Épisodes militaires de la vie anglo-indienne/II/01

EPISODES MILITAIRES
DE LA
VIE ANGLO-INDIENNE

I.
LES CAMPAGNES DU MAJOR HODSON.

I. Twelve years of a Soldier’s Life in India, 1 vol., London, Parker and Son, 1859.



I.

A côté des relations qui ont permis de rassembler dans un tableau général les principaux incidens de la révolte des cipayes[1], d’autres ouvrages ont paru sur cette crise mémorable, bien dignes aussi d’une attention sérieuse, quoiqu’ils ne semblent à première vue offrir qu’un intérêt purement épisodique. Il y aurait utilité à interroger ces récits épars, ces souvenirs personnels, à raconter par exemple, en s’aidant d’une correspondance intime, la vie d’un des aventureux capitaines qui ont pris en sous-ordre la part la plus active à ce combat acharné. Un autre jour, on montrerait au milieu de quels merveilleux hasards, de quels périls inouïs se sont déployées les qualités hors ligne d’un de ces magistrats civils dont le titre modeste indique mal la puissance, et qui, par leur valeur individuelle, se sont presque toujours trouvés au niveau, non de ce qu’ils semblent être, mais de ce qu’ils sont en réalité. Si la tâche que nous limitons ainsi était seulement à moitié accomplie, peut-être aurait-on jeté quelques clartés de plus dans l’exposé des causes qui ont amené la rébellion indienne, des situations violentes qu’elle a créées, des efforts prodigieux, de la constance héroïque qui en ont amené la répression.

Un tragique incident avait marqué, on s’en souvient, le lendemain de la prise de Delhi. Le vieux souverain musulman, que la prise de sa capitale venait de précipiter du trône, s’était réfugié avant la fin de la lutte dans une de ses résidences, le Rootub, et de là négociait avec les vainqueurs, dont jusqu’alors il n’avait obtenu que la promesse de la vie sauve. A peu de distance, dans la vaste enceinte d’un de ces palais que l’orgueil oriental donne pour tombe aux monarques défunts, les trois jeunes princes ou shahzaddas qui avaient en réalité exercé l’autorité royale pendant toute la durée du enfermés siège attendaient aussi leur sort, comme fascinés par le terrible ascendant de la puissance victorieuse. Des milliers de partisans armés entouraient encore ces débris de la cour mogole. Il semblait superflu, et dans tous les cas fort hasardeux, au chef de l’armée anglaise, décimée par l’assaut et occupée à reformer ses cadres brisés, de tenter un effort de plus pour compléter un succès déjà décisif. Sur ces entrefaites, un jeune officier connu par son audace alla, presque sans autorisation, saisir dans son dernier asile le roi de Delhi, et le ramena prisonnier dans sa capitale dévastée. Le lendemain, encouragé par ce premier succès, il courait sommer les shahzadas de se livrer sans conditions à sa douteuse miséricorde. Ils n’avaient qu’une volonté à concevoir, un mot à prononcer, pour que le petit détachement qui servait d’escorte à l’officier anglais fût entouré, désarmé, détruit; mais le fatalisme oriental l’emporta sur toute inspiration de désespoir ou de courage. Les shahzadas se rendirent ignominieusement, et deux heures après ils tombaient l’un après l’autre sous les balles du hardi capitaine qui était venu les désarmer et les enlever. Cet officier se nommait William Stephen Raik.es Hodson. Six mois plus tard, lui-même tombait un des premiers dans les murs de Lucknow reconquis.

Le vaillant soldat qui venait de périr ainsi à l’âge de trente-sept ans était le troisième fils d’un membre distingué de la hiérarchie anglicane, archidiacre de Stafford, chanoine de Lichfield. Né en 1821, élevé d’abord par un précepteur auprès de son père, il avait ensuite passé à l’école de Rugby, sous la direction du célèbre docteur Arnold. Là son souvenir vit encore, et William Hodson est inscrit dans les annales du pensionnat comme un des gymnastes les plus adroits, un des coureurs les plus infatigables, un des meilleurs écuyers qu’on y ait jamais connus. Les élèves de Rugby ont pour champ de course à pied un tracé de six milles sur un sol accidenté, qu’il faut franchir en un temps donné, pas tout à fait une heure et demie. Ce n’était qu’un jeu pour le brillant écolier, dont les exploits en ce genre inquiétaient sérieusement le docteur Arnold, et lui faisaient redouter pour son élève quelque maladie de cœur. À ces prouesses du corps se joignaient certains dons de l’intelligence que nulle éducation ne remplace, entre autres celui d’une énergique volonté qui s’assure partout la prépondérance, et s’impose naturellement, sans conteste, sans tyrannie. Le docteur Arnold l’avait remarqué. A Hodson, plus volontiers qu’à tout autre, il déléguait les délicates attributions du prœpostor, de l’élève appelé à suppléer le maître, à servir d’intermédiaire entre son supérieur et ses camarades. Et Hodson, toujours obéi, restait toujours populaire, parce qu’il se montrait toujours judicieux, modéré, sans partialité, sans orgueil, protecteur des faibles, intrépide devant les forts, sur de lui-même et de son prestige souvent éprouvé. En 1840, il passa de l’école de Rugby à l’université de Cambridge, et les joutes à la rame y comptèrent un champion de plus. Un goût assez vif le portait d’ailleurs aux études classiques; mais un accident de son organisation physique l’empêchait de s’y livrer. Toute application suivie aux travaux de cabinet causait d’intolérables douleurs de tête à cet athlète infatigable, dont la vocation se marquait de plus en plus. Son parti fut pris de bonne heure : il voulait servir, et servir dans l’Inde, comme tous les jeunes ambitieux qui sentent leurs forces naissantes. En attendant la cadetship, qu’il espérait obtenir des directeurs de la défunte compagnie, et afin de ne pas laisser courir à son détriment les années qui auraient pu le rendre inadmissible, il s’engagea dans la milice de la petite île de Guernesey. Ce fut là que se fit son apprentissage de soldat, sous les yeux du major-général W. Napier, lieutenant-gouverneur de cette annexe au royaume-uni. Quand, après bien peu de temps, il passa au service de la compagnie, ce militaire éminent avait déjà deviné la valeur de Hodson. « Je crois, écrivait-il, que ce jeune homme sera une précieuse acquisition pour n’importe quel service. »

Débarqué à Calcutta le 13 septembre 1845, et, peu de semaines après, incorporé dans le 2e régiment de grenadiers, Hodson partait d’Agra le 2 novembre avec le gouverneur-général, qui allait prendre à Umballah le commandement des forces rassemblées contre les Sikhs. Il n’y avait pas, on le voit, grand temps de perdu; aussi les lettres du jeune officier respirent-elles la joie la plus sincère. On l’y voit enivré de « cet orgueil, de cette pompe qui font la guerre glorieuse, » pour parler comme-Othello. « Jamais, dit-il, jamais je n’ai vu spectacle aussi splendide que celui de ces douze mille hommes de belles troupes rangées sur une seule ligne pour faire accueil au gouverneur-général. » Cette variété de costumes, ces uniformes étranges, ces races d’hommes si diverses, et dont les types sont si marqués, toute cette force parfaitement compacte, grâce aux liens étroits de la discipline, parlent à ses instincts, à la fois guerriers et organisateurs, comme une strophe à l’âme du poète, comme une symphonie à l’oreille du musicien. La lettre où il consigne ses impressions est du 2 décembre 1845; celle qui la suit est du jour de Noël. Vingt-trois jours se sont écoulés. Dans ce court intervalle, le novice officier a déjà pris part à quatre affaires, affaires sérieuses et sanglantes, car les troupes formées par Runjeet-Singh ne ressemblaient en rien à ces lâches troupeaux hindous que chassaient jadis devant eux les soldats de Clive ou de Dupleix. L’artillerie des Sikhs, dans ces premiers combats de la campagne de 1845, terrifiait les pauvres cipayes de la compagnie, et pour les mener au feu quoi qu’ils en eussent, les officiers étaient obligés de les y devancer. L’état-major fit des pertes énormes. Le premier boulet dirigé sur le 2e de grenadiers abattit à côté de Hodson un des soldats qu’il commandait; lui-même faillit être tué par un cipaye épouvanté qui tirait au hasard derrière lui. « Nous étions, dit-il, vingt yards, quelquefois à dix, de trois canons qui nous envoyaient leur mitraille, et, ce qui valait encore moins, dans les buissons épais dont le terrain était couvert, des tireurs de choix étaient abrités, qui, sans que nous pussions les voir, nous canardaient à leur aise. »

Cependant la journée était restée aux Anglais, et cela juste au moment où les munitions allaient manquer. Ce fut une victoire décisive que celle de Modkee : la grande armée sikhe dispersée après trente-six heures de combat, son artillerie détruite, cent canons pris à la baïonnette, le tout au moment où, en-deçà du Sutledge, ses étapes vers Delhi étaient assurées d’avance, sans que les chefs de l’administration anglaise eussent connaissance de ce détail significatif. Ainsi le dit Hodson, et il ajoute : « L’Inde septentrionale était prête, comme toujours, à se soulever en masse contre nous d’une heure à l’autre. » Pour lui, rien ne manquait à sa joie : il était resté, lui trentième, autour du drapeau, sous le feu des batteries ennemies. Il avait reçu une balle au-dessous du genou, laquelle, épargnant l’os, n’avait déchiré que les chairs. Un obus, éclatant à quelques pas derrière lui, avait tué plusieurs de ses camarades et l’avait jeté par terre; il était tombé une seconde fois, abattu par l’explosion d’une mine ou d’un magasin à poudre. Bref, il avait reçu le baptême du sang; il se sentait bon soldat, et sa vie désormais avait un but.

Au milieu de cet enchantement, il a pourtant ses ennuis, ses déceptions. Il s’en explique, dès le 22 janvier 1846, avec l’un de ses chefs, a Sans me permettre, soldat novice que je suis, la moindre critique contre mes supérieurs, je puis en particulier, je le crois, vous dire l’extrême désappointement que me cause l’état actuel des cipayes. Si j’en juge par les conversations que j’entends tenir autour de moi, ce sentiment est celui de presque tous les officiers de l’armée. Ces troupes sont désolantes par leur manque de discipline et de subordination, surtout vis-à-vis des officiers indigènes... Ceux-ci, dans nos dernières marches, m’ont donné plus à faire que les soldats eux-mêmes. On m’assure que mon régiment est un mauvais échantillon;... mais je crains que le mal ne soit déjà bien étendu. Il faut en chercher la principale cause dans le nombre insuffisant des officiers européens. »

Après Modkee, la campagne n’était pas terminée; elle ne le fut complètement que le 10 février 1846, par la bataille de Sobraon, à laquelle Hodson assista malgré vent et marée. Il avait effectivement sollicité un changement de corps en apprenant que le 2e grenadiers, chargé d’assurer les communications, allait passer sur les derrières de l’armée. Aussi eut-il le double plaisir d’enclouer deux canons ennemis et d’avoir l’extrémité du petit doigt éraflée par une balle : « vraie piqûre d’épingle, dit-il, bien qu’elle ait endommagé un gant de chevreau. » Et à ce prix il avait vu, sous une pluie de feu, se fondre peu à peu une armée de 100,000 hommes, dont 20,000 restèrent sur le champ de bataille. Dix-sept jours plus tard, il datait ses lettres de Lahore. La guerre était finie; la puissance des Sikhs était brisée. On ne devait plus entendre parler d’eux que onze ans plus tard, en les retrouvant à côté des Anglais, en face des cipayes rebelles.

Ces cipayes, on vient de voir en quelle estime Hodson les tenait. Aussi demanda-t-il presque aussitôt à rentrer dans les troupes européennes du Bengale, ce qui lui fut accordé à raison de ses bons états de service. Il avait déjà vingt-cinq ans, et il n’était encore que huitième lieutenant en second. « Belle position, n’est-il pas vrai? écrit-il avec une certaine amertume; mais que voulez-vous? la dernière campagne ne m’a pas servi comme promotion, et cela parce que je n’étais pas, lorsqu’elle s’est ouverte, pourvu d’une fonction permanente.»

En sortant d’un corps indigène pour passer dans un régiment européen, Hudson devait trouver la discipline beaucoup plus stricte, le commandement beaucoup plus rude, la règle plus impérieuse et mieux. observée. Il ne s’en étonne pas, il s’en réjouit. « Tout cela nous est bon, écrit-il, et j’estime, pour ma part, qu’il y a plus de liberté réelle dans une soumission convenable que dans l’entier affranchissement de toute espèce de frein. » Ce qui le console d’ailleurs, c’est de se retrouver entouré de vrais Anglais, d’entendre le langage natal, de se croire pour ainsi dire en famille. « Ah! s’écrie-t-il, nous émigrerions bien pour l’Angleterre, tous tant que nous sommes, si on nous laissait la route libre! » Autre motif de satisfaction, il est dans les plus charmantes régions de l’Inde, sur ces pentes boisées et fraîches de l’Himalaya, où se réfugient les Européens, quand la saison brûlante leur rend insupportable le séjour des villes. Et enfin, ce qui le met encore en meilleure disposition, il vient de rencontrer là un homme digne de le comprendre, placé de manière à lui frayer la voie. A peine ils se sont vus, et ils se sentent attirés l’un vers l’autre. Cet homme, c’est Henry Lawrence, alors tout récemment nommé colonel et chevalier du Bain, Lawrence, établi à Simlah, appelle auprès de lui le jeune lieutenant, et le garde un mois entier. Il le choie, le conseille, et (ce qui plaît mieux encore à Hodson) il fait de son nouvel ami son aide-de-camp, son secrétaire intime. En cette qualité, il l’accable de besogne. Il l’initie ainsi très rapidement et sans réserve au secret des affaires politiques; il lui prodigue les trésors de son expérience; il le prépare à devenir en ses mains un de ces instrumens dont il faut assurer la trempe avant de s’en servir dans des opérations délicates.

L’un des résultats de la guerre des Sikhs fut, on le sait, l’attribution du royaume de Kachemyr à Ghoolab-Singh, dont on payait ainsi les services tout en diminuant d’autant les ressources militaires du Pendjab; mais le peuple dont on disposait si cavalièrement ne voulut pas, de prime abord, reconnaître la validité de ces arrangemens politiques. Les délégués et les troupes du nouveau prince que l’Angleterre lui donnait furent reçus à coups de fusil au sein des tribus montagnardes, soulevées par le cheik Imaumodeen. Sans se faire la moindre illusion sur le mérite du souverain qu’ils avaient imposé à ces malheureuses peuplades, les maîtres de l’Inde durent intervenir. « Nous lui avons charpenté un trône, il l’y faut maintenir, écrit Hodson en parlant de Ghoolab-Singh, et pourtant c’est un tel misérable, et si abhorré! L’ordre ainsi obtenu ne sera jamais, je le crains bien, que le calme passager du torrent près de se ruer dans l’abîme. »

Henry Lawrence devait aller, en qualité d’agent, surveiller l’occupation du pays où Ghoolab-Singh, laissant son domaine héréditaire sous la garde des troupes anglaises, se jetait à la tête de toutes celles qu’il avait pu réunir. Il emmène avec lui Hodson, dont la volonté laborieuse et l’intelligence toujours prête lui sont déjà un précieux secours. Bientôt après (octobre 1846), ils quittent Lahore et se portent sur le théâtre même de la guerre. Là, le jeune lieutenant fait pour la première fois connaissance avec une cour indienne; il étudie ces graves dehors sous lesquels se cachent les passions indomptables de cette vieille aristocratie, si habilement hypocrite, si profondément corrompue. Les leçons de Lawrence ne sont point perdues pour lui, et il voit clair dans tout ce qui l’entoure. C’est ainsi par exemple qu’il parle de Ghoolab-Singh : « Le maharadjah est un bel homme, de haute taille, d’ample corpulence; sa figure expressive et régulière, ses façons courtoises et prévenantes, sa voix richement timbrée, le rendent pour moi l’indigène le plus séduisant que j’aie encore rencontré. Vous diriez un homme doux entre les plus doux, et le plus sincère, le plus loyal du monde. Ses habitudes quotidiennes sont exemplaires très certainement; au fond, c’est le plus habile tartufe qui se puisse voir, aussi subtil, aussi retors que possible, dévoré d’avarice et d’ambition, et, quand il se monte, horriblement cruel. Il essaie de se justifier à cet égard en faisant valoir la nécessité qui le pousse et la férocité des gens à qui il a affaire. A nos yeux cependant, le penchant qu’il a pour certaines opérations de boucherie (dépecer des hommes vivans, leur couper le nez, les mains, les oreilles, etc.) ne permet guère d’admettre les circonstances atténuantes. Accusé d’avoir fait écorcher sous ses yeux une douzaine de mille hommes, il se récrie contre cette calomnie monstrueuse. Trois seulement avaient subi, selon lui, ce traitement, peut-être sévère. Quelque temps après, vaincu par l’évidence, il en avouait trois cents... Et il ne vaut pas moins, il vaut peut-être mieux que la plupart de ses pareils! Lawrence met en doute qu’on pût, dans des circonstances analogues, trouver un prince indigène souillé de moins de crimes... »

La présence de l’agent anglais, plus imposante que l’armée de Ghoolab-Singh, à l’avant-garde de laquelle il marchait hardiment, fit tomber la résistance du cheik Imaumodeen, et, tout joyeux d’avoir franchi un des premiers les passes du Kachemyr, encore inconnues, Hodson revint à Lahore d’abord, puis à Subathoo, où l’attendait une transformation singulière partout ailleurs que dans l’Inde. Henry Lawrence, entre autres créations de son génie actif et fécond, voulait installer un asile pour les enfans de race européenne que les hasards de la guerre et l’insalubrité du climat laissent fréquemment orphelins sur cette terre dévorante de l’Inde. Le site était choisi près de Subathoo. Il n’y avait plus qu’à bâtir, aménager, peupler, réglementer cet utile établissement. Hodson fut chargé de tous ces soins, et de soldat, le voilà devenu architecte, dans des conditions exceptionnelles. Pour bois de charpente, on lui donne une forêt; pour briques, de l’argile; pour chaux, une montagne à éventrer, le tout avec des ouvriers indigènes auxquels il faut tailler par le menu chaque portion de leur besogne, car ils ne savent ni ajuster deux poutres, ni mettre une porte sur ses gonds, ni même joindre correctement les pierres d’un mur. Ajoutez à leur ignorance une paresse incorrigible, un admirable instinct de ruse développé par l’oppression, et figurez-vous un pauvre jeune homme obligé de se débattre seul au milieu d’un atelier de quatre cent cinquante hommes, dont la direction, la paie, les résistances et les bévues sont toute à sa charge. D’obstacles, il n’en saurait être question. Ce mot-là, dans l’Inde, n’est plus anglais; du moins est-ce la manière de voir du colonel Lawrence. A toutes les observations de son jeune subordonné, il n’a qu’une réponse, toujours invariable : « Faites selon vos lumières, prenez le parti que vous jugerez le meilleur. Je vous ai donné carte blanche pour agir en mon nom. Vous pouvez tirer sur ma caisse. Cela doit vous suffire. »

L’asile finit par s’élever dans ces conditions étranges. A peine les murs sont-ils séchés qu’il se peuple, et l’asile n’a pas encore de directeur. En attendant qu’il en vienne un d’Angleterre, Hodson en fera les fonctions. L’ancien prœpostor de Rugby n’est pas absolument novice en ces matières, et s’il n’y avait que des garçons à conduire, il y trouverait peu d’embarras; mais vient un moment où le lieutenant et ses vingt-six ans sont requis de diriger quatorze petites filles, la plupart en bas âge, et de faire régner l’ordre parmi les femmes attachées au service de ces enfans. Peu à peu, comme tout créateur, Hodson prend goût à ce travail opiniâtre, dont il attend les meilleurs résultats, non pour lui, — Dieu merci, l’ingratitude publique lui est connue, — mais pour ce qu’on pourrait appeler « l’intérêt anglais » dans l’Inde. Les enfans resteront à l’asile jusqu’à dix-huit ans. Les garçons, pour la plupart, seront soldats. Enfin, nourris, élevés dans ces belles régions de l’Himalaya, on peut espérer qu’ils y reviendront après dix ou quinze ans passés sous le drapeau. Ils s’établiront alors, agriculteurs ou commerçans, autour des différentes stations, dans ces fraîches vallées aux pentes insensibles qu’abritent à diverses hauteurs les chaînes de l’Himalaya. Ils y formeront bientôt le noyau de la première colonie anglaise au sein de la péninsule indienne. En attendant que ces beaux plans se réalisent, il faut que l’établissement vive, et en peu d’années vive par lui-même. Hodson, pénétré de cette vérité, organise une ferme-école à côté de l’asile. Il dessine et plante un beau jardin. Il parle avec orgueil dans ses lettres de ses haricots verts, de ses fraisiers, de ses choux et même de ses pommes de terre (qui n’ont pas la maladie, dit-il entre parenthèse). « Je suis, ajoute-t-il, fort sévère sur la couleur, quand il s’agit d’examiner les candidats à l’admission. Qu’on m’accuse tant qu’on voudra d’un exclusivisme anti-libéral. Ma réponse est bien simple : les demi-castes, les eurasiens supportent trop bien le climat des plaines pour avoir besoin de l’air pur des montagnes. D’ailleurs, en les mêlant aux enfans anglais, vous arrivez à corrompre ceux que vous vous proposiez de rendre meilleurs. »

II.

Tandis que William Hodson exerçait ainsi le métier complexe de philanthrope à tout faire, Henry Lawrence, chargé d’organiser le Pendjab, y créait ce corps de guides qui a rendu de si éclatans services dans les dernières guerres. Le but de cette création, le voici. « On se propose, écrit Hodson[2], de former en temps de paix des hommes utiles en temps de guerre, connaissant non-seulement les localités, routes, rivières, collines, gués, passages, mais aussi approximativement les produits de chaque contrée et les ressources en tout genre, capables de donner sur toute chose des renseignemens exacts, d’apprécier la force d’un corps en marche, de ne s’exagérer rien, de ne pas prendre pour un détachement quelques cavaliers soulevant la poussière autour d’un chariot attelé de bœufs. Les officiers doivent pouvoir esquisser les principaux détails de tout pays où l’on s’engage; ils doivent être au fait de toutes les voies de communication et de tous les moyens d’alimenter les troupes. Enfin et surtout, — c’est ici que leur rôle acquiert une portée politique, — ils doivent avoir l’œil sur l’état moral du pays, les menées des princes voisins, et donner à propos les indications qui permettent d’étouffer en son germe toute révolte projetée. Voilà ce qu’est en théorie le corps des guides. Je vous dirai, quand je le saurai, ce qu’il sera dans la pratique. »

Tout naturellement, en organisant cette nouvelle milice, Lawrence avait songé à son jeune protégé. Cependant, par un admirable désintéressement, il faisait auprès du gouverneur-général toutes les démarches qui pouvaient procurer à Hodson un grade plus avantageux dans l’armée régulière; mais comme il se présentait des difficultés réglementaires que la bonne volonté officielle ne paraissait pas devoir lever de sitôt, l’agent du Pendjab (c’est sous ce titre modeste que Lawrence exerçait sa vice-royauté très effective) sentit qu’il avait mis trop de scrupules à s’assurer les services de Hodson. Il l’appela dans sa province, lui donna le commandement en second du corps des guides[3], et tout immédiatement l’envoya faire le relevé topographique d’un des districts encore en voie d’organisation. Le même homme que nous avons laissé au mois de juillet 1846 à la tête d’une espèce de pensionnat, nous le retrouvons en novembre campé à Kunoor, et chargé de percer une route de quarante milles allant de Lahore à Ferozepore, sur les bords du Sutledge. Autres soins, même ardeur. Hodson manie les chaînes, les niveaux, le télescope, le compas, le théodolite, comme jadis le sabre, la truelle et la bèche. Là pourtant où il brille surtout, c’est dans le talent de persuader, de convaincre, de se soumettre les hommes. Chez ces tribus encore barbares, que d’abominables tyrans exploitaient la veille et qu’ils avaient habituées à toutes les méfiances, il rencontre des résistances passives, que la violence dompterait mal. Il faut parler, se faire entendre, se faire croire : il y réussit. « Mon prédécesseur, dit-il, officier d’artillerie fort distingué d’ailleurs, s’est vu retirer la mission dont je suis chargé, par suite des procédés trop sommaires que lui dictait son ardent désir de se procurer des ouvriers. Il prenait tout simplement les principaux de chaque village et les faisait pendre aux arbres, la tête en bas, jusqu’à ce qu’il les eût ainsi amenés à ses idées. Sa méthode ne valait et ne produisait rien. Vous serez charmé d’apprendre, pour l’honneur de la famille, que « j’embête » à merveille ces bons vieux municipaux hindous par mon éloquence insinuante. Pauvres innocens! quand je vais discourir avec eux sous l’arbre ou près du puits qui leur tient lieu de mairie, quand je leur démontre avec conviction tout ce que la société a gagné à la destruction des Sikhs, et à quel point leurs taxes se trouvent allégées, je ne sais vraiment ce qu’ils me refuseraient. » Effectivement, en moins de trois semaines, il avait réuni un millier de cantonniers plus ou moins volontaires, tracé vingt milles de route à travers une forêt déserte, et parfait une partie notable de cette première section. Chemin faisant, — c’est bien le cas d’appliquer ici cette locution, — il n’en remplissait pas moins les fonctions ardues de juge de paix, punissant les voleurs, faisant enquête sur les crimes plus graves, décidant mainte et mainte question litigieuse, bref travaillant sans relâche de l’aurore à la nuit pour voyager ensuite, très fréquemment, de la nuit à l’aurore; vraie machine à vapeur, — la comparaison est de lui, — toujours souillant, sifflant, hennissant, courant, travaillant jour après jour, semaine après semaine, et sans se trouver, en fin de compte, beaucoup plus avancé qu’au début. Il avait cessé depuis longtemps de s’étonner, quelque ordre qui lui vînt d’en haut. « On me dirait de construire un vaisseau, de rédiger un code, d’ouvrir des assises, que ce me serait tout un. De fait, voilà comme il en est ici. Chacun a son œuvre à apprendre à mesure qu’il fait son œuvre... Si je continue comme j’ai commencé, je mourrai professeur in utroque... »

En février 1848, tandis que la France remuait tant de questions, Hodson creusait paisiblement des canaux, révisait des impôts, et faisait la guerre aux bandits sur les bords de la rivière Chukkir, laquelle, grossie tout à coup par des pluies torrentielles, faillit le noyer bel et bien. D’abord pour s’instruire, ensuite pour s’amuser, cet infatigable observateur avait créé tout un système de police, devenu fort utile à la domination des provinces conquises. « La plupart des bandits sur lesquels j’ai mis la main (et j’ai fait fusiller l’un d’eux pour encourager les autres) ont été découverts par l’entremise de gaillards fort intelligens que je disperse, déguisés en fakirs, dans les différens villages, et qui ont pour mission de faire bavarder un chacun. Les historiettes sikhes que j’ai recueillies par ce moyen vous paraîtraient incroyables si je vous les racontais. Violence, cruauté, trahison, s’y rencontrent dans des proportions inouïes. L’indifférence de ces gens pour la vie humaine a quelque chose de terrifiant. J’ai à peine pu obtenir d’eux qu’ils accordassent une pensée et quelques soins à la recherche des meurtriers d’un pauvre diable que je trouvai hier matin dans un fossé au bord de la route, et dont le cadavre attestait qu’il était mort victime d’un assassinat. En revanche ils demeuraient frappés d’horreur à la pensée de garrotter et d’enfermer un bœuf, animal sacré, qui dans ses fantaisies homicides en était à son treizième blessé. Ceci se passait avant hier au soir. Ils me disaient tout nettement que personne n’aie droit de se plaindre d’un coup de cornes quand il provient d’une si vénérable bête. »

Un ordre soudain vint le surprendre au milieu de ces travaux si variés. On le rappelait à Lahore pour l’envoyer à Moultan, avec M. Agnew. À la pensée de voir un pays tout nouveau, de se trouver mêlé à une crise politique, Hodson sentait battre son cœur, et il ne put sans doute que vivement regretter le changement de décision qui le fit rester à Lahore, tandis que la mission du Moultan partait sans lui. Cette déconvenue apparente lui sauvait pourtant la vie. Le capitaine Andersen, nommé à sa place, et M. Agnew, le résident qu’il devait accompagner, disparurent, à peine arrivés, dans le tumulte d’une insurrection militaire, suscitée par le souverain démissionnaire, le traître Moolraj.

Ceci se passait au mois d’avril 1848. Au mois de juin, les hostilités avaient recommencé dans le pays des Sikhs. Des conspirations étaient découvertes, et la potence faisait justice des conspirateurs. Hodson, avec un détachement de guides et un régiment d’irréguliers à cheval, battait l’estrade dans toutes les directions. En jour c’est une princesse souveraine, une rance, qu’il va enlever et qu’il ramène prisonnière. Le lendemain il est sur la piste d’un faux prophète qui a déjà réuni quatre ou cinq cents fanatiques, et menace d’insurger le pays. Il sillonne le pays dans tous les sens, saisissant les bateaux, postant des hommes à tous les gués, coupant du mieux qu’il peut toutes les voies, heureux en somme de cette vie à cheval, pleine d’émotions, de chances diverses, d’activité fiévreuse, de soucis continuels. Les marches de nuit seulement lui paraissaient parfois pénibles, et il trouvait de trop certaines brises chaudes qui, selon lui, sont « des simouns en miniature. » L’une d’elles, surprenant un régiment européen qui s’était arrêté près d’une source pour s’y désaltérer après une longue marche, y laissa quatorze hommes étendus morts. Il faut des événemens de ce genre pour arracher à Hodson quelques expressions de mauvaise humeur. Du reste, tout est bien, même la fièvre, dont on se débarrasse si aisément avec force quinine.

Il y eut un moment où la guerre du Moultan (1848) prit une tournure assez équivoque. Le général Whish, après avoir mis le siège devant la capitale du pays en-révolte, fut obligé de se retirer. L’importante forteresse de Govindghur, confiée à des troupes suspectes, courait grand risque d’être enlevée aux Anglais sans coup férir. Hodson fut chargé de la sauver. Un stratagème à la Montluc lui en fournit les moyens. Il envoya devant la forteresse un jeune officier indigène avec un détachement de ses guides, escortant quatre prétendus prisonniers d’état, chargés de chaînes pour le besoin de la journée. Les Sikhs de la garnison, ne voyant aucun visage suspect, laissèrent entrer les soldats de Hodson, et ceux-ci, une fois à l’intérieur, jetant tout à coup le masque, prirent possession de la place importante où Runjeet-Singh abritait jadis ses trésors.

Pendant la campagne de 1848, investi de pouvoirs absolus, ceux; que donne l’état de siège, Hodson avait, comme il le dit lui-même, à faire vivre une armée de 18,000 hommes (3,000 soldats, 15,000 valets de camp) et de 2,000 chevaux, à surveiller et diriger le corps des guides, à tenir l’état-major au courant de toutes les manœuvres de l’ennemi, à combattre, l’occasion s’offrant, à démolir six forteresses pour en vendre le contenu aux enchères, à bien accueillir tout visiteur. Il fallait encore rendre de toutes ces choses compte quotidien au gouvernement, — le tout sans préjudice d’une marche de nuit variant de dix à vingt milles et sans parler des heures forcément consacrées aux repas, à la toilette, au sommeil, parfois même à se reposer de ces fatigues surhumaines.

Qu’arrive-t-il de tant d’efforts et de glorieux services? Force complimens et pas grand’chose de plus. Le résident, M. Currie, transmet au gouverneur-général les plus beaux certificats en faveur du lieutenant Hodson. Le secrétaire du gouverneur-général riposte en envoyant à M. Currie le témoignage de l’admiration que lui inspire l’honorable conduite dudit lieutenant. En somme, la guerre finie et le Pendjab annexé, l’objet de tant de flatteuses démarches demeure ce qu’il était. Que dis-je? il retombe à un rang bien inférieur du jour où cessent les privilèges exceptionnels de l’état de guerre. Il n’a plus la moindre part au gouvernement de ce pays qu’il a tant aidé à conquérir. L’Angleterre a un royaume de plus; la reine Victoria met le koh-i-noor dans son écrin; Hodson se retrouve en face des règlemens, et les règlemens de la très honorable compagnie n’admettent pas de droits supérieurs à ceux de l’ancienneté. La qualité des services n’en compense pas la durée. Hodson a surabondamment prouvé qu’il était capable de gouverner; mais on ne gouverne pas au bout de cinq ans : tant pis pour les mérites exceptionnels; la règle est faite pour le commun des martyrs.

Les guides cependant sont à Peshawur, à la limite de l’Afghanistan. C’est là une compensation à bien des déboires, car il y a peu de chemin à faire pour se retrouver sur un champ de bataille. Ira-t-on à Caboul et à Kandahar? Pourquoi même ne pousserait-on pas jusqu’à Hérat? L’ancien élève de Rugby se pose toutes ces questions; mais point. Les forces accumulées à Peshawur (10,000 hommes à peu près, dont bon nombre d’Européens) y passeront sept longs mois, sept mois de chaleur, « et sans livres! s’écrie douloureusement Hodson. Je suis un des mieux approvisionnés, ajoute-t-il, car, en ma qualité de nomade, j’ai toujours dans mes bagages, si légers qu’ils soient, un petit nombre de volumes ; mais je les ai tous lus et relus jusqu’au dégoût, Shakspeare excepté !... »

Henry Lawrence pourtant ne laissera pas languir longtemps dans la fastidieuse oisiveté d’une garnison un homme dont il connaît la valeur. Il lui fait résigner son commandement des guides, et le place comme assistant-commissioner dans les cadres de l’administration civile. Hodson, qui ne dépose pas son épée sans quelque regret et quelque résistance, finit par céder aux conseils de ses patrons. Ses fonctions nouvelles, il les définit ainsi : « dans leurs districts respectifs, les délégués aides-commissaires réunissent toutes les attributions judiciaires, fiscales et administratives qui, dans nos pays d’Europe, incombent au gouvernement. Ajoutez-y le soin d’assurer la rentrée du prix de ferme de toutes les terres cultivées et les devoirs attachés à la condition de propriétaire d’immeubles, la police, le régime des prisons, les sessions trimestrielles, les mandats d’arrêt, les fonctions de juré, celles de juge, les taxes de consommation, le droit de timbre, les impôts personnels ou directs, les routes, les ponts, les gués, les eaux et forêts, puis, pour couronnement, le revenu domanial; pensez à tous les détails de chacune de ces administrations, et vous aurez quelque idée de ce qui constitue les fonctions d’un administrateur de l’ordre civil dans ce bienheureux pays du Pendjab. »

Son début dans la carrière administrative se fit au quartier-général, sous les yeux de sir Henry Lawrence. Il eut à examiner et à faire admettre ou rejeter les réclamations innombrables de tous les individus naguère attachés à la cour de Lahore, et que l’annexion avait privés de leurs emplois. Ensuite vint le travail des pensions ou indemnités individuelles à répartir aux familles des soldats tués pendant la guerre. « Je n’ai pas moins de deux mille vieilles femmes, veuves et mères de héros défunts, à voir et à faire vivre, » s’écrie-t-il avec une certaine mélancolie qu’il est difficile de ne pas s’expliquer. Son heureux naturel reprend bientôt le dessus, et tout en se remémorant l’ingratitude dont on a payé ses premiers services, il pousse au joug avec plus d’ardeur que jamais. « Nous reverrons d’autres guerres, s’écrie-t-il, et alors... »

En attendant, sir H, Lawrence l’emmène avec lui, et ils examinent ensemble les pays promis aux prochaines conquêtes, le Kachemyr par exemple, qu’ils parcourent en 1850, poussant, par-delà ses frontières, jusqu’aux montagnes du Thibet. Parmi les lettres qu’il écrit alors à sa sœur, il en est qui rappellent vivement à l’esprit celles de Victor Jacquemont; lisez plutôt.


«Qui m’eût dit que je vous écrirais du Thibet? Me voici assis sous une petite tente de huit pieds de long, où tiennent à grand’peine un étroit cot, une table et une chaise de dimensions militaires, mon sac de nuit, mon fusil, et une petite boîte d’étain renfermant, avec mes livres et mes papiers, les matériaux de la présente épître. A l’ombre du même arbre (un marronnier vénérable) se trouve la tente de sir Henry Lawrence, toute pareille à la mienne, sous laquelle il dort présentement, et je devrais l’imiter. Par dehors sont mes animaux favoris, savoir l’attelage de mulets que j’emmène dans tous mes voyages, et qui, pendant la traversée des montagnes, ont l’insigne honneur de porter ma personne aussi bien que mes effets. La cuisine est sous un arbre voisin, et autour du feu sont accroupis nos vaillans gardes du corps, tirés de la brigade spécialement attachée à la personne royale du maharadjah Ghoolab-Singh. Quelques gens de sa cour nous accompagnent aussi, et vaille que vaille, en comptant les valets, un moonshee (écrivain) ou deux pour l’expédition des affaires, et les domestiques dont ils sont pourvus, nous formons une caravane de deux à trois cents individus de toute foi et de toute nuance: chrétiens, musulmans, Hindous bouddhistes, Sikhs, chaque espèce représentée par des échantillons assez variés. Quand je parle des nuances aussi diverses que les cultes, ce n’est pas dire peu. Vous seriez de mon avis, comparant ma face blanche et mes cheveux jaunes avec le teint noisette de sir Henry, le blanc jaunâtre et parcheminé des Kachemyriens, la couleur honnêtement brunette du Sikh haut et mince, l’olive-clair du Radjpoute, et toutes les dégradations enfumées qui mènent au noir parfait de l’Indien basse caste. Je suis, je crois, un des hommes les plus blancs de l’Inde, car au lieu de brunir au soleil j’y blanchis à l’instar de la chicorée et du céleri. Quels yeux vous ouvririez devant ma longue barbe, mes moustaches, mes favoris! Mais c’est aussi trop de personnalités; revenons aux faits. L’Indus mugit à cinq cents pieds au-dessous de nous, comme pressé de quitter un pays si monotone, et nous nous tordons le cou quand, de l’endroit où nous sommes, nous voulons regarder la cime des monts sourcilleux qui l’enferment dans son lit de rochers. Je n’ai jamais contemplé scène si sauvage, pays si abandonné du ciel. Ici toute vie cesse. En huit jouis de voyage, savez-vous ce que j’ai vu ? J’ai vu trois marmottes, deux hoche-queues et trois choucas. Or nous faisons en moyenne vingt milles par jour.

«Dernièrement il nous advint de rencontrer une dame de la façon du monde la plus romanesque, au milieu du plus sauvage vallon et par un temps presque aussi sauvage. C’est une fort jeune et fort jolie créature, douée de la plus indomptable énergie, et capable de tout supporter au monde... excepté cependant monsieur son mari. C’est pour ne pas l’avoir avec elle qu’elle voyage ainsi seulette. Figurez-vous que, depuis tantôt trois mois, elle parcourt à des de poney un pays où fort peu d’hommes osent se risquer, traversant les passes les plus formidables, les rivières les plus profondes et les plus rapides, les déserts les plus abandonnés de toute l’Asie. Elle était depuis vingt jours dans les plus extrêmes solitudes du Thibet, où ses yeux n’ont pas rencontré une seule habitation à l’usage des hommes, passant des journées entières sans nourriture, des nuits entières sans abri, franchissant des défilés qui s’ouvrent seulement à seize ou dix-huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer (à ces hauteurs, respirer fait mal), souffrante, épuisée, mais persévérant toujours. Pauvre enfant, je crains bien qu’elle ne soit près de sa fin. Il est évident qu’elle lutte contre une consomption terrible, résultant d’une chute qu’elle fit, au début de sa route, au fond d’un précipice.

« Donc nous la rencontrâmes l’autre soir à mi-chemin d’ici au Kachemyr. Elle se trouvait à quinze ou vingt milles de ses tentes ; la pluie et l’obscurité arrivaient de compagnie; le thermomètre était au-dessous de 50. Nous la conviâmes en conséquence à camper avec nous. Je lui donnai ma tente et mon cot ; je pris le rôle de femme de chambre: je lui apportai des bas et des souliers bien chauds, de l’eau, des serviettes, des brosses, bref tout ce qui pouvait compléter autour d’elle un certain comfort, après quoi nous dînâmes ensemble, et je n’ai jamais passé de soirée plus charmante. Gaie comme une alouette, elle nous donnait mille renseignemens curieux, semés des plus piquantes anecdotes, et nous racontait ses mémoires dans le style le plus original et le plus vif. Le matin suivant, après un déjeuner avalé au point du jour, je la replaçai sur son poney, elle reprit sa route, et nous ne l’avons plus revue. Espérons qu’elle vivra assez pour atteindre le but de sa course, et ne s’en ira pas mourir dans quelque gorge de montagnes, seule et sans secours. »


Nos voyageurs poussèrent jusqu’à Ladâckh, où ils virent des marchands qui vont chercher leurs approvisionnemens à Nijni-Novogorod, et apportent ainsi, traversant l’Asie dans toute sa longueur, les produits industriels de la Russie aux sauvages habitans du Thibet. Toutefois cet entrepôt central, ce grand emporium du commerce nord-oriental, leur apparut comme un amas de misérables boutiques à peine dignes d’une foire de comté. Le climat seul les ravit par sa bienfaisante fraîcheur. À ces hauteurs exceptionnelles, il neige rarement, il ne pleut jamais, et, sous un ciel toujours bleu, courent des brises délicieusement fortifiantes qui retrempent les organisations épuisées par la chaleur des jungles. S’attachant de plus en plus à son compagnon de voyage, sir Henry Lawrence le pressait de solliciter, en vertu de ses services dans la dernière campagne, l’avancement qu’il avait mérité. Une fois major, si Hodson s’ennuyait du service civil, son ami se faisait fort de le placer à la tête d’un des régimens du Pendjab. Or c’était là une grande tentation pour un homme que la guerre attirait. « Le rang, les distinctions militaires ont plus de charmes pour moi que toutes les roupies du monde, dit-il dans son style énergique. J’aime mieux m’ouvrir avec l’épée la route qui mène à une pauvreté glorieuse que creuser avec la plume celle qui conduit à l’opulence. A mes yeux, continue-t-il, former, dresser, entraîner des soldats (to train, le mot des jockeys disciplinant leurs chevaux) est un travail d’un attrait tout particulier. J’aime passionnément cette influence supérieure qu’on acquiert sur leurs âmes, autant par l’ascendant de la volonté individuelle que par celui de la discipline, et en vertu de laquelle vous pouvez, quand bon vous semble, les mener à la mort. J’ai ressenti l’enivrement enthousiaste de ce pouvoir, exercé avec succès sur les guides que je commandais pendant la dernière guerre, et à présent que ma force m’a été révélée, j’en cherche naturellement l’emploi dans les chances de l’avenir. »

Il fallut, pour le moment, renoncer à ces visées belliqueuses. Un avancement rapide retint Hodson dans les cadres de l’administration civile. On l’avait nommé personal assistant du commissaire pour les états en-deçà du Sutledge (Cis-Sutlej-States). A peine installé à Kussowlee (mars 1851), ses lettres expriment une vive satisfaction. Son supérieur hiérarchique, M. Edmonstone, est un homme de premier ordre. Il a un immense appétit d’activité, et la besogne ne leur manquera point, à son acolyte et à lui, car ils ont sous leur sceptre, — et c’est bien le mot, — outre cinq districts anglais, neuf états souverains, c’est-à-dire nominalement indépendans, mais placés sous l’influence britannique. Depuis des années, le pays est livré à l’anarchie; les dispositions du populaire y sont des moins conciliantes; bref, il y a beaucoup à faire, beaucoup à risquer, beaucoup de travail, beaucoup de responsabilité. Que demander de mieux, s’il vous plaît?

Le ton joyeux des lettres écrites par Hodson à cette époque s’explique d’ailleurs par des espérances d’un autre ordre. Il aimait, il était payé de retour. Dès les premiers jours de janvier 1852, il épousait à Calcutta la fille d’un capitaine de vaisseau, la veuve d’un gentleman du comté de Hauts. La guerre des Birmans, qui allait éclater, menaçait de troubler leur lune de miel, car le régiment de Hodson (First Bengal European Fusiliers) était désigné pour cette campagne, et il s’attendait à être rappelé au corps; mais l’expédition ne parut pas assez importante pour qu’on eût recours aux mesures extrêmes. En revanche, le commandement du corps des guides venant quelques mois plus tard à vaquer, le gouverneur-général l’offrit à Hodson, qui ne laissa pas échapper cette occasion de reprendre le harnais. Une pareille mission, après sept ans de service, lui paraissait à bon droit un coup de fortune, et nous le voyons repousser avec dédain l’offre d’échange que lui adressait le secrétaire de l’administration centrale pour les affaires militaires. « Eh quoi! s’écria-t-il, pour 200 livres sterling de plus par an, je renoncerais à commander un bataillon d’infanterie et un escadron et demi de cavaliers, avec quatre officiers anglais sous mes ordres!... Non, vraiment. Je préfère une selle à un fauteuil de bureau, et la frontière, surtout la frontière de Peshawur, toujours menacée, à cette vie respectable de la capitale, vie de promenades en carrosse, de dîners priés, de toilettes, etc. Enfin je préfère l’ambition à l’argent. » Et le 1er novembre il se retrouvait, avec une sorte d’enthousiasme, à la tête de ses chers « guides, » jadis créés, organisés par ses soins. Trois cents cavaliers, cinq cent soixante fantassins, mieux qu’un régiment, telle était cette troupe d’élite, qui, vingt-quatre heures après avoir passé sous ses ordres, partait de Peshawur pour aller faire campagne dans le Huzara. « Nous avons tout ce qu’il nous faut pour une jolie petite expédition de montagne, si ce n’est toutefois des ennemis. C’était jadis une condition sine quâ non pour faire la guerre; maintenant on s’en passe à merveille. La forteresse que nous sommes chargés de détruire n’existe plus depuis bien des mois, et nous avons à rétablir, dans un territoire d’où il a été chassé, un de nos alliés indiens, lequel, par malheur, ne veut à aucun prix qu’on l’y rétablisse... Quant à mon autorité, elle est tant soit peu despotique. J’enrôle et je casse qui bon me semble; je fais donner les étrivières, j’inflige la prison, je dégrade, j’avance à ma fantaisie tous mes hommes, y compris les officiers indigènes (non les autres), toutefois avec cette clause restrictive, qu’un seul abus de pouvoir m’ôterait jusqu’au moindre de ces brillans privilèges. Il faut une suprématie de ce genre quand il s’agit de faire marcher des sauvages de race et de langage divers, ramassés depuis les rivages de l’Hhidou-Koosh et de l’Himalaya jusqu’aux plaines du Scindh et de l’Hindoustan, gens plus enclins à frapper qu’à se plaindre, et plus insoucieux de tuer un homme qu’on ne pourrait jamais l’imaginer dans notre Angleterre civilisée. »

La campagne dont il parlait lui-même avec tant d’insouciance fut une des plus rudes qu’il eût jamais faites; elle dura sept semaines, par un temps glacial, au sein de montagnes abruptes, couvertes de forêts et défendues avec acharnement. Jusqu’à ce jour, on n’avait pu recueillir aucun détail sur cette expédition du Huzara. La politique du gouvernement anglo-hindou était de représenter la frontière nord-ouest comme parfaitement tranquille, et de reporter toute l’attention sur la guerre qui se faisait à l’autre extrémité de l’empire. Seulement, et peut-être pour dédommager Hodson de cette ingratitude calculée, on lui offrit le commandement d’un vaste district, l’Euzofsai, formant la majeure partie de la province où les guides étaient cantonnés. Il fit ses conditions, demandant à cumuler tous les pouvoirs militaires et civils du pays qu’il aurait à régir; on accéda, sans trop de résistance, aux désirs qu’il manifestait, et nous le retrouvons, dès le mois de juin, maître et seigneur souverain d’un petit royaume, ou tout au moins d’un grand-duché[4]. C’était là ce qui lui convenait par excellence, et on le sent à la gaieté avec laquelle il décrit lui-même ses mille et mille travaux. Ils sont racontés avec plus de charme encore par la compagne distinguée qui en partageait les fatigues et en allégeait le poids. Bien des Parisiennes, — sans vouloir médire d’elles, — trouveront peut-être, en lisant quelques extraits de ses lettres, que mistress Hodson prenait bien aisément son parti d’une situation compliquée outre mesure. Quant à nous, c’est avec un vrai plaisir que nous reproduisons ces singuliers tableaux de famille.


« Janvier 1854.

« Représentez-vous une plaine immense, nivelée comme un tapis de billard, mais beaucoup moins verte, n’étalant, pour tout vestige de végétation, que çà et là un petit massif d’épine à chameaux, haut de dix-huit pouces. A l’est, à l’ouest, au sud, le regard ne rencontre pas autre chose; au nord, en revanche, les neiges éternelles de l’imposant Himalaya, étincelant et rayonnant, comme un diadème aux reflets roses, par-dessus la première rangée de ses avant-cimes, dont les mamelons antérieurs avoisinent notre camp. Que diriez-vous, s’il vous fallait vivre en ce désert? Et quels yeux vous ouvririez en voyant nos officiers s’asseoir à table avec leur sabre au côté, leurs pistolets à la ceinture! Le baby ne va jamais prendre l’air sans une escorte de cavaliers. Quel bel effet pareil cortège produirait dans Hyde-Park! »


« 15 avril.

« Vous me demandez quelques détails sur la vie que nous menons ici. Eh bien! je vais vous raconter une de nos journées. A peu de chose près, vous aurez l’histoire de toutes.

« Peu après la première pointe du jour, au son du clairon, William se lève pour se rendre à la parade, et de là au fort qu’il fait construire pour nous abriter ultérieurement. A neuf heures, tout est prêt pour le déjeuner, après lequel William rentre dans la tente qui lui sert de cabinet. Il y reçoit les rapports du régiment, examine les recrues, hommes ou chevaux, écoute les plaintes, règle les différends, etc. Le commandant militaire fait ensuite place au magistrat, et va s’installer dans la kutcherry, c’est-à-dire siéger sur son tribunal, où il juge les affaires civiles, reçoit les pétitions, concilie les intérêts privés (avec plus encore d’et cætera). Vous aurez quelque petite idée de ce travail quand je vous dirai que, dans le cours du mois de mars, mon mari a rendu vingt et une sentences en matière criminelle, dans des affaires de meurtre, de coups et blessures destinés à donner la mort, et jugé près de trois cents menus délits, félonies, vols, etc. A deux heures, il vient donner un coup d’œil à sa petite fille et prendre un verre de vin. Bientôt après cinq heures, on prend le thé, après quoi nous demandons les chevaux, et nous voilà en selle jusqu’à huit heures. C’est alors que je vais avec lui visiter les travaux de la forteresse, ceux du jardin, ceux des routes. De temps en temps nous nous détournons de cette ronde quotidienne pour aller déterminer le site d’un village, d’un puits à creuser, la direction d’un cours d’eau.

« Vous comprendrez facilement le bonheur qu’on éprouve à galoper sur ces plaines immenses par un beau temps bien frais (nos matinées et nos soirées sont encore charmantes), foulant aux pieds un sol émaillé en cette saison de fleurs délicieusement parfumées, et au pied de ces belles montagnes, dont les plus proches revêtent tour à tour toutes les variétés de couleurs que peuvent produire les jeux alternés de la lumière et de l’ombre. De retour au camp, William reçoit encore quelques rapports et s’occupe d’affaires jusqu’à l’heure du dîner, où nous avons souvent quelques officiers, quelquefois un convive de passage.

«Lorsque nous sommes en tête-à-tête, à peine le repas fini, nous examinons, nous classons les lettres arrivées dans la soirée, nous en discutons le contenu, nous y répondons même quelquefois, séance tenante; puis je reçois mes instructions pour le lendemain, les documens que j’aurai à copier, la correspondance qu’il faudra mettre à jour, etc. Et maintenant ne pensez-vous pas que la prière du soir et le sommeil sont bien gagnés, qui terminent cette laborieuse journée? N’oubliez pas que pour la construction de son fort, de ses routes, de ses ponts, William a la fabrication de ses briques à diriger, son bois à chercher et à charpenter. Vous verrez qu’il ne manque déjà pas de besogne. Ajoutez-y cependant encore la peine à se donner pour avoir des ouvriers, pour les faire arriver ici, et, une fois arrivés, pour assurer leur nourriture, plus les moyens de la cuisiner eux-mêmes; car plusieurs sont mahométans. Ils mangent de la viande, mais l’animal doit être tué, dépecé, cuit de la main des fidèles. D’autres sont des Hindous qui vivent de grains et de légumes ; mais chacun d’eux exige absolument sa chula, son foyer séparé, avec une enceinte où il puisse s’enfermer, lui et ses ustensiles. Que si par hasard le pied d’un étranger a passé sur sa petite muraille de boue séchée au soleil, il ne mangera ni ne travaillera jusqu’au lendemain. Puis ceux-ci fument, ceux-là détestent l’odeur impure du tabac ; les uns ne boivent que de l’eau, tandis qu’il faut aux autres des liqueurs spiritueuses, en sorte qu’il n’est pas précisément facile d’ajuster les besoins contradictoires de ces onze cents travailleurs, il me tarde bien, je vous assure, que ce Murdan-kôtee[5] soit terminé. Mon pauvre mari aura moitié moins de soucis et de fatigue.

« Pour jeter quelque variété dans notre existence, nous avons, les jours de grande fête, quelques sports indigènes, tels que jeter la lance au but, ou bien encore le nazabaze, qui consiste à enlever d’un coup de lance, en plein galop, un pieu de douze à quinze pouces, fiché en terre, ou bien encore à couper en deux, d’un coup de sabre, — toujours au galop, — une orange piquée au bout d’un bambou, haut d’un yord. William est très habile à cet exercice et manque rarement son orange ; mais les lances sont si longues qu’il faut toute la souplesse d’un natif pour les manier sans risque d’un bras démis ou cassé. Ces fêtes militaires sont très pittoresques. Les cavaliers lancés sont comme enveloppés dans un tourbillon de vêtemens bariolés, et les spectateurs forment des groupes qui me font regretter plus que jamais de n’avoir pas un crayon assez bien doué pour les reproduire sur le papier. « Le temps a singulièrement contrarié nos travaux de construction. Nous sommes donc encore dans nos huttes et sous nos tentes provisoires. Naturellement, domiciliés ainsi, les chaleurs nous sont particulièrement pénibles. William est accablé de préoccupations, surchargé d’ouvrage; sa santé pourtant est merveilleusement bonne, et il est aussi en train, aussi fou qu’aux plus beaux jours de sa jeunesse. Jamais il n’est si heureux que lorsqu’il a son enfant dans les bras. »


Ce lion des champs de bataille, cet esprit impérieux, ce dompteur d’hommes est effectivement le mari le plus tendre, le père le plus affectueux. Une fille lui naît à Rawul-Pindee, au moment où les guides allaient partir pour châtier les déprédations d’une des plus redoutables tribus de l’Afghanistan (novembre 1853). Hodson, en route déjà depuis plusieurs jours, revient au galop sur ses pas pour bénir l’enfant que le ciel lui donne, et court, à peine l’a-t-il pressé sur son cœur, rejoindre ses compagnons d’armes. L’ennemi vaincu, il revient, et parle à son père avec un sourire ému de cette petite créature née sous la tente. « Je voudrais, dit-il, que vous vissiez votre petite-fille dans les bras de sa bonne. Sa bonne est un soldat afghan du plus farouche aspect... Que voulez-vous? écrit-il dans une autre lettre. La petite lady a des goûts étranges, et qu’elle manifeste avec une effrayante précocité. Elle ne veut être portée par aucune des femmes du pays, et laisse voir une préférence marquée pour la population mâle, dont quelques individus paraissent avoir des titres particuliers à sa faveur. Le planton attaché à son service (notez ceci) ne se lasse jamais de regarder ses beaux petits doigts blancs. Elle ne se lasse pas davantage de les fourrer dans sa grosse barbe noire, — grave insulte pour un homme d’Orient, mais que celui-ci supporte avec une sérénité parfaite, grâce à l’affection qu’il lui a vouée. Mes gaillards, — fins matois qu’ils sont, — commencent à savoir se servir d’elle, et quand ils veulent obtenir quelque grâce, la demandent au nom de Lilli-Bâbâ (prononcer Olivia étant au-dessus de leur courage). Ils savent que ce talisman n’est pas sans puissance... »

Les enfans de sang européen vivent rarement sous le ciel de l’Inde. Olivia n’échappa point au sort commun. Rappelé auprès d’elle par les symptômes terribles du mal qui allait l’emporter, Hodson vit s’éteindre lentement ce petit être, « devenu, dit-il, par sa grâce et son intelligence précoces, le centre, la lumière de notre foyer. »

Quelques mois plus tard, rendu à la vie active, le jeune proconsul anglais s’inquiète de la tempête qui s’annonce au loin et assombrit les perspectives de la politique nationale. Les négociations secrètes de la Russie avec Dost-Mohammed, le khan du Caboul, ne laissent pas de le préoccuper à certain degré. Un aveu lui échappe à cette occasion, trop singulier pour qu’on n’en tienne pas note : « Menacé du dehors, Dost-Mohammed est venu de lui-même solliciter notre alliance et nos secours. On ne sait encore au juste ce qu’il en attend, on ignore aussi les intentions du gouvernement; une seule chose est certaine, c’est que le jour où ont commencé ses négociations avec nous ouvre une ère fatale pour l’Afghanistan. Dans l’Inde, il nous faut absolument, ou l’abstention totale, ou l’absorption totale. L’histoire du passé montre à toutes ses pages que tôt ou tard les liens établis entre nous et les états indigènes sont pour ceux-ci une cause de mort politique. L’ardeur du soleil n’est pas plus fatale à une goutte de rosée que ne l’est notre amitié, notre alliance, à un souverain asiatique. »

La fortune fait volontiers expier ses faveurs. Jusqu’en 1855, la carrière de Hodson avait été marquée par des succès exceptionnels; ses envieux alors eurent leur tour. Le pouvoir sans limites accordé aux agens anglais a pour correctif une responsabilité également illimitée, et ces hommes sous lesquels plient des provinces entières sont eux-mêmes courbés sous le joug d’une autorité souvent capricieuse, souvent tyrannique. Accablé de travaux immenses et chargé, par surcroît, de faire construire une forteresse destinée au corps des guides, Hodson, paraît-il, laissa quelques irrégularités s’introduire dans le compte-rendu des ressources pécuniaires qu’il avait à sa disposition. Ce tort de pure forme, cette erreur de jugement, grossis par des témoignages hostiles, le placèrent en état de suspicion. Une enquête administrative fut ordonnée, et, sans attendre le rapport qui devait en être le résultat, sans même lire ce rapport quand il leur eut été remis, les autorités de Calcutta décidèrent que Hodson cesserait de gouverner l’Euzofsai. En même temps que cette disgrâce éclatante venait le frapper, — disgrâce imméritée, on l’a depuis reconnu, — l’ex-commandant des guides, — redevenu simple lieutenant, — apprenait la mort de son père. Ce malheur, vivement ressenti, lui rendit odieux un moment cet exil volontaire dont il ne devait jamais voir le terme. Une chute violente vint aggraver encore sa situation. Tout semblait s’unir pour le décourager; il ne se décourageait pas néanmoins, et, sous le coup de la disgrâce comme au temps de sa plus grande faveur, dans l’humble rôle de quartier-maître comme dans celui de commandant en chef, déployait pour le bien du service cette merveilleuse activité, ces aptitudes hors ligne, dont il avait déjà donné tant de preuves. Le moment approchait du reste où une éclatante revanche allait lui être accordée.


III.

Vers la fin de 1856, il avait demandé à faire la campagne de Perse, et s’était vu refuser cette faveur en des termes presque insultans, le motif étant pris « de ce qui s’était passé lorsqu’il commandait les guides. » Après deux ans d’injustices patiemment subies, il y avait là de quoi exaspérer la légitime fierté d’un accusé qui se sentait innocent et se savait justifié[6]. Aussi allait-il partir pour Calcutta, bien décidé à toutes les conséquences d’un éclat : son départ était annoncé par des lettres datées de Dughsai le 5 mai. Voici ce que nous y lisons : « Je n’ai que trois voies ouvertes devant moi, pour parler à la Robert Peel : — 1° me tuer, 2° abandonner le service et passer à l’ennemi, 3° forcer le gouverneur-général à rétracter ses paroles et à me faire des excuses. — J’ai choisi cette dernière. La première était trop «exotique, » et sentait le mélodrame; la seconde aurait donné trop beau jeu à mes adversaires du Pendjab... Et d’ailleurs l’ennemi pourrait fort bien être battu. » En conséquence, ses malles étaient faites; mais fort heureusement il ne partit pas. Cinq jours après qu’il écrivait ces lignes si amères et si dégagées, l’insurrection de Meerut venait lui rouvrir la lice, et donner toute leur valeur à ses services, si gauchement méconnus.

S’il fût parti avant ce coup de tonnerre, il est à peu près hors de doute qu’il n’eût pas traversé impunément les deux mille cinq cents milles qui le séparaient de la capitale indienne. Tout au contraire il se trouva littéralement sous la main du commandant en chef (le général Anson), lorsque, revenu précipitamment à Umballah, celui-ci se hâtait d’organiser les forces destinées à marcher sur Delhi. Il choisit immédiatement Hodson pour aide-quartier-maître général de son état-major, et lui donna mission de se composer une garde de cent cavaliers et cinquante fantassins, recrutés à son choix parmi les natifs. « Tout ceci, écrit Hodson, a été fait de la manière la plus flatteuse, et j’ai là un emploi selon mon cœur. » L’enthousiasme lui est revenu; il reconnaît la gravité de la crise, mais sans douter un instant du résultat. « Non, s’écrie-t-il, nous n’avons pas fourni toute notre carrière. De si noirs nuages que s’obscurcisse le ciel, nous verrons la fin de la tempête. L’étoile de la vieille Angleterre n’en resplendira que plus brillante, une fois l’orage dissipé, et nous nous relèverons plus forts, plus maîtres que jamais. »

Pour premier gage donné à la confiance du général en chef, Hodson entreprit de rétablir les communications entre Kurnaul et Meerut, et de rapporter à Umballah les dépêches du général Wilson. On le connaissait si bien qu’on l’attendait à Meerut, où il arriva effectivement, après trente heures de voyage, avec son escorte de cavaliers sikhs. Le fait sembla merveilleux, et un des officiers qui l’ont raconté dans les correspondances publiées depuis compare Hodson aux héros des temps antiques. « C’est un Amadis de Gaule, c’est un Bavard, dit-il, et non pas un simple officier de notre époque. A l’admiration qu’il inspire, un seul sentiment peut faire contre-poids : c’est la jalousie. » La jalousie se tait dans les circonstances critiques où les hommes de valeur s’imposent sans le vouloir, en vertu de la nécessité même qui force de recourir à eux. Toujours simple lieutenant d’infanterie, Hodson était à la tête d’un corps de cavalerie irrégulière qui prenait son nom, et qui l’a gardé. Ce qu’on appelle en anglais l’intelligence department, — en bon français la direction de l’espionnage, — lui était exclusivement confiée. Admis au conseil de guerre, appelé à fournir non-seulement des renseignemens, mais des idées, des plans d’attaque, il y était écouté à l’égal des vieux généraux. Peu s’en fallut, une fois arrivé devant Delhi, qu’une de ses audacieuses inspirations, adoptée par le général Barnard, ne fît donner l’assaut dès les premiers jours de juin 1857. « On sait, dit Hodson à ce propos, que je conseille volontiers des coups de vigueur; mais on sait aussi que je n’engage à faire que ce que je suis tout le premier disposé à risquer... Delhi est une place très forte,….. qui veut être enlevée par un coup de main, et cela tout de suite, sans quoi nous passerons encore bien des semaines devant ses murs... » Le plan, mûri avec soin, devait être exécuté. n n’échoua, selon Hodson, que « par la couardise et la désobéissance positive de...[7], l’homme qui le premier a été la cause de la perte de Delhi, et qui maintenant empêche de le reprendre. »

Quand les Anglais, entrés dans Delhi, se trouvèrent, après quatre jours de combat, maîtres du palais de l’empereur, Hodson et ses cavaliers, immobiles pendant l’assaut, sans emploi dans les affaires de rue qui l’avaient suivi, demandaient qu’on les lançât à la poursuite de l’ennemi fugitif. On les dépêcha dans la direction du Kootub, c’est-à-dire au midi de la cité, avec défense expresse de se risquer à portée du feu. Ils gravirent en conséquence une petite colline, d’où ils avaient en vue le camp des insurgés sortis de Delhi et restés sous les ordres de Buckt-Khan. Hodson, qui les examinait avec attention, s’assura bientôt qu’ils se mettaient en retraite, et une forte explosion le confirma dans cette idée. C’étaient effectivement leurs munitions qu’ils faisaient sauter avant de fuir. Après être retourné au galop près du général Wilson, qu’il informa de cette manœuvre, le commandant des irréguliers sollicita et obtint l’autorisation de pousser une reconnaissance dans le camp évacué, ce qu’il fit à la tête de soixante-quinze hommes, non sans se donner le plaisir de sabrer, chemin faisant, bon nombre de maraudeurs, et, comme il le dit lui-même, de « personnages à mines suspectes. » Son expédition fut d’ailleurs très heureuse : il ramena trois canons, des drapeaux, des tambours, et la vaisselle plate d’un des régimens insurgés. Mis en goût d’aventures, il sollicita dès le lendemain et n’obtint qu’à force d’instances la permission de courir sus au vieux roi, dont on ne s’occupait guère en ce moment, bien que des négociations eussent été ouvertes avec lui, même avant l’assaut final. Le général Wilson se préoccupait par-dessus tout de « l’embarras » qu’allait lui causer pareille capture. «Je l’assurai, dit Hodson, que s’il était embarrassé du roi, c’était bien à la teneur des instructions qu’il le devrait, car, pour mon compte, j’aimerais bien mieux le ramener mort que vif dans la capitale de son empire[8]. » Et là-dessus, il partit, avec cinquante cavaliers seulement, pour terminer à sa manière les négociations entamées. Ses pouvoirs allaient jusqu’à garantir la vie et la liberté du souverain détrôné, lequel serait à l’abri de toute insulte personnelle. C’est à l’un des acteurs de ces scènes étranges que nous allons laisser la parole :


« Il faut avoir parcouru, il faut connaître les ruines à travers lesquelles passa le détachement pour se faire une idée des dangers auxquels Hodson s’exposait de gaieté de cœur. Arrivés à destination, le commandant et ses hommes se cachèrent dans un vieux bâtiment, h. portée du conduit voûté qui donne accès dans la tombe de Humayoun, où chaque matin se rendait le vieux monarque, qui, chaque soir, s’en retournait à sa résidence ordinaire, le Kootub. Deux émissaires furent ensuite envoyés à la begum, Zeenat-Mahal, par qui passait toute cette diplomatie. Ils lui portaient l’ultimatum du général, savoir la vie du roi, celle de son dernier fils, celle de son père (ce dernier mort depuis cette époque). Après deux longues heures d’attente, pendant lesquelles le commandant déclare avoir subi les plus rudes angoisses qu’il eût jamais connues, ses émissaires revinrent avec une dernière offre. — Le roi ne voulait se remettre qu’entre les mains du capitaine Hodson en personne, et à la condition que ce dernier lui répéterait, de sa propre bouche, les promesses formelles du gouvernement qui lui assuraient la vie sauve. Le capitaine sortit alors et alla se camper vis-à-vis de la porte du tombeau, se déclarant prêt à recevoir les prisonniers et à confirmer sa promesse. Représentez-vous la scène, devant ce magnifique portail sculpté, dans l’arceau duquel se découpent les dômes blancs de l’édifice intérieur, et là, au milieu d’une foule d’Indiens, un seul homme blanc, bien décidé à ramener ses prisonniers ou à périr sur place.

« Bientôt un cortège apparut, qui sortait lentement de l’enceinte funéraire. Zeenat-Mahal était en tête, dans une de ces voitures closes dont on se sert ici pour les femmes. Lorsqu’elle passa devant nous, son nom fut articulé à voix haute par le moulrie. Ensuite, dans un palanquin, venait le roi, vers lequel Hodson poussa son cheval dès qu’il le vit, et auquel il demanda de rendre ses armes. Avant de les livrer, le roi demanda s’il était bien Hodson-Bahadour[9] et s’il consentait à répéter la promesse faite par son messager. Le capitaine répondit affirmativement à ces deux questions, ajoutant que la vie du roi et celle du fils de Zeenat-Mahal étaient garanties, pourvu que le premier se rendît sans causer de troubles; — puis, avec une emphase particulière, il déclara que si la moindre tentative était faite pour enlever les prisonniers, il tuerait le roi sur place, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’un chien. Le vieillard alors rendit ses armes, que le capitaine remit à son cavalier d’ordonnance, sans cesser lui-même d’avoir le sabre nu à la main. La même cérémonie eut lieu pour le petit prince (Jumma Buckh). et ensuite commença le voyage vers Delhi, voyage qui sembla au commandant durer une éternité tout entière. Les palanquins en effet n’avançaient qu’au pas de la marche à pied, et avec sa poignée d’hommes il se voyait entouré de milliers d’individus en armes, dont un seul aurait pu l’étendre mort d’un coup de fusil lâché par derrière. Son ordonnance m’a raconté que c’était merveille de voir l’influence qu’exerçaient sur la foule émue son regard froid, sa physionomie impassible. On eût dit les natifs tout à fait paralysés par cette scène inouïe d’un homme blanc, — pour eux les cinquante souars (cavaliers) ne comptaient absolument pas, — emmenant seul leur monarque. Peu à peu, à mesure qu’on approchait des murs de Delhi, la foule diminuait, et un bien petit nombre suivit jusqu’à la porte dite de Lahore. Le capitaine Hodson, devançant de quelques pas le cortège, commanda d’ouvrir. Comme il franchissait le seuil, l’officier de garde lui demanda ce qu’il ramenait ainsi dans tous ces palkees. « Rien que le Grand-Mogol, » répondit-il simplement, sur quoi l’officier, pris à court, laissa échapper une exclamation dont l’énergie eût pu offenser certaines oreilles délicates. Sortis à ces mots du corps de garde, les soldats du poste avaient bonne envie de le saluer d’un hourrah, et on ne put les en empêcher qu’en leur donnant à penser que le roi prendrait pour lui ces acclamations honorifiques. A la porte du palais, le cortège rencontra M. Saunders, promu au gouvernement civil de la cité, à qui Hodson délivra en bonne forme ses captifs de race royale. « Par Jupiter! s’écria ce magistrat, dont la stupéfaction avait quelque chose de fort divertissant, on devrait, rien que pour ceci, mon camarade, vous donner le commandement en chef de l’armée! »

« La remarque du général fut encore plus caractéristique : « Je suis charmé que vous ayez pris votre homme, dit-il au capitaine, mais je ne m’attendais guère à revoir ni vous ni lui. » Les officiers présens ne purent s’empêcher d’applaudir leur camarade, qui fut immédiatement autorisé à choisir, parmi les armes du roi, celles qu’il voudrait conserver en mémoire de cette brillante capture. Il est ainsi devenu possesseur de deux sabres dont l’un porte gravé sur sa lame le nom de Nadir-Shah, et l’autre le cachet de Jehan-Ghir. Le commandant compte en faire hommage à la reine. »


L’expédition qui suivit celle-ci, et qui devait se terminer d’une manière si tragique, a été racontée par un témoin oculaire, le lieutenant Macdowell, commandant en second des Hodson’s-houses. Les émotions de la journée se reflètent trop bien dans son récit pour qu’il ne perdît pas à être simplement analysé. Il vaut mieux le donner par extraits.


« Le 21 septembre, billet de Hodson : Accourez au plus vite. Amenez cent hommes. Je pars aussitôt. Il était six heures du matin... Rendu auprès de lui, il me raconte que les trois princes, ceux qu’on appelait les shahzadahs (fils du roi), les chefs de la rébellion, étaient retirés dans un tombeau impérial, à quelque six milles, qu’il veut les aller prendre, et qu’il m’offre de l’accompagner. N’était-ce pas bien obligeant à lui? Jugez si je refusai. Nous partîmes à huit heures, et, sans hâter le pas, nous nous dirigeâmes vers ce palais funéraire, immense édifice, qu’on appelle le tombeau de Humayoun. Là étaient en effet les princes avec environ trois mille musulmans de leur suite. Dans le faubourg voisin, il y en avait encore à peu près trois mille autres, et tous armés, ce qui rendait l’affaire assez scabreuse. Faisant halte à un demi-mille de l’endroit, nous envoyâmes sommer les princes de se rendre sans conditions, sous peine de toutes les conséquences que pourrait amener leur refus. Une bonne demi-heure s’écoula, et le temps me paraissait long; puis un messager nous arriva qui demandait de la part des princes si, quittant leur asile, ils pouvaient compter sur la vie sauve. « Se rendre à discrétion » fut toute la réponse. Nous attendîmes encore. C’étaient des momens d’anxiété. Une tentative pour les enlever de vive force eût tout perdu, et nous doutions fort qu’ils se décidassent à venir. Nous entendions les clameurs des fanatiques qui (nous le sûmes plus tard) suppliaient les princes de les conduire contre nous. Or nous n’avions que cent hommes, et nous étions à six milles de Delhi. Enfin, s’imaginant, à ce que je suppose, que tôt ou tard ils tomberaient en nos mains, ils prirent le parti de se rendre sans conditions. « Puisque nous avions épargné le roi, nous les épargnerions peut-être aussi, » se disaient-ils sans doute. Un messager vint nous instruire du parti auquel ils s’arrêtaient. Nous envoyâmes des hommes à leur rencontre, et, par ordre du commandant, je portai la troupe en travers de la route, pour les recevoir au besoin et les fusiller sans miséricorde, si on essayait de nous les arracher. Il parurent bientôt dans un petit ruth, ou chariot indien, attelé de bœufs, cinq de nos cavaliers marchant à leur droite, cinq à leur gauche. Derrière eux se pressaient (sans la moindre exagération) de deux à trois mille musulmans. Hodson et moi nous allâmes à leur rencontre, nos hommes demeurant un peu en arrière. Ils saluèrent dès que nous arrivâmes près d’eux, et Hodson, leur rendant le salut, commanda au conducteur d’avancer. Nous touchions au moment décisif. La foule, derrière eux, fit un mouvement. Hodson lui fit signe de reculer. J’appelai du sabre notre escadron, qui s’avança aussitôt et vint se placer à l’arrière du chariot, entre les princes et la multitude. Puis, Hodson m’en ayant donné l’ordre, je m’avançai lentement sur les groupes, qui se repliaient les uns sur les autres, non sans nous menacer du regard. Tout en ce moment était suspendu comme à un fil. Hodson cependant, retournant au galop du côté du chariot, enjoignait aux dix cavaliers qui formaient l’escorte de hâter un peu la marche des princes, tandis que nous ferions front et contiendrions la foule. Celle-ci se retirait lentement vers le tombeau de Humayoun, et nous suivîmes pas à pas ce mouvement de retraite. Arrivés à l’intérieur de l’enceinte, les musulmans gravirent les degrés, et allèrent se former dans les immenses jardins en terrasse. On y arrivait par un perron voûté. Laissant notre troupe en dehors, Hodson et moi (je ne le quittais non plus que son ombre), suivis seulement de quatre hommes, nous montâmes ce perron sans descendre pour cela de cheval, et, parvenu en face de ces longues files d’ennemis, il les somma de mettre bas les armes. Il y eut alors un murmure. Le commandant réitéra son ordre sur un ton encore plus péremptoire, et (Dieu sait pourquoi, car pour moi je n’y comprends rien) ils commencèrent à obéir…… Nous n’éprouvions nullement le besoin d’avoir leurs armes, et en des circonstances ordinaires jamais nous n’eussions risqué notre peau d’une façon si follement téméraire. Ce qu’il nous fallait à tout prix, c’était de gagner le temps nécessaire pour mettre les princes hors de portée. En cas d’attaque effectivement, nous ne pouvions tout au plus que nous faire jour vers Delhi, et encore avec peu de chances d’y arriver sains et saufs. Eh bien ! nous restâmes là deux heures d’horloge, rassemblant les armes qu’ils nous livraient; moi, pour ma part, croyant à chaque instant qu’ils allaient fondre sur nous. — Je ne disais rien, et fumai tout le temps afin de leur montrer combien peu je ressentais d’inquiétude. Enfin, quand tout fut terminé, les armes réunies, chargées sur une charrette, et quand nous nous mîmes en route, Hodson se tourna vers moi et me dit : — Il est temps de partir. — Nous nous mîmes en selle avec une lenteur calculée; la troupe reforma ses rangs, et nous sortîmes à loisir de l’enceinte, suivis par la foule. Notre allure continua d’être la moins pressée du monde, et tout se passait fort tranquillement. — Pourquoi, m’allez-vous demander, ne chargiez-vous pas ces suivans incommodes? — A ceci je répondrai simplement que nous étions cent hommes, et eux six mille. Je n’exagère point, vous lirez le rapport officiel. A un mille à peu près de notre point de départ, Hodson, me regardant de côté : — Eh bien! Mac, me dit-il, nous les tenons donc à la fin! — Sur ce mot, un double soupir soulagea nos poitrines oppressées. Jamais de ma vie, non pas même sous le feu le plus terrible, je ne me suis senti en pareil danger. On assure autour de moi que c’est l’affaire la plus hardie, la plus aventureuse dont on ait entendu parler depuis des années. Et je ne parle pas de moi, qui tout simplement exécutais mes ordres, mais de Hodson, qui avait tout conçu, tout arrangé.

« Maintenant achevons l’histoire... Nous rejoignîmes les princes à cinq milles environ de l’endroit où nous les avions pris, et par conséquent à un mille de Delhi. La foule, grossissant toujours, serrait de plus près les chevaux de nos sowars, et son attitude devenait de plus en plus hostile. — Qu’allons-nous faire de ces gens-ci? me dit tout à coup Hodson. Je crois qu’il vaudrait mieux les fusiller ici même. Jamais nous ne les ferons entrer là-bas. « Un neveu du roi que nous avions avec nous, et dont nous avions fait un témoin à charge, nous avait garanti l’identité de nos prisonniers. De plus, ils s’étaient reconnus eux-mêmes pour ce qu’ils étaient, savoir : Mirza-Mogul, le neveu du roi et le principal promoteur de l’insurrection ; Mirza-Kishere-Sultamet, également un des principaux rebelles, bien connu pour avoir tué de sa main des femmes et des enfans européens; enfin Abou-Buckt, commandant en chef titulaire et l’héritier présomptif du trône mogol. Ce dernier est ce même jeune démon qui dépouillait nos femmes en pleine rue, et s’amusait à couper les bras et les jambes de leurs enfans, égouttant le sang des blessures dans la bouche de ces pauvres mères. Ceci est la vérité littérale. Il n’y avait pas une minute à perdre. Nous commandâmes à la troupe de faire halte. Cinq cavaliers vinrent se placer en avant du chariot, cinq autres à l’arrière, faisant le vide autour du char. Hodson fit descendre les princes, leur ordonna de se déshabiller et de remonter ensuite dans leur chariot, puis il les fusilla de sa propre main... Avant de les tuer ainsi, parlant à nos hommes, il leur avait expliqué qui étaient ces prisonniers, et par quels actes de férocité ils avaient mérité de perdre la vie. Cette petite harangue, fort laconique du reste, eut un effet merveilleux. Les musulmans paraissaient frappés de cette application de leur loi du sang pour sang, et quant aux Sikhs, ils poussaient littéralement des cris de joie, tandis que la masse populaire s’éloignait en silence et lentement. À ce moment même, un sowar me montra, dans un cham*p labouré, un homme qui s’enfuyait rapidement et dont les bras étincelaient au soleil. Le cavalier et moi, nous nous lançâmes après lui, et, l’ayant atteint, je constatai que c’était l’eunuque favori du roi, le même dont les atrocités nous avaient été si fréquemment rapportées. Le sowar le sabra sur place, et nous revînmes dans les rangs, charmés d’avoir nettoyé la terre de ce monstre. Il était alors quatre heures de l’après-midi. Hodson conduisit le chariot, chargé des cadavres, jusqu’au cœur de la ville, où il les fit placer dans une des rues les plus peuplées, afin que chacun pût les bien reconnaître. »


Il est honorable pour le caractère humain que des actions comme celle dont nous venons de reproduire le récit, — parfaitement véridique, il faut le croire, — entraînent avec elles un blâme presque certain. La nécessité a beau les expliquer, la logique a beau les présenter sous le jour le plus favorable : l’âme épouvantée se refuse à toutes ces atténuations de l’horreur instinctive que lui cause le meurtre accompli de sang-froid sur des êtres qui ne se défendent point. Il laisse une tache comme celle que lady Macbeth essaie en vain d’ôter à ses mains cent fois purifiées, toujours sanglantes. Hodson, durant les six mois qu’il a survécu à ses victimes, a dû plaider et replaider sa cause devant l’invisible tribunal où siège le suprême arbitre des actions humaines; mais, malgré l’attitude résolue qu’il affecte, la courageuse abnégation qu’il oppose au blâme public, n’est-il pas permis de deviner sous ce front hardi quelques pensées amères, et dans cette conscience intrépide quelques regrets du moins, si ce n’est quelques remords? Avant de répondre, écoutez un de ses plaidoyers. Il est du 12 février 1858. Un mois plus tard, la main vaillante qui l’avait tracé se raidissait pour jamais.

Hodson commence par se justifier d’avoir promis la vie au roi de Delhi après l’avoir fait prisonnier. Qu’on démente donc ce bruit calomnieux. La promesse du général Wilson était de deux jours antérieure à la capture; on a eu raison de ne pas la marchander. Le nom seul du vieux monarque était un tocsin qui peu à peu aurait soulevé tout l’Hindostan. Et que valait après tout l’existence d’un vieillard de quatre-vingt-dix ans auprès de toutes celles qu’on rachetait en le déterminant à se livrer? « Mais, continue-t-il, n’est-il pas étrange que ceux-là mêmes qui me blâment le plus haut pour avoir épargné le roi m’accusent aussi d’avoir tué ses fils? Ouousque tandem?... pourrais-je à bon droit m’écrier, moi aussi. Au fond cependant, je suis complètement indifférent à l’un et à l’autre reproche. Dès cette époque, je pris mon parti de tout ce qu’on pourrait me jeter de censures et d’invectives. J’étais convaincu d’être dans le vrai, et en me préparant à courir le risque matériel de l’entreprise, je me bronzais aussi d’avance contre les chances diverses qu’elle pourrait moralement avoir. Les temps par lesquels nous avons passé, le temps même où nous sommes, ne sont pas de ceux où un homme qui prétend servir son pays doit s’arrêter aux conséquences que peut avoir pour sa personne privée l’accomplissement de ce qu’il croit son devoir. »

Ainsi parle Hodson. Son frère, ecclésiastique distingué, un des gradués de Cambridge, lui vient charitablement en aide en citant la lettre de félicitations de M. Montgomery[10], le même qui depuis a pacifié l’Oude, et une réponse directe de sir T. Seaton aux questions soulevées par ce drame étrange.


« Vous demandez, dit le second de ces éminens personnages, une réponse à ces questions si controversées : pourquoi a-t-il garanti la vie du roi? pourquoi a-t-il exigé des princes qu’ils ôtassent leurs vêtemens avant de les tuer? Il a promis la vie au roi de Delhi parce que tel était l’ordre du général Wilson... Ici, personne ne s’est demandé pourquoi il avait fait déshabiller les princes, ou, disons plus vrai, pourquoi il leur a fait ôter leurs vêtemens de dessus. Ce n’était certainement pas, comme l’ont prétendu quelques Français stupides, « pour ne pas gâter le butin[11] ; » car si les habits de dessus répondaient à ceux de dessous, dans lesquels les cadavres ont été enterrés, ils eussent été payés cher à un shilling la pièce. Hodson les fit déshabiller tout simplement pour rendre plus effrayantes et leur mort et l’exhibition qui suivit devant la Kotwalla. Quelques personnes demandent aussi « pourquoi il les a tués de sa main. » Je réponds à cette question par une autre :— Quel eût été, sur la foule des assistans, l’effet d’une seule minute d’hésitation vraie ou simplement apparente? »


IV.

Les six derniers mois de cette vie aventureuse sont dignes des années qui les avaient précédés. Pas un jour de repos, une entreprise suit l’autre : des prouesses d’équitation à étonner les plus rudes chasseurs des trois royaumes. Le capitaine Hodson, qui allait devenir le major Hodson, passait des nuits entières à cheval, et avait fini par dormir en selle. Aucun de ses cavaliers ne faisait le coup de sabre comme lui; pas une lance n’était aussi terrible que la sienne à l’ennemi fugitif. Sa dextérité, son sang-froid dans ces rencontres corps à corps faisaient l’admiration de l’armée. « Il me semble le voir encore, écrivait un de ses compagnons d’armes, aux prises avec les plus braves, les plus furieux de ces rebelles, souriant, se moquant, parant les coups les plus terribles du même air qu’il eût écarté un essaim de mouches, et narguant son antagoniste par toute sorte de défis : « Eh bien! est-ce tout?... Recommençons!... Vous dites?... Et vous appelez cela de l’escrime? »

Le corps des cavaliers de Hodson fut séparé en deux pour les opérations qui suivirent la prise de Delhi. Un détachement suivit vers Agra la colonne sous les ordres du colonel Greathed; le reste accompagna celle du brigadier Showers, lancée à la poursuite des troupes fugitives sorties pêle-mêle de la capitale, et qui, on le sait, n’avaient pas osé rester en vue de la petite armée anglaise. Hodson les poursuivit sans relâche pendant tout le mois d’octobre. En novembre, il obtint un congé de quelques semaines, pour aller à Umballah revoir sa femme, séparée de lui depuis six mois entiers. H profita d’ailleurs de ce répit pour pousser avec une extrême activité le recrutement du corps qu’il avait créé. « Je compte, écrit-il, le porter à mille cavaliers avant la fin de l’année. Les plus braves et les mieux nés du pays se pressent sous mon étendard. »

Le 2 décembre, un immense convoi descend vers Cawnpore, où il va ravitailler le camp de sir Colin Campbell. Ce convoi, marchant sur une longueur de quinze milles, n’a pour escorte qu’une colonne mobile de quinze cents hommes. Les Hodson’s horsemen en font partie, sous les ordres de Hodson et de son fidèle lieutenant Macdowell. Chemin faisant, on rencontre l’ennemi, ou, disons mieux, on se détourne pour l’aller joindre. On le bat, on le disperse, on le poursuit. Trois combats sont livrés coup sur coup; vingt-cinq canons sont enlevés aux rebelles. Le 27 décembre, on prend la ville de Mynpoorie, où l’on fait halte, et là, on apprend que le commandant en chef est ou peut être à trente-huit milles seulement, du côté de Goorsahaigunge. Il s’agit de lui porter des dépêches. Hodson sollicite cette mission plus que difficile. Le 30 décembre, à six heures du matin, lui et Macdowell se mettent en route, avec une escorte de soixante-quinze sowars de leur régiment. A quatorze milles du camp qu’ils viennent de quitter, ils font halte, déjeunent, et laissent cinquante hommes de leur escorte. A quatorze milles plus loin, à Chibberamow, nouvelle station : n’ayant pas rencontré l’ennemi, ils croient pouvoir laisser encore les vingt-cinq cavaliers qui leur restaient. Quatorze milles franchis si près de l’armée anglaise paraissaient aux deux officiers une promenade toute simple, même en pays suspect. Malheureusement à Goorsahaigunge ils ne trouvent point le commandant en chef. Lord Clyde était à Mermuka-Seraï, leur dit-on, c’est-à-dire à quinze milles plus loin. On ajoutait qu’à deux milles de l’endroit où ils étaient arrivés stationnait une colonne ennemie de sept cents hommes. Contre ce danger, ils prirent la seule précaution qui fût à leur portée : ce fut de partir pour le quartier-général aussitôt que possible, avant que leur arrivée eût pu s’ébruiter. De fait, ils y arrivèrent sans encombre, mais non sans étonner le général anglais par le récit de leur imprudente équipée. Sir Colin Campbell retint Hodson et son compagnon à dîner, et à huit heures du soir les laissa repartir avec ses instructions pour la marche du convoi. De Mermuka-Seraï à Goorsahaigunge, le retour eut lieu sans obstacle et sans accident; mais à mi-chemin de cette dernière bourgade et de Chibberamow, les deux intrépides cavaliers rencontrèrent un Indien qui s’était posté sur leur route tout exprès pour leur donner avis d’un danger imminent. Les vingt-cinq cavaliers restés le matin même à Chibberamow avaient été attaqués par un corps ennemi, et avaient dû s’enfuir, non sans laisser quelques morts sur la place, quelques prisonniers aux mains des révoltés. Il était à supposer qu’à la suite du combat, une embuscade avait été laissée sur la route pour surprendre les deux chefs dont l’escorte venait d’être ainsi dispersée. A vingt milles du camp de sir Colin Campbell, à trente milles de leur propre camp, ces nouvelles n’avaient rien de très particulièrement agréable. Que faire cependant? Avancer ou battre en retraite? Le parti de Hodson fut bientôt pris : « Nous aurons toujours le temps de rétrograder!... Au galop! Il faut essayer de passer outre! » Et c’est ce qu’ds firent, lui et Macdowell, par une noire nuit d’hiver, un temps âpre et glacial, un vent qui les gelait jusqu’à la moelle des os. On sent presque le même frisson en les suivant du regard sur ce chemin semé d’embûches.


« ….. Nous avions fait passer nos chevaux du milieu de la route pavée sur les bas côtés, où la terre molle amortissait en partie le bruit de leurs pas, et nous avancions en silence, l’oreille tendue à tous les bruits, fatiguant nos yeux à percer l’obscurité, à découvrir, derrière chacun des arbres qui bordaient la route, les formes de l’ennemi qui pouvait s’y être embusqué pour nous envelopper. Ce fut, je vous assure, un moment de rude anxiété. Dans le voisinage immédiat de Chibberamow: — Ils sont , nous dit notre guide à voix basse en nous montrant un jardin entouré d’arbres, en face de nous, sur la droite. — De fait, nous distinguions parfaitement un murmure de voix humaines. Était-ce l’ennemi ? était-ce un prestige de notre imagination ? Je ne saurais le dire. Nous traversâmes très lentement et très silencieusement le village, dans la principale rue duquel nous vîmes le cadavre d’un de nos cavaliers gisant, raide et blafard, au clair de lune. Arrivés à l’autre extrémité, nous renvoyâmes notre fidèle guide, avec ordre de venir nous rejoindre au camp, et, mettant l’éperon au ventre de nos chevaux, nous galopâmes jusqu’à Bewar, en hommes qui savent leur vie enjeu. Nous y arrivâmes à deux heures du matin. Un détachement de nos cavaliers était venu jusque-là au-devant de nous.

« ….. Tout ce que me dit Hodson, quand nous nous retrouvâmes en sûreté, fut ce simple mot : « Par saint George, Mac, je paierais cher une tasse de thé ! » Puis il alla tout aussitôt se coucher. C’est le plus beau sang-froid que j’aie jamais rencontré de ma vie. Nous avons fait, lui et moi, nos soixante et douze milles, lui sur son petit bai-brun, moi sur Alma<ref>. »


Le 31 janvier 1858, après un rude combat livré à Shumshabad (dans le voisinage de Futtyghur), Hodson, atteint de deux coups de sabre au bras droit, écrivait de la main gauche pour annoncer la mort de son ami et lieutenant Macdowell, tué dès le début de l’affaire, et à l’âge de vingt-huit ans. Hodson lui-même, mis hors de combat, puisqu’il ne pouvait plus ni tenir son sabre, ni diriger son cheval, se fit traîner vers Cawnpore dans le dog-cart d’un de ses amis. Sir Colin Campbell le soignait, le choyait de son mieux, et annonçait à tous, lui annonçait à lui-même sa prochaine promotion au grade de colonel. Mis à ce régime, Hodson fut bientôt rétabli, et avant la fin de février on le retrouve sous les murs de Lucknow, dans une chaude mêlée de cavalerie, où il sauva la vie d’un de ses officiers en sabrant le cipaye qui l’allait percer de sa lance. Le 11 mars, alors que les Anglais, déjà maîtres des ouvrages extérieurs, se préparaient à attaquer le palais de la bégum (Begun’s Kotee), l’intrépide major reçut ordre de se rapprocher avec sa troupe des murailles de la cité. Il monta aussitôt à cheval, et laissant ses ordres à son adjudant, prit les devans afin de venir explorer lui-même les terrains les mieux disposés pour y asseoir un campement provisoire. On lui annonça chemin faisant l’assaut qui allait être donné au palais ; il y courut, pressé par un irrésistible instinct. — <ref> Lettre du lieutenant Macdowell, datée de Bewar le v" janvier 1858, c’est-à-dire du jour même où il venait d’échapper si miraculeusement à la mort. « Je viens prendre soin de vous, dit-il en riant au brigadier Napier chargé de l’attaque. Vous ne pouvez vous passer de quelqu’un qui vous surveille. » Impétueusement livré, l’assaut réussit. Hodson pénétra dans le palais par la brèche avec le général Napier et le reste de l’état-major, mais en cette mêlée confuse ils se perdirent de vue. Quelques instans après, rencontrant des soldats qui cherchaient de tous côtés les cipayes encore cachés çà et là dans les cours cloîtrées et les longs corridors du palais, le commandant des irréguliers se mit machinalement à leur tête. Arrivé à l’angle d’un passage sur lequel ouvrait une cellule obscure : » Tenez, leur dit-il, ou je me trompe fort, ou il y a par ici quelques-uns de ces drôles. » Or il ne se trompait pas, et au moment où il mettait le pied sur le seuil de cette espèce de cachot, une balle vint le frapper en pleine poitrine et lui traversa le corps de part en part. Il recula de quelques pas en chancelant, et tomba pour ne plus se relever. Les highlanders qui le suivaient pénétrèrent, baïonnettes basses, dans la cellule d’où était parti le coup; pas un cipaye n’en sortit vivant. Ranimé par des stimulans, Hodson vécut encore toute la nuit, mais sans se dissimuler que sa blessure était sans remède. A dix heures du matin, l’hémorragie, un moment arrêtée, reprit son cours, et, perdant ses forces d’heure en heure, le blessé mourut trois heures plus tard.

S’il était besoin d’ajouter quelques réflexions à un récit qui peint si bien et Hodson lui-même et la race d’officiers dont il fut un brillant spécimen, nous signalerions en lui comme sa qualité supérieure, que toutes les autres, subordonnées à celle-ci, servent à mettre en relief, le besoin d’autorité, d’ascendant, de domination, qui, dans toutes les conditions, dans toutes les sphères sociales, fait les pasteurs d’hommes. Hodson aimait l’autorité pour l’autorité; l’exercice de la volonté lui était un besoin. Quand de telles natures abondent en un pays, — et l’Angleterre en est là, — les dangers qu’elles pourraient faire courir à la liberté sont balancés par les obstacles qu’elles jettent sur le chemin de la tyrannie. Seulement il est bon que la responsabilité pèse sur ces organisations absolues, que la hiérarchie comprime ce qu’il y a d’excessif dans l’élasticité de leurs ressorts. L’autorité de famille, les souvenirs d’une discipline sévère, le joug de l’opinion, le fouet toujours levé d’une publicité vengeresse, doivent se réunir pour dompter, contenir, refréner le tyran que renferme tout homme ainsi doué. Le pays profite alors sans péril de cette même force qui eût pu servir à sa ruine, et l’homme qui, livré à lui-même, serait peut-être devenu un fauteur de violences demeure ainsi l’héroïque et docile agent de l’intérêt national, de la volonté de tous.


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez les livraisons du 15 juin, 1er juillet,1er et 15 décembre 1858.
  2. Lettre du 27 février 1848.
  3. Sous les ordres du lieutenant Lumsden.
  4. Le chiffre de la population de l’Euzofsai est donné dans une lettre où Hodson rend compte des ravages que le typhus y exerça en 1853. Du 1er mars au 15 juin, 8,352 individus périrent sur un nombre total de 53,500.
  5. Murdân est le nom du district. Kôtee veut dire forteresse.
  6. Le rapport officiel qui déclarait non fondés les griefs énumérés à sa charge, déposé le 13 janvier 1856, n’avait pas encore été lu en mars 1857. On découvrit alors que, intercepté au passage, il n’était jamais parvenu sous les yeux du gouverneur-général.
  7. Nom laissé en blanc dans le texte anglais.
  8. Lettre du 24 septembre, postérieure de deux jours seulement aux événemens qu’elle raconte. Elle est adressée à mistress Suzan Hodson.
  9. Hodson le Victorieux.
  10. Voici textuellement le billet de M. Montgomery, daté du 29 septembre 1857 : « Cher Hodson, honneur à vous, honneur aux cavaliers qui portent votre nom, pour avoir pris le roi et tué ses enfans! J’espère que vous en mettrez encore bien d’autres au sac. En toute hâte, votre à jamais,
    R. MONTGOMERY. »
  11. Ces mots incorrects sont en français dans l’original.