE.

» Croiriez-vous quelque chose, ou ne croiriez-vous rien ?
» Vous, & tous vos pareils, qui semblez intrépides,
» A l’aspect de la mort vous êtes si timides,

» Que pour un insensé qui craint d’ouvrir les yeux,
» Mille de cris perçans importunent les Dieux :
» S’il vous falloit mourir, que croiriez-vous ?

IPHICRATE.

S’il vous falloit mourir, que croiriez-vous ?» Peut-être
» Que mon cœur combattu par la peur du non-être…

ESOPE.

» Eh ! Monsieur le non-être est ce qu’on craint le moins :
» La peur d’être toujours cause bien d’autres soins :
» Le passé fait trembler, l’avenir embarrasse.
» Mais, sans nous écarter, répondez-moi, de grace.
» Si vous deviez mourir dans une heure au plus tard,
» Que croiriez-vous ? Parlez sans énigme & sans fard.

IPHICRATE.

» Sans énigme & sans fard ! Je ne suis pas un homme
» Qui par le nom d’Athée aime qu’on me renomme.

» Je ne dispute point pour vouloir disputer,
» Je cherche à m’éclaircir & non pas à douter.
» Loin d’avoir du plaisir, j’ai de l’inquiétude
» A flotter dans le trouble & dans l’incertitude ;
» Et, chagrin contre moi d’avoir ainsi vêcu,
» Le bonheur où j’aspire est d’être convaincu.
» J’ai vû la mort de près dans plus d’une bataille ;
» Je l’ai vûe à l’assaut de plus d’une muraille ;
» Sans que dans ce péril elle ait pû m’inspirer
» Ni de croire des Dieux, ni de les implorer.
» Peut-être ma carriere approchant de son terme,
» Que dans ces sentimens je ne suis plus si ferme ;
» Et que si dans une heure au plus tard je mourois,
» Plus juste, ou plus craintif, je les implorerois.
» Eh ! que ne fait-on point quand il faut que l’on meure !

ESOPE.

» Votre raison alors sera-t-elle meilleure !
» Aurez-vous de l’esprit plus que vous n’en avez ?
» Sçaurez-vous sur ce point plus que vous ne sçavez ?

» Seront-ce d’autres Dieux, ou sera-ce un autre homme ?
» Pouvez-vous ne rien croire, & dormir d’un bon somme ?
» De la vie à la mort il s’agit d’un instant ;
» Et que peut-on risquer qui soit plus important ?
» Qui dit Dieux, dit Vengeurs ; & leur foudre…

IPHICRATE.

Qui dit Dieux, dit vengeurs ; & leur foudre…» Au contraire,
» Qui dit Dieux, dit clemens : un remords bien sincere,
» Arrête en expirant leur foudre prête à choir.

ESOPE.

» Hé ! Ce remords sincere est-on sûr de l’avoir ?
» Sur le point d’expirer, quoi qu’on se persuade,
» Le repentir est foible autant que le malade.
» Je vais non vous prouver, mais vous faire entrevoir
» Qu’un espoir si tardif est un fragile espoir ;
» Et qu’aux derniers momens les beaux esprits qui doutent
» Ne sont pas assurés que les Dieux les écoutent.

» Voulez-vous à m’entendre appliquer votre soin ?

IPHICRATE.

» Pour quel autre sujet viens-je ici de si loin ?
» Le plaisir le plus grand que vous me puissiez faire,
» C’est de m’ouvrir votre ame & de ne me rien taire.

ESOPE.
LE FAUCON MALADE.
FABLE.

» Un faucon qui croyoit les Dieux muets & sourds,
» Etant à son heure derniere,
» D’un lamentable ton sollicita sa mere
» D’aller en sa faveur implorer leur secours.
» Mon Enfant, lui dit-elle en mere habile & sage,
» Pendant que tu te portois bien,
» Tu disois qu’ils ne pouvoient rien :
» Ils ne peuvent pas davantage.


» C’est presque ainsi que l’homme en use envers les Dieux :
» Pour en croire, il attend qu’il soit malade, ou vieux :
» Jusqu’au moment funeste où leur vengeance arrive,
» Il les croit impuissans, voyant leur foudre oisive,
» Et pour les appaiser fait des cris éclatans
» Quand ils sont fatigués & qu’il n’en est plus temps ;
» La clémence des Dieux, dont on voit tant de preuves,
» Est semblable à peu près à ces paisibles fleuves
» Qui n’ont pû résister au temps rude & fatal
» Qui tient leurs flots captifs sous un mur de cristal ;
» Jusques à certain poids, qu’on y passe & repasse,
» On est en sûreté sur leur épaisse glace :
» Mais lorsqu’on la surcharge, elle fond sous nos pas,
» Et qui tombe dessous ne s’en retire pas.
» Voilà ce que je crois.

IPHICRATE.

Voilà ce que je crois.» Monsieur, cessons de grace ;
» Ce discours vous fatigue autant qu’il m’embarrasse.
» A lutter contre vous j’applique en vain mes soins :
» Si vous ne m’abattez, vous m’ébranlez au moins.
» Mais quel fruit, après tout, auroit votre victoire ?
» Croire comme l’on fait, par exemple, est-ce croire ?
» A parler sans contrainte & d’un cœur ingénu,
» Quel Dieu, hors la Fortune, à la Cour est connu ?
» Pour peu que l’on y prie, on est toujours en garde :
» On observe avec soin si le Prince y regarde ;
» Et lorsque par hazard on rencontre ses yeux,
» C’est lui que l’on invoque encor plus que les Dieux.
» Adieu. Je sors d’ici plein de votre mérite.
» Souffrez que je vous rende encore une visite.
» Je crois par les efforts que vos bontés feront,
» Si mes yeux sont fermés qu’ils se défermeront.

» Je demande un jour fixe encor cette semaine.

ESOPE.

» Non, Monsieur, je sçaurai vous en sauver la peine ;
» Et je vous promets bien pour vous faire ma cour,
» Que j’irai vous trouver jusqu’en votre séjour.

IPHICRATE.

» Vous, Monsieur ? Plût aux Dieux, que je commence à croire,
» Que vous me voulussiez accorder cette gloire.
» C’est un endroit riant dans la belle saison :
» Les ondes du Pactole entourent la maison :
» On y voit d’un coup-d’œil le Printems & l’Automne,
» Les richesses de Flore & les dons de Pomone,
» Et je ne vous dis point le plaisir que j’aurai
» A vous y recevoir le mieux que je pourrai.
» Précipitez l’honneur que vous voulez me faire.
» Adieu.

SCENE IV.

ESOPE seul.

Adieu.» Que de clartés, hors la plus nécessaire !
» Et que d’honnêtes gens à la Cour aujourd’hui
» Ont la même foiblesse éclairés comme lui !

SCENE V.

LEONIDE, ESOPE.
LEONIDE.

Bon jour, Monsieur.

ESOPE.

Bon jour, Monsieur.Bon jour. Que voulez-vous, Madame ?

LEONIDE.

Eh ! Monsieur, je ne suis qu’une bien pauvre femme ;
Je n’ai point de parent, pere, frere, ni sœur,
Qui jamais ait été Madame, ni Monsieur ;

J’ai loué cet habit pour paroître un peu brave ;
La Thrace est mon pays, & j’y suis née esclave ;
Ce que je vous apprends montre assez, que je croi,
Qu’en m’appelant Madame, on se moque de moi.

ESOPE.

Hé ! bien ma bonne femme, à quoi vous suis-je utile ?
Qui vous fait de si loin venir en cette Ville ?
J’écoute les raisons, sans distinguer les rangs ;
Et je crois me devoir plus aux petits qu’aux grands :
Comme ils sont situés plus près de l’indigence,
Leur besoin plus pressant veut plus de diligence ;
Si je puis vous servir ici, je le ferai.
Y serez-vous long-temps ?

LEONIDE.

Y serez-vous long-temps ? Le moins que je pourrai.
Sans vous de qui la vue adoucit ma disgrace,
Je me repentirois d’avoir quitté la Thrace ;
J’ai bien pris de la peine, & bien fait du chemin,
Pour ne trouver au bout que mépris & chagrin.

ESOPE.

Avez-vous de quelqu’un essuyé quelque injure ?

LEONIDE.

Oui, Monsieur ; & sans doute une qui m’est bien dure.

ESOPE.

Et de qui ?

LEONIDE.

Et de qui ? D’une main de qui mon cœur deçû
N’attendait point du tout le coup qu’il a reçu ;
De Rhodope.

ESOPE.

De Rhodope.Rhodope ! elle qui plaît, qui brille ;
Rhodope, dites vous ?

LEONIDE.

Rhodope, dites vous ? Eh ! bons Dieux quelle fille ?
Elle vient de me faire un si cruel affront…

ESOPE.

Elle ? Rhodope ?

LEONIDE.

Elle ? Rhodope ? Un jour les Dieux l’en puniront ;
J’en conçois par avance une douleur mortelle.

ESOPE.

Hola ! quelqu’un.

SCENE VI.

LICAS, ESOPE, LEONIDE.
ÉSOPE à Licas.

Hola ! quelqu’un.Voyez si Rhodope est chez elle.
Je la prie instamment de vouloir me mander
Quand je pourrai la voir sans trop l’incommoder.
Je vous attens ici pour avoir sa réponse.

Licas sort.

SCENE VII.

LEONIDE, ESOPE.
LEONIDE.

Cachez bien, s’il vous plaît, ce que je vous annonce,
Mon cher Monsieur ; je l’aime, & quoi qu’elle m’ait fait,

Si je lui faisois tort j’en aurois du regret ;
Je le sens bien.

ESOPE.

Je le sens bien.D’où vient qu’elle vous est si chere ?

LEONIDE.

Pour m’avoir méconnue en suis-je moins sa mere ?

ESOPE.

Vous, sa mere ?

LEONIDE.

Vous, sa mere ? Oui, Monsieur ; Si cet aveu lui nuit,
Je consens avec joye à n’en faire aucun bruit.
Après l’avoir pleurée, & cru sa mort certaine,
Un Marchand de Sardis qui vint à Clazomène,
Au bout de quatorze ans m’ayant appris son sort,
Je pars, je cours, j’arrive, & fais naufrage au port.
Pour le prix de mes soins, j’ai la douleur amere
De trouver un enfant qui méconnoît sa mere,
Et contrainte à partir pour retourner si loin,
J’implore vos bontés dans le dernier besoin ;
Pardon, si jusqu’à vous ma douleur est venue !

ESOPE.

Rhodope est votre fille, & vous a méconnue !

Est-il bien vrai ? Vos yeux en sont-ils les témoins ?
Et n’y mêlez-vous rien, ou du plus ou du moins ?
Quelles fausses raisons colorent cet outrage ?

LEONIDE.

Je suis pauvre, elle est riche ; en faut-il davantage ?
Elle a peur que ma vûe infecte sa maison.
C’est tout.

ESOPE.

C’est tout.La pauvre femme a peut-être raison.
Rhodope n’est pas seule en sa bonne fortune
Qui d’un pauvre parent fuit la vûe importune.
Il n’est pas sous le Ciel de gens plus malheureux
Que ceux dont les enfans sont plus élevés qu’eux.
Qu’un homme de Finance ait annobli sa race,
En l’avouant pour pere on croit lui faire grace ;
Et qu’un riche Marchand fasse un fils Conseiller,
Ce fils en le voyant craint de s’encanailler.
Un mépris infaillible est le digne salaire
D’avoir plus fait pour eux que l’on ne devoit faire ;
Et quoique tous les jours on éprouve cela,
On retombe sans cesse en cette faute-là.

Ce n’est pas envers vous tout-à-fait même chose ;
Rhodope de son sort elle seule est la cause.
Le jour qu’elle respire est votre unique don.

LEONIDE.

Est-ce un juste sujet de ne me pas voir ?

ESOPE.

Est-ce un juste sujet de ne me pas voir ?Non.
Elle a dû vous voyant avoir l’ame ravie :
Eh ! que ne doit-on pas à qui l’on doit la vie ?…
Bientôt de ses raisons je vais être éclairci.

SCENE VIII.

LICAS, ESOPE, LEONIDE.
LICAS.

Rhodope suit mes pas, & va se rendre ici.
Je n’ai pû l’empêcher de prendre cette peine.

ESOPE à Licas.

Conduisez cette femme à la chambre prochaine :
Et sur-tout, ayez soin de la placer si bien,
Que de tous nos discours elle ne perde rien.
Allez. Ce que j’entends de Rhodope m’étonne.

SCENE IX.

RHODOPE, ESOPE.
RHODOPE.

Je viens sçavoir de vous à quoi je vous suis bonne.

ESOPE.

Je m’en allois vous voir.

RHODOPE.

Je m’en allois vous voir.Et moi je vous préviens,
Sure que vos momens sont plus chers que les miens.
Que vous plaît-il ?

ESOPE.

Que vous plaît-il ? Vous dire une Fable nouvelle
Que bien des Courtisans m’ont parû trouver belle ;
Mais étant la plûpart ou flateurs ou jaloux,
Je veux m’en rapporter uniquement à vous.
Mon but est qu’une Fable instruise, plaise, touche ;

Et j’en crois plus le cœur que je n’en crois la bouche.
Si le vôtre s’émeut, je serai satisfait.

RHODOPE.

J’en dirai mon avis comme j’ai toujours fait :
Sans vanité pour moi, pour vous sans flaterie.

ESOPE.

C’est ce que je demande & de quoi je vous prie.

LE FLEUVE ET SA SOURCE.
FABLE.

Un Fleuve enflé d’orgueil de l’abondance d’eau
Qui de plusieurs endroits, avait grossi sa course,
Avec indignité désavoua la Source
Qui l’avoit en naissant fait un simple Ruisseau.
Ingrat, lui dit la source, à qui ce coup fut rude ;
Que tu reconnois mal ma tendresse & mes soins !
Quelque injuste raison qu’ait ton ingratitude,
Sans moi, qui ne suis rien, tu serois encor moins.


Hé bien, de cette Fable avez-vous l’ame émue ?
Sentez-vous qu’en secret votre cœur se remue ?
Vous pleurez ?

RHODOPE.

Vous pleurez ?Est-ce à tort ; je suis au désespoir :
J’ai trahi la nature ; oublié mon devoir,
Sacrifié ma gloire à des chiméres vaines ;
Et fait taire le sang qui coule dans mes veines.
Semblable au Fleuve ingrat, né d’un foible Ruisseau,
Qui méconnut sa Source, orgueilleux de son eau,
Ayant reçû le jour d’une Esclave étrangère,
Par orgueil comme lui j’ai méconnu ma Mere.

ESOPE.

Vous, Rhodope ?

RHODOPE.

Vous, Rhodope ? Moi-même. Est-il rien de si bas ?
Surprise d’un accueil qu’elle n’attendoit pas,
« Hé bien, m’a-t-elle dit, en versant quelques larmes,
» Rassurez-vous, Rhodope, & n’ayez point d’allarmes :
» Prête à m’aller rejoindre à mes pauvres Ayeux,
» Je venois vous prier de me fermer les yeux ;

» Et croyois que le Sort lassé de me poursuivre,
» Souffriroit qu’avec vous j’achevasse de vivre.
» Puisqu’il est si contraire à mes plus doux souhaits,
» Tout ce que je demande est de mourir en paix.
» Adieu. » La pauvre femme à l’instant est sortie ;
Et pour s’en retourner, est sans doute partie.
A peine de ma chambre a-t-elle été dehors,
Que pour la retrouver j’ai fait de vains efforts.
Faites, au nom des Dieux, qu’on me rende ma Mere :
Plus elle est malheureuse & plus elle m’est chere ;
Je veux souffrir sa peine, ou me faire un honneur
De lui voir avec moi partager mon bonheur.
Calmez l’émotion où me met votre Fable.

ESOPE.

Ce que vous m’avez dit, Rhodope, est-il croyable ?

RHODOPE.

Non, il n’est pas croyable, à vous parler sans fard,
Qu’un Enfant pour sa Mere ait eu si peu d’égard.

Si mon crime fut grand, mon remords est extrême :
Envoyez après elle, ou bien j’y vais moi-même.
Je ne puis sans la voir demeurer plus long-temps.

ESOPE.

Est-ce d’un cœur touché que part ce que j’entens ?
Ne me faites-vous point une promesse vaine ?

RHODOPE.

Quel plaisir prenez-vous à prolonger ma peine ?
Les momens sont trop chers pour les perdre en discours ;
Ma Mere à qui tout manque, a besoin de secours.
Je dois à sa misere une prompte assistance.

ESOPE.

J’entrevois dans ce zéle un peu de bienséance,
Un amour tendre & pur ne vous fait point agir ;
C’est la crainte du blâme & la peur de rougir :
Votre faute est secrette & deviendroit publique ;
Et la Nature agit moins que la Politique.

RHODOPE.

Mon cœur de vos mépris désespéré, confus,
Quelque rudes qu’ils soient, en mérite encor plus.

Soupçonnez d’artifice un repentir sincere,
Je ne me plains de rien que des maux de ma Mere ;
Loin que notre dispute en termine le cours,
Pendant que nous parlons ils augmentent toujours ;
Ce que je sens pour elle est si pur, que je jure
De ne prendre jamais repos ni nourriture,
Que nous ne partagions, pour tout dire en deux mots,
La même nourriture & le même repos.
J’aime mieux devancer que voir ses funerailles…
Adieu.

SCENE X.

LEONIDE, RHODOPE, ESOPE, LICAS.
LEONIDE à part.

Adieu.Ce que j’entends me perce les entrailles.
Mon cœur est pénétré des plus sensibles coups.

Venez ma chere Fille…

RHODOPE.

Venez ma chere Fille…Eh ! ma Mere, est-ce vous ?
Après ce que j’ai fait, puis-je vous être chere ?
Et reconnoissez-vous qui méconnoît sa Mere ?
Quel prix vous recevez de m’avoir mise au jour !

ESOPE.

Je vous ai fait pleurer, & je pleure à mon tour.
Consolez-vous, Rhodope ; une si belle faute
Vous donne plus d’éclat qu’elle ne vous en ôte ;
Ce que je viens de voir m’a si fort satisfait,
Que je vous aime plus que je n’ai jamais fait.
Dans votre appartement conduisez-la vous-même.
à Léonide.
Ayez pour votre fille une tendresse extrême…
à Rhodope.
Et vous à l’avenir soumise à son aspect,
Ayez pour votre Mere un extrême respect.
Pour être un des premiers à lui montrer mon zéle,
Ce soir je vous convie à souper avec elle.
Satisfait de l’entendre & ravi de la voir,
Je ferai mes efforts pour la bien recevoir.

Fin du troisiéme Acte.