La Compagnie des Libraires (Théâtre de feu Monsieur Boursault. Tome IIIp. 407-434).
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ACTE II.

SCENE PREMIERE.

ESOPE, RHODOPE.
ESOPE.

Vous me suivez en vain. Souffrez que je respire.
Ne vous ai-je pas dit ce que j’avois à dire ?
Je n’ai rien oublié dans mon juste courroux,
Des sujets de chagrin que j’avois contre vous.
C’est dans ce lieu, vous dis-je, où le Conseil s’assemble.
Et je ne prétens pas qu’on nous y trouve ensemble.
J’ai mes raisons.

RHODOPE.

J’ai mes raisons.Et moi, j’ai les miennes aussi

Pour ne me pas résoudre à vous quitter ainsi.
Il est juste à mon tour que je vous entretienne.

ESOPE.

Le Roy dans un moment vient ici.

RHODOPE.

Le Roy dans un moment vient ici.Qu’il y vienne ;
Jusqu’à ce qu’il y soit, je ne vous quitte pas.

ESOPE.

Vous croyez m’éblouir par vos trompeurs appas.
Tout difforme & hideux que vous paroisse Esope,
Ne vous en flattez pas, infidelle Rhodope,
Vos yeux n’ont plus sur moi le pouvoir qu’ils ont eu :
Je vous abuserois, si je vous l’avois tû :
Honteux d’avoir vécu dans votre indigne chaîne,
Plus j’eus d’amour pour vous, plus j’ai pour vous de haine.
Je ne sçai point de terme à pouvoir l’exprimer.

RHODOPE.

Vous me haïssez trop, pour ne me plus aimer.

ESOPE.

Non ; Vos charmes pour moi n’ont plus aucune amorce.

RHODOPE.

Vos remords seront vains si nous faisons divorce ;
Pensez-y bien, de grace, avant d’en venir là ;
Et si vous m’en croyez, n’éprouvez point cela.
Suivons aveuglément la route accoutumée :
Je suis ce que j’étois quand vous m’avez aimée.
J’en jure…

ESOPE.

J’en jure…Épargnez-vous des serments superflus :
Vous étiez vertueuse, & vous ne l’êtes plus.
Pendant cinq ou six mois qu’a duré mon absence,
Vous avez tout perdu, foi, pudeur, innocence ;
Et les honteux attraits qui vous sont demeurés,
Par l’emploi qu’ils ont eu sont tous défigurés.

RHODOPE.

Si c’est là mon portrait, & que je lui ressemble,
Je ne m’étonne pas de nous voir mal ensemble.
Sur quelle conjecture avez-vous ces soupçons ?
J’aurois fait un beau fruit de toutes vos leçons !
Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai sçû vous le dire,
J’aime à me divertir, à folâtrer, à rire ;
Et par-tout où je vais les Filles que je voi,
A peu près de même âge ont même goût que moi.

C’est de vous que je tiens qu’une Fille avisée
Doit avoir un air libre, une maniere aisée ;
Et qu’il n’est presque rien dont on ne vienne à bout
Lors qu’avec bienséance on s’accommode à tout.
De quoi vous plaignez-vous ? Je suis votre doctrine.
Veut-on rire ? Je ris. Badiner ? Je badine.
Mais dans tous les plaisirs dont je vous fais l’aveu,
Ce n’est qu’amusement, qu’innocence, que jeu.

ESOPE.

Ah ! Rhodope, Rhodope, à qui j’avois envie
De donner les momens les plus chers de ma vie,
Mon cœur, qui sans tendresse auroit moins de courroux,
Préviendroit vos raisons, s’il en étoit pour vous.
Je ne me souviens point de vous avoir instruite
A vivre sans égards, sans pudeur, sans conduite :
Mais je me souviens bien de vous avoir appris
Qu’un orgueil ridicule attiroit du mépris ;
Qu’un air libre, enjoué, siéroit bien à votre âge ;
Mais, Rhodope, un air libre est-ce un libertinage ?

Et dans ce que je fais, ni dans ce que j’écris
Me voit-on d’aucun vice infecter les esprits ?
Si d’un remords au moins vous vous sentez capable,
Profitez des leçons que contient cette Fable :
Et voyez à quel point on doit être confus,
D’avoir eu de l’honneur & de n’en avoir plus.

LE JARDINIER ET L’ASNE.
FABLE.

L’Asne d’un jardinier fleuriste,
Ayant pour le Marché des Paniers pleins de fleurs,
Pour en savourer les douceurs
Une foule de Gens le suivoit à la piste :
Mais il trouve au retour un contraire destin ;
Pour se faire maudire il suffit qu’il se montre ;
Ceux qui le suivoient le matin
Le soir évitent sa rencontre.
« ne t’en étonne pas, lui dit le jardinier ;
» Ces effets différents ont différentes causes :
» Ce matin tu portais des roses,
» Ce soir tu portes du fumier.

» Qui suivoit ce matin ta senteur agréable,
» Ce soir fuit ta puanteur. »
Tant on devient effroyable,
Quand on perd sa bonne odeur !


Vous reconnoissez-vous, Rhodope, en cette Fable ?

RHODOPE.

Non. L’application n’en est pas raisonnable.
Je veux bien ressembler à l’Asne du matin ;
Mais à celui du soir, j’en aurois du chagrin.
J’ai retenu de vous mille agréables choses
D’une aussi bonne odeur que les Paniers de Roses ;
Mais on ne m’a point vûe, oubliant mon devoir,
Le matin vertueuse, & coupable le soir.
Je hais l’honneur féroce & la vertu chagrine :
Je vous l’ai déjà dit, je ris, chante, badine ;
Et croyant ma conduite exempte de remors
Je ne prends aucun soin de sauver le dehors.
Il est vrai qu’on en parle, & que de vieilles Dames,
Dont le cœur est encor susceptible de flammes,

Faciles à remplir les desirs d’un Amant,
Ne peuvent présumer qu’on rie innocemment ;
Et jamais à l’Amour n’ayant été rebelles,
Elles jugent de moi comme elles jugent d’elles.
Rien n’est plus dangereux dans leurs petits complots
Que ces Femmes de bien qui le sont à huis-clos :
Qui des moindres plaisirs condamnent l’innocence ;
Et trouvent tout permis en sauvant l’apparence.
Pour moi, qui marche droit, je ne me contrains pas.

ESOPE.

Que vous avez, traîtresse & d’esprit & d’appas !
Quand le Ciel vous forma sur un si beau modéle :
Que ne vous faisoit-il aussi sage que belle !
Il vous a dénié le plus grand bien de tous :
Et je vais être foible autant & plus que vous.
Me trompé-je ? Etes-vous fidelle à votre gloire ?
Tâchez, s’il est possible, à me le faire croire :
Vous aurez peu de peine à me persuader ;
Mon cœur à se trahir demande à vous aider ;
Vous le verrez se rendre à la plus foible excuse.
Parlez.

RHODOPE.

Parlez.Méritez-vous que je vous désabuse ?
Combien d’injures…

ESOPE.

Combien d’injures…Trop pour d’innocens appas ;
Trop peu, si j’ai raison & qu’ils ne le soient pas.
Mais, adieu, le Roy vient. Retirez-vous de grace.
Soit que je vous épouse, ou qu’un autre le fasse,
S’il en est temps encor, faites que votre Epoux
N’ait aucune raison de se plaindre de vous ;
Et portez-lui pour dot, comme une rare offrande,
Toute l’intégrité que l’Hymen vous demande.

SCENE II.

CRESUS, ESOPE, TRASIBULE, TIRRENE.
CRESUS.

Asseyez-vous.

ESOPE.

Asseyez-vous.Seigneur, je ne suis pas d’un Sang…

CRESUS.

Ton mérite y supplée, & vaut le plus haut rang.
Assis-toi. Je le veux. Depuis plus d’une année
Mes sujets de leur Roy souhaitent l’Hymenée ;
Et tous contens de moi, comme je le suis d’eux,
S’ils me voyoient un Fils s’estimeroient heureux.
Cotis, Pere d’Argie, épuisé par les guerres,
Qui fatiguent son Peuple & désolent ses terres,
Pour nous unir ensemble, à ne rompre jamais,
Me fait offrir sa Fille, & demander la Paix.
Sa Couronne, lui mort, appartient à sa Fille :
Mais en vain à mes yeux cette Couronne brille.
Arsinoé, soumise à tout ce que je veux,

A trouvé le secret de s’attirer mes vœux :
En s’assujettissant à mon pouvoir suprême,
Elle m’a d’un coup d’œil assujetti moi-même.
Le Trône de Phrygie à mon Trône étant joint,
Sans doute ma puissance iroit au plus haut point ;
Pour balancer mon choix cette raison est forte :
Mais enfin sur mon cœur Arsinoé l’emporte ;
Et j’attens de vos soins une décision
En faveur de l’Amour ou de l’Ambition.
Parlez-moi librement, & qu’un pur zéle éclate.

TIRRENE.

Seigneur, cette matiere est un peu délicate.
Vous aimez. Il faudroit, pour vous faire ma cour,
Approuver votre choix & flater votre amour.
Une si vertueuse & si belle Princesse
D’un Monarque si grand mérite la tendresse :
Mais les raisons d’Etat qui par d’austeres loix
Sont toujours les raisons les plus fortes des Rois,
M’obligent à vous dire avec un cœur sincere,
Qu’à l’Hymen d’un grand Roy l’Amour n’assiste guère ;
Que ses plus dignes soins sont ceux de sa Grandeur ;
Et qu’il doit à sa gloire immoler son ardeur.

Arsinoé pour dot a des yeux qui vous charment,
Des attraits si touchans qu’ils émeuvent, désarment ;
Mais des yeux si charmans & des attraits si doux,
Perdront bien de leur prix quand ils seront à vous.
Cinq ou six mois d’Hymen ralentissent les flammes :
Et la vertu des Grands n’est pas d’aimer leurs Femmes.
Quelque appas que pour vous ait un Amour naissant,
Seigneur, une Couronne en est un plus puissant :
En devenant l’Epoux de la Princesse Argie,
A de vastes États vous joignez la Phrygie :
Et quels jaloux voisins oseront vous troubler,
Qu’avec tant de pouvoir vous ne fassiez trembler.

TRASIBULE.

J’ose ajoûter, Seigneur, à ce qu’a dit Tirrene,
Que c’est de vos Sujets rendre l’attente vaine ;
Et que las de la Guerre & des maux qu’elle a faits,
Avec impatience ils attendent la Paix.
Quoique par vos exploits on ait vû la Phrygie

Du sang de ses enfants assez souvent rougie,
Les succès les plus beaux & les plus glorieux
Ne sont pas sans chagrin pour les victorieux.
Si l’un s’en réjouit, l’autre s’en désespere ;
Tel embrasse son Fils, qui regrette son Frere ;
Et la Guerre après soi traîne tant de malheurs,
Qu’il est peu de Lauriers qui ne coûtent des pleurs.
Ceux qu’élève le Ciel aux Dignités suprêmes,
Maîtres de tant d’Etats, ne le sont pas d’eux-mêmes ;
Et lorsque de l’Hymen ils subissent les Loix,
C’est à la Politique à leur prescrire un choix.
Seigneur, Arsinoé fût-elle encor plus belle,
La Phrygie & la Paix ont plus de charmes qu’elle.
L’intérêt de l’Etat me fait parler ainsi :
Voilà mon sentiment.

CRESUS, à Esope.

Voilà mon sentiment.Et le tien ?

ESOPE.

Voilà mon sentiment.Et le tien ? Le voici.
Pour peu qu’à l’écouter votre bonté s’applique,
Vous verrez ce que c’est qu’un Hymen politique.

LE COQ ET LA POULETTE.
FABLE.

Un jeune Coq des mieux huppés,
En rôdant par son voisinage,
D’une jeune Poulette, aussi belle que sage,
Eut les yeux & le cœur également frapés.
Le Coq étant fort beau, comme elle étoit fort belle,
Elle sentit pour lui ce qu’il sentoit pour elle :
Leurs cœurs des mêmes traits furent tous deux blessez ;
Et tous deux pénétrés de la même tendresse,
Du matin jusqu’au soir ils se voyoient sans cesse ;
Et ne se voyoient pas assez.
Pendant que l’un & l’autre à l’Amour s’abandonnent,
Et qu’ils jurent si tendrement
De s’aimer éternellement,
Leurs sévéres Parens autrement en ordonnent.
Le Pere du Coq le contraint
A quitter sa chère Poulette :
En vain de sa rigueur il gémit & se plaint,

Il faut qu’il obéisse ou qu’il fasse retraite.
D’abord, il va percher sur le toît le plus haut
De la plus déserte Cabane,
Mais faute d’aliment il lui fallut bientôt
Epouser, en pestant, une Poule Faisanne ;
Ces Epoux dès le premier jour
Empêchés de leur contenance,
S’étant mariés sans amour,
Se traitérent sans complaisance.
Outre qu’ils négligeoient le soin
De se dire des yeux quelque chose de tendre,
Leur langage à tous deux était un baragouin
Que chacun ne pouvoit entendre.
Quand le Coq chantoit ou parloit,
Sa Faisanne eût juré que c’étoient des murmures :
Quand la Faisanne l’appelloit,
Il croyoit ouïr des injures.
En un mot leur destin ne fit point d’envieux.
Il faut que pour bien vivre ensemble
L’Amour ait soin d’unir ce que l’Hymen assemble :
Il est sûr qu’on s’entend bien mieux.


Qu’à vos desirs, Seigneur, Arsinoé réponde,
N’êtes-vous pas le Roy le plus heureux du monde ?
Sans un besoin pressant, qu’à peine je conçoi,
Pourquoi chercher ailleurs ce que l’on a chez soi ?
Les differentes mœurs, le different langage
Ne sont pas des liens par où le cœur s’engage ;
Et sur celui des Rois c’est faire un attentat,
Que de l’assujettir aux maximes d’Etat.
Pour contenter le Peuple & le Roy de Phrygie,
Accordez-lui la Paix sans épouser Argie.
Vous auriez elle & vous des chagrins infinis :
Vos Etats seroient joints, & vos cœurs désunis.
Jamais félicité n’eût été plus parfaite,
Que le bonheur du Coq s’il eût eu sa Poulette :
Sans cesse de l’Hymen il se seroit loué,
Comme fera Crésus avec Arsinoé ;
Sa vertu vous répond d’un bonheur infaillible.

CRESUS.

Que tu me touches bien par où je suis sensible !
Pressé par tes raisons je vais mettre à ses pieds
Tout ce qu’a d’éclatant le Trône où je me sieds ;

Et lui faire sçavoir par un récit fidéle,
Avec quelle chaleur tu m’as parlé pour elle.

SCENE III.

TIRRENE, TRASIBULE, ESOPE.
TIRRENE.

Crésus à nos conseils préfère vos avis ;
Loin d’en être jaloux nous en sommes ravis :
Il ne sçauroit pour vous faire voir trop d’estime.

TRASIBULE.

Quel Ministre a-t-il eu d’un esprit plus sublime ?
Vous le servez si bien, que d’un commun aveu,
Quoi qu’il fasse pour vous, il fait encor trop peu.

TIRRENE.

Combien ai-je d’Iphis souhaité la disgrace,
Pour avoir le plaisir de vous voir en sa place ?
Il en étoit indigne, & vous la méritez.

TRASIBULE.

C’étoit un misérable en proie aux lâchetez :
Qui pour toutes raisons écoutoit ses caprices,
Et qui pour s’enrichir faisoit mille injustices.

TIRRENE.

Il étoit violent, vindicatif, brutal,
Lent à faire du bien, prompt à faire du mal ;
Faisant tout son bonheur de traverser le vôtre ;
Et n’obligeant quelqu’un que pour nuire à quelqu’autre :
Un esprit inégal, un discernement faux.

TRASIBULE.

Je vais en un seul mot dire tous ses défauts.
Crésus avec raison l’extermine & l’assomme ;
Il n’est pas sur la terre un plus mal-honnête homme :
A vous en défier vous avez intérêt.
Il est fourbe, méchant…

ESOPE.

Il est fourbe, méchant…Dites-moi, s’il vous plaît,
Vous ferois-je plaisir de vous dire une Fable,
Sur le coup imprévû dont la rigueur l’accable ?
Sa peinture & la vôtre y sont en raccourci.

TIRRENE.

Je vous en prie.

TRASIBULE.

Je vous en prie.Et moi je vous en prie aussi.
J’en conçois par avance une idée agréable.

ESOPE.

N’en perdez pas un mot, tout en est profitable.

LE FIGUIER FOUDROYÉ.
FABLE.

Près de Lesbos fut jadis un Figuier
Qui rapportoit le plus beau fruit du monde ;
Planté sur le bord d’un Vivier,
Il se lavoit les pieds dans l’onde.
Tous les Oiseaux d’alentour
Se donnoient rendez-vous sous son épais feuillage,
Et tant que duroit le jour
Ils y chantoient leur Amour,
Et bénissoient son ombrage.
Mais comme dans le monde il n’est rien de certain,
Et que c’est une Mer qui n’est point sans naufrage ;
Après un temps calme & serein,
Il survint tout à coup un furieux orage.
Les Vents en un moment agitérent les Airs ;
Il sembloit que la pluye inonderoit la terre :

Enfin après beaucoup d’Eclairs,
Le Figuier malheureux fut frappé du Tonnerre.
Les Oiseaux, effrayés d’entendre un si grand bruit,
Dans le Hameau prochain vont chercher un asyle :
Et l’orage passé, chacun d’eux s’entresuit,
Pour venir habiter son premier domicile.
Mais l’Arbre qui pour eux avait eu tant d’appas,
Accablé sous le faix d’une telle disgrace,
Avoit si fort changé de face
Qu’on ne le reconnoissoit pas.
Les premiers qui le reconnurent
Furent un Milan, un Autour,
Qui l’insultérent tour à tour ;
Et pour ne le point voir à l’instant disparurent.
« Suivez-nous, & vous ferez bien, »
Dirent-ils aux Oiseaux qu’ils crurent pitoyables.
« Ce figuier, désormais au rang des misérables,
» Ne peut plus nous servir à rien. »
« Pour moi, dit une Tourterelle, »
Connue aux environs pour un Oiseau d’honneur,
« Je prétens partager sa fortune cruelle,

» Puisque j’ai partagé ce qu’il eut de bonheur ;
» Il m’a tant fait de bien, reprit une Colombe,
» Que je m’en souviendrai toujours ;
» Je veux être avec lui le reste de mes jours
» Dans quelque disgrace qu’il tombe.
» Plût au Ciel pouvoir par mes chants, »
Ajoûta tendrement un Rossignol habile,
« Lui rendre ses attraits, & forcer les méchans
» À revenir un jour lui demander asyle ! »
Combien au Tableau qui paroît
En voit-on qui sont tout semblables ?
C’est ainsi que l’on reconnoît
Les faux amis des véritables.


Jamais votre portrait ne fut mieux en son jour ;
Vous êtes, vous & lui, le Milan & l’Autour,
Qui voyant du Figuier le destin déplorable,
Dès qu’il fut malheureux le trouvérent coupable.
Tel paroît à vos yeux Iphis disgracié :
Votre infidéle cœur qui le voit foudroyé,
Oubliant ses bienfaits dans cette humble posture,
Ne le reconnoît plus que pour lui faire injure.
Si du sort inconstant j’éprouvois le courroux,

Que diriez-vous de moi qui ne fais rien pour vous ?
Iphis… Mais je me trompe, ou c’est lui s’approche.
Adieu : De sa presence évitez le reproche.
Son faux discernement se connoît assez bien,
Puisqu’il s’est pû résoudre à vous faire du bien.

SCENE IV.

IPHIS, TIRRÈNE, TRASIBULE, ESOPE.
IPHIS.

Jamais vit-on disgrace & plus prompte & plus forte ?
Que mon sort, cher Tirrene, est cruel !

TIRRENE.

Que mon sort, cher Tirrène, est cruel ! Que m’importe ?

IPHIS.

Qu’entens-je ?… Trasibule aura plus de bonté.

TRASIBULE.

Votre sort, quel qu’il soit vous l’avez mérité.

IPHIS.

Juste Ciel ! Trasibule & Tirrene me fuyent !
Que d’affronts, à la Cour les malheureux essuyent !

SCENE V.

IPHIS, ESOPE.
IPHIS.

Monsieur, je viens ici, par un ordre du Roi,
Déposer mon crédit, ma faveur, mon emploi ;
En de plus dignes mains je ne puis m’en démettre.

ESOPE.

Moi je vais le prier de ne le pas permettre.
Au chagrin de Crésus dûssai-je m’exposer,
J’aime mieux le souffrir que de vous en causer.
Loin qu’à votre pouvoir je veuille rien prétendre,
Je vous offre le mien pour vous le faire rendre.
Voyez auprès du Roy ce que je puis pour vous ?

IPHIS.

Respect, zéle, remords, tout aigrit son courroux.

Si pour moi tant de fois sa bonté fut extrême,
Contre moi sa colere est aujourd’hui de même.
Mais ce qui m’est sensible en un tel changement,
Ceux qui me doivent tout m’insultent lâchement :
Pendant que de vos soins vous m’offrez l’assistance,
Vous, qui ne me devez que de l’indifférence.
En voulant me servir vous déplairiez au Roy.

ESOPE.

Eh ! qui soupçonnez-vous de vous avoir nui ?

IPHIS.

Eh ! qui soupçonnez-vous de vous avoir nui ? Moi.
Ce qu’a de plus horrible une chute si haute,
Je ne puis qu’à moi seul en imputer la faute :
Un destin plus cruel me fût-il préparé,
C’est moi qui sans raison me le suis attiré :
De ma témérité je reçois le salaire.

ESOPE.

Crésus est trop bon Roy pour garder sa colere.
Votre crime envers lui n’est pas grand, que je crois.

IPHIS.

En fait-on de petits quand on déplaît aux Rois ?

Hier, dans un festin, dont j’eus le malheur d’être,
Crésus ayant mis bas la qualité de Maître,
Et nous regardant tous ainsi que ses égaux,
Voulut qu’en liberté l’on se dît ses défauts.
Quand pour se divertir il nous eut dit les nôtres,
Voulant être traité comme il traitoit les autres,
J’eus l’indiscrétion, en lui disant les siens,
De les trouver plus grands qu’il n’avoit fait les miens.
Je lui dis qu’un grand Roy, qui veut qu’on le renomme,
Jusques dans ses défauts doit avoir du Grand-Homme :
Et qu’avoir pour le vin plus d’amour qu’il ne faut,
Est un vice trop bas dans un degré si haut.
« Pour vous montrer, dit-il d’un air fier, mais auguste,
» Que jamais dans le vin je ne fais rien d’injuste,
» Lorsqu’un Sujet s’oublie & trahit son devoir,
» Je reprens mes bontés & ne veux plus le voir.
» Boire comme je fais n’est pas un trop grand vice,
» Puisqu’après avoir bu je rends si bien justice.

» Retirez-vous. »

ESOPE.

» Retirez-vous. »Hé quoi ? Pour un vieux Courtisan,
Vous-même de vos maux vous êtes l’artisan ?
Pour reprendre les Rois, sans craindre leurs murmures,
Il faut bien d’autres soins & bien d’autres mesures.
C’est un sentier étroit qui de chaque côté
Présente un précipice à la sincérité.
Les Rois & les flateurs étant de même date,
Il n’est dans l’univers aucun Roy qu’on ne flate,
Et qui dans leurs plaisirs a l’honneur d’avoir part,
S’il reprend leurs défauts le doit faire avec art.
Il faut plein du respect que leur présence inspire,
Les leur faire sentir, & non pas les leur dire,
Et prendre garde encore, en risquant ces leçons,
Qu’ils ne connoissent pas que nous les connoissons.
Il n’est rien près du Roy que pour vous je ne fasse :
Mais n’oubliez jamais, si j’obtiens votre grace,

Qu’eussions-nous l’un & l’autre encor plus de pouvoir,
Nous sommes des jettons que le Roy fait valoir :
Comme souverain maître, à qui tout est facile,
Il nous fait valoir un, ou nous fait valoir mille ;
Et suivant que son choix nous poste mal ou bien,
Nous sommes quelque chose, ou nous ne sommes rien.
Surtout, souvenez-vous dans tout ce que vous faites,
De n’abuser jamais de la place où vous êtes :
La Fortune en aveugle ouvre, ou ferme la main,
Et puissant aujourd’hui, l’on ne l’est pas demain.
Pour vous rendre sensible aux raisons que j’étale,
J’y vais d’un Apologue ajouter la Morale.

LA GUENON ET SON MAITRE.
FABLE.

Un grand Seigneur avait une Guenon
Qui lui sembloit si jolie,
Qu’il l’aimoit à la folie :

À ce qu’elle vouloit, on n’osoit dire non.
Elle lui demanda s’il auroit agréable
Qu’elle s’assît sur un coin de sa table :
« Oui, dit-il, ce plaisir me semblera bien doux. »
« Trouverez-vous bon, lui dit-elle,
» Que, donnant l’essor à mon zéle,
» Je saute quelquefois sur vous ? »
Pour laisser un champ libre à ses badineries,
Il consentit sans peine à ce manége-là.
Je ne vous dirai point combien de singeries
Elle fit après cela.
Je dirai seulement que flatée, applaudie,
Qu’elle eût tort, ou qu’elle eût raison,
La Guenon, un peu trop hardie,
Oublia qu’elle était Guenon.
Loin d’avoir pour son maître une sincere attache,
Devenue orgueilleuse à le voir complaisant,
Un matin en le baisant,
Elle arracha la moustache
D’un Maître si bienfaisant.
« Ah ! Perfide, dit-il, qui t’oses méconnoître ;
» J’ai pour ton insolence un châtiment tout prêt :

» Dans un moment tu sauras ce que c’est
» Que d’abuser des bontés de son Maître. »
Elle eut beau de son crime étaler les remors,
Et pour rentrer en grace employer les prieres :
Après vingt coups d’étrivieres
Elle fut mise dehors.
Comme en toute rencontre elle étoit malhonnête,
Chacun avec plaisir la vit humilier.
Tel est auprès des Rois où la Grandeur entête,
Le sort des Favoris qui s’osent oublier.


Quelque soumission que cette Fable inspire,
J’aurois sur ce sujet encor beaucoup à dire :
Mais comme votre grace est mon plus doux espoir,
Je vais trouver Crésus & faire mon devoir.

Fin du second Acte.