La Compagnie des Libraires (Théâtre de feu Monsieur Boursault. Tome IIIp. 474-507).
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ACTE IV.

SCENE PREMIERE.

ARSINOE, LAIS.
LAIS.

Au plus riche des Rois vous voilà presqu’unie ;
Il n’y manque plus rien que la cérémonie ;
Et dans un beau fauteuil assise à son côté,
Votre Altesse demain deviendra Majesté.
Le Ciel à votre Sang devoit ce privilege.
Mais moi, Madame, moi, demain que deviendrai-je ?
Je voudrois bien…

ARSINOE.

Je voudrois bien…J’entends ce que tu voudrois bien,
Et ton bonheur, Laïs, suivroit de près le mien.
Mais j’y vois un obstacle…

LAIS.

Mais j’y vois un obstacle…Hé ! quel est-il ?

ARSINOE.

Mais j’y vois un obstacle…Hé ! quel est-il ? Rhodope :
Elle a fait ce matin sa paix avec Esope ;
Tu sçais en quelle estime il est auprès du Roi :
Et je songeois à lui pour l’attacher à toi.

LAIS.

Qui ? Lui, Madame ?

ARSINOE.

Qui ? Lui, Madame ? Esope est né dans l’indigence,
Mais, Laïs, ses vertus corrigent sa naissance.
Quel honneur n’a-t-il point de ne devoir qu’à lui
Le poste glorieux qu’il occupe aujourd’hui ?
Esope sans naissance est dans une posture…

LAIS.

Avez-vous parcouru sa bizarre figure ?
Je renonce à vos biens si le plus grand de tous
Consiste à me donner Esope pour Epoux.
Je n’en veux vraiment point.

ARSINOE.

Je n’en veux vraiment point.Connois-tu bien Esope ?

LAIS.

Il ne faut pour le voir prendre aucun Microscope.

De son hideux aspect on est d’abord frapé.
Hors l’esprit qu’il a droit, il a tout éclopé ;
Et quoique sa Morale ait des traits admirables,
L’Hymen n’est pas un Dieu qu’on repaisse de Fables ;
En un mot, quelque Epoux qui me soit destiné,
Je le veux, si je puis, bien conditionné ;
Que rien n’y manque.

ARSINOE.

Que rien n’y manque.Esope a l’esprit net, affable.

LAIS.

L’esprit net, il est vrai ; le corps indéchiffrable.
C’est d’une fort belle ame un fort vilain étui.
Que feroit-il de moi ? Que ferois-je de lui ?
Pardon si ma pensée est contraire à la vôtre,
Mais il faut pour s’aimer être faits l’un pour l’autre :
Si l’Epoux que l’on prend n’a le don de toucher,
La vertu de la Femme est facile à broncher.
La mienne jusqu’ici ne s’est point démentie :
De la contagion elle s’est garantie ;
Je veux, s’il m’est possible, être Femme de bien ;
Et si je suis à lui, je ne réponds de rien.

Préservez ma pudeur, qu’il rendroit chancelante,
D’une tentation qui seroit violente…
Le voici. Justes Dieux, détournez un tel coup !
J’aime mieux mourir fille, & c’est dire beaucoup.

SCENE II.

ESOPE, ARSINOE, LAIS.
ESOPE.

Vous me voyez confus d’oser vous faire attendre,
Moi, qui dois à votre ordre avec respect me rendre ;
Mais enfermé, Madame, au cabinet du Roy…

ARSINOE.

Eh ! qui de vos bontés sçait mieux le prix que moi ?
Pouvez-vous m’en donner de plus sensibles marques ?
Destinée à l’Hymen du plus grand des Monarques,
Je dois plus ce bonheur, que je n’attendois pas,

A vos soins empressés qu’à mes foibles appas.
Vous avez seul vers moi fait pencher la balance.

ESOPE.

Eh ! puis-je avoir pour vous trop de reconnoissance ?
La qualité de Reine est dûe à vos vertus ;
Mais plût aux Dieux, Madame, avoir pû faire plus !
Je n’oublierai jamais qu’à la première vue
Crésus de ma présence eut d’abord l’ame émue ;
Et que si dans ces lieux j’éprouve un sort si doux,
Je le dois à l’appui que je reçus de vous.
Un bienfait tôt ou tard trouve un prix infaillible ;
Et vous en allez voir une preuve sensible.

LA COLOMBE ET LA FOURMI.
FABLE.

La Colombe, qui s’égayoit
Au bord d’une Fontaine où l’onde était fort belle,
Vit se démener auprès d’elle
Une Fourmi qui se noyoit.

Sensible à son malheur, mais encor plus active
A lui prêter secours par quelque prompt moyen,
Elle cueille un brin d’herbe, & l’ajuste si bien,
Que la Fourmi l’attrape & regagne la rive.
Quand elle fut hors de danger,
Sur le mur le plus près la Colombe s’envole :
Un Manant à piés nus qui la voit s’y ranger,
Fait d’abord vœu de la manger,
Et ne croit pas son vœu frivole.
Assuré de l’arc qu’il portoit,
De sa fléche la plus fidelle
Il alloit lui donner une atteinte mortelle :
Mais la Fourmi qui le guettoit,
Voyant sa bienfaitrice en cet état réduite,
Le mord si rudement au pié,
Que se croyant estropié,
Il fait un si grand bruit que l’Oyseau prend la fuite.


Par la foible Fourmi ce service rendu
A la Colombe bienfaisante,
Est une preuve suffisante,
Qu’un bienfait n’est jamais perdu.

ARSINOE.

Il est vrai qu’un bienfait n’est jamais sans salaire,
N’eût-on que le plaisir que l’on goûte à le faire :
Epouse de Crésus que mon sort sera doux,
Pouvant faire du bien, de commencer par vous ;
Je viens exprès ici vous le dire moi-même.
Demain associée à son pouvoir suprême,
Comme de votre bien usez de mon crédit.

ESOPE arrêtant Laïs.

J’ai fait, belle Laïs, ce que vous m’avez dit ;
Tantôt d’un air galant votre main dans la mienne,
Vous m’avez demandé quelqu’un qui vous convienne ;
Et, sur qui que ce soit que j’arrête les yeux,
Je crois être celui qui vous convient le mieux.
Si le parti vous plaît, la main est toute prête.

LAIS.

Moi, Monsieur, de Rhodope enlever la Conquête !
Que diroit-elle ? Non je rends grace à vos soins :
Vous lui convenez plus, & je vous conviens moins.
J’ai pour votre mérite une estime sincere,
Pour de l’amour… tout franc, vous n’en inspirez guére ;

Et vous sçavez le sort de quantité d’Epoux,
Qui, sans vous offenser, sont bien mieux faits que vous.
S’il vous faut, comme un autre, éprouver ce supplice,
Je vous honore trop pour en être complice.

ESOPE.

Allez ; c’est être sage, & l’être au dernier point,
Que de ne s’unir pas à ce qu’on n’aime point.
Je voulois éprouver quelle étoit votre pente.
Aimez & qu’on vous aime, & vous vivrez contente ;
C’est le sort le plus doux.

SCENE III.

CLEON, ESOPE.
cléon.

C’est le sort le plus doux.Eh ! bon jour, mon Patron ;
Baisez-moi, je vous prie, encore une fois. Bon.
Les yeux vifs, le teint frais, la face rubiconde,

Vous ferez, j’en suis sûr, l’Epitaphe du monde.
Jamais homme, à mon gré, ne se porta si bien.

ESOPE.

Ma santé, par malheur, ne vous est bonne à rien.

CLEON.

Puis-je compter sur vous pour me rendre un service ?

ESOPE.

Pouvez-vous en douter & me rendre justice ?
M’en offrir un moyen, c’est flater mon desir.
Le plaisir d’obliger est mon plus grand plaisir.
Quand il faut à quelqu’un refuser quelque chose,
J’en ai plus de chagrin que ceux à qui j’en cause.
Rien ne m’est plus sensible & ne me touche tant,
Que lors que d’avec moi l’on s’en va mécontent.

CLEON.

J’ai tablé là dessus, & viens vous mettre en œuvre.
Je suis homme de Guerre, & j’en sçai la manœuvre,
Expert en ce Métier je distingue d’abord
D’une armée ennemie & le foible & le fort.
Chagrin contre Ariston, qui ne fait rien qui vaille,

A le couler à fond sourdement je travaille.
Et pour m’aider sous main à le rendre odieux,
C’est sur vous, mon Patron, que je jette les yeux ;
Je vous préfere à tous, tant je vous crois fidéle.

ESOPE.

Pour le couler à fond ? La préférence est belle :
Pourquoi chercher à nuire à ce Brigadier-là ?

CLEON.

Pour mettre un habile homme en la place qu’il a ;
J’en sçai un (avec vous je m’explique sans feindre)
Qu’on ne feroit pas mieux quand on le feroit peindre :
Fier, sans être orgueilleux ; doux, sans être soûmis ;
Estimé des soldats & craint des ennemis ;
Enfin ce qu’on appelle un des plus jolis hommes,
Qu’on ait vû de long-temps à la Cour où nous sommes.
C’est le meilleur present qu’on puisse faire au Roi.

ESOPE.

Hé quel est, s’il vous plaît, cet habile homme ?

CLEON.

Hé quel est, s’il vous plaît, cet habile homme ? Moi !

ESOPE.

Vous ?

CLEON.

Vous ? Oui. Je vous surprens de ce que je me nomme ;
Hé ! qui sçait mieux que moi que je suis habile homme ?
La modestie est belle enchassée à propos ;
Mais hors de son endroit, c’est la vertu des sots.
Fiez-vous-en à moi ; je sçai un peu la Carte ;
Quand on a mes talens rarement on s’écarte.
Me proposer au Roy ce sera le ravir.

ESOPE.

Du meilleur de mon cœur je voudrois vous servir.
Vous ne pouvez jamais me causer plus de joie
Que de m’en procurer une équitable voie.
Mais quel tort, dites-moi, m’a fait cet Officier,
Pour obliger Crésus à le disgracier ?
Parlez-moi d’élever & non pas de détruire.
Je n’ai point de pouvoir quand il s’agit de nuire.
Ne me demandez point ce qui n’est pas permis.

CLEON.

Il est permis, parbleu, d’obliger ses Amis.

Et je vous crois le mien, comme je suis le vôtre.

ESOPE.

Pour en obliger un, faut-il en perdre un autre ?
Il n’est rien de si beau que d’être généreux.
Vous auriez du scrupule à faire un malheureux.

CLEON.

Bon ! C’est bien à la Cour que l’on a du scrupule ?
On cherche à s’avancer, sans voir qui l’on recule.
Il n’est point de moment où l’on ne soit au guet
Pour y mettre à profit les faux pas qu’on y fait.
Et pourvû qu’à son but un Courtisan arrive,
On l’applaudit toujours quelque route qu’il suive :
Aller à la Fortune est mon unique fin.

ESOPE.

Allez-y, croyez-moi, par un autre chemin.
Crésus, des Potentats l’un des plus équitables,
A qui depuis un an, j’ai dédié mes Fables,
Se fait lire avec soin le matin & le soir,
Celles que sans foiblesse un grand Roy peut sçavoir.
Et le plus lâche crime étant la calomnie,

Pour ne pas un moment la laisser impunie,
Il s’est fait un devoir d’apprendre celle-ci.
Quel bonheur, si les Rois en usoient tous ainsi !
L’envie au desespoir honteusement réduite,
De leurs paisibles Cours prendrait bientôt la fuite.
Écoutez.

LE LION DECREPIT.
FABLE.

Le Lion accablé par les ans,
Et n’ayant presque plus de chaleur naturelle,
Avoit autour de lui nombre de Courtisans
Qui par grimace ou non lui témoignoient leur zéle.
Le Loup, qui ne peut faire une bonne action,
Voyant que le Renard n’était pas de la bande,
Le fit remarquer au Lion,
Qui jura de punir une audace si grande.
Mais le rusé Renard, plus adroit que le Loup,
Averti de son insolence,
Non content de parer le coup,
Résolut d’en tirer vengeance.

Il va rendre visite au Roy des Animaux.
Et d’un ton assuré : « Vous voyez, dit-il, Sire,
» Des Sujets de votre Empire
» Le plus sensible à vos maux.
» Pendant qu’on vous faisoit des compliments stériles,
» Qui ne partent souvent que d’un zéle affecté,
» Je cherchois des secrets utiles
» Pour le soulagement de votre majesté.
» Elle est hors de péril, & l’Etat hors de crainte.
» La peau d’un Loup écorché vif
» Est un remede aussi prompt qu’effectif
» Pour r’animer votre chaleur éteinte. »
Son attente eut un plein effet.
On écorche le Loup, on en couvre le Sire :
Et ceux qui du Renard l’avoient oüi médire,
Dirent tous que c’étoit bien fait.


Messieurs les Courtisans qui cherchez à vous nuire,
Quel plaisir prenez-vous à vous entre-détruire ?
Si par la calomnie un homme a réussi,

Cent pour un, tout au moins, s’y sont perdus aussi.
Je sçai bien qu’à la Cour, au milieu des Caresses,
La jalousie immole Amis, Parens, Maitresses ;
A qui veut s’agrandir le cas n’est pas nouveau ;
Mais je sçai bien aussi que cela n’est pas beau.
Quand d’une bonne Race on a l’honneur de naître,
On cherche à mériter le poste où l’on veut être.
Et si de vos ayeux vous avez les Vertus,
Vous irez par leur route aux Emplois qu’ils ont eus.
C’est la plus juste voye, & la plus raisonnable.

CLEON.

N’avez-vous autre chose à m’offrir qu’une Fable ?
Le bon ami !

ESOPE.

Le bon ami !Meilleur que vous ne le croyez.
C’est moi qui me dois plaindre, & c’est vous qui criez :
Je ne murmure point que pour votre service,
Vous me sollicitiez à faire une injustice ;
Et vous murmurez, vous, qui me la proposez.

De ce qu’à vos desirs les miens sont opposez.
Qui de vous ou de moi mérite qu’on l’excuse,
Vous qui la demandez, ou moi qui la refuse ?

CLEON.

Vous ne voulez donc pas me servir ?

ESOPE.

Vous ne voulez donc pas me servir ?J’y suis prêt,
Et même, s’il le faut, contre mon intérêt.
Ne me proposez rien dont pour vous je rougisse,
Et vous verrez alors si je rends bien service.
Vous seriez mal paré des dépouilles d’autrui.

CLEON.

Sçavez-vous de quel sang j’eus l’honneur de naître ?

ESOPE.

Sçavez-vous de quel sang j’eus l’honneur de naître ?Oui.
Vous avez des Ayeux dont la gloire est insigne :
Héritier de leur nom, tâchez d’en être digne ;
Tâchez…

CLEON.

Tâchez…Point de leçons. Je suis, graces aux Dieux,
Plus habile que vous, quoique je sois moins vieux.

ESOPE.

Je le crois. J’ai de l’âge & n’ai point de Science ;

Mais j’ai du train du Monde un peu d’expérience.
A la guerre, & par-tout, la générosité
Est ce qui sied le mieux aux gens de Qualité.
Et quiconque est formé d’un Sang comme le vôtre,
Doit naturellement en avoir plus qu’un autre.

CLEON.

Parlons net. Mon dessein est de perdre Ariston.
Voulez-vous m’y servir ?

ESOPE.

Voulez-vous m’y servir ? Pour cela, Monsieur, non :
Si c’est le seul motif qui vers moi vous amene,
C’est, à vous parler net, une visite vaine.

CLEON.

Hé ! vous figurez-vous, mon cher petit Monsieur,
Qu’un Ministre inutile ait un vrai serviteur ?
Lors qu’à vous encenser tant de monde travaille,
Est-ce pour vos beaux yeux ou votre belle taille ?
Le présumez-vous ?

ESOPE.

Le présumez-vous ? Non. Qui feroit ce projet
Auroit assûrément grand tort sur mon sujet.
Autant que je l’ai pu pendant une heure entiere,

Je vous ai combattu d’une honnête maniere :
Mais les coups éloignés ne vous émeuvent point,
Il faut vous les tirer plus à brûle pourpoint.
Puis donc qu’à votre insulte il faut que je réponde,
Je n’ai pas en laideur mon pareil dans le monde,
Je le sçai ; mais le Ciel propice en mon endroit,
Dans un corps de travers a mis un esprit droit.
Quelque hommage forcé que la crainte leur rende,
Je méconnois les Grands qui n’ont pas l’ame grande,
Et je n’ai du respect pour l’éclat de leur Sang
Que lors que leur mérite est égal à leur rang.
Les grands & les petits viennent par même voye :
Et souvent la naissance est comme la monnoye ;
On ne peut l’altérer sans y faire du mal ;
Et le moindre alliage en corrompt le métal.
Un Soldat comme vous s’imagine peut-être…

CLEON.

Je ne suis point soldat, & nul ne m’a vû l’être.
Je suis bon Colonel & qui sers bien l’Etat.

ESOPE.

Monsieur le Colonel qui n’êtes point soldat,
Je ne sçai ce que c’est que de rendre service
Contre la bienséance & contre la justice.

CLEON.

Adieu, Monsieur : Bientôt… je ne m’explique pas.

SCENE IV.

ESOPE seul.

Peut-on être si noble, avec un cœur si bas !
On dit que la Noblesse a la Vertu pour Mere ;
S’il est vrai, ses enfans ne lui ressemblent guére.
Et pour un qui l’imite & qui fait son devoir…
Mais quel homme important en ce lieu me vient voir ?

SCENE V.

Mr. GRIFFET, ESOPE.
Mr GRIFFET.

Vous voyez un Vieillard d’une assez bonne pâte,
Qui va voir ses Ayeux, sans pourtant avoir hâte ;
Et qui souhaiteroit être assez fortuné
Pour vous entretenir sans être détourné.
C’est pour le bien public que je vous rends visite.

ESOPE.

Ah ! pour le bien public il n’est rien qu’on ne quitte…
à Licas.
Holà ? s’il vient quelqu’un, on ne me parle point…
J’agirai de concert avec vous sur ce point.
Allons d’abord au fait. Point d’inutiles termes.

Mr GRIFFET.

On doit le mois prochain renouveler les Fermes ;

Et si par votre appui j’y pouvois avoir part,
Jamais homme pour vous n’auroit eu plus d’égard.
Pour me voir élever à cette place exquise,
Je me crois le mérite & la vertu requise.
Il ne me manque rien qu’un Patron obligeant.

ESOPE.

Et quelle est la vertu d’un Fermier ?

Mr GRIFFET.

Et quelle est la vertu d’un Fermier ? De l’argent.
Il ne fait point de cas des vertus inutiles,
Des soins infructueux & des veilles steriles.
D’une voix unanime & d’un commun accord,
Les vertus d’un Fermier sont dans son coffre fort ;
Et son zéle est si grand pour des vertus si belles,
Qu’il en veut tous les jours acquérir de nouvelles.
La Vertu toute nue a l’air trop indigent ;
Et c’est n’en point avoir que n’avoir point d’argent.

ESOPE.

Fort bien. Mais croyez-vous y trouver votre compte ?
Avez-vous calculé jusques où cela monte ?

Toute charge payée, y voyez-vous du bon ?
Parlez en conscience.

Mr GRIFFET.

Parlez en conscience.En conscience ? Non.
Mais un homme d’esprit versé dans la Finance,
Pour n’avoir rien à faire avec sa conscience,
Fait son principal soin pour le bien du travail,
D’être sourd à sa voix tant que dure le Bail :
Quand il est expiré, tout le passé s’oublie ;
Avec sa conscience il se réconcilie :
Et libre de tous soins, il n’a plus que celui
De vivre en honnête homme avec le bien d’autrui.
Si vous me choisissez & que le Roy me nomme,
Je doute que la Ferme ait un plus habile homme.
J’ai du bien, du credit & de l’argent comptant.
Quant au tour du bâton vous en serez content ;
Votre peine pour moi ne sera point perdue :
Je sçai trop quelle offrande à cette grace est dûe :
Quoi que vous ordonniez, tout me semblera bon.

ESOPE.

Qu’est-ce que c’est encor que le tour du bâton ?
Je trouve cette phrase assez particuliere.

Mr GRIFFET.

Vous voulez m’avertir qu’elle est trop familiere ;
J’ai regret avec vous de m’en être servi.

ESOPE.

Vous en avez regret & moi j’en suis ravi.
Pour familiere, non ; je vous en justifie.
Dites-moi seulement ce qu’elle signifie.

Mr GRIFFET.

Le tour du bâton ?

ESOPE.

Le tour du bâton ? Oui.

Mr GRIFFET.

Le tour du bâton ? Oui.C’est un certain appas…
Un profit clandestin… Vous ne l’ignorez pas.

ESOPE.

J’ai là-dessus, vous dis-je, une ignorance extrême.

Mr GRIFFET.

Pardonnez-moi.

ESOPE.

Pardonnez-moi.Vraiment, pardonnez-moi vous-même.
C’est peut-être un jargon qu’on n’entend qu’en ces lieux.

Mr GRIFFET.

C’est par tout l’Univers ce qu’on entend le mieux.

Que l’on aille d’un Grand implorer une grace,
Sans le tour du bâton je doute qu’il la fasse :
Pour avoir un emploi de quelque Financier,
C’est le tour du bâton qui marche le premier :
On ne veut rien prêter, quelque gage qu’on offre,
Si le tour du bâton ne fait ouvrir le coffre.
Il n’est point de coupable un peu riche & puissant,
Dont le tour du bâton ne fasse un innocent :
Point de femme qui joue, & s’en fasse une affaire,
Que le tour du bâton ne dispose à pis faire :
Ministres de Thémis, & Prêtres d’Apollon
Ne font quoi que ce soit sans le tour du bâton :
Et tel paroît du Roy le serviteur fidéle
Dont le tour du bâton fait les trois quarts du zéle.
Vous êtes dans un poste à le sçavoir fort bien.

ESOPE.

Je vous jure pourtant que je n’en sçavois rien.
Je vois par ces effets & ces métamorphoses,
Que le tour du bâton est propre à bien des choses ;
Mais je ne conçois point où l’on peut l’appliquer.

Mr GRIFFET.

Pour vous faire plaisir, je vais vous l’expliquer.
Rien n’est plus nécessaire au commerce des hommes :
Et pour ne point sortir de la Ferme où nous sommes,
Lors que l’on offre au Roy la somme qu’il lui faut,
On ne biaise point & l’on parle tout haut ;
Cent millions, dit-on : plus ou moins, il n’importe.
On ajoute à cela, mais d’une voix moins forte,
D’un ton beaucoup plus bas, qu’on entend bien pourtant,
Et pour notre Patron une somme de tant ;
Soit par reconnoissance, ou soit par politique,
C’est l’usage commun qui par-tout se pratique.
Il n’est point d’Intendant en de grandes Maisons
Qui n’ait le même usage & les mêmes raisons.
Quand on y fait un bail de quoi que ce puisse être,
Et qu’on a dit tout haut ce que l’on offre au Maître,
On prend un ton plus bas pour le revenant bon ;
Et voilà ce que c’est que le tour du bâton.

Son étymologie est sensible, palpable.

ESOPE.

Ce n’est pas le seul tour dont vous soyez capable.
Peu de Fermiers, je crois, sont plus intelligens.

Mr GRIFFET.

J’en connois quelques-uns assez habiles gens :
Mais qui ne feront point, tant ils sont débonnaires,
Ni le bien de l’Etat, ni leurs propres affaires.
Pour faire aller le peuple il faut être plus dur.

ESOPE.

Il est vrai : vous voulez le bien public, tout pur.
Vous avez l’appétit toujours bon.

Mr GRIFFET.

Vous avez l’appétit toujours bon.Je dévore.

ESOPE.

Quel âge avez-vous bien pour travailler encore ?
Ne mentez point.

Mr GRIFFET.

Ne mentez point.Lundi, j’eus quatre-vingt-deux ans.

ESOPE.

Vous avez des enfans & des petits enfans ?

Mr GRIFFET.

Aucun. Je suis Garçon. Le Ciel m’a fait la grace

De même qu’au Phénix d’être seul de ma race.
Avec économie ayant toujours vécu,
J’ai depuis soixante ans mis écu sur écu :
Si bien que ce matin en consultant mes livres,
J’ai trouvé de bien clair quinze cens mille livres,
Sans avoir un Parent à qui laisser un sou.

ESOPE.

Vous ?

Mr GRIFFET.

Vous ?Moi.

ESOPE.

Vous ?Moi.Point d’enfans ?

Mr GRIFFET.

Vous ?Moi.Point d’enfansNon.

ESOPE.

Vous ?Moi.Point d’enfansNon.Peste soit du vieux fou :
Un homme de bon sens travaille en sa jeunesse,
Pour passer en repos une heureuse vieillesse :
Mais c’est un insensé qu’un voyageur bien las,
Qui peut se reposer, & qui ne le fait pas.
Quel indigne plaisir peut avoir l’avarice ?
Et que sert d’amasser, à moins qu’on ne jouisse ?
C’est bien être ennemi de son propre bonheur.

Mr GRIFFET.

Je veux, si je le puis, mourir au lit d’honneur.
Quelque vieux que je sois, je me sens les piés fermes.
J’ai rempli dignement tous les emplois des Fermes ;
Directeur, Reviseur, Caissier, & cætera ;
Et je prétends aller jusqu’au non plus ultra ;
Etre Fermier.

ESOPE.

Etre Fermier.Hé quoi ! N’avez-vous rien à faire
Et de plus serieux, & de plus nécessaire ?
La mort toujours au guet, avec son attirail,
Est-elle caution que vous passiez le bail ?
Ne l’entendez-vous pas qui vous dit de l’attendre ?
Et que demain peut-être elle viendra vous prendre ?
Il faudra tout quitter quand elle arrivera :
Et vous ne songez point à ce non plus ultra.
Quel âge attendez-vous pour être raisonnable ?
Voulez-vous là-dessus écouter une Fable ?

Mr GRIFFET.

Volontiers.

ESOPE.

Volontiers.Elle est longue. Aurez-vous le loisir…

Mr GRIFFET.

Plus elle durera, plus j’aurai de plaisir.
Une Fable un peu longue est une double grace.

ESOPE.

Vous y verrez des foux dont vous suivez la trace,
Et vous en verrez tant de toutes qualitez,
Que vous réfléchirez sur vous-même. Ecoutez.

L’ENFER.
FABLE.

A l’exemple d’Hercule, un certain téméraire,
S’étant fait jour jusques dans les enfers,
Voulut voir des damnés les supplices divers.
Ce n’étoit pas une petite affaire.
Un jeune diable, à qui Pluton
Permit ce jour-là d’être bon,
(sans tirer à conséquence)
Conduisit l’Homme par-tout,
Et, de l’un à l’autre bout,
L’honora de sa présence.
Il trouva là des gens de toutes les façons,

Hommes, femmes, filles, garçons,
Grands, petits, jeunes, vieux, de tout rang, de tout âge :
Il n’est profession, art, négoce, mêtier
Qui n’ait là-dedans son quartier,
Et qui n’y joue un personnage.
Combien trouva-t-il dans les fers
De gros Marchands Drapiers, le teint livide & jaune,
Qui par le calcul des enfers,
De trois quarts & demi faisoient toujours une aûne ?
Combien de Merciers du Palais,
Tourmentés d’autant de methodes
Que pour flater le luxe ils lui prétent d’attraits
Par la multitude des modes ?
Que de coiffeuses en lieu chaud
Pour avoir, au temps où nous sommes
Coeffé les femmes aussi haut
Que les femmes coeffent les hommes ?
Que de Cabaretiers, Cafetiers, & Traiteurs,
Ces premiers corrupteurs de la vie innocente
Sont dans une chambre ardente
Au rang des empoisonneurs.
Combien de Financiers & de teneurs de banque,

Voulant compter le temps qu’ils seront encor là
Trouvent que le chiffre leur manque,
Et ne peuvent nombrer cela !
Combien de grands Seigneurs, qui d’un devoir austére,
D’une dette du jeu s’acquittoient sur le champ ;
Et qui sont morts sans satisfaire
Ni l’ouvrier ni le Marchand ?
Combien de Magistrats, l’un bouru, l’autre avare,
Que jamais la main vide on n’osoit approcher,
Voyant que dans leur temps la justice était rare,
Prenoient occasion de la vendre bien cher ?
Combien d’Avocats célébres,
Qui rendoient noir le blanc par leurs subtilités,
Maudissent dans les ténébres
Leurs malheureuses clartés !
Si je voulois nommer les fragiles Notaires ;
Les dangereux Greffiers ; les subtils Procureurs ;
Les avides Secretaires
Des nonchalants Rapporteurs ;
Et certains curieux galopeurs d’Inventaires,

Qui séduisent l’Huissier pour tromper les mineurs :
Si je voulois parler de tant de Commissaires
Qui font, comme il leur plaît, avoir raison, ou tort ;
Des Medecins sanguinaires,
Et précurseurs de la mort ;
Enfin si je faisois une liste fidelle
De tous les réprouvés que Pluton a chez lui,
Ce seroit une Kyrielle
Qui ne finiroit d’aujourd’hui.
Voici pour vous. Le jeune Diable & l’Homme
Qui voyoient de l’Enfer tous les bijoux gratis,
Après s’être bien divertis
A voir les damnés que je nomme,
Entendirent hurler des Vieillards langoureux :
Qui sont ceux-là, dit l’Homme, & quel soin les agite ?
« Nous sommes, répond l’un d’entr’eux,
» Les affligés de mort subite. »
« Taisez-vous, imposteurs, ou parlez autrement, »
Dit le jeune habitant du Pays des ténébres,
« Vous mentez aussi hardiment
» Qu’un faiseur d’Oraisons funébres.

» Le plus jeune de vous a quatre-vingt-dix ans ;
» Et vous avez eu tout ce temps
» Pour penser à la mort, sans y donner une heure.
» Vieux, cassé, décrepit, la mort vient & vous prend :
» Après un terme si grand
» Est-il étonnant qu’on meure ?
» Dans le moment que la mort vous surprit,
» Une vetille, un rien occupoit votre esprit ;
» Vous aviez l’œil à tout jusqu’à la moindre rente :
» Et vous faisiez, quant au surplus,
» L’affaire la moins importante
» De celle qui l’étoit le plus.
» Allez pour jamais, misérable,
» Pleurer d’un temps si cher l’usage si fatal. »
Ne m’avouerez-vous pas que pour un jeune Diable
Il ne raisonnoit pas trop mal ?


Examinons un peu vous & moi quel usage
Vous avez fait du temps pendant un si grand âge.

Vos quatre-vingt-deux ans contiennent dans leur cours
Le nombre (ou peu s’en faut) de trente mille jours :
Et de ces jours usés pour bien finir le terme,
Près d’entrer au Tombeau vous entrez dans la Ferme !
Et pourquoi pour du bien vous donner tant de soin,
Vous, qui dans quatre jours n’en aurez plus besoin ?
Pour vous ouvrir les yeux j’ai dit ce qu’on peut dire.
Adieu. Quoique ma Fable ait sçu vous faire rire ;
Faites réflexion, en homme prévoyant
Que c’est la vérité que je dis en riant.

Fin du quatriéme Acte.