La Compagnie des Libraires (Théâtre de feu Monsieur Boursault. Tome IIIp. 377-407).
Acte II  ►

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

TIRRENE, TRASIBULE.
TIRRENE.

Non, je ne puis garder plus long-temps le silence :
Ma haine pour Esope a trop de violence.
Crésus infatué d’un objet si hideux,

Le voyant de retour nous néglige tous deux.
Notre zéle est suspect, quelque pur qu’il puisse être :
De l’esprit de ce Prince il s’est rendu le maître :
Pour l’obseder lui seul il l’éloigne de nous :
Et prêt à l’abîmer vous hésitez.

TRASIBULE.

Et prêt à l’abîmer vous hésitez.Moi ?

TIRRENE.

Et prêt à l’abîmer vous hésitez.Moi ? Vous.
Quel sujet vous oblige à différer sa perte ?
Prenons l’occasion qui nous en est offerte.
Nous avons de sa fourbe un fidéle témoin,
A détromper Crésus appliquons notre soin.
Qu’attendez-vous ?

TRASIBULE.

Qu’attendez-vous ? J’attends que nous lui voyions faire
Ce qu’avant son voyage il faisoit d’ordinaire.
Ébloui d’un Trésor, qu’il ne pouvoit trop voir,
Il l’alloit visiter le matin & le soir.
Ne le détournons point de sa premiere route ;
Et craignons qu’en ce lieu quelqu’un ne nous écoute.
Des Etats de Crésus ayant fait tout le tour,
Avec un bien immense il en est de retour.

Et son Trésor grossi grossira la tempête
Qui demain au plus tard, doit écraser sa tête.
Soyez dans votre haine aussi ferme que moi.
Et croyez…

TIRRENE.

Et croyez…Parlez bas : il vient avec le Roy.
Du retour de ce traître il a l’ame charmée.

SCENE II.

CRESUS, TIRRENE, TRASIBULE, ESOPE, IPHIS, SUITE.
CRESUS, à Tirrene & à Trasibule.

Trouvez-vous au Conseil à l’heure accoutumée.
Allez. Demeure Esope. Et vous, Iphis, sortez.

IPHIS.

Eh ! Seigneur, se peut-il qu’après tant de bontez ?

CRESUS.

Mon ordre est une Loi : c’est moi qui vous l’annonce :
Sortez. Je ne veux point d’inutile réponse.

IPHIS.

Si mon zéle…

CRESUS.

Si mon zéle…Je hais les discours superflus.
Iphis, sortez, vous dis-je, & ne me voyez plus.

SCENE III.

CRESUS, ESOPE.
CRESUS.

Pour toi, mon cher Esope, il faut que je t’avoue
Que de ton équité tout le monde se loue.
Il n’est grands ni petits des endroits d’où tu viens,
Qui ne fassent des vœux pour mes jours & les tiens.
Après avoir été par l’ordre de ton Prince,
Réformer les abus de Province en Province,
Il ne te restoit plus qu’à hâter ton retour,
Pour venir réformer les abus de ma Cour.
Rends les vices affreux à tout ce que nous sommes ;
Tous les hommes en ont, & les Rois sont des hommes.
Le Ciel qui les choisit les éléve assez haut
Pour faire voir en eux jusqu’au moindre défaut.
Loin de flatter les miens dans ce degré suprême,
A corriger ma Cour, commence par moi-même :

Régle ce que je dois suivant ce que je puis ;
Et rends-moi digne, enfin, d’être ce que je suis.

ESOPE.

Seigneur, vous obéir est ma plus forte envie :
C’est à vous que mon zéle a consacré ma vie :
Mais dans l’heureux état où vos bontés m’ont mis,
Ne me commandez rien qui ne me soit permis.
Il est beau qu’un Monarque aussi grand que vous l’êtes,
Pour s’immortaliser fasse ce que vous faites :
Qu’au gré de la justice il règle son pouvoir ;
Et qu’exempt de défauts il ait peur d’en avoir.
Mais si vous en aviez, quel homme en votre Empire
Seroit assez hardi pour oser vous le dire ?
Ce n’est point pour les Rois qu’est la sincérité.
Tout se farde à la Cour jusqu’à la vérité.
L’encens fait un plaisir dont l’ame extasiée
Jamais jusqu’à ce jour ne s’est rassasiée ;
Et l’on étale aux Rois d’un plus tranquille front
Les vertus qu’ils n’ont pas que les défauts qu’ils ont.

CRESUS.

Et c’est, mon cher Esope, à quoi, s’il est possible,

Tu me dois empêcher d’avoir le cœur sensible.
Quel Monarque a-t-on vu, pendant qu’il a régné,
Qui de mille vertus ne fût accompagné ?
Les Rois qui sur ma tête ont transmis la Couronne
Ont eu, quand ils régnoient, tous les noms qu’on me donne ;
Et ceux, après ma mort, qui me succederont
Les auront à leur tour pendant qu’ils régneront.
Par-là je m’aperçois, ou du moins je soupçonne
Qu’on encense la place autant que la personne ;
Qu’on me rend des honneurs qui ne sont pas pour moi ;
Et que le Trône enfin l’emporte sur le Roy.
Si tu veux que ta foi ne me soit point suspecte,
Ne souffre dans ma Cour nul flatteur qui l’infecte.
L’équité qui par-tout semble emprunter ta voix,
Est ce qu’on s’étudie à déguiser aux Rois.
Pour me la faire aimer, fais-la moi bien connoître ;
Je t’en prie, en ami ; je te l’ordonne, en Maître.
Je suis jeune, & peut-être assez loin du tombeau ;
Mais que sert un long régne, à moins qu’il ne soit beau ?

De ton zéle pour moi donne-moi tant de marques,
Que je ressemble un jour à ces fameux Monarques
Qui pour veiller, défendre, & régir leurs Etats,
En sont également l’œil, l’esprit & le bras.
Guide mes pas toi-même au chemin de la Gloire.

ESOPE.

Les Rois presque toujours y vont par la victoire :
Leurs plus nobles travaux sont les travaux guerriers.
Eh ! quel Prince a-t-on vû plus couvert de lauriers !
Après avoir deux fois vû Samos dans vos chaînes,
Vaincu cinq Rois voisins, & fait trembler Athénes,
Pour en vaincre encore un, qui les surpasse tous,
Vous n’avez plus, Seigneur, à surmonter que vous.
Sans être conquerant, un Roy peut être Auguste.
Pour aller à la gloire, il suffit d’être juste.
Dans le sein de la paix faites de toutes parts
Dispenser la Justice & fleurir les beaux Arts ;
Proteger votre Peuple autant qu’il vous révére,
C’est en être, Seigneur, le véritable Pere ;

Et Pere de son Peuple est un titre plus grand
Que ne le fut jamais celui de Conquerant.
Je vous parle, Seigneur, en serviteur fidéle.

CRESUS.

Eh ! qui sçait mieux que moi la grandeur de ton zéle ?
Poursuis. N’interromps point des avis si prudens :
Et des soins du dehors passe à ceux du dedans.
Examine ma Cour, & n’y souffre aucun vice :
Bannis-en les abus : chasses-en l’injustice :
Ta bonté pour le Peuple a pris des soins si grands…

ESOPE.

Que le Peuple & la Cour, Seigneur, sont différens !
Quoiqu’on nomme le Peuple un monstre à plusieurs têtes,
Si les uns sont grossiers, les autres sont honnêtes.
Dans les moins délicats j’ai trouvé tant de foi,
Qu’une seule parole est pour eux une Loi.
La Cour, en apparence, a bien plus de justesse :
C’est le séjour de l’art & de la politesse :
Mais combien de chagrins y faut-il essuyer ;
Et sur quelle parole ose-t-on s’appuyer :
Tout rares qu’ils y sont, les amis s’embarrassent :

Tels voudroient s’étouffer que l’on voit qui s’embrassent :
Pour un dont la vertu trouve un heureux destin,
Mille vont à leur but par un autre chemin :
L’un qui pour s’élever n’a qu’un foible mérite,
Sous un dehors zélé cache un cœur hypocrite :
L’autre met son étude à vous donner des soins,
Quand il sçait que vos yeux en seront les témoins :
Celui-ci fait du jeu sa capitale affaire :
Cet autre en plaisantant devient sexagenaire :
Et l’on arrive ainsi presqu’en toutes les Cours,
D’un pas imperceptible à la fin de son cours.
On est si dissipé, qu’avant que de connoître
Ce que c’est que d’être homme, on y cesse de l’être :
Et ceux qui de leur temps examinent l’emploi,
Trouvent qu’ils ont vécu sans qu’ils sçachent pourquoi.

CRESUS.

Je reconnois ma Cour, je ne puis te le taire,
Au fidéle tableau que tu me viens de faire :
Mais un trait important que tes soins ont omis,
Un Roy ne sçait jamais s’il a de vrais amis.

De tant de Courtisans, qui toujours sur mes traces
N’accompagnent mes pas que pour avoir des graces,
Je ne puis distinguer au rang où je me voi
Ceux qui m’aiment pour eux ou qui m’aiment pour moi.
Je voudrois quelquefois, pour sçavoir si l’on m’aime,
Pendant un mois ou deux me voir sans Diadême :
Et dans mon premier rang être ensuite remis
Pour ne me plus méprendre au choix de mes amis.
Que sçai-je qui me flatte ou qui me rend justice ?
Je ne dis pas un mot, que chacun n’applaudisse :
Et si l’on prevoyoit ce que je dois penser,
On m’applaudiroit même avant de m’énoncer.
Je confonds le faux zéle avec le véritable.

ESOPE.

Permettez-moi, Seigneur, de vous dire une Fable.
Jamais la vérité n’entre mieux chez les Rois
Que lorsque de la Fable elle emprunte la voix.

LE LION, L’OURS, LE TIGRE
& la Panthére.
FABLE.

Par cent fameux exploits un Lion renommé,
Ayant sçû d’un vieux Cerf, qu’il connoissait fidéle,
Que souvent tels & tels dont il étoit charmé,
Payoient ses bontés d’un faux zéle,
En voulut par lui-même être mieux informé.
Il fait venir un Tigre, un Ours, une Panthére,
Apres à la curée, & qui sans hésiter,
Quand de quelque désordre ils pouvoient profiter,
De la peine d’autrui ne s’inquiétoient guère.
« Mes Amis, leur dit-il, à qui j’ai si souvent
» Confié le soin de ma gloire,
» Je crois, sans me flatter d’un espoir décevant,
» Avoir un sûr moyen de vivre dans l’Histoire. »
Alors faisant semblant d’être encor dans l’erreur
Et d’ignorer leur artifice,
Il leur propose une injustice,
Dont lui-même avoit de l’horreur,
« Pesez bien, leur dit-il, ce que je vous propose,
» Et sur-tout que ma gloire aille avant toute chose,

» Je n’ai rien de plus important. »
« Ce que vous proposez est juste & nécessaire, »
Répond tout d’une voix la troupe mercenaire ;
« Et rien ne le fut jamais tant. »
« Pensez-y deux fois plutôt qu’une,
» Reprit doucement le Lion ;
» Et si je vous suis cher, ayez soin de mon nom :
» Les Rois ont moins besoin d’augmenter leur fortune,
» Que de voir croître leur renom. »
« Seigneur, répond encor la bande insatiable,
» Quelque dessein que vous ayez,
» Pour rendre une chose équitable
» Il suffit que vous la vouliez. »
« Dangereux Conseillers, Adulateurs infames, »
Dit le Lion terrible en élevant sa voix ;
« Je trouve de si basses ames
» Indignes d’approcher des Rois.
» Fuyez loin de moi, troupe avide,
» Qui des foibles Agneaux & du Chevreuil timide
» Etes si justement l’effroi :
» C’est votre intérêt qui vous guide,
» Ce n’est point la gloire du Roy. »
D’un exil éternel ayant puni l’audace

De leurs conseils pernicieux,
Il menaça de la même disgrace
Les Animaux qui briguérent leur place,
S’ils ne la remplissoient pas mieux.

Une mémorable victoire,
Que sur trois Léopards il eut le même jour ;
À l’éclat de sa vie ajoûta moins de gloire
Que de s’être défait de ces pestes de Cour.


Pour expliquer l’Enigme & dévoiler l’Emblême,
Croyez-vous qu’un Monarque aussi grand que vous même,
Ne fît pas une belle & louable action
D’imiter quelquefois l’adresse du Lion ?
De ce trait d’équité plus que d’une Victoire
Vos sujets dans leur cœur garderoient la memoire ;
Et ceux qui sont admis dans le Conseil des Rois
En donnant leur avis y penseroient deux fois.
Peut-être m’expliquai-je avec trop de franchise.
C’est une liberté que vous m’avez permise.
Je ne sçai ce que c’est que de rien déguiser.

CRESUS.

Qui ne m’offense point ne doit point s’excuser.
Charmé de tes avis, pénétré de ton zéle,
Et par tant de raisons sûr que tu m’es fidéle,
Je confie à ta foi comme deux grands dépôts,
Et les soins de ma gloire, & ceux de mon repos.
D’Iphis, qui s’est lui-même attiré sa disgrace,
De l’orgueilleux Iphis je te donne la place.

ESOPE.

A moi, Seigneur ?

CRESUS.

A moi, Seigneur ? Sur qui puis-je jetter les yeux
Qui me soit plus fidéle, & qui me serve mieux ?
Qui peut plus sagement gouverner mes finances
Que toi qui fuis le bien & qui hais les dépenses ?
En quelle occasion les peux-tu dissiper ?
Est-ce au superbe train que tu fais équiper ?
Pour contenter ton goût de diverses manieres
Te voit-on dépeupler les Airs & les Rivieres ?
E, pour éterniser tes desseins fastueux
Encherir sur ton Maître en Palais somptueux ?
Loin qu’un zéle si pur ait rien que j’appréhende,
Sur quoi que ce puisse être où mon pouvoir s’étende,

Récompenses, honneurs, charges, bienfaits, emplois,
Tu peux de toute chose ordonner à ton choix ;
A ta fidelité tout entier je me livre.
Arsinoé qui vient m’empêche de poursuivre ;
J’ai depuis quelques jours quelques soupçons légers
D’où viennent ses froideurs pour deux Rois étrangers.
Peut-être je me trompe ; & qui soupçonne doute :
Elle prend tes avis, te consulte, t’écoute ;
Sans trahir son secret, ni blesser ton devoir,
Si mon repos t’est cher, tâche de le sçavoir.

SCENE IV.

ARSINOE, ESOPE, LAIS.
ARSINOE.

Quoi ! le Seigneur Esope en croit donc être quitte,
Pour m’avoir en passant daigné rendre visite ;
Et son zéle se borne à me voir une fois
Après s’être éclipsé pendant cinq ou six mois !

Quoique pour lui parler tout le monde l’assiége,
Mon Sexe & ma naissance ont quelque privilege.
Quand j’estime quelqu’un, je le vois plus souvent.

ESOPE.

Vos bienfaits dans mon cœur sont gravés trop avant
Pour ne pas avouer, si je suis quelque chose,
Que vous seule aujourd’hui vous en êtes la cause.
Le poste où je me vois, n’est-il pas votre don ?
Et cependant, Madame, à quoi vous suis-je bon ?
Ne puis-je à votre gloire être d’aucun usage ?

ARSINOE.

À quoi m’étiez-vous bon avant votre voyage ?
J’écoutais vos avis, estimés de chacun.

ESOPE.

Vous les écoutiez tous, & n’en suiviez aucun.

LAIS.

Il a raison, Madame ; & je ne puis m’en taire.
Vous n’avez pas au monde un Ami plus sincére.
Il ne donne jamais que d’utiles avis ;
Et vous auriez bien fait de les avoir suivis.

ARSINOE.

Il me prenoit peut-être en de méchantes heures ;
Ou mes raisons, Laïs, me sembloient les meilleures.

LAIS.

Je ne sçai ; mais enfin vous avez des appas
Qu’on auroit mis en œuvre, au lieu qu’ils n’y sont pas ;
Vous seriez mariée, & contente.

ARSINOE.

Vous seriez mariée, & contente.Peut-être.
Lorsque je le voudrai, ne le puis-je pas être ?

LAIS.

Oui, sans doute, & choisir dans le rang le plus haut ;
Mais vous l’auriez été deux ou trois ans plutôt.
La jeunesse est, Madame, une saison bien chere ;
Et les momens qu’on perd ne se recouvrent guére.
Quelque beau petit Prince, au Trône destiné,
Pour aller à la gloire, auroit l’heur d’être né ;
Et c’est pour un Etat un bien si nécessaire
Qu’on l’aimeroit mieux fait, que d’être encore à faire.

ARSINOE.

Ces plausibles raisons pour le bien des Etats
Souvent avec le cœur ne s’accommodent pas.
J’aime mieux un époux qui m’aime & qui me plaise,
Que le trône d’Argos & que celui d’Ephese.

Sans en sçavoir la cause un mouvement secret
Me fait de ma Patrie éloigner à regret.
Il me semble qu’ailleurs je serois transplantée.

ESOPE.

Vous, Madame ? Par-tout vous serez respectée.
En quelque lieu du monde où l’on vous puisse voir,
Vous aurez sur les cœurs un absolu pouvoir :
Argos pour le mérite a de l’idolâtrie ;
Et de tous vos pareils le Trône est la Patrie.
Vous seriez Etrangére en un degré plus bas.

LAIS.

L’amour seul du pays ne vous arrête pas :
Pour monter sur un Trône il n’est rien qu’on ne quitte.
Parlons juste. Crésus est d’un si haut mérite…

ARSINOE.

Laïs !

LAIS.

Laïs ! Seroit-ce un mal qu’un si grand Roy vous plût ?
C’est un Prince accompli, si jamais il en fut,
Que dans tous ses projets accompagne la gloire ;
Et qui semble à sa suite enchaîner la victoire.
Le Roy d’Argos est laid : Celui d’Ephèse est vieux ;

Ne dissimulons point, Crésus vous siéroit mieux.
Comme il est jeune & beau, vous êtes jeune & belle :
Et vous seriez un couple à servir de modéle.
Vous voyez que je songe à vous fixer ici.

ARSINOE.

Hé ! qui t’a commandé de t’expliquer ainsi ?

LAIS.

Quand je puis obliger ma joye est assez grande
Pour n’attendre jamais que l’on me le commande.
Lui comblé de vertus, vous brillante d’appas,
Cet hymen à tous deux ne vous déplairoit pas.
Qui pourrez-vous trouver, vous & lui qui vous vaille ?

ESOPE.

Je réponds du succès pour peu que j’y travaille ;
Madame, obligez-moi de me le commander.
Votre gloire est d’un prix à ne point hazarder :
Et je vous dois assez pour oser vous promettre
Que me la confier ce n’est point la commettre.
Est-il un sort plus beau que d’asservir trois Rois !
Croyez-moi, hâtez-vous de choisir un des trois.
L’ordinaire destin des Beautés difficiles
Est d’avoir des retours de chagrins inutiles :

Qui ne veut point d’un bien quand il le peut avoir,
Ne l’a pas quand il veut, comme vous allez voir.

LE HERON ET LES POISSONS.
FABLE.

Il me semble avoir lû dans beaucoup de Volumes
Que lorsqu’on veut trop prendre, on est soi-même pris.
Un Héron glorieux de voir que de ses plumes
On faisoit pour les Rois des aigrettes de prix,
Ne trouvoit dans les eaux, hors la Perche & la Truite
Aucun autre mets qui lui plût ;
Brochet, Carpe, Tanche, & la suite,
Étoient pour son gosier des Poissons de rebut.
Un jour d’Eté dès les quatre heures
Que le poisson rentre en ses trous,
Les plus jolis Brochets, les Carpes les meilleures,
À sa discrétion se livroient presque tous ;
Mais ce n’est pas là ce qu’il cherche :
N’ayant pas si matin l’appétit bien ouvert,
Et ne voyant Truite ni Perche,

Il ne fit pas semblant d’avoir rien découvert.
Sept heures sonnent ; huit ; & son appétit s’ouvre ;
Alors dans la Riviere il fait divers plongeons :
Et pour tout bien il ne découvre
Qu’une Ecrevisse & deux Goujons.
Pour un Oiseau si vain, une si mince proye,
Loin de le contenter redoubla son dédain.
Cependant le temps passe, & durant qu’il tournoye,
L’exercice augmente sa faim.
Qui le croiroit ? Le Héron difficile,
Qui méprisa tant de si beau Poisson,
Sur le Midi fatigué, las, débile,
Fut bien heureux d’avoir un Limaçon.


Du Héron dédaigneux la peinture naïve
Ne nous expose rien qui tous les jours n’arrive :
Des amants les mieux faits & les plus vertueux,
Une fille à seize ans souffre à peine les vœux :
Son orgueil en rebute autant qu’il s’en présente,
Et tout lui paroît bon quand elle en a quarante.
Sans faire des Amans un si long examen,
Il faut aller au but, & le but est l’Hymen.

L’âge que vous avez est le temps où l’on charme :
Pensez-y.

ARSINOE.

Pensez-y.Franchement, votre Héron m’allarme :
Et mon cœur inquiet depuis cette leçon,
A peur d’être réduit au sort du Limaçon.
Plus j’entens vos raisons, plus je les trouve bonnes.
Il est beau de donner des appuis aux Couronnes.
Je suivrai vos avis.

LAIS.

Je suivrai vos avis.Le plutôt vaut le mieux.
Une plante stérile est maudite des Dieux.
Qu’est-ce qu’une Princesse & vertueuse & belle
Peut faire de meilleur qu’une Fille comme elle,
Qui suive son exemple & qui puisse à son tour,
Pour un futur Monarque en mettre une autre au jour ?
On ne peut du beau temps faire un trop bon usage.

ARSINOE.

Je ne l’écoute pas : Elle est folle.

ESOPE.

Je ne l’écoute pas : Elle est folle.Elle est sage :
Et raisonne si bien sur ce que nous disons,

Que j’entre avec plaisir dans toutes ses raisons.
Quand pour faire des Rois le Ciel veut que l’on vive,
C’est offenser les Dieux de demeurer oisive.
Et chacun dans l’Automne a des remords cuisans
D’avoir en bagatelle employé le Printems.
Pardon. J’ai le malheur d’être un peu trop sincere.

ARSINOE.

Est-il une vertu qui soit plus nécessaire ?
Plût au Ciel qu’à la Cour chacun vous ressemblât,
Et que ce fût ainsi que le monde y parlât !
Je vous trouve si juste en tout ce que vous faites,
(Vertu sublime & rare en la place où vous êtes)
Que pour vous faire voir quelle foi j’ai pour vous,
Je vous laisse le soin de choisir mon Epoux.
A ce que vous ferez je suis prête à souscrire.
Après cette assurance, adieu ; je me retire.
Songez à votre Fable en faisant un tel choix.

ESOPE.

Oui, Madame ; & de plus à ce que je vous dois.

LAÏS à Esope

Comme il s’en faut beaucoup que je ne sois si belle,

Aussi ne suis-je pas si difficile qu’elle.
En lui cherchant son fait si vous trouviez le mien,
Vous n’obligeriez pas une ingrate.

ESOPE.

Vous n’obligeriez pas une ingrate.Fort bien.

SCENE V.

ESOPE, PLEXIPE
PLEXIPE.

Ah, Monsieur, que de joye après six mois d’absence,
Dans les murs de Sardis cause votre présence !
Chacun faisant des vœux pour votre heureux retour,
Avec impatience aspiroit à ce jour.
Moi, qui de vos vertus adorateur sincere,
Ne puis trop vous marquer combien je vous révére,
Pour vous en assurer, j’ai saisi ce moment.

ESOPE.

Je suis bien redevable à votre empressement.
A quoi dans vos desseins puis-je vous être utile ?

PLEXIPE.

Que l’on est médisant dans cette grande Ville !
Je n’aurois jamais cru qu’on en fût venu là.

ESOPE.

Comment ? à quel propos me dites-vous cela ?

PLEXIPE.

Etes-vous assuré qu’aucun ne nous entende ?

ESOPE.

Que de précaution votre secret demande !
Le bonheur de Crésus lui fait-il des jaloux ?
Quelqu’un…

PLEXIPE.

Quelqu’un…En votre absence on a médit de vous.

ESOPE.

De moi ?

PLEXIPE.

De moi ? De vous. Trois fois j’ai pensé vous l’écrire.

ESOPE.

On peut dire de moi bien du mal sans médire,
Je vous l’apprends.

PLEXIPE.

Je vous l’apprends.Des gens que vous comblez de biens,
Blâment votre conduite en tous leurs entretiens.
Et, comme apparemment aucun ne les soupçonne,
Ce sont…

ESOPE.

Ce sont…Gardez-vous bien de me nommer personne.
Peut-être foible & prompt chercherois-je un moyen
De leur faire du mal quand ils me font du bien.
Je ne veux point sçavoir qui sont ceux qui médisent ;
Mais je veux, si je puis, que leurs plaintes m’instruisent ;
Qu’ils me rendent service en croyant m’outrager,
Et que leur médisance aide à me corriger.
Dites-moi sur quels points ils blâmoient ma conduite.

PLEXIPE.

On tenoit des discours, & sans ordre, & sans suite…
Soit qu’on eût de la haine ou qu’on fût en courroux…
Je sçai confusément qu’on médisoit de vous.
Je ne sçai rien de plus dont je vous puisse instruire.

ESOPE.

Si vous ne sçavez rien, que me venez-vous dire ?
Pourquoi de mes amis me donner du soupçon ?
Croyez-vous ne manquer que de memoire ?

PLEXIPE.

Croyez-vous ne manquer que de memoire ? Eh ! non.
Je suis fait comme un autre, & je ne puis comprendre
Ce qui me peut manquer.

ESOPE.

Ce qui me peut manquer.Je m’en vais vous l’apprendre.

LA MARCHANDISE
de mauvais débit.
FABLE.

Apollon & Mercure étant brouillés là-haut,
Ne sçavoient ici-bas où donner de la tête :
Ils n’avoient point d’argent, & c’est un grand défaut :
Jamais de l’indigence on n’a chômé la fête.
« Que deviendrons-nous, dirent-ils,
» Si Jupiter ne nous rappelle ? »
Faire des tours de main aussi prompts que subtils,
Est un Art où Mercure excelle :
Mais il craignoit les alguazils,
Et s’il se rencontroit sous leur patte cruelle,
De mettre en œuvre les outils

De la Justice criminelle.
L’ingenieuse pauvreté,
Qui pour vivre de rien, rêve, invente, s’exerce,
Leur fit voir plus de sûreté
A faire un louable Commerce :
Mais comment ? Ils n’ont rien, argent, fonds, ni crédit.
Pendant cet embarras il arrive une Foire ;
Apollon s’avisa de vendre de l’esprit,
Et Mercure de la memoire.
Après s’être postés dans l’endroit le plus beau,
Pour attirer du Peuple & de la Chalandise,
Chacun dans un écriteau
Etala sa marchandise.
Mais à peine Mercure a-t-il planté le sien
Que de toute la Foire il attire la foule :
Le monde vient, s’en va, puis revient, & s’écoule,
Sans diminuer en rien.
Le marchand de mémoire en fournit la Contrée ;
Mais le marchand d’esprit à peine fut-il vû ;
Il vendoit une Denrée
Dont le plus Idiot croit être assez pourvû.
Il s’écrie, il s’emporte, il se rompt la cervelle :
« Messieurs, dit-il, Messieurs, tournez ici vos pas ;

» De quoi la mémoire sert-elle,
» Quand l’esprit, par malheur, ne l’accompagne pas ? »
Il eut beau faire & beau dire,
Beau se plaindre & fulminer,
Apollon avec sa Lyre,
S’en alla sans étrener.

Il n’est pas mal aisé de croire
Que de sa marchandise il n’eut point de débit ;
On dit à tout moment qu’on n’a point de mémoire,
Et l’on ne dit jamais que l’on n’a point d’esprit.


Si l’on tenoit encore une pareille Foire,
Vous iriez à grands pas vous fournir de mémoire :
Et quelque bon marché qu’Apollon vous offrît,
Vous n’en feriez pas un pour avoir de l’esprit.
Est-ce en avoir une once & le mettre en usage
Que de faire à la Cour un si bas Personnage ?
Ceux dont vous observez les discours & les pas,
Ou sont vos ennemis, ou bien ne le sont pas :
S’ils sont vos ennemis, la passion vous guide ;

Si ce sont vos Amis, c’est leur être perfide ;
Et de tous les emplois le plus lâche aujourd’hui,
Est d’être l’espion des paroles d’autrui.
Plus sincere que vous je dis ce que je pense.

PLEXIPE.

J’attendois de mon zéle une autre récompense.

ESOPE.

Quand j’aurois un Trésor à mettre en votre main,
Vous manquez de mémoire & l’oublieriez demain.
C’est perdre ses bienfaits que de les mal répandre.

SCENE VI.

LICAS, ESOPE, PLEXIPE.
LICAS.

Dans votre appartement Rhodope va se rendre.
Elle m’envoye ici vous le faire sçavoir.

ÉSOPE à Pléxipe.

Adieu. J’ai du regret de trahir votre espoir.
Fassent les Médisans tout ce qu’ils pourront faire :

Je sçai par quel moyen on les force à se taire ;
Et pour me venger d’eux je vais vivre si bien
Qu’ils auront de la peine à me reprocher rien.

Fin du premier Acte.