Épisodes militaires de la vie anglo-indienne/II/02
Sur une bonne carte de l’Inde, cherchez à cent cinquante-deux milles de Delhi, dans la direction de l’est, la ville importante de Bareilly. De ce point, abaissez vers le raidi une ligne qui incline légèrement à l’ouest, et vous trouverez la station de Budaon ou Budaouan, un des centres politiques du Rohilcund. Le Rohilcund lui-même est un district oriental du royaume de Delhi qu’envahit à la fin du XVIIe siècle une belliqueuse tribu des Afghans du Kaboul, les Rouillas, et qui est compris dans le territoire borné par le Gange et la Gogra. C’est à Budaon qu’un juge de Benarès dont le caractère ne semble pas moins fortement trempé que celui du major Hodson[1], M. William Edwards, exerçait paisiblement depuis dix-huit mois les fonctions, à la fois judiciaires et fiscales, de magistrale et de collectors lorsque la nouvelle y parvint de la révolte de Meerut. Huit jours s’étaient à peine écoulés, qu’une sourde agitation se manifestait dans tout le district. M. Edwards, justement inquiet pour sa femme et ses enfans, les dirigea sans retard vers un de ces établissemens qui, profondément abrités dans les gorges de l’Himalaya, devaient rester jusqu’à la dernière heure préservés des contre-coups du mouvement insurrectionnel. Cette précaution, justifiée par l’événement, ne fut pas prise un jour trop tôt, car, pour arriver à Nynee-Tal[2], le but de leur voyage, mistress Edwards et ses enfans avaient à traverser Bareilly, qu’ils trouvèrent déjà évacuée par toutes les familles européennes. Huit jours après leur passage éclatait l’insurrection militaire de cette ville, insurrection marquée au coin de la préméditation la plus cruelle et la mieux dissimulée. Les officiers anglais, trompés jusqu’à la dernière minute par des protestations de fidélité cent fois réitérées, ne doutèrent point de leurs soldats jusqu’au moment où commença le massacre. À huit heures du matin, le 31 mai 1857, le major Pearson, commandant le 18e indigène, attestait encore l’inébranlable loyauté de ses hommes ; à onze heures, un coup de canon avertissait les cipayes restés dans leurs lignes que le moment d’agir était venu pour eux. Les sentinelles tiraient sur ces mêmes officiers auxquels cinq minutes plus tôt elles avaient présenté l’arme avec tout le respect imaginable. Les canons étaient braqués sur les divers points de réunion de l’état-major, anglais, et ce fut à grand’peine que, sous l’escorte du 8e de cavalerie, encore indécis, ceux des officiers que les balles n’avaient pas atteints purent sortir de Bareilly dans la direction de Nynee-Tal. Une petite colonne de cipayes, munie d’un canon, les suivait de loin. Les cavaliers du 8°, à quelques milles de la cité, demandèrent eux-mêmes un retour offensif qui leur fournît l’occasion de sabrer cet audacieux détachement. On applaudit à leur zèle inespéré, le capitaine Mackensie les conduisit au feu ; mais à peine furent-ils en face de leurs camarades et eurent-ils vu déployer l’étendard vert, symbole de leur foi commune, qu’ils hésitèrent et finirent par passer du côté des rebelles. Le canon amené par ceux-ci fut tourné à l’instant même sur le capitaine anglais et le petit nombre de sowars encore groupés autour de lui : on leur enjoignit de s’éloigner sous peine de mort, et ils partirent en effet au grand galop. Quant au major Pearson, il avait péri des premiers.
Ainsi se trouvait accomplie en quelques heures la révolte du Ro-hilcund, dont Bareilly était le centre militaire[3]. Un capitaine d’artillerie indigène devenait chef militaire du pays, et on choisissait pour rajah un juge retraité de la compagnie, Khan-Bahadour. Ce magistrat, devenu prince, entrait aussitôt en fonctions par un bel et bon procès, intenté selon toutes les formes aux deux juges de Bareilly, MM. Raikes et Robertson, qui furent jugés, condamnés et pendus pour crimes dûment qualifiés, sinon prouvés. Avec eux périt le collecteur, M. Wyatt, auteur d’un livre assez curieux, le Gil Blas hindou. À Shahjehanpore, le même jour qu’à Bareilly, l’insurrection se déclarait, et, surpris pendant le service divin, — -c’était un dimanche, — presque tous les résidens européens furent égorgés. À Mooradabad, bien que fort déconcertés de ne trouver que 2,5001, st. Dans la caisse du gouvernement, les cipayes, qui d’abord avaient voulu attacher à la bouche d’un canon le trésorier si mal en fonds, se laissèrent rappeler qu’ils avaient juré « par les eaux du Gange » de ne pas faire tomber un cheveu de la tête des Européens. Liés par leur redoutable serment, ils se retirèrent avec leur butin, et accordèrent aux résidens deux heures pour quitter la ville. Ceux-ci en profitèrent pour se retirer à Nynee-Tal, où les accompagnèrent quelques poignées de cipayes demeurés « fidèles à leur sel. » Ce dernier épisode se passait le 3 juin 1857.
Rétrogradons de quelques jours et revenons à Budaon, où nous avons laissé M. Edwards aux prises avec les difficultés croissantes d’une administration de moins en moins obéie. Le premier acte des insurgés de Mooradabad avait été, selon la coutume généralement adoptée, de donner la clé des champs aux prisonniers. Or parmi ceux-ci se trouvait un gentilhomme-bandit, nommé Nujjoo-Khan, sous le coup d’un arrêt de déportation perpétuelle pour une tentative de meurtre suivie d’effet sur la personne d’un magistrat adjoint. Après avoir échappé deux années entières aux conséquences de cette condamnation rendue par contumace, ce notable personnage avait pu être appréhendé, grâce à l’active surveillance de M. Edwards, et, à peine libre, il avait juré de se venger. En toute circonstance, les menaces d’un pareil homme pouvaient être comptées pour quelque chose. Au moment où M. Edwards apprit que sa mort était décrétée par un de ces désespérés qui naturellement devaient jouer un des premiers rôles dans la rébellion[4], il put se considérer à son tour comme condamné sans appel, et, seul agent du gouvernement en face de onze cent mille administrés plus ou moins hostiles, il lui fut certainement permis de croire que la sentence sortirait, comme on dit, son plein et entier effet.
Déjà le 25 mai 1857 il avait eu comme un avant-goût des angoisses et des périls qui allaient l’assaillir. Informé que les mahométans de Budaon voulaient profiter de la solennité religieuse de ce jour-là pour exciter des troubles que l’agitation générale du pays pouvait rendre décisifs, il avait convoqué les principaux d’entre eux à une conférence où ils arrivèrent fort excités, fort arrogans, presque intraitables. Tandis que, profitant de leurs animosités privées, il travaillait à les désunir par d’adroites insinuations, il vit entrer, le débat s’échauffant, un de ses péons, Sikh de naissance, mais déjà chrétien de religion, bien que non encore baptisé, et qu’il avait attaché à son service personnel. Wuzeer-Sing, — c’était le nom de ce fidèle acolyte, — entra sans prononcer un mot, et vint se placer presque inaperçu derrière le fauteuil de son maître. Il avait un revolver à la ceinture, et à la main le fusil de chasse de M. Edwards. « Pour la première fois alors, nous dit celui-ci, j’eus pleine assurance que je pouvais compter sur cet homme, en quelque danger, en quelque difficulté que nous fussions placés lui et moi. »
Grâce à cette réunion des notables mahométans, habilement prolongée, leur fête de l’Eed n’amena aucun désordre grave ; mais ce n’était là qu’un répit, et le magistrate-collector ne pouvait se faire à cet égard aucune illusion. La police indigène, qu’il avait pris sur lui de doubler, ne devait lui offrir, en cas de conflit, aucun élément de résistance militaire. Quant aux cipayes du 68e régiment, détachés de la garnison de Bareilly pour garder la trésorerie de Budaon, il était plus que probable que, leur régiment venant à s’insurger, ils saisiraient avidement cette occasion de piller la caisse placée sous la protection de leurs baïonnettes.
Le 31 mai, — qui fut, comme on sait, le jour même de l’insurrection du Rohilcund, — quelques lueurs d’espérance étaient venues rasséréner cet horizon si ténébreux. Des nouvelles arrivées du district d’Etah, situé de l’autre côté du Gange, en face de celui de Budaon, annonçaient l’arrivée de deux régimens fidèles à Puttialee, chef-lieu de ce district. Une lettre de Bareilly, émanée des commissaires en personne, mentionnait le départ d’une compagnie de cipayes qui, sous les ordres d’un officier européen, venait prêter main-forte au collecteur de Budaon. Sur cette double assurance, M. Edwards et M. Phillips, son cousin, le magistrat d’Etah, arrivé à Budaon depuis quatre jours, s’étaient tranquillement endormis. Au point du jour, un chuprassie (messager) entrait tout haletant dans la chambre du collecteur, et lui annonçait que le cavalier envoyé la veille au-devant de la compagnie annoncée avait trouvé la route de Bareilly à Budaon couverte des prisonniers délivrés par les rebelles. Près de quatre mille scélérats se trouvaient ainsi déchaînés tout à coup sur la province. Le massacre, l’incendie arrivaient à leur suite, et d’ailleurs un détachement des cipayes insurgés s’était mis immédiatement en marche vers Budaon, où les attirait le pillage espéré des deniers publics.
M. Phillips, dix minutes après que ces nouvelles lui eurent été communiquées par son cousin, sautait en selle et partait au galop, escorté par une douzaine de cavaliers, dans la direction du Gange. Sa meilleure, son unique chance de salut était de devancer les rebelles, qui déjà inévitablement marchaient sur les passages guéables de ce fleuve, — les ghants, comme on dit dans l’Inde, — et allaient travailler à les rendre infranchissables, soit aux troupes envoyées du dehors, soit aux fugitifs cherchant à quitter le district. M. Edwards pouvait accompagner son cousin, et la prudence la plus vulgaire lui conseillait hautement de s’éloigner de Budaon avec M. Phillips. Le sentiment rigoureux du devoir lui enjoignait au contraire de demeurer à son poste. « Aussi longtemps que le navire était à flot, je m’estimais obligé d’y rester cloué, » dit-il lui-même, et cette métaphore de marin exprime mieux que toute autre les idées d’abnégation puisées par la race anglaise à la rude école de l’Océan. Quelle espérance pourtant pouvait-il raisonnablement concevoir ? « J’étais encore à même, répond-il, de préserver la ville du pillage en empêchant les convicts fugitifs d’y pénétrer avant l’arrivée des cipayes mutinés. » C’était là effectivement tout ce qu’il avait à se promettre, et pour le maintien de cette sécurité provisoire il n’hésita point à risquer sa vie.
Cependant quelques Européens, — rares épaves de la grande tempête indienne, — venaient d’instinct se grouper autour de l’unique représentant de l’autorité officielle : deux planteurs d’indigo, MM. Donald père et fils ; un employé des douanes, M. Gibson ; un commis d’administration avec sa famille, M. Stewart, chaque nouveau-venu apportant son contingent de terreur, son contingent d’embarras, et le danger devenant plus terrible à mesure que grossissait la petite famille européenne, poursuivie de plus de haines, offrant plus de prises à la cupidité. Ces haines dont nous parlons, M. Edwards les signale lui-même. « Seul, dit-il, j’aurais trouvé dans le district bon nombre d’amis et de protecteurs ; mais ils ne voulaient pas se compromettre pour d’autres que moi, et d’autant moins que quelques-uns des compatriotes ainsi réunis étaient en hostilité réglée avec les gens du pays pour s’être rendus acquéreurs de propriétés vendues, dans des circonstances rigoureuses, par ordonnance de nos tribunaux civils[5]. »
À midi, après une prière en commun, M. Edwards crut devoir remontrer à ses compagnons de péril que plus tôt ils fuiraient, plus de chances leur seraient acquises. Son devoir le retenait, lui, mais rien ne s’opposait à leur départ ; ils n’avaient à consulter que l’intérêt de leur sûreté personnelle. Argumens, instances, tout fut vain. Profondément terrifiés et comme paralysés par l’effroi, ils refusèrent tous de quitter cette maison protectrice sur laquelle ils appelaient la foudre. La journée s’avançait, toujours plus sombre. Les avis du dehors devenaient de plus en plus sinistres : soulèvemens partiels dans tel ou tel quartier, défection de tel ou tel agent, et les cipayes de Bareilly plus rapprochés d’heure en heure. Vers quatre heures du soir, l’officier indigène commandant la garde du trésor, — une centaine d’hommes, — vient, comme de coutume, faire son rapport. Comme de coutume, il déclare que « tout va bien. » Cette fois M. Edwards le prend à part et le presse de questions. Toujours avec l’accent de la franchise la plus entière, toujours avec les formes du respect le plus vrai, l’officier indigène proteste que la prétendue insurrection de Bareilly lui est, ainsi qu’à ses hommes, tout à fait inconnue. Ils n’ont reçu, ni lui ni eux, aucune communication de ce côté. Il ne croit pas, quant à lui, à ce mouvement insurrectionnel. S’il a quelques craintes, — et telle est aussi l’appréhension de ses soldats, — c’est que la canaille, les budmashes de la ville ne viennent fondre sur eux en tel nombre que toute résistance soit inutile. Pour rendre un peu de cœur aux cipayes, la présence du magistrat serait du meilleur effet… Tout ceci, dit sur le ton de la conviction la plus sincère, déroutait complètement les soupçons de M. Edwards, qui finit par se rendre aux bons avis de son interlocuteur ; en effet, après l’avoir envoyé en avant, il allait monter dans son boghey pour se rendre à la trésorerie, lorsque Wuzeer-Singh, l’honnête et loyal péon, vint dévoiler à temps le piège tendu à la confiance de son maître. Le fait est que les cipayes attendaient bien le magistrat, déjà rangés en bon ordre devant la kutcherry, comme pour une revue ; mais ils s’apprêtaient à le tuer aussitôt qu’il se serait remis en leurs mains. C’était chose convenue depuis le matin avec un messager des révoltés de Bareilly. Après une heure et demie d’inutile attente, ne voyant pas arriver leur victime, ils perdirent patience, et se mirent en révolte ouverte. Il leur eût encore été facile de se saisir du collecteur, qui n’avait pas quitté sa maison ; mais aucun d’eux ne voulait, sans autre intérêt que celui du meurtre, s’éloigner de la trésorerie, promise au pillage. À six heures, d’horribles cris s’élevèrent de ce côté. Les cipayes venaient de briser les portes de la prison, située à une centaine de yards de leur corps de garde, et de mettre en liberté trois cents malfaiteurs qu’elle renfermait. Au même moment, on annonça l’arrivée des insurgés de Bareilly. Tout était décidé, irrévocablement et irrésistiblement fini. Le vaisseau ne « flottait » plus. M. Edwards, quitte envers ses fonctions, ne se devait plus qu’à sa famille et à lui-même. Monté sur un petit poney gris du Kaboul, dont, en des jours plus heureux, il avait fait cadeau à sa femme, et dont les précieuses qualités lui étaient connues, il quitta sans trop de hâte sa résidence, vers laquelle les « libérés » de l’heure précédente accouraient déjà en vociférant. Les deux planteurs d’indigo, MM. Donald, et l’employé des douanes, M. Gibson, s’étaient attachés à sa fortune et le suivaient pas à pas. On ne nous demandera pas si Wuzeer-Singh fut du voyage.
On a déjà vu que le 31 mai Mooradabad n’était pas encore soulevée. Par cette ville, située au nord de Budaon, M. Edwards pouvait arriver aux montagnes et rejoindre sa famille. Malheureusement, pour gagner la route de Mooradabad, il fallait traverser Budaon dans toute sa longueur, ou tourner la ville par un long circuit : c’est à ce dernier parti que s’était arrêté notre magistrat fugitif, lorsqu’à cent mètres de sa maison il rencontra un des principaux mahométans du pays, — un riche propriétaire terrien, quelque chose comme un baron féodal, — le cheik ou seigneur de Shikooporah, avec lequel il s’était trouvé en relations assez suivies. Ce puissant personnage, qui parut s’intéresser immédiatement au sort de M. Edwards, le dissuada fortement de s’engager sur des routes peuplées de cipayes insurgés et de criminels arrachés à leurs prisons. Il lui offrit en même temps de le recevoir chez lui, à trois milles de la cité. Cette proposition fut acceptée avec reconnaissance, quoiqu’elle modifiât du tout au tout le plan de voyage d’abord adopté, M. Edwards espérant qu’il pourrait se tenir caché dans le voisinage de la ville, où il rentrerait aussitôt que les rebelles en seraient sortis, pour y reprendre l’exercice de son autorité. Le cheik disposé à lui donner asile déclara, il est vrai, ne vouloir étendre sa protection à aucun des autres fugitifs. Cette première objection ne découragea point les compagnons de M. Edwards ; ils avaient lieu de croire que le cheik se laisserait ramener à des sentimens plus humains. Il fallut donc revenir sur ses pas, et en longeant les murs de la maison qu’il venait d’abandonner, M. Edwards eut la douleur de la voir au pillage. Ses gens eux-mêmes s’étaient jetés tout des premiers sur le butin offert à leur convoitise, et un des cipayes d’ordonnance du collecteur, — celui qu’il regardait comme un des plus dévoués, — était déjà paré de la brillante épée que son maître portait les jours de cérémonie. Quant à celui-ci, les seuls objets qu’il avait pu emporter dans sa fuite précipitée étaient, avec 150 roupies[6] cachées dans la ceinture de ses deux serviteurs indigènes, un habit de rechange (qui lui fut volé quelques heures après par le groom auquel il l’avait donné en garde), une bible petit format, et une bourse particulièrement chère qu’on venait de lui envoyer d’Angleterre pour l’anniversaire de sa naissance (a darling may’s purse, dit-il avec une sorte de tendresse), plus l’inévitable montre et le non moins inévitable revolver.
À peine entrés, après une heure de route accomplie sans encombre, dans la cour murée de Shikooporah, et comme ils venaient de mettre pied à terre, les fugitifs virent venir à eux le frère du cheik, chargé de leur notifier respectueusement, mais en termes absolus, qu’il fallait ou se séparer ou pousser plus loin. On n’avait promis abri qu’à M. Edwards : s’il faisait décidément cause commune avec ses compatriotes, trop nombreux pour qu’on pût les recevoir sans danger si près de la ville en révolte, on les cacherait, eux et lui, mais dans un des villages du cheik, situé à dix-huit milles plus loin, et sur la rive gauche du Gange. Résolus à ne se point séparer, les quatre Anglais[7] n’avaient plus qu’à obéir. Ils repartirent incontinent, et bien leur en prit. Une heure ou deux après leur départ, quelques cavaliers cipayes, arrivés de Bareilly avec le détachement de l’infanterie insurgée, ventaient, à la recherche du collecteur, faire une descente chez le bienfaisant propriétaire qu’on leur avait signalé comme l’ayant pris sous sa protection.
Nos Anglais cependant, guidés par un des cheiks, traversaient par les routes les moins frayées le pays déjà soulevé. Dans tous les villages où ils passaient, les paysans étaient sur pied, armés de sabres et de piques. Avertis d’avance par précaution, ces fidèles tenanciers accueillaient sans aucunes manifestations hostiles, et dans un silence de mort, la petite caravane, à la tête de laquelle marchait un de leurs seigneurs. Ce fut ainsi que vers minuit elle atteignit une misérable bourgade nommée Kukorah. Une maison moins délabrée que les chaumières groupées autour d’elle y servait de pied-à-terre au cheik en tournée dans ses domaines. Elle fut assignée aux voyageurs, qui passèrent le reste de la nuit en plein air, sur la terrasse de cette humble villa. Vers quatre heures, M. Edwards, qui, malgré son excessive fatigue, n’avait pu fermer l’œil, fut averti que s’il voulait ne pas tomber aux mains des cavaliers lancés à sa poursuite, il fallait quitter immédiatement le district de Budaon, et, traversant le Gange, passer dans celui d’Etah. Il y consentit d’autant plus volontiers qu’il espérait, à Puttialee, retrouver son cousin, M. Phillips, en état de lui fournir quelques secours militaires qui le mettraient à même de rentrer à Budaon. À cinq heures donc, prenant congé du cheik, les voyageurs repartirent dans la direction du Gange, qu’ils traversèrent dans une barque préparée à cet effet par les soins de leur hôte. En face d’eux, au moment même où ils quittaient le rivage, se rassemblaient des groupes nombreux, préparant une de ces expéditions de maraude appelées pukars. Ce sont des espèces de razzias que plusieurs petits villages organisent à frais communs pour le pillage et la mise à sac de quelque gros bourg dont la richesse les tente. La barque fut signalée à ces pillards, qui lui envoyèrent quelques coups de fusil, mais sans essayer de la poursuivre. Aussi put-elle aborder un mille environ au-dessous de l’endroit occupé par les maraudeurs ; et les Anglais arrivèrent sans accident à Kadir-Chouk, vieux fort en ruines, situé à deux milles du Gange, où les attendait un nouveau protecteur, un zemindar plein de bon vouloir pour la cause anglaise. Ce beau zèle venait d’ailleurs d’être réchauffé par la nouvelle qu’un gros corps de cavalerie était en ce moment à Puttialee sous les ordres d’un officier anglais, M. Bramley. M. Edwards, qui connaissait cet officier, se mit tout aussitôt en communication avec lui ; mais la réponse qu’il reçut au bout de quelques heures, — Puttialee n’étant qu’à huit milles de Kadir-Chouk, — ne confirma pas les espérances qu’il avait pu concevoir. MM. Phillips et Bramley lui faisaient savoir qu’ils avaient à peine quelques sowars, avec lesquels ils comptaient essayer de se frayer un chemin vers Agra. Ils l’invitaient naturellement à partager leurs chances de salut et à les venir rejoindre aussitôt, ce qu’il fit dans la soirée même du 2 juin. Le 3 et le 4 furent employés à voir clair dans la situation qui leur était faite et à préparer leur périlleux voyage. Le 5, avertis par quelques symptômes significatifs, ils éloignèrent de Puttialee la majeure partie du petit détachement qui les avait protégés jusqu’alors. Cette mesure de sûreté personnelle fut prise sous le prétexte d’une caisse publique à préserver du pillage. Les cavaliers désignés partirent en effet pour la tchseeldaree au secours de laquelle on les envoyait ; mais une fois là, c’est-à-dire à vingt milles de Puttialee, ils pillèrent eux-mêmes le trésor et se dispersèrent aussitôt. Cet incident n’avait rien de fort imprévu.
Avec MM. Phillips, Bramley, Edwards et leurs compagnons, il n’était resté qu’une vingtaine de cavaliers commandés par un ressaldar (capitaine indigène), lequel répondait de leurs bonnes dispositions. Fréquemment interrogé par M. Edwards sur les causes du mécontentement qui avait poussé les cipayes à la révolte, jamais cet officier ne lui parla des « cartouches graissées » ni des craintes ou scrupules inspirés aux soldats anglo-indiens pour le compte de leur religion. Leurs griefs, selon lui, étaient d’un autre ordre. Ils se plaignaient qu’on eût abrégé la durée des congés, qu’on leur fît payer, contrairement à un de leurs anciens privilèges, la légère taxe du passage à gué, lorsque, rentrant chez eux, ils avaient des rivières à traverser, et aussi les frais de séjour dans les serais établis aux frais de l’état. Ils se plaignaient également de ce qu’on les faisait servir trop loin de leurs pays respectifs.
Quelques heures après le départ des cavaliers suspects, un avis anonyme annonçait à M. Phillips que deux cents cipayes se dirigeaient sur Puttialee. D’un autre côté, un messager envoyé, disait-il, par les amis que M. Edwards avait laissés à Budaon venait avertir ce dernier que, cette station étant évacuée par les rebelles, il pouvait y rentrer sans aucun risque. Un appel si direct à sa fermeté officielle le fit hésiter un instant sur le parti qu’il avait à prendre. Il ne fallut rien moins que les remontrances pressantes et les instances réitérées de ses deux collègues pour le confirmer dans sa première résolution. Il ne se doutait pas alors et il apprit seulement plus tard qu’il échappait à un nouveau piège. Le message supposé n’existait pas, et c’étaient les insurgés de Budaon qui le rappelaient ainsi au milieu d’eux, enragés qu’ils étaient d’avoir laissé échapper leur proie.
En partant de Puttialee, — ce qu’ils firent sans plus de retard, — les trois agens anglais n’étaient pas tellement sûrs des soldats de leur escorte qu’ils n’eussent jugé prudent d’y joindre quelques officiers municipaux indigènes [thakoors), dont la présence pouvait à certains égards paralyser les mauvaises dispositions des sowars. Ceux-ci marchaient en avant, les Européens formaient au contraire l’arrière-garde. Les thakoors, placés au centre de la petite colonne, étaient comme interposés, et devaient, sinon défendre les magistrats anglais attaqués par les cavaliers de leur escorte, au moins les prémunir contre un premier choc, une charge à l’improviste. En de telles circonstances, le moindre incident peut prendre des proportions singulièrement exagérées ; il y eut un moment où nos voyageurs se crurent perdus. Une halte soudaine de la colonne, des cris aux premiers rangs leur parurent le signal de l’attaque prévue et redoutée. Somme toute, il ne s’agissait que d’un cheval vicieux, qui, après avoir jeté bas son cavalier, rebroussait chemin au grand galop, renversant bêtes et gens sur son passage. Un coup de lance mit fin à ses périlleuses fantaisies.
Après avoir marché toute la nuit dans la direction de Mynpoorie, les voyageurs se trouvèrent au petit jour près d’un fortin situé à quelques milles de la grande voie centrale (great Trunk road). Le zemindar entre les mains duquel était ce poste, création du régime anglais, allait faire tirer sur le cortège suspect, lorsque M. Bramley, dont il était connu, put montrer à temps son visage et prévenir ainsi un malentendu fatal. Une fois leur identité reconnue, les Anglais furent admis avec leur escorte, et tandis qu’ils prenaient quelques heures de repos, on faisait explorer par quelques batteurs d’estrade la route qu’ils devaient suivre. Cette précaution ne fut point inutile. Un corps d’insurgés, infanterie et cavalerie, en route pour Delhi, avait justement fait halte dans le voisinage presque immédiat du petit fort où ils étaient réfugiés. Le zemindar, fort inquiet, les pressa de partir aussitôt, leur présence le mettant sous le coup d’une attaque à laquelle il n’était pas en mesure de résister. Ils quittèrent effectivement leur asile et se décidèrent, après mûre délibération, à regagner un village qu’ils avaient traversé quelques heures auparavant, et où ils comptaient demeurer jusqu’au soir, décidés, la nuit venue, à pousser en avant, nonobstant la présence des insurgés. À l’approche du village cependant, l’idée leur vint de le faire explorer par un des leurs, dont ils attendirent le retour, cachés dans un petit bois des environs. Cet homme leur rapporta bientôt la nouvelle que deux cents cipayes, — les mêmes qu’on leur avait signalés comme se dirigeant sur Puttialee, — changeant tout à coup de dessein, étaient justement venus camper en cet endroit. La route se trouvait donc fermée derrière comme devant eux. Il ne restait qu’une ressource, c’était de se rabattre sur Puttialee par des sentiers de traverse et, s’il le fallait, à travers les jungles ; mais, cette résolution prise, il devenait à peu près indispensable de se débarrasser des sowars, dont l’attitude et les propos, de plus en plus insolens, indiquaient, à ne s’y pas méprendre, les dispositions menaçantes. M. Bramley leur notifia donc, par l’intermédiaire du ressaldar, que leurs services n’étant plus requis, ils pouvaient se retirer soit à Furruckabad, soit, à leur choix, dans toute autre direction. Il y eut après cette déclaration un instant de terrible anxiété. Les cavaliers, évidemment animés de sentimens fort peu pacifiques, hésitaient sur le parti qu’ils avaient à prendre. Obéiraient-ils purement et simplement ? Tomberaient-ils au contraire sur ce petit nombre d’Européens que le sort leur livrait ainsi ? Décidés tout à coup, ils firent volte-face et s’éloignèrent. Les Anglais partirent aussi à l’instant même, mais non dans la direction qu’ils avaient résolu de prendre. Ils attendirent que leurs sowars fussent hors de vue, et seulement alors marchèrent vers Puttialee. Dans l’après-midi, le hasard les dirigea vers un petit hameau, où ils arrivèrent épuisés par la chaleur et mourant de soif. Un vieillard auquel ils demandèrent un peu d’eau, prenant en pitié leur état misérable, leur apporta du lait et des chupatties[8]. C’était un ancien soldat de la compagnie, pensionné pour ses services dans l’Afghanistan. Jamais on ne put lui faire accepter le prix des modestes provisions qu’il avait mises à la disposition des voyageurs anglais. « Non, disait-il, vous êtes plus misérables que moi. Si jamais votre raj (empire) est rétabli, eh bien ! alors vous vous souviendrez du petit service que je vous rends aujourd’hui. »
Une fois rentrés à Puttialee, — ils étaient restés en selle vingt heures consécutives, — la nécessité de donner quelque repos à leurs montures y retint nos voyageurs une journée entière. Ils la passèrent à concerter leur départ. Maintenant qu’ils n’avaient plus d’escorte, chacun sentait qu’il fallait disperser un groupe trop nombreux pour marcher de conserve, et sur lequel son importance même devait attirer des poursuites plus acharnées. La séparation fut résolue. MM. Phillips et Bramley se décidèrent à repartir pour Agra. M. Edwards, ne pouvant ni quitter les compatriotes qui s’étaient placés sous sa protection, ni les imposer à celle d’autrui, prit au contraire le parti de revenir à Budaon, d’où il espérait pouvoir gagner les montagnes. Ce fut avec ce projet qu’il partit, dans la matinée du 7 juin, en compagnie de MM. Donald et de M. Gibson, se dirigeant vers ce même fort de Kadir-Chouk, qui avait été, après la traversée du Gange, leur première station dans le district d’Etah. Les routes étaient encombrées de paysans en armes qui, profitant de la licence des temps, avaient exécuté la nuit précédente un de ces pukars dont on a déjà parlé. Ils rentraient chargés de butin, et semblaient à peine prendre garde aux voyageurs européens. Quant aux villageois que ceux-ci trouvaient groupés à l’entrée de chaque bourgade, ils étaient encore moins hostiles. — « Quand, votre raj sera-t-il rétabli ? quand donc, dites ? demandaient-ils en toute révérence aux Européens fugitifs. Sera-ce dans dix jours ? dans quinze, voyons ? Nous sommes ennuyés, nous sommes las d’avoir à veiller, à nous garder sans cesse, toujours en alerte, toujours sous le coup du pillage. Ce n’est pas vivre. Il nous tarde que la paix et le bon ordre nous soient rendus. »
En revanche, les favorables dispositions du zemindar de Kadir-Chouk s’étaient modifiées depuis quarante-huit heures. Il était encore assez poli, mais infiniment moins zélé que l’avant-veille. Cependant il promit une barque, et les fugitifs attendaient le moment où ils pourraient de nouveau traverser le Gange, lorsque, de la salle intérieure où ils étaient assis, ils entendirent un voyageur qui, sans se douter de leur présence, dépeignait sous les couleurs les plus sombres l’état où il venait de laisser le district de Budaon. Les villages étaient livrés au pillage. Plusieurs avaient subi les horreurs de l’incendie. Un corps de cavalerie parcourait le pays, cherchant partout le collecteur fugitif. La veille, ce détachement était à Kukorah (l’endroit même où M. Edwards et ses compagnons avaient passé la nuit du 1er au 2 juin). En ce moment, il campait dans un village de la rive opposée, justement en face de Kadir-Chouk. Ces renseignemens, fournis par le hasard, déterminèrent les voyageurs à prolonger quelque peu leur halte ; mais leur hôte, que contrariait évidemment cette détermination, limitait de plus en plus l’hospitalité qu’il leur donnait à contre-cœur. Les vivres étaient dispensés d’une main avare, et le soir même, la barque se trouvant prête, il fut déclaré aux voyageurs qu’il fallait se décider à passer le Gange. L’avis était donné sous forme trop péremptoire pour laisser place à la moindre alternative. Ils partirent donc à l’instant même. Malheureusement le bateau qui les attendait se trouva de dimensions insuffisantes pour les recevoir, eux et leurs chevaux. Après de vains efforts pour se procurer une autre embarcation, il fallut revenir à Kadir-Chouk et subir la mauvaise humeur du zemindar, qui voyait fort à regret rentrer sous son toit ces malencontreux personnages. Il finit pourtant par s’apaiser, et leur conseilla de renoncer au passage du fleuve. Mieux valait, selon lui, rester dans le district d’Etah et descendre jusqu’à Furruckabad[9]. De ce côté, les routes étaient libres, et l’insurrection n’avait pas encore bouleversé cette importante station. On devait du moins le croire, au dire du zemindar, puisque plusieurs de ses tenanciers, enfermés dans les prisons de Furruckabad, n’avaient pas encore recouvré leur liberté. « Si les drôles étaient libres, ajoutait-il, nous les aurions déjà revus par ici. »
Ces conseils, plus ou moins éclairés, équivalaient à des ordres. Du reste, ils sauvèrent la vie de M. Edwards, qui, rentré dans Budaon, y eût été infailliblement massacré. Les cipayes lui en voulaient tout particulièrement de ce qu’en vue des événemens sinistres qui s’annonçaient, l’intelligent collecteur avait refusé de recevoir les taxes et revenus que les zemindars du pays lui apportaient à jour fixe. Par suite de cette mesure si bien justifiée, au lieu de 7 à 8 lakhs de roupies sur lesquels les révoltés avaient compté, la caisse de Budaon en renfermait à peine un et demi le jour où ils purent s’en approprier le contenu, et cette déception, pour eux, criait vengeance.
Les malheureux fugitifs ont repris leur chevauchée, sans autre protection que celle de deux guides à pied fournis par le zemindar de Kadir-Chouk. Vers minuit, après avoir traversé plusieurs villages où leur présence n’a été saluée par aucun acte d’hostilité, ils voient tout à coup un des conducteurs s’arrêter brusquement. Du geste, il leur commande de faire halte, et, revenu près d’eux, il leur montre, cachés dans un pli de terrain ombragé de quelques arbres, une troupe d’hommes immobiles et muets. Un instant on a pu les croire livrés au sommeil ; mais, relevés soudain, ils accourent au nombre de deux ou trois cents. Nulle chance de fuite pour nos cavaliers, qui, s’ils quittaient une fois leurs guides, se trouveraient absolument perdus dans cette contrée, qu’ils parcourent pour la première fois. Il faut donc attendre de pied ferme et faire face à ce nouveau danger. Par bonheur, cette embuscade, étrangère à la révolte, n’a été placée en cet endroit que pour préserver d’un pukar quelqu’un des villages du district. Les guides répondent hardiment aux paysans que les « sahibs » dont ils dirigent la marche vont au-devant de quelques troupes envoyées de Furruckabad pour rétablir l’ordre. Cette explication trompeuse est bien accueillie. Les soldats du gouvernement sont attendus avec impatience par ces populations menacées du pillage. On se remet donc en route, on traverse le village si bien gardé. Il est plein de gens en armes, mais qui laissent passer paisiblement les voyageurs, examinés aux avant-postes. Deux heures après, M. Edwards et ses compagnons se trouvent sur une route qui conduit en droite ligne à Futtehghur. Leurs guides les quittent alors. Laissés à eux-mêmes, les voyageurs marchent tout le reste de la nuit, sans autre trêve qu’une halte de dix minutes pour abreuver leurs chevaux. Vers huit heures du matin (le 8 juin), ils arrivent devant un gros bourg pathan, appelé Kaïm-Gunge, où un vieux tehseeldar indigène les reçoit chez lui sans hésiter. Peu après cependant, la foule s’amassant autour de la teliseeldaree, ce brave homme comprend que sa protection ne suffit pas, et il conduit ses hôtes chez le nawab, c’est-à-dire le plus noble, le plus riche et le plus influent propriétaire de la petite cité.
L’hospitalité d’Ahmed-Yar-Khan, — c’était le nom de ce gentilhomme, — fut d’abord accordée avec une certaine répugnance. Il fallut plus d’un appel à sa courtoisie, à sa générosité, pour qu’il accordât l’entrée de sa maison aux fugitifs, presque morts de fatigue et de chaleur. Leur promesse de repartir pour Futtehghur aussitôt qu’on leur aurait procuré une barque en état de les transporter jusque-là fut évidemment, de tous les argumens qu’ils firent valoir, le plus persuasif. Pendant le repas qu’on leur avait servi sur la terrasse du nawab, survint un messager dont quelques paroles, murmurées à l’oreille de ce personnage, modifièrent à l’instant même ses résolutions. « Vous allez, dit-il à M. Edwards, partir immédiatement pour Shumshabad, sous une escorte de cinq cavaliers que je vais vous fournir et que commandera un de mes parens. Arrivés là, vous serez sous la protection du nawab Doollah, qui consent à vous recevoir. » Ahmed-Yar-Khan exigeait de plus un certificat signé du collecteur et attestant les bons procédés dont il avait été l’objet. Cette demande était fort suspecte, la remise de pareils certificats étant assez communément le prélude de quelque trahison ; mais tout refus était impossible dans les circonstances données. Les quatre Anglais se remirent donc en route, n’ayant pour garantie que la bonne foi du cavalier pathan placé à la tête de leur petite escorte. Il s’appelait Mooltan-Khan, et les dispositions de cet homme (quelques jours après, il allait se faire tuer dans les rangs des rebelles) ne pouvaient inspirer qu’une médiocre sécurité aux malheureux fugitifs.
« Il vaut mieux éviter les villages. Au galop donc, et à travers champs ! » telles furent les premières paroles de ce nouveau guide, et, tout fatigués qu’ils fussent, les voyageurs durent le suivre de leur mieux. Cependant après une course de quatre milles il fallut bien s’arrêter. M. Gibson et Wuzeer-Singh, montés sur le même chameau, et M. Donald le père, dont le cheval ne pouvait soutenir une si vive allure, étaient restés en arrière. À peine avaient-ils rejoint, que M. Donald, prenant à part M. Edwards, lui transmit, de la part de Wuzeer-Singh, un renseignement de sinistre augure. Le fidèle péon, resté dans la cour d’Ahmed-Yar-Khan pendant que son maître déjeunait à l’étage supérieur, avait entendu les gens du nawab et les cavaliers de l’escorte comploter le massacre des quatre Européens pour le moment même où ils monteraient dans la barque destinée à les emmener. Ce ne fut pas sans une cruelle angoisse que M. Edwards reçut de la bouche même de Wuzeer-Singh la confirmation de cette menaçante découverte. Que faire pourtant et que résoudre ? Il fallait affronter la trahison préméditée, et le seul moyen de s’en préserver était peut-être de la supposer impossible. Les scènes qui suivirent l’arrivée des fugitifs chez le nawab Doollah nous seront racontées par M. Edwards lui-même.
« Nous fûmes reçus, dit-il, avec la plus grande civilité par l’intendant du nawab, qui, sous une verandah, et entouré d’une foule de cliens, s’occupait du règlement de quelques affaires. Il échangea immédiatement plusieurs messages avec son maître, et finit par aller le trouver à l’intérieur de la maison. Je saisis cette occasion pour faire passer mes complimens au nawab, lui exprimant le désir de le voir et l’espérance qu’il nous procurerait une barque pour Futtehghur. L’homme revint presque aussitôt, disant que le nawab ne nous voulait point voir (ce que j’estimai un fort mauvais symptôme), mais que nous aurions, dans le plus bref délai possible, les moyens de nous embarquer. Il me recommanda aussi d’annoncer notre arrivée au kotwal (préfet de police) de Futtehghur, et il écrivit pour moi un ordre ou purvannah qu’il me demandait de contre-signer. Pour sceller cet ordre, je me servis de ma bague à cachet, qui parut exciter une certaine curiosité dans le groupe dont j’étais entouré. Quelques-uns des assistans la voulurent voir ; elle fit le tour du cercle, et me fut ensuite restituée en toute civilité. Il fallait un certain effort pour garder, pendant tout ce temps-là, une contenance enjouée et sereine. Nous y réussîmes cependant, et nous causâmes sur le ton le plus familier avec les personnes présentes. Au bout d’une heure environ, nous fûmes conviés à nous rendre dans un bungalow, bâti et meublé à l’européenne, où le nawab nous avait fait préparer un repas. Notre kardar hindou, Mooltan-Khan, et les cavaliers d’escorte nous accompagnèrent dans le bungalow, et prirent place à la même table que nous. Je mangeai, par grand bonheur, quelques oeufs durcis, qui ne contribuèrent pas médiocrement à me soutenir pendant les dix-huit heures suivantes.
« J’allais m’étendre et tâcher de prendre quelque repos, — car j’étais horriblement fatigué, — lorsque mes soupçons se réveillèrent à ces mots de Mooltan-Khan, revenu tout à coup près de moi : « Vous me faites profondément pitié ! » Je lui demandai pourquoi. Il me répondit qu’aucune barque n’avait été préparée pour nous, et que jamais nous n’arriverions en vie à Futtehghur à cause de l’état des routes et des villages à traverser. Tandis qu’il s’expliquait là-dessus, M. Donald le fils, debout auprès de la fenêtre, me cria, tout alarmé, qu’une quantité d’hommes armés se réunissaient autour de la maison et pénétraient dans l’enceinte murée de la cour. Le kardar, presque au même moment, se rapprochait de moi, et me dit : « Il faut partir sans perdre une minute. Si vous restez ici, vous êtes tous morts. Retournez d’où vous venez, et ne quittez pas d’une semelle les cavaliers qui vous ont accompagnés depuis Kaïm-Gunge. » Je demandai les chevaux à l’instant même, et nous fûmes bientôt en selle. Comme je sortais de l’enclos, je cherchai des yeux mes deux serviteurs ; mais l’encombrement était déjà tel que je ne pus les voir. Mon cheval de rechange, monté jusqu’alors par mon domestique afghan, était devant la porte, et nous suppliâmes M. Gibson de le prendre ; mais, fort médiocre écuyer, il préféra remonter sur son chameau. Jusqu’à ce moment, la foule ne nous gênait en rien et ouvrait passage devant nous.
« M. Donald fils et moi nous trouvions alors en avant avec Mooltan-Khan, et nous étions à quelque deux cents mètres de la maison, lorsque nous aperçûmes sous un petit bois en face de nous, et nous barrant absolument la route, un petit corps de cavalerie. Mooltan-Khan serra aussitôt la bride à son cheval et nous enjoignit de rebrousser chemin. C’était, disait-il, notre unique chance de salut, attendu que ni lui, ni un seul de ses hommes, ne feraient un pas de plus avec nous. Il ne pouvait être question de nous faire jour en chargeant à nous quatre ces maudits cavaliers. En conséquence nous revînmes du côté de l’habitation.
« J’étais un peu en avant, et longeais le mur de l’enclos dont elle est entourée, j’approchais même de la porte, lorsque des cris affreux partirent du sein de la foule, qui se mit à tirer sur nous. Comment j’échappai, je n’en sais rien, car les balles tout autour de moi venaient frapper la muraille. Il est vrai que mon cheval, effarouché par la fusillade, ruait et se cabrait de telle sorte qu’il était impossible à ces gens de viser ni lui ni moi. Me retournant pour me rendre compte de ce qui se passait derrière moi, je vis M. Donald le père, la tête nue, essayant de se dégager de la foule, et un certain nombre de ces misérables qui, se jetant sur M. Gibson, le frappaient de leurs bâtons et de leurs sabres. En même temps je vis s’enfuir au galop Mooltan-Khan et ses cavaliers, qui décidément nous abandonnaient à notre malheureux sort. Je n’avais d’autre chance que de les rejoindre. Je criai donc à M. Donald le père de me suivre, et, mettant le revolver à la main, je lançai mon cheval à toute vitesse sur la foule qu’il s’agissait de traverser : elle s’ouvrit à droite et à gauche, et je passai tout auprès de l’infortuné M. Gibson. Je n’oublierai jamais l’agonie peinte sur ses traits, tandis qu’il essayait de se défendre contre les scélérats qui se multipliaient autour de lui. Je ne pouvais, quant à moi, lui être d’aucun secours, et tout au plus me tirai-je d’affaire, grâce à la force et à l’agilité de mon cheval. Une ou deux fois je fus sur le point de faire feu sur ces drôles, mais je m’en abstins, et avec raison, car mon arme, braquée sur eux, les tenait mieux à distance que si, après une décharge, ils avaient pu la supposer vide ; tous alors se seraient jetés sur moi, me croyant désormais sans défense.
« J’eus bientôt franchi les groupes ennemis, et je rejoignis Mooltan-Khan, qui, une fois hors de la portée des balles, avait fait halte. M. Donald le père me suivait de fort près : son cheval était grièvement blessé d’un coup de mousquet à l’arrière-train ; lui-même n’avait pas la moindre égratignure. Le fils de M. Donald arriva presque aussitôt, également intact ; il n’avait pu s’échapper qu’en traversant le village dans toute sa longueur, et grâce à un ravin qu’il avait pu franchir, mais qui avait arrêté court les meurtriers lancés sur ses traces. Un homme vint encore à nous, monté sur mon cheval de rechange ; mais il avait affaire à un animal difficile, qui bientôt le jeta par terre et s’échappa. Je crus bien qu’il était perdu pour moi.
« Mooltan-Khan et ses gens ne paraissaient guère ravis que nous eussions échappé ; leur attitude était même assez menaçante. Je m’approchai de notre guide en chef, et, lui posant la main sur l’épaule : — Voyons, lui dis-je, avez-vous une femme, avez-vous des enfans ? — Il me répondit par un signe affirmatif. — Et sans doute, repris je, ils n’ont que vous pour les faire vivre ? — Oui, dit-il. — Eh bien ! continuai-je, il en est de même chez moi. Aussi ai-je droit de compter que vous n’êtes pas homme à m’ôter la vie en les privant ainsi de tout moyen d’existence. — Il me regarda un instant, et me dit ensuite : — - Soit. Je vous sauverai, si je le puis. Suivez-moi. — Puis il fit prendre le galop à son cheval, et nous nous lançâmes après lui. »
La bonne volonté de Mooltan-Khan n’écartait qu’une partie du péril, tant qu’on ne pouvait compter sur les mêmes dispositions chez les cavaliers en sous-ordre. L’un d’eux proposait insolemment à M. Edwards un troc de chevaux qu’il fallut décliner avec toute la courtoisie possible. Cet homme, indigné, chercha, sans y réussir, à provoquer le massacre des Européens, et, voyant que ses camarades s’y refusaient, il devança la petite troupe dans un village où elle devait passer, afin d’ameuter les paysans. Mooltan-Khan devina le projet, et par un habile circuit évita ce danger nouveau. Ses protégés arrivèrent sains et saufs à Kaïm-Gunge, où l’on se hâta de les cacher, et où ils apprirent que le malheureux Gibson avait été massacré et mis en pièces immédiatement après leur départ de Shumshabad.
Le nawab, qui sans doute avait cru se débarrasser d’eux pour jamais en les expédiant à son perfide collègue, n’hésita pas à leur déclarer qu’ils n’avaient rien à attendre de sa protection. La désastreuse exhibition du cachet de M. Edwards avait, disait-il, donné l’idée que les voyageurs étaient couverts de bijoux et de pierres précieuses. L’idée de les tuer pour les dépouiller ensuite était devenue immédiatement très populaire à Kaïm-Gunge, et pour le moment il ne fallait songer qu’à partir : dans quelle direction, il l’ignorait. Aucun guide ne se chargerait de les conduire. L’armée anglaise passait alors pour avoir été détruite devant Delhi, et la mort du général en chef, attribuée au choléra, était regardée comme un suicide. Bref, le nawab n’avait aucun secours à fournir, et tout au plus obtint-on de lui que, moyennant une cinquantaine de roupies, il procurât un mauvais bidet à M. Donald, dont le cheval blessé ne pouvait plus mettre un pied devant l’autre.
La situation des fugitifs était plus critique qu’elle ne l’avait jamais été. On leur montrait fermées toutes les routes, hormis celle de Futtehghur, et, laissés à eux-mêmes, ils se savaient hors d’état de gagner cet unique refuge. Après une ardente prière adressée en commun à l’Être providentiel, qui semblait jusqu’alors avoir veillé sur eux, M. Edwards manda le bon vieux tehseeldar qui déjà leur avait été si utile. Lui seul, par ses instantes remontrances, pouvait fléchir le nawab. Voudrait-il se charger de cette délicate mission ? L’honnête employé y consentit sans trop d’hésitation, mais aussi sans la moindre espérance de succès. « Si je réussis, dit-il à M. Edwards, vous me reverrez ; sinon, je ne reviendrai plus auprès de vous : il me serait trop pénible d’avoir à vous annoncer que toute chance de salut vous est enlevée. » Frappé de ces tristes paroles et s’estimant à peu près perdu, M. Edwards remit au tehseeldar, avant de le laisser s’éloigner, sa montre et le précieux anneau gravé qui lui avait joué un si mauvais tour, avec mission de les faire passer à sa famille par l’entremise des premiers officiers européens qui viendraient à traverser le district. Pendant cette conférence décisive, les deux Donald s’étaient endormis, tant leur épuisement était complet, et au bout d’une heure d’attente M. Edwards lui-même se sentait gagné par le sommeil, lorsqu’il entendit la voix du nawab : — Il est endormi, murmurait-il. Ne le réveillez pas, il a tant besoin de repos. — Mais le vieux tehseeldar répondait, tout en frappant le plancher de son pied boiteux : — Il n’est jamais trop tôt pour réveiller un homme quand on lui apporte de bonnes nouvelles.
Les nouvelles étaient bonnes effectivement. Le nawab avait fini par trouver deux hommes sûrs, alliés de sa famille, qui consentaient à escorter les voyageurs, préalablement déguisés. Il prêtait les costumes nécessaires, et deux heures après on serait en route pour Futtehghur. Par surcroît de bonheur, on venait de retrouver et de ramener le cheval de rechange de M. Edwards, et M. Donald se trouvait ainsi monté comme il convenait à sa pesante stature, tandis que la misérable rosse qu’on venait de lui vendre eût été incapable de le porter une lieue de suite. Au temps marqué, ce projet de départ s’effectuait de point en point, et, revêtus du costume indigène, du turban surtout, dont la pose régulière demande une expérience de plusieurs années, les trois Anglais quittaient Kaïm-Gunge. Leurs habits avaient été brûlés sous leurs yeux, afin qu’il ne restât aucune trace de l’hospitalité compromettante dont le nawab se sentait responsable envers ses compatriotes.
Les vingt-quatre milles qui séparent Kaïm-Gunge de Futtehghur furent franchis en quelques heures de nuit, mais non sans incidens. Dans des fuites pareilles, tout est danger. Ici c’est une branche d’arbre qui enlève le turban si savamment arrangé sur le front de M. Edwards, et le met ainsi en passe d’être découvert ; plus loin, c’est la jument rétive de son guide qui, par ses caprices indomptables, menace de les arrêter net. À mi-chemin environ, il faut passer entre deux villages, dont l’un est livré aux flammes par les maraudeurs qui sont venus le piller. À la lueur de l’incendie, ils aperçoivent les voyageurs, et, poussant des cris furieux, se précipitent vers la route de manière à les y devancer. De leur côté, les fugitifs lancent leurs chevaux à toute vitesse. La vie est pour eux l’enjeu de la course. Deux cents mètres d’avance les tirent d’affaire, et ils laissent derrière eux, désappointée et rugissante, la canaille altérée de sang et de butin. Vers huit heures du matin (le 9 juin), ils arrivaient enfin à Futtehghur, où la révolte s’était déjà propagée, mais sans succès. Six jours auparavant, le 10e d’infanterie (cipayes) avait donné de graves craintes à ses chefs en refusant de s’enfermer dans la forteresse avec le trésor de la station, qu’on y voulait transporter à l’approche d’une colonne rebelle. On avait dû, faute de moyens coercitifs, subir leurs exigences et laisser impunie leur indiscipline[10] ; mais les résidens civils européens, qui depuis le 1er juin s’étaient munis de bateaux où beaucoup se retiraient chaque nuit, justement effarouchés par cette conduite de la garnison, s’étaient embarqués pour descendre à Cawnpore. Cette fuite et la disparition de quatre officiers anglais, qui, aux premières menaces de sédition, avaient ignominieusement déserté leur poste, laissaient depuis lors l’esprit des soldats du 10e dans des dispositions assez incertaines. Ils semblaient honteux de leur conduite, mais en même temps, l’œil ouvert sur toutes les démarches de leurs officiers, « ils les guettaient, dit un témoin oculaire[11], comme le chat guette la souris. » Le 6, néanmoins, ils prêtèrent serment par Gunga-Panee[12] et sur le Koran de demeurer « fidèles à leur sel, » et de défendre, fût-ce au péril de leur vie, les officiers restés à leur tête. Le 8, les malfaiteurs détenus dans la prison de Futtehghur se mirent en insurrection. Quelques-uns s’étaient débarrassés de leurs fers ; ils refusaient de se laisser enfermer la nuit. Le capitaine anglais, qui vint avec un détachement de cipayes pour les contraindre à rentrer dans leurs dortoirs, fut assailli à coups de briques et blessé assez grièvement. Ses soldats pourtant ouvrirent aussitôt le feu sur les prisonniers insurgés, les réduisirent à l’obéissance, et fusillèrent séance tenante les promoteurs de la révolte. Tel était l’état des choses au moment où M. Edwards et ses deux compagnons arrivèrent, le lendemain même de cette échauffourée, chez M. Probyn, le collecteur du district. Ce magistrat ne se fiait qu’à demi aux bonnes dispositions des cipayes du 10e, nonobstant les sanglans témoignages de fidélité qu’ils venaient de donner si récemment. Sa femme, partie dès le 3, s’était réfugiée chez un zemindar de l’Oude, dont les domaines étaient situés de l’autre côté du Gange, et qui avait spontanément offert sa protection aux Européens menacés. Selon M. Probyn, c’était chez ce riche et puissant propriétaire, nommé Hurdeo-Buksh, que son collègue et les deux Donald devaient se rendre sans retard en sa compagnie. Les fugitifs de Budaon voulaient au contraire aller à Cawnpore, — c’était se livrer infailliblement à Nana-Sahib, — et il fallut pour les détourner de cette résolution l’arrivée providentielle des premiers bruits de l’insurrection qui venait d’éclater, le 5 juin, parmi les troupes du général Wheeler. Ils voulurent alors partir pour Agra ; mais les routes, dans cette direction, étaient obstruées par les colonnes rebelles, qui, de vingt points différens, convergeaient vers Delhi. Dès lors il ne restait d’autre alternative que de se rendre aux conseils de M. Probyn. Le 10 juin, dans l’après-midi, M. Edwards et les Donald quittèrent Futtehghur, où ils avaient pris quarante-huit heures de repos, et le même soir, traversant le Gange, ils arrivaient à Dhurumpore, la forteresse de Hurdeo-Buksh, déjà encombrée d’Européens fugitifs. Ceux-ci, établis là depuis plusieurs jours, commençaient à s’y trouver assez mal et assez peu en sûreté. Aussi, en apprenant les marques de dévouement données par la garnison de Futtehghur, projetaient-ils déjà de rentrer en masse dans cette ville, et de s’aller mettre sous la protection du brave et fidèle 10e, nonobstant les avis réitérés de M. Probyn, qui, mieux instruit qu’eux, ne se fiait que de bonne sorte aux belles protestations et aux sermens de ces inconstans et perfides soldats. Ni les sages conseils, ni l’exemple même du collecteur, qui était venu se placer sous la sauvegarde du bienveillant zemindar Hurdeo-Buksh, ne réussirent à les convaincre. Les Européens de Dhurumpore partirent en masse dès le lendemain pour rentrer à Futtehghur, et les Donald se laissèrent entraîner par eux. Quant à M. Edwards, une inspiration soudaine, le retint au moment même du départ. Il fit demander à Hurdeo-Buksh, par l’agent de ce dernier, s’il voudrait bien le comprendre dans les promesses de protection sur lesquelles comptait M. Probyn, et, cordialement invité par le zemindar à ne pas quitter Dhurumpore, il tint bon, malgré les lettres qui arrivaient de Futtehghur, et qui l’engageaient toutes à y rentrer.
Il était depuis trois jours seulement dans son nouvel asile, quand Wuzeer-Singh, son fidèle péon, dont il n’avait plus entendu parler depuis le tragique épisode de Shumshabad, vint l’y rejoindre bien à l’improviste. Outre l’argent confié à sa probité et qui était resté intact dans sa ceinture, outre le fusil de son maître, dépôt plus précieux encore, Wuzeer-Singh lui apportait le récit de tout ce qui s’était passé à Shumshabad après leur séparation forcée. Témoin de l’assassinat de M. Gibson, il avait vu son cadavre mutilé rester, après le départ des meurtriers, comme une vile charogne à la porte même de la demeure du nawab. De tous les villages environnans, les paysans accouraient en foule pour en repaître leurs yeux. Cette vue leur arrachait des cris de joie, et ils se réjouissaient là, disait Wuzeer-Singh, « comme à une cérémonie nuptiale. » A la nuit, deux balayeurs, de la caste immonde par excellence, étaient venus prendre le cadavre, qu’ils avaient traîné avec des crocs jusque sur un tas de fumier, où il avait été presque immédiatement dévoré par les chiens. Tout cela s’était fait avec le plein assentiment du nawab Doollah, auquel avait été conduit en offrande triomphale le chameau de M. Gibson. Wuzeer-Singh lui-même, caché dans les bosquets du jardin, y était resté vingt-quatre heures de suite sans alimens, et, découvert en fin de compte, n’avait dû son salut qu’à la pitié d’un subalterne, qui, après l’avoir fait manger, lui indiqua la direction dans laquelle M. Edwards avait dû s’éloigner.
Le lendemain même de l’arrivée de Wuzeer-Singh, c’est-à-dire le 14 juin, la révolte du 10e, prévue et prédite par M. Probyn, fut décidée par l’approche du 41e, insurgé à Seetapore. Le mouvement de Futtelighur se prononça heureusement de fort bonne heure, et les résidens européens, qui couchaient tous dans le fort, échappèrent ainsi au massacre. Les insurgés adoptèrent au reste, contre toute attente, une marche assez régulière : formés en bon ordre, ils allèrent tout droit au palais du nawab de Furruckabad, déposèrent leurs drapeaux à ses pieds, lui offrirent officiellement de passer à son service, et, lorsqu’il eut accepté, tirèrent en son honneur une salve d’artillerie. L’écho apporta jusqu’à Dhurumpore, le bruit de cette canonnade, et ce fut ainsi que les protégés de Hurdeo-Buksh apprirent la désastreuse nouvelle. À la consternation profonde des gens qui les entouraient, ils purent s’assurer qu’il fallait compter assez peu sur leur dévouement et leur courage. Il leur fut enjoint, au nom de leur hôte, de se tenir strictement enfermés et de ne se laisser voir par qui que ce fût. Pendant la première journée de cette réclusion absolue, un singulier bruit frappait constamment leurs oreilles : les murailles retentissaient de coups violens, on entendait crouler des maçonneries ; puis ce tapage cessa tout à coup, et nos prisonniers en eurent l’explication la première fois que, le soir venu, on leur permit de prendre l’air sur les terrasses du fort. Ils y virent en effet un beau canon de 18, caché naguère dans l’épaisseur des murs à la suite de la proclamation par laquelle, après l’annexion de l’Oude, il fut interdit aux talookdars de conserver leur artillerie. Quatre autres pièces de différens calibres furent amenées le même jour par les chefs de village auxquels le zemindar en avait confié le dépôt provisoire ; une autre de 24 fut déterrée dans un champ, à 50 mètres d’un arbre qui servait de repère aux enfouisseurs, et toutes six furent promptement montées et mises en batterie dans la cour intérieure. Pour le moment, cela parut suffire ; mais on ne cacha pas aux deux magistrats que, si besoin était, on saurait bien où trouver encore quelques-uns de ces engins prohibés.
Ces précautions n’étaient ni vaines ni prématurées. Dès le lendemain en effet, tout fut en l’air dans la petite forteresse. Des messagers, partis dans toutes les directions, y ramenèrent bientôt les vassaux du zemindar, convoqués pour sa défense. Il eut en quelques heures autour de lui près d’un millier de paysans bien armés. On avait appris qu’un fort détachement d’insurgés avaient traversé le Gange et se dirigeaient vers Dhurumpore, attirés par le bruit, dénué de tout fondement, que le collecteur de Futtehghur y avait transporté une forte partie des fonds confiés à sa garde. Hurdeo-Buksh savait pertinemment à quoi s’en tenir sur ce point, mais il insistait cependant auprès de ses protégés pour qu’ils s’éloignassent sans retard ; il voulait, si les insurgés venaient chez lui, pouvoir leur prouver, en leur laissant visiter la forteresse, qu’elle ne recelait ni trésors ni trésoriers. Du reste, il assurait M. Probyn et M. Edwards qu’ils trouveraient un abri sûr à trois milles de Dhurumpore, dans un petit village situé derrière la rivière Ramgunga. Des parens à lui les y recevraient sur sa recommandation. M. Probyn préférait rester et combattre au besoin les révoltés ; mais M. Edwards vit qu’il fallait de toute nécessité céder au vœu de leur unique protecteur. « J’allai donc à lui, dit-il, et, me saisissant de sa main droite, je lui déclarai que nous partirions à l’heure même, s’il se portait garant de notre salut sur son honneur de Rajpoute. Il le fit sans hésiter, et avec l’accent le plus cordial. — Mon sang coulera (telles furent ses propres paroles) avant qu’on ne touche à un cheveu de vos têtes ! Si je ne suis plus là, naturellement mon pouvoir, mort avec moi, ne vous servira de rien, et vous n’aurez plus à compter que sur vous-mêmes. — Je savais depuis longtemps que, lorsqu’un chef rajpoute a une fois donné sa main droite et engagé son honneur, on peut pleinement se fier à sa parole. Je persuadai donc à M. Probyn et à sa femme qu’il fallait, sans perdre de temps, nous conformer au désir de Hurdeo-Buksh. »
Les fugitifs partirent à pied, n’emportant avec eux que quelques objets de literie et des vêtemens de rechange pour les quatre enfans de mistress Probyn. Cette courageuse mère avait l’un d’eux dans ses bras ; M. Edwards s’était chargé du plus jeune, Wuzeer-Singh et le domestique de M. Probyn, des deux autres. M. Probyn enfin portait trois fusils sur quatre, et les munitions nécessaires à ce petit arsenal. Arrivés ainsi, après un mille de marche, sur les bords de la Ramgunga, ils y attendirent longtemps un bateau, et ne traversèrent cette rivière que vers minuit. Deux milles plus loin, ils atteignirent le petit village de Kussowrah, où ils étaient attendus par les thakoors de l’endroit, propres oncles de Hurdeo-Buksh, mais d’un rang inférieur à cause de leur naissance illégitime. Ces nouveaux hôtes, les guidant à travers plusieurs enceintes successives, les conduisirent dans un enclos intérieur où parquaient, parmi quelques chèvres, une jument et son poulain. C’étaient là les quartiers assignés, pour plus de sûreté, aux malheureux fugitifs. Une partie du bétail fut éloignée pour leur faire place, et on leur promit que dès le lendemain cette espèce d’étable à ciel ouvert leur serait livrée sans partage. En attendant, il fallut essayer de camper et de dormir sur ce fumier, au sein d’une atmosphère viciée, et dans un état d’agitation morale qui ne permettait guère de se livrer au sommeil.
Après une chasse aussi acharnée que celle dont il avait été l’objet, M. Edwards dut nécessairement savourer, au moins comme trêve, les cinq jours de repos qui suivirent son installation à Kussowrah. Du 15 au 20 juin, aucune alerte, aucune nouvelle ; mais à l’aurore de cette dernière journée le bruit sinistre du canon réveilla la petite colonie. Moins expérimentés, les deux collecteurs eussent peut-être pris pour une salve d’honneur ces détonations matinales ; mais ils reconnurent à merveille, au son particulier des pièces chargées à boulet, qu’il s’agissait de guerre et non de fête. Effectivement le siège du fort de Futtehghur venait de commencer, et trente-deux Européens enfermés dans son enceinte avec leurs familles s’y défendaient héroïquement contre le 10e et le 41e, maintenant réunis sous les ordres du nawab de Furruckabad.
Il est à peine nécessaire d’avoir traversé les crises de nos discordes civiles pour comprendre les sentimens des réfugiés de Kussowrah pendant les journées qui suivirent. Désespérés de leur impuissance, ils tentaient par toute sorte de moyens d’entraîner le zemindar de Dhurumpore à se prononcer en faveur de la cause anglaise et à faire une diversion en faveur des assiégés. Hurdeo-Buksh n’était qu’un honnête homme et nullement un héros ; il avait d’ailleurs une excellente excuse dans les dispositions de ses vassaux. « Pour nous défendre, répondit-il à MM. Edwards et Probyn, pour repousser une attaque sur Dhurumpore, nul doute que mes gens ne se battissent volontiers ; mais pas un ne passerait le Gange, si je voulais les conduire contre les révoltés de Futtehghur. » Et comme ils sentaient qu’il disait vrai, les deux collecteurs, réduits au silence, n’avaient plus qu’à mettre en commun leur découragement et leurs ardentes prières. De temps en temps, pendant ces pénibles journées, un messager dépêché par eux se risquait du côté de Futtehghur ; il s’en trouva même un assez hardi pour pénétrer jusque dans le fort et rapporter aux deux collecteurs un billet écrit par M. Robert Thornhill, un de leurs collègues. Il les informait qu’attaqués sans relâche depuis quarante-huit heures par les cipayes, auxquels un grand nombre de Pathans s’étaient venus joindre, les assiégés n’avaient rien à espérer que du ciel et de Hurdeo-Buksh, si à force de promesses on pouvait le gagner à leur cause. M. Probyn tenta un nouvel essai… par écrit, car le prudent zemindar ne voulait plus voir ses protégés ; mais il échoua comme devant. Deux jours plus tard, les assiégés tenaient encore, grâce à des prodiges d’héroïsme. Déjà le nombre des combattans était bien réduit. La veuve de l’un des morts, un sergent d’artillerie, avait pris courageusement la place de son mari, et s’était fait tuer au même poste, non sans avoir abattu plusieurs des rebelles du haut du bastion où elle se tenait, le rifle à l’épaule. Les survivans combattaient avec la sombre énergie du désespoir et la triste certitude de combattre en vain. L’ennemi, repoussé dans plusieurs assauts, commençait à miner les remparts et avait ainsi pratiqué déjà une large brèche, sur laquelle vint se faire tuer, à la tête d’une colonne de Pathans, ce même Mooltan-Khan, qu’on a vu quinze jours auparavant se dévouer au salut de M. Edwards. À partir du 24, plus de nouvelles directes : la canonnade seule, continuant sans interruption pendant deux longues journées, disait que les Anglais tenaient encore ; le 27 au matin, elle cessa tout à coup. « Nous pensâmes tous, dit M. Edwards, que la place venait d’être enlevée d’assaut, et nous ne pûmes que nous renvoyer l’un à l’autre un morne regard d’angoisse : nous étions convaincus qu’en ce moment même nos pauvres amis, hommes, femmes, enfans, étaient sous le couteau d’un ennemi altéré de sang et inaccessible à toute pitié. »
Deux ou trois heures s’écoulèrent ainsi dans une sombre stupeur. Tout à coup le bruit de la grosse artillerie vibre de nouveau. Les détonations sont rapides, irrégulières ; elles retentissent dans une autre direction que celle des jours précédens, et toujours sur les bords du Gange, mais bien plus bas que Futtehghur. Qu’est-il donc arrivé d’inattendu ?… Les fugitifs de Russowrah ne l’apprirent complètement que quelques semaines après. Voici ce qui se passait à l’heure même.
Dès le début du siège, les défenseurs de Futtehghur avaient amarré au pied du fort trois grandes barques destinées à une tentative suprême, quand tout autre espoir serait perdu. Le 26 au soir, la place étant déclarée intenable, on fit les préparatifs du départ, qu’il fallait effectuer de nuit afin d’être hors de vue à l’aurore, et d’avoir une certaine avance sur l’ennemi, s’il essayait de poursuivre les fugitifs. Par malheur, encombrés de femmes, d’enfans, de bagages, les chefs de la petite garnison perdirent un temps précieux. Quand le jour parut, les trois barques venaient à peine de démarrer et voguaient lentement sur des eaux trop basses. Au premier signal d’alarme, parti du camp des assiégeans, elles se rapprochèrent de la rive opposée à celle qu’elles venaient de quitter ; mais cette évolution, exécutée avec peu de prudence, amena l’une d’elles, la derniètje, sur un banc de sable, où elle s’engrava profondément, à trois milles seulement au-dessous de Futtehghur. Vainement tous ceux qui la montaient se jetèrent-ils à l’eau pour la dégager : elle résista, chargée d’un poids énorme, à tous leurs efforts. Il fallut rappeler la seconde barque, qui dut remonter le courant pour venir au secours et prendre à son bord les fugitifs ainsi arrêtés.
Pendant toutes ces opérations, les heures s’écoulaient, et les cipayes mettaient le temps à profit pour amener sur le bord du fleuve, en face du banc d’échouage, quatre gros canons qui tirèrent sans relâche sur les malheureux équipages. C’était cette horrible canonnade qui tenait en suspens les résidens de Kussowrah. Par bonheur, cette batterie improvisée et mal pointée ne produisit à peu près aucun mal. Le transbordement s’effectua sans accident grave, et les deux barques continuèrent à descendre le Gange ; mais quelques milles plus bas, vis-à-vis le village de Singheerampore, l’une d’elles toucha le fond et s’y incrusta solidement. Les cipayes, manœuvrant au bord du fleuve de manière à ne point perdre de vue la proie qui venait d’échapper à leur sanglante convoitise, amenèrent aussitôt deux pièces d’artillerie, et la canonnade du matin reprit de plus belle. En outre, deux grandes barques arrivaient de Futtehghur, chargées de soldats, et sous le double feu du rivage et de ces redoutes flottantes, quelques-uns des plus hardis en vinrent à l’abordage. Un des témoins, un des acteurs de ces horribles scènes les racontait quelques semaines plus tard à M. Edwards. C’était M. Jones, autre protégé de Hurdeo-Buksh :
« J’étais au départ, lui disait-il, dans la troisième des embarcations, et je passai dans la seconde après le premier échouage. À Singheerampore, les paysans, nous voyant ensablés, ouvrirent sur nous un terrible feu de mousquets à mèche. Puis deux canons furent braqués sur nous, et nous mitraillèrent à loisir. J’étais dans l’eau, poussant, soulevant la maudite barque toujours immobile, quand j’aperçus les deux bateaux armés qui descendaient en droite ligne sur nous. Je remontai aussitôt pour prendre ma carabine, restée fort heureusement sous le pavillon de poupe. Au moment où je mettais la main dessus, je vis un cipaye qui lentement soulevait le chappur (la tenture) de la barque, et regardait à l’intérieur. Celui-là ne vécut pas longtemps, je le tuai raide ; mais aussitôt, décharge générale de mon côté. Un de nos négocians, M. Churcher l’aîné, fut blessé à mort. L’abordage eut lieu ensuite, et gentlemen, ladies, nous nous jetâmes tous dans le Gange. Ce que je vis en dernier lieu sur notre bateau, ce fut le pauvre M. Churcher se débattant au milieu d’une mare de sang dans les convulsions de l’agonie, et le capitaine Fitz-Gerald, qui soutenait d’une main sa femme assise sur son genou, tandis que de l’autre, restée libre, il tenait un fusil braqué sur l’ennemi. Nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture, et le courant était très fort. Le fond se trouvant d’ailleurs un sable très fondant, très mobile, il était excessivement difficile d’y garder pied. Aussi plusieurs d’entre nous furent-ils bientôt entraînés et noyés. À peine dans l’eau, j’avais pour ma part attrapé une balle qui m’avait entamé l’épaule droite, mais sans briser l’os. Le major Robertson, à quelques pas de moi, résistait au courant, soutenant sa femme d’une main, portant de l’autre leur petit enfant, et, lui aussi, blessé à la cuisse. Mistress Robertson échappa bientôt à l’étreinte de son mari, et disparut sous l’eau. Robertson alors, plaçant l’enfant sur ses épaules, se mit à nager dans le courant[13]. Je n’étais plus bon à rien : je songeai donc à me tirer d’affaire en nageant, soit que je pusse aborder plus bas, ou rejoindre la première barque… »
M. Jones rejoignit en effet la barque, après avoir alternativement nagé ou fait la planche pendant un espace de cinq ou six milles, et il ne fut pas le seul à exécuter ce qui semble, dans les circonstances données, un tour de force presque miraculeux. Le lendemain, au point du jour, un autre échappé de Futtehghur, M. Fisher, blessé très grièvement à la jambe, regagna, lui aussi, la barque d’avant-garde, tantôt en se soutenant sur l’eau, tantôt en se traînant sur le rivage, « Il fut hissé à bord plus mort que vivant, raconte M. Jones, et tenant les discours les plus incohérens sur sa femme et son fils, tous deux noyés sous ses yeux. » Le destin de ces deux hommes si singulièrement arrachés à la mort devait être bien différent. M. Jones se trouva si à l’étroit sur la barque, où se pressaient près de quatre-vingts fugitifs, qu’il saisit avec empressement l’occasion de la première halte pour descendre dans un village de l’Oude, en face duquel on avait fait escale afin de se procurer quelques vivres, et dont les habitans se montraient favorablement disposés. Une fois à terre et couché sur un lit de camp (charpoy) qu’un des paysans avait mis gracieusement à sa disposition, le pauvre blessé se sentit si à l’aise d’une part, si épuisé de l’autre, que lorsqu’on vint le réveiller de la part du colonel Smith pour lui enjoindre de rentrer à bord, il n’hésita point à refuser net. Se regardant déjà comme à peu près mort, il demandait qu’on l’abandonnât à son destin, et il résista si bien qu’en fin de compte la barque partit sans lui. Or, quelques heures plus tard, elle longeait le territoire de Bithoor, le domaine du terrible Nana-Sahib, dont les échappés de Futtehghur ignoraient encore les abominables trahisons. Les promesses les plus formelles de sauvegarde et de protection, transmises de sa part au colonel Smith, trouvèrent malheureusement créance chez cet honorable officier. Une fois à terre, le massacre commença immédiatement sous les yeux du sanguinaire rajah. « Les femmes et les enfans, a dit M. Mead, furent expédiés à coups de sabre et de lance. Les hommes étaient rangés sur une seule ligne, les bras attachés derrière le dos, et maintenus ensemble par de longs bambous passés sous leurs aisselles. Les cavaliers couraient à cheval tout autour de cette longue file de suppliciés, les accablant des plus grossières injures, et savourant par avance les tortures qu’ils allaient leur infliger. Quand ils étaient las d’insulter, l’un d’eux déchargeait son pistolet à la figure d’un des fugitifs, dont la tête brisée s’inclinait alors, sans que le corps pût s’affaisser, soutenu qu’il était à droite et à gauche par ceux des condamnés qui restaient debout, et qu’il éclaboussait de son sang ou de sa cervelle. L’assassinat suivant se consommait à sept ou huit pas plus loin, afin de laisser subsister cette hideuse chaîne, et de prolonger l’horrible contact des vivans et des morts[14]. »
Détournons les yeux de ces scènes atroces ; elles ne doivent pas nous faire oublier plus longtemps les tristes résidens de Kussowrah, dont la position se trouva fort aggravée par la prise de Futtehghur. Leur présence sur les domaines de Hurdeo-Buksh avait été révélée aux chefs de l’insurrection par deux misérables trafiquans venus en personne de Furruckabad à Kussowrah, sous prétexte de charitable intérêt, mais en réalité pour y constater l’existence de quelques fugitifs à dénoncer. Le nawab de Furruckabad, même avant la fin du siège, avait sommé le zemindar de Dhurumpore de lui livrer les deux collecteurs, ou plus simplement de lui envoyer leurs têtes, en échange desquelles il lui ferait remise d’un lakh de roupies (250,000 fr.) qu’il le déclarait tenu de verser pour sa part contributive aux impôts du nouveau raj. Hurdeo-Buksh, fidèle à sa parole, n’entendait pas livrer ses protégés ; mais en face des dangers immédiats qu’un refus positif pouvait attirer sur lui, il ne se souciait pas non plus de résister ouvertement au nawab. Celui-ci, d’autre part, hésitait devant une expédition contre Dhurumpore, pour laquelle il fallait traverser le Gange, et qui ne pouvait se faire sans artillerie de campagne. Entre les deux Hindous s’établit alors une sorte de duel diplomatique, ou le plus faible, en cédant toujours, travaillait à gagner du temps. « Laissez-moi, faisait-il dire à ses deux protégés, tenus soigneusement à distance de sa personne, — laissez-moi, sans inquiétude, amuser le rajah par mes excuses dilatoires. Je lui ai mandé que j’entrais dans ses vues, mais que je n’osais agir ouvertement comme son subordonné sans en avoir l’autorisation du gouvernement rétabli à Lucknow par les insurgés, puisqu’avant l’annexion de l’Oude c’était de ce gouvernement que ressortissait mon autorité féodale. Il s’est payé provisoirement de ces bonnes paroles, et les jours passent, et la saison des pluies arrive. Quand elle sera venue, nous aurons devant nous plusieurs semaines. Le Gange grossi, la Ramgunga débordée, inonderont tout ce plat pays qui s’étend sous vos yeux. Dhurumpore deviendra une île, Kussowrah de même, et les gens de Futtehghur ne songeront plus à nous amener leurs canons. Or, s’ils venaient sans artillerie, nous n’avons pas à les craindre. »
Ce langage n’avait rien que de très rassurant. Jusqu’à quel point devait-on s’y fier ? Question d’autant plus douteuse que les plus proches parens de Hurdeo-Buksh se montraient, depuis le désastre de Futtehghur, malveillans, arrogans, hostiles aux réfugiés. Hurdeo-Buksh lui-même exigeait qu’ils ne parussent jamais hors de l’espèce d’étable où on les avait cachés par son ordre, et où il vint à peine les visiter une ou deux fois. Et encore le jour arriva-t-il où par son ordre les deux vieux thakoors notifièrent aux deux collecteurs que de nouveaux dangers exigeaient impérieusement des précautions plus rigides encore. Il fallait quitter les bords du Gange, s’enfoncer dans le jungle parmi les Aheers. Les nouvelles devenaient de plus en plus désastreuses. Les Européens de Cawnpore avaient péri jusqu’au dernier. Agra était prise. L’armée de Bombay se soulevait. Il fallait donc partir au plus tôt et s’enfouir dans une solitude encore plus profonde que celle où ils vivaient depuis trois semaines. Accablés par ces désastreuses nouvelles (dont rien ne leur dénonçait la fausseté), MM. Edwards et Probyn ne pouvaient que subir la volonté de leurs protecteurs ; mais quand on voulut leur persuader de laisser les quatre enfans à Kussowrah, l’instinct maternel se révolta. Mistress Probyn déclara que, vivante, elle ne se séparerait pas d’eux ; M. Probyn à son tour ne pouvait abandonner sa femme, et, malgré les insistances réitérées des thakoors, qui dans leurs idées indiennes ne comprenaient pas cet attachement à de petits êtres « qu’on pouvait après tout remplacer, » les fugitifs refusèrent absolument de s’isoler les uns des autres. Ce fut donc ensemble, avec Wuzeer-Singh, avec l’ayah (la nourrice) et un des domestiques de M. Probyn (l’autre ayant déserté la nuit précédente) qu’ils partirent au jour choisi par l’astrologue du village. Encore fallait-il, pour assurer l’heureuse influence de cette journée d’élection, qu’un objet appartenant aux voyageurs les précédât sur le chemin, et fût enterré sur un point quelconque du trajet. Une fourchette d’acier fut sacrifiée à cette superstition locale. Notre respect pour les sciences occultes ne nous empêche pas de supposer que l’astrologue sut bien déterrer ce petit ustensile de ménage, quitte, avant de s’en servir, à le purifier de manière ou d’autre.
Kussowrah n’était point, tant s’en faut, un paradis ; mais que dire du misérable hameau perdu au sein des solitudes dans lequel furent conduits les malheureux réfugiés ? C’étaient quatre ou cinq chaumières délabrées, habitées par de pauvres bergers et par leurs bestiaux. On y était dans le fumier jusqu’à l’orteil, et on y pouvait à grand’peine respirer quelques bouffées d’un air impur. Ferme et courageuse jusqu’alors, mistress Probyn versa des larmes en présence de ces rebutantes demeures où elle pressentait que ses enfans ne pourraient vivre. M. Edwards était profondément abattu ; M. Probyn au contraire, tout à fait exaspéré. « Mieux vaudrait, s’écriait-il, nous tuer tout de suite. » En examinant plus à loisir les masures où, il fallait s’installer, M. Edwards finit par découvrir sous le toit de l’une d’elles un coin à peu près habitable. Ce galetas était vide, propre et sec. Le toit paraissait à peu près étanche. Huit personnes trouvèrent moyen de s’y caser, avec ordre de n’en sortir sous aucun prétexte, et de ne jamais s’exposer à la vue en regardant elles-mêmes au dehors. La nuit seulement, elles pouvaient se hasarder à respirer l’air libre ; mais tant que durait le jour, — un jour de juillet sous le ciel de l’Inde, — la dimension de ce réduit ne laissait à ceux qu’il renfermait d’autre alternative que de se tenir tour à tour sur le dos, sur le flanc, ou de s’asseoir. Rester debout ou se transporter d’un point à l’autre était littéralement impossible. « Les pauvres enfans, dit M. Edwards, se trouvaient ainsi dans la plus misérable condition. Nous n’avions pas le droit de leur laisser quitter la chambre, et ils ne pouvaient pas même s’y promener à quatre pattes ; ils se montrèrent plus patiens qu’on n’aurait pu s’y attendre, et, prenant leur parti, dormaient, beaucoup. Pour toute nourriture, nous avions un peu de lait et des chupatties de l’espèce la plus grossière. Encore les dimanches le lait manquait-il, les bergers abeers ce jour-là l’appliquant à leur usage. »
Si on ajoute à tout ceci l’incommode familiarité, la curiosité importune de ces grossiers paysans, si on tient compte des misères que les pluies torrentielles allaient apporter par surcroît à la déplorable situation des fugitifs, si l’on veut bien réfléchir que les plus cruelles anxiétés morales aggravaient pour eux le dénûment, la gêne, le malaise matériel, poussés à ce degré inouï que M. et mistress Probyn voyaient dépérir et s’étioler leurs pauvres enfans, privés de mouvement, d’air et d’alimens substantiels, et que M. Edwards, séparé des siens, pouvait et devait les croire emportés dans la vaste tourmente indienne, morts peut-être, ou captifs, ou fuyant, comme lui-même fuyait quelques jours auparavant ; si l’on songe, disons-nous à cette complication de tortures morales et physiques, on aura lieu de s’étonner qu’elles ne se soient pas trouvées au-dessus des forces humaines et du courage humain.
Les pluies dont nous venons de parler, et, qui aggravaient à certains égards la condition des malheureux proscrits, ils les avaient longtemps attendues, espérées, appelées de leurs vœux. Maintenant encore ils avaient à les bénir. En effet, les prédictions de Hurdeo-Buksh se réalisaient : tous les cours d’eau déversant à la fois leur trop-plein sur le pays inondé, le district de Dhurumpore était devenu un vaste lac, semé çà et là de rares îlots formés par la cime de quelques monticules, sur lesquels, de longue date, existaient les centres de population réfugiés là chaque année, à la même époque. Le pauvre hameau qui abritait M. Edwards et ses compagnons, — il portait un nom singulièrement approprié à leurs idées, Rungepoorah, c’est-à-dire le lieu désolé,— ce pauvre hameau était, lui aussi, comme un navire à l’ancre sur les flots, navire d’une centaine de mètres carrés. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, au midi, à l’est, à l’ouest, on ne voyait plus que de l’eau, et cette eau, fort profonde à certains endroits, atteignait, là où elle l’était le moins, une hauteur de quatre ou cinq pieds (anglais). Dans la direction du nord, à trois milles, on apercevait un plateau couvert de hautes herbes : c’était la lisière du jungle et l’unique pâturage où l’on pût conduire les bestiaux. Bergers et troupeaux s’y rendaient chaque matin et en revenaient chaque soir littéralement à la nage. C’était une des rares distractions accordées à nos proscrits que de voir les troupeaux reprendre d’instinct chacun la direction de son étable, les pasteurs les suivant au lieu de les diriger, et parfois, pour se soustraire aux fatigues de la traversée, se plaçant à califourchon sur les plus robustes de ces buffles amphibies. Mistress Probyn, accablée de soins, avait loué les services d’une vieille femme de Kussowrah (inondé aussi, comme de raison), et c’était en nageant que, chaque matin, cette aide-ménagère se rendait à son poste. M. Edwards remarque à ce sujet qu’à part ces services mercenaires, la malheureuse Anglaise n’obtint aucun secours, aucune marque de sympathie des personnes de son sexe. Ceci en dit long, ce nous semble, sur l’état de dégradation morale auquel les religions de l’Orient ont réduit la femme.
Le dernier des enfans de M. Probyn, encore au maillot, commençait à dépérir. Le lait de buffle, sa seule nourriture, ne lui passait plus, et jamais ses parens ne purent obtenir qu’on leur envoyât de Kussowrah les chèvres laitières qu’ils y avaient achetées et laissées. En général, leur situation empirait. On ne répondait plus aux sollicitations pressantes qu’ils adressaient chaque jour aux thakoors, afin d’être réintégrés dans leur première résidence. Bientôt leurs serviteurs reçurent ordre de ne quitter Rungepoorah sous aucun prétexte. Un charitable brahmine, qui, une ou deux fois, avait consenti gratuitement à faire pour eux le voyage de Futtehghur, fut sévèrement réprimandé par les thakoors. Ce fut néanmoins ce brahmine, nommé Seetah-Ram, qui, un beau jour (le 22 juillet), leur apporta la bonne nouvelle de la marche d’Havelock sur Cawnpore et des premières défaites de Nana-Sahib. Une partie des troupes battues à Pandoo-Nuddee avait fui, dans un complet désarroi, jusqu’à Furruckabad. Le lendemain 24, une forte canonnade retentit du côté de Futtehghur. On juge de l’émotion qu’elle causa dans le petit groupe des proscrits. Nul doute que ce ne fût là un signal de rescousse ; les Anglais vainqueurs poursuivaient leurs avantages. Hélas ! Seetah-Ram vint, quelques heures après, remplacer ces beaux rêves par une sinistre réalité. Ces détonations, saluées comme gages de délivrance, étaient celles des canons qui venaient de servir au massacre de tous les Européens restés au pouvoir du nawab, et entre autres de trois ou quatre dames faites prisonnières après l’échouage de Singheerampore. Les victimes de cette triste journée furent au nombre de soixante-cinq, mitraillées de sang-froid ou attachées à la bouche des canons[15]. Dix-huit mois seulement après ces atrocités, le monstre qui en avait assumé la responsabilité devait rendre ses comptes à la justice anglaise : l’exécution du nawab de Furruckabad était mentionnée dans un des derniers bulletins envoyés de l’Inde.
La panique, au reste, était déjà parmi les rebelles. Le jour même de cette sanglante exécution, sur le simple cri de quelques poltrons : « Voici les Européens qui arrivent ! » la ville s’était trouvée vide en quelques minutes tant de ses habitans que des cipayes réunis autour du nawab. En revanche, les proscrits s’aperçurent immédiatement d’un changement de dispositions très notable, et tout en leur faveur. Les thakoors vinrent les féliciter. Un des anciens de Kussowrah, monté sur un éléphant, leur apporta des friandises. Enfin Hurdeo-Buksh envoya son propre beau-frère pour constater leurs besoins et veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien. « Il n’était pourtant pas bien clair, malgré ce revirement, remarque finement M. Edwards, que la défaite du nana fût absolument de leur goût. » Profitant néanmoins de ces dispositions, les deux collecteurs obtinrent de revenir à Kussowrah, ce séjour d’abord tant dédaigné, puis tant regretté. Le beau-frère de Hurdeo-Buksh leur accorda d’autant plus volontiers cette requête, que, disait-il, « les cipayes de Futtehghur, frappés de terreur, n’étaient plus à craindre. » Ce retour s’effectua le 26 juillet, en bateau, car l’inondation durait encore, et de nuit, car on n’en était pas à négliger toute précaution. Un triste incident vint jeter un voile de deuil sur cette nuit de délivrance.
« Le pauvre petit baby, dit M. Edwards, était depuis quelques heures tout à fait épuisé. Sa respiration devenait de plus en plus pénible. Sa mère, dont les soins incessans et l’ingénieuse sollicitude avaient seuls prolongé jusqu’alors sa frêle vie, se procura, non sans difficulté, de l’eau chaude pour un bain qu’elle lui administra, et qui parut le rétablir ; ensuite elle le coucha sur un charpoy et s’étendit auprès de lui. Elle était à bout de forces, n’ayant pas dormi depuis plusieurs nuits qu’elle avait passées à le tenir dans ses bras ; aussi s’endormit-elle immédiatement. J’étais couché moi-même non loin de là, et tout à coup, n’entendant plus cette forte respiration du petit dormeur, je m’approchai du lit pour voir ce qui en était. Pas un mouvement : l’âme innocente s’était envolée. J’éveillai les pauvres parens, qui, dans leur désespoir, trouvèrent encore à se féliciter que l’enfant fût mort selon les lois de nature, et n’eût pas péri de la main des assassins. Nous nous agenouillâmes tous, et auprès du petit cadavre nous priâmes. Ensuite, vers deux heures du matin, j’allai avec Wuzeer-Singh chercher un endroit sec où la fosse pût être creusée. Nous eûmes quelque peine à découvrir un pli de terrain, ombragé de quelques arbres, qui n’était pas inondé, et, selon toute apparence, ne devait jamais l’être. Quand tout fut prêt, le pauvre père prit dans ses bras le petit corps enveloppé d’un linceul, et mistress Probyn suivit, s’appuyant à moi. Il fallut se presser de lire quelques fragmens du service funèbre, car le jour allait naître, et il eût été téméraire à nous de nous montrer en plein soleil hors du village. Aussi nous hâtâmes-nous de coucher l’enfant dans son petit abri, confiant « la poussière à la poussière, les cendres aux cendres, avec un sûr et certain espoir[16]. » Pour moi, je lui enviais presque son immuable repos. »
Ce fut quelques jours après, le 2 août, que les fugitifs virent arriver à l’improviste devant eux, pâle comme un spectre et sans autre vêtement qu’un morceau de drap roulé de sa ceinture à ses genoux, ce même M. Jones dont on a lu plus haut les étranges aventures. Il avait été recueilli, lui aussi, par Hurdeo-Buksh et caché dans un des villages environnans ; mais il avait fallu l’éclatant retour de fortune qui rendait la victoire aux Anglais pour qu’on lui permît de communiquer avec ses compatriotes. Ils n’apprirent qu’alors et par lui que MM. Robertson et Churcher cadet survivaient également, cachés comme eux dans de pauvres villages aheers.
Les prières de cette journée, — c’était un dimanche, et jamais les proscrits anglais n’avaient manqué de célébrer la solennité chrétienne, — furent particulièrement ferventes. M. Edwards déclare dans son journal qu’il y puisa une confiance, une sérénité depuis bien longtemps bannies de son âme. Quelques heures après, un messager qu’il avait dépêché vers sa femme, et qui, arrêté à Budaon par suite de la trahison d’un ancien chuprassie de M. Edwards, avait failli périr dans les cachots des insurgés, lui rapporta quelques nouvelles de ce district. Les mahométans et les Hindous, déjà revenus à leurs inimitiés natives, avaient des rixes presque quotidiennes. À l’entrée de Budaon, un certain nombre de têtes coupées et plantées au bout de pieux, fichés en terre annonçaient assez un régime violent ; mais du reste presque tous les employés de l’administration anglaise, et ceux-là mêmes qui se recommandaient à la confiance de M. Edwards par d’excellens et longs services, avaient passé sans la moindre hésitation à la paye du nawab. Le messager constatait d’ailleurs une singulière différence entre les provinces du nord-ouest et celles de l’ancien royaume d’Oude. Dans les premières, le système en vigueur, fonctionnant depuis longues années, avait absolument ruiné l’aristocratie territoriale. Tout y était anarchie, confusion sanglante, rapines, meurtres, incendies. Dans l’Oude au contraire, où les zemindars et les talookdars conservaient à peu près intact leur ascendant quasi-féodal, la révolte, cantonnée dans les villes ne s’était pas propagée parmi les populations rurales, qui, détournées d’y prendre part, continuaient paisiblement leur vie régulièrement laborieuse.
Les dernières pages du journal de M. Edwards ne comportent pas une longue analyse. Quelques extraits suffiront pour noter ce qu’elles ont de plus saillant.
« Mardi 4 août. — Je me promenais aujourd’hui de long en large dans le petit espace laissé libre devant notre unique chambre, lorsque le retour de Rohna, le messager que j’avais fait partir pour Nynee-Tal, est venu réjouir mon cœur. Il me rapportait une lettre de ma femme, datée du 27 juillet, la première que j’aie eue d’elle depuis le 26 mai. Rohna les a vues, elle et Gracey[17], parfaitement bien portantes. Il me raconte qu’à son arrivée, il l’a trouvée vêtue de noir, et qu’immédiatement agrès avoir lu ma lettre elle a couru mettre une robe blanche… Nynee-Tal est sauvé, Agra aussi. Delhi d’est pas pris, mais le sera infailliblement. Le Punjaub et tout le pays inférieur jusqu’à Meerut n’ont vu se produire aucun mouvement sérieux. Depuis le 18 juin, voici les premiers renseignemens positifs qui m’arrivent sur l’état du nord-ouest… J’envoie Wuzeer-Singh dire à Hurdeo-Buksh que j’ai reçu d’excellentes nouvelles de ma femme. Il me répond par des félicitations et des nouvelles encore meilleures. La barque de Futtehghur est arrivée saine et sauve à Allahabad[18]. Agra est renforcé de trois régimens européens et de deux régimens sikhs. Si tout cela est vrai, il faut que Delhi ait succombé, car de tels renforts ne pouvaient venir d’ailleurs.
« 5 août. — Hier soir, on nous a permis une promenade ; c’est la première depuis notre arrivée à Kussowrah… Aujourd’hui j’ai fait partir une autre lettre pour ma femme. Le messager n’a voulu s’en charger qu’après bien des objections, et lorsqu’il a vu que ce document compromettant, roulé avec soin, tiendrait dans un tuyau de plume bien scellé aux deux bouts, qu’il pourrait placer dans sa bouche et avaler au moindre péril… J’ai appris par cet homme que les mahométans persécutent déjà les Hindous dans le Rohilcund, tuent des vaches dans l’enceinte de leurs temples, et les empêchent de sonner leurs sonks[19]. Les thakoors ont en conséquence provoqué le peuple à s’armer et à tomber sur leurs persécuteurs. Si cet appelest entendu, les Hindous, fort supérieurs en nombre, expulseront peut-être l’autre secte, et, cela étant, les Européens ont chance de rentrer dans le Rohilcund.
« Que de consolations dans la Bible ! Depuis notre retour, mistress Probyn a reçu une malle d’effets que Burdeo-Buksh gardait en dépôt à Dhurumpore ; sa Bible s’y trouvait. Qu’il nous a été doux de relire ensemble les psaumes ! Il n’est pas de jour où je n’y trouve quelque passage qu’on dirait écrit tout spécialement pour des gens placés dans une situation comme la nôtre, et qui répond à nos sentimens, à nos besoins intellectuels. Ce matin par exemple, j’ai tiré une consolation indicible des 15e et 20e versets du 25e psaume, et ce soir des versets 5, 6, 7, 12, 13, 14 du 27e[20].
« Jeudi 6 août. — Si telle est la volonté de Dieu, et si ce petit journal arrive jamais à ma chère femme, à mes enfans bien-aimés, à tous ceux de la maison, peut-être seront-ils bien aises de savoir comment ma journée sa passe. Je m’éveille au point du jour, ordinairement vers quatre heures, et après la prière je vais me promener dans la cour ; où les bestiaux sont parqués, aussitôt du moins que le départ des animaux l’a laissée disponible. C’est un espace à ciel ouvert, long de trente à quarante yards, et où il nous est loisible de nous promener le matin et le soir. Je prends ainsi un peu d’exercice, à moins que, assis sur un bloc de bois, je ne lise les psaumes du matin jusqu’à l’heure où le soleil devient gênant. Je me réfugie alors dans ma petite tanière, où Wuzeer-Singh, dès que je suis levé, a soin de transporter mon charpoy. Le temps se passe de la sorte jusqu’à ce que l’aspect du ciel me semble indiquer qu’il est dix heures. Nous nous rassemblons alors pour prier en commun et lire les Écritures. Vient ensuite le déjeuner, composé de chupatties et de thé, dont, par bonheur pour nous, il nous est échu bonne provision. La caisse qui le renferme appartenait au malheureux Robert Thornhill ; il l’avait laissée à Dhurumpore quand1 il eut la désastreuse idée de rentrer à Futtehghur.
« La chaleur, l’irradiation éblouissante, les mouches qui fondent sur nous par myriades, deviennent, à ce moment du jour, presque intolérables. Pour échapper à ces deux derniers fléaux, je me retire ordinairement dans mon obscur réduit, que j’obscurcis encore au moyen de ma couverture tendue devant la seule ouverture par laquelle le jour y pénètre. L’atmosphère y devient bientôt étouffante ; mais je préfère encore respirer cet air épais et ne pas ressentir les douleurs d’yeux cuisantes que m’occasionnent les reflets solaires… Je lis et relis la Bible, que mistress Probyn veut bien me prêter quand elle ne s’en sert pas elle-même ; mais, à travers les consolations que cette étude me prodigue, une amère pensée se glisse toujours : « Ces enseignemens, qui vous aideraient à mener une vie chrétienne, ne vous sont plus applicables. C’est à subir la mort en chrétien qu’il faut maintenant vous préparer… »
« Vers trois heures, chaque jour, Wuzeer-Singh vient me trouver. Je lui lis quelques pages des saints livres, et je prie avec lui en hindoustani… Deux heures plus tard, je m’arrange pour prendre un bain dans le hangar à bestiaux situé justement à côté de la maison. Le temps de me rhabiller, et déjà les ombres du soir s’allongent, et le dîner est servi sous la verandah. Ce repas consiste généralement en un plat de riz, des chupatties, et une sorte de légume indigène, fort aqueux, dans le genre du concombre, cuit dans son jus. De temps en temps l’occasion se présente d’acheter, soit un chevreau, soit un mouton, et alors le luxe des côtelettes vient décorer notre table modeste ; mais ceci est fort rare. À Rungepoorah, ni viande, ni riz. Nous étions strictement réduits à des poorees (la pire espèce des chupatties), du thé et du lait de buffles. Cette insuffisante alimentation nous rendait faibles et maigres, les enfans surtout. Le repas, dans de telles conditions, ne se prolonge guère. Nous demeurons ensuite réunis, et passons le temps à bavarder, à moins que nous ne sortions pour aller échanger quelques mots avec les thakoors, tandis qu’ils s’occupent à traire leur bétail. Dès qu’il fait nuit, la prière, et ensuite le lit, car nous n’avons aucune sorte d’éclairage, et dès lors rien de mieux à faire qu’à dormir.
« Notre sommeil est naturellement fort léger, car l’habitude d’être constamment au guet a donné à nos sens une acuité tout exceptionnelle. Le moindre bruit inusité, — fût-ce le frisson des ailes d’un oiseau voletant sur les arbres voisins, — suffit pour nous réveiller en sursaut. Il se passe rarement une nuit sans que nous entendions fort loin, dans la direction de Lucknow, le bruit de la grosse artillerie. Nous supposons que c’est le feu des troupes qui assiègent la résidence.
« Dimanche 9 août. — Un messager envoyé par Probyn du côté de Cawnpore revient, disant que Lucknovv est pris par les insurgés, et Cawnpore bloqué de manière à être bientôt forcé de se rendre. Vérification faite, cet homme nous a trompés indignement. Il est tout simplement resté chez lui après s’être fait payer son voyage.
« 11 août. — Hurdeo-Buksh nous a déclaré ce soir qu’il ne pouvait plus nous garder. Il faut ou que je parte pour Nynee-Tal, ou que j’aille avec les Probyn, qu’il veut expédier par terre à Cawnpore. Des messagers envoyés par lui ont préparé nos stations chez des amis, le long de la route. Jussah-Singh, entre autres, se charge de nous recevoir et de nous faire arriver sains et saufs au camp anglais. Probyn est fort effarouché de ce dernier nom. Jussah-Singh a été, dit-il, un des confédérés de Nana-Sahib. Il a été blessé en combattant contre nous. Hurdeo-Buksh ne nie rien de tout cela, mais nous n’avons, selon lui, rien à redouter, car Jussah-Singh est un Rajpoute et s’est engagé vis-à-vis de lui sur son honneur. D’ailleurs il faut, vaille que vaille, nous en aller. Lucknow une fois pris, on enverra de tous côtés les aumils avec des détachemens, et toute issue alors nous sera fermée… Puisque la question est ainsi posée, nous allons essayer d’entrer en communication avec le général Havelock, pour savoir de lui, après lui avoir exposé notre situation désespérée, quelle voie nous devons préférer, de celles qui peuvent nous conduire vers lui. Seetah-Ram se charge de notre lettre, écrite par Probyn en caractères grecs.
« 20 août. — Seetah-Ram est revenu ce soir de Cawnpore, mais, à notre amère déception, sans aucune réponse du général Havelock pour Probyn. Arrivé au camp, notre messager s’est remis aux mains de quelques Sikhs, qui l’ont conduit à la tente du général. Sa lettre rendue, on lui a dit d’attendre la réponse. Vingt-quatre heures s’écoulèrent ensuite sans qu’il entendit parler de rien. Le second jour, la colonne partit pour Bithoor, et Seetah-Ram suivit la colonne, mêlé aux domestiques du général Havelock. Vers le milieu du jour, il y eut une bataille où les insurgés furent battus avec des pertes sensibles. Après l’action, à laquelle il avait assisté, notre messager essaya de se rappeler au général. Celui-ci était trop affairé pour prendre garde à lui. Le lendemain, nouvelle marche et nouveau combat près de Shedrajpore, après quoi ordre de se retirer vers Cawnpore. Seetah-Ram, désespérant d’obtenir une réponse, est parti alors pour venir nous retrouver. Havelock étant un de mes vieux amis, je me décide à lui écrire moi-même. Seetah-Ram se charge de cette seconde missive.
« 21 août. — La petite fille du pauvre Probyn est morte ce matin. Depuis nos privations et nos misères de Rungepoorah, cette enfant n’a fait que languir et s’affaiblir de jour en jour malgré les soins incessans de sa malheureuse mère. Encore une victime de ces tristes agitations ! Laissée à son développement naturel, cette enfant devait vivre et prospérer ; toutes chances étaient pour elle. À mon arrivée à Dhurumpore, rien de plus beau, de plus frais, de plus sain que cette jolie enfant, dont les magnifiques cheveux tombaient à grosses boucles autour de sa tête rose… La nuit venue, nous l’avons portée auprès de son petit frère. Je n’oublierai jamais l’agonie de ses parens. C’est elle qu’ils aimaient le mieux.
« Hurdeo-Buksh nous apporte une proclamation des subahdars commandant les insurgés de Dehli et de Lucknow adressée à tous les grands propriétaires de l’Oude. On reproche à ceux-ci de n’avoir pas fait cause commune avec l’armée. Les subahdars croient en conséquence devoir les avertir du projet formé par les Anglais, qui est, après avoir étouffé l’insurrection militaire, de rassembler tous les hommes de haute caste et tous les balayeurs du pays à un énorme repas, où on les forcera de manger ensemble. Pour éviter cette effroyable catastrophe, qui leur ferait perdre leur caste, ils doivent donc se soulever à leur tour et provoquer de tous côtés l’extermination des Européens. — Je sais tout comme vous, ajoute Hurdeo-Buksh, que ce sont là pures extravagances et absurdités palpables ; mais les masses croient à ces sottises, et l’exaspération des classes inférieures augmente à vue d’œil. On m’en veut de vous donner asile, et cette mauvaise disposition s’est aggravée depuis qu’on empêche nos gens, par ordre du nawab, d’aller s’approvisionner à Furruckabad, comme par le passé, soit de sel, soit de sucre, et de bien d’autres denrées encore. Les eaux baissent d’ailleurs, et je vous ai prévenus qu’avec l’inondation expirerait le pouvoir que j’ai eu de vous tenir à l’abri. Il faut donc vous décider à partir, et c’est encore par le fleuve qu’il vous sera le plus aisé de gagner Cawnpore.— Nous sommes tombés d’accord que ce parti était en effet le meilleur, et que nous l’adopterions aussitôt après avoir reçu la réponse du général Havelock.
« Lundi 24 août. — Hier soir, au moment de nous endormir, on nous annonce un messager du général Havelock. Nous bondissons de joie à l’espoir de cette réponse si longtemps différée. Encore une chimère ! Le général écrit à Hurdeo-Buksh pour le louer de sa loyauté, de son humanité, et lui promettre une récompense signalée, s’il parvient à nous faire arriver sains et saufs au camp anglais, dès que l’armée aura repris Futtehghur. Le messager nous dissuade de descendre le Gange du côté de Cawnpore. Nous serions infailliblement massacrés en route.
« 25 août. — Un homme arrive de Dhurumpore pour nous dire, de la part de Hurdeo-Buksh, qu’un messager chargé par le zemindar d’explorer le fleuve rapporte qu’on peut arriver à Cawnpore sans le moindre danger. »
La nécessité de concilier ces renseignemens et avis contradictoires força Hurdeo-Buksh à différer encore le renvoi de ses protégés. Le 20 août, Havelock écrivait aux deux collecteurs « de rester où ils étaient,… que tous les chemins étaient infestés de rebelles et le passage à peu près impossible. » Nonobstant cette lettre, Hurdeo-Buksh, suffisamment rassuré, déclara qu’il les ferait partir dès le lendemain, et de fait le 30 au matin, par une matinée pluvieuse, un bateau couvert emportait les proscrits, bien dissimulés sous l’habitacle, avec une escorte de onze matchlockmen (paysans armés de fusils à mèche). Hurdeo-Buksh avait voulu les mettre lui-même à bord, et c’était un beau-frère à lui qui avait charge de la petite expédition. Pour plus de sûreté, le digne zemindar avait mis l’embargo sur toutes les barques qui, le long des deux fleuves (le Gange et la Ramgunga), se trouvaient amarrées au territoire sur lequel il avait juridiction. Par ce moyen, il paralysait les poursuites qu’on voudrait diriger de Furruckabad contre les Européens fugitifs. Ceux-ci n’en coururent pas moins d’assez graves dangers pendant les vingt-sept mortelles heures que dura la traversée mystérieuse. À plusieurs reprises, hélés du rivage, ils purent se croire dénoncés ou découverts ; mais leur guide, le thakoor Perthee-Pal, avait la riposte toujours prête et le mensonge facile. « Où allez-vous ? lui criait-on d’un village riverain. — Aux bains de Tirhowah-Pulleah, où je mène la famille de Hurdeo-Buksh.— Arrêtez-vous ! — Je n’ai pas le temps. — Vous avez des Feringis à bord. Abordez sur l’heure ! — Je voudrais bien que vous dissiez vrai. Nous les aurions promptement expédiés, et vous donnerions part au butin… » Pendant ce dialogue, la barque avait franchi l’endroit périlleux. Devant Bithoor, devant ce lieu sinistre dont le nom est irrévocablement associé à celui de Nana-Sahib, la situation devint plus critique.
« Nous commencions à nous féliciter d’être enfin hors de tout danger. Dhunna-Singh lui-même, notre providence[21], écartant le rideau qui nous masquait par devant : « Vous voilà, disait-il, sur vos terres. Venez regarder et respirer un peu. Il n’y a plus besoin de mystère. » Jones allait profiter de la permission, et quitter l’étroit abri où nous avions passé la nuit dans toute la gêne imaginables lorsqu’au moment où il enjambait par-dessus moi, poussé par un singulier instinct, je lui saisis le pied en le priant d’attendre encore un peu… Ces mots venaient à peine de franchir mes lèvres, que le rideau antérieur fut brusquement replacé. Un homme nous hélait du rivage. Dhunna-Singh lui ayant demandé qui il était : « Je suis, répliqua l’autre, un des cipayes de Jussah-Singh. On m’a donné mission de venir avec quelques-uns des hommes du nana chercher par ici quelques-uns de ses effets, qu’il a laissés derrière lui quand il a dû s’éloigner après la prise du fort. » Dhunna-Singh, par ses adroites réponses, réussit à tromper complètement son interlocuteur, et à lui persuader qu’il était le partisan zélé tant de Nana-Sahib que de Jussah-Singh, son fidèle coopérateur. Au moment où nous reprenions notre voyage le long de quelques bâtimens élevés, plusieurs coups de fusil partirent successivement, et nous vîmes quelques centaines d’hommes éparpillés à l’entour de ces bâtimens. Comme au reste nous n’entendîmes siffler aucune balle, il est à croire que ces décharges de mousqueterie avaient lieu en l’honneur de la grande fête mahométane du Mohurrum. Il est vraiment singulier que nous ayons réussi à passer complètement inaperçus de ces nombreux soldats, au service de nos plus mortels ennemis. »
Au moment même d’arriver, et lorsque déjà ils entrevoyaient les remparts de Cawnpore, un simple accident faillit encore les perdre. Poussée par un coup de vent contraire et nonobstant les efforts des rameurs complètement épuisés, la barque dévia du côté de l’Oude. Or il se trouvait là, — et ils ne s’en aperçurent qu’alors, — un : avant-poste ennemi chargé d’observer les troupes campées à Cawnpore. Ses tentes étaient visibles, et quand les soldats aperçurent une embarcation qui se rapprochait du rivage sans qu’ils pussent s’expliquer cette manœuvre suspecte, leurs tambours, leurs clairons sonnèrent l’alarme ; on put croire un instant qu’ils allaient faire feu sur le bateau dont la présence les inquiétait ; mais il n’en fut rien. À grand renfort de bras, les fugitifs regagnèrent le milieu du Gange, et bien peu d’instans après ils voyaient accourir d’autres soldats amorçant déjà leurs fusils pour tirer sur eux… Heureusement ceux-ci étaient les Sikhs du général Havelock.
Deux heures plus tard, débarquant en face du camp anglais, les proscrits étaient salués de hourrahs enthousiastes. Les soldats de garde se disputaient le bonheur de soutenir mistress Probyn, de porter ses enfans, ses bagages, et les heureux fugitifs apparaissaient comme ressuscités devant leurs amis, qui ne pouvaient encore les croire vivans.
Le touchant récit qu’on a voulu suivre ici pas à pas est une œuvre sincère et, comme disent nos voisins, véritablement genuine. L’auteur s’est évidemment refusé toute espèce d’artifice, même le plus permis, le plus innocent. Aussi sa relation a-t-elle produit une impression profonde. Quatre éditions, tour à tour épuisées dans le cours d’un an, nous fournissent à cet égard un témoignage irrécusable. Nous comprenons ce succès, et nous en félicitons le public anglais tout au moins autant que nous en félicitons M. Edwards lui-même. Ce public, qu’on a vainement essayé de blaser, est demeuré fidèle à la vérité sérieuse, au bon sens pratique ; il a conservé une droiture de jugement, une naïveté d’appréciation que rien n’égare et ne trompe. Comme ces experts lapidaires dont on parlait dernièrement dans la Revue[22], il distingue au premier coup d’œil, sans qu’il soit aisé de tromper son instinct, de la pierre vraiment précieuse celle qui en reproduit à peu près le poids, la dureté, les nuances éblouissantes. Il aime d’ailleurs et il honore le vrai jusque dans la fiction. Le mensonge ne l’amuse que lorsqu’il joue à s’y méprendre la réalité. Pour lui faire prendre le change, il lui faut des chefs-d’œuvre comme ceux de Fielding et de Defoë. En revanche, l’authentique le passionne vite, et, quel qu’en soit l’assaisonnement, il se repaît avec un insatiable et robuste appétit de cette nourriture qui profite par-dessus toutes : — la matter of fact. Or, comme à ceux qui cherchent avant tout « le royaume de Dieu et sa justice, » il lui arrive que « le reste lui est donné comme surcroît. » En dressant une enquête, en rédigeant un procès-verbal, en dépouillant un dossier, — et aussi en écrivant, comme M. Edwards, un journal de famille, — il trouve la vérité romanesque, la vérité dramatique. C’est justice.
E.-D. FORGUES.
- ↑ Voyez, sur le major Hodson, la Revue du 1er mai.
- ↑ La station de Nynee-Tal est à quatre-vingt-dix milles au nord de Bareilly.
- ↑ Il y avait à Bareilly le 31 mai, outre le 8e de cavalerie irrégulière, deux régimens d’infanterie indigène, une compagnie d’artillerie à pied, également indigène, et une batterie d’artillerie à cheval ; — à Mooradabad, un régiment d’infanterie indigène et quelques artilleurs à pied ; — à Shahjehanpore, mêmes forces ; — à Almorah, un régiment de Ghoorkas (soldats du Népaul ) et une compagnie d’artillerie : — six mille hommes en tout pour le Rohilcund. Les Ghoorkas seuls ne s’insurgèrent point.
- ↑ Nujjoo-Khan est en effet devenu un des meneurs de la révolte. Il n’a été pris que vers le mois d’avril 1858, par le brigadier Jones, après la réoccupation de Mooradabad.
- ↑ Cet aveu significatif est suivi de phrases encore plus explicites. « C’est au grand nombre de ces ventes pendant les dix ou douze dernières années, c’est aux conséquences de notre système d’impôt qui a ruiné l’aristocratie (gentry) du pays et dissous les communautés villageoises, que j’attribue uniquement la désorganisation de ce district (Budaon) et de ceux qui l’avoisinent, etc. » Personal Adventures, p. 12 et suiv.
- ↑ 375 francs environ.
- ↑ M. Stewart et sa famille n’avaient pu suivre M. Edwards dans sa fuite. Ils ne disposaient que d’une voiture légère, une espèce de tilbury qui ne pouvait servir que sur les routes régulières. Réduits en conséquence à se cacher près de Budaon, ils parvinrent à y demeurer impunément, ce qui s’explique par cette circonstance, que c’étaient des eurasians, et que leur teint, aussi brun que celui des indigènes, ne les désignait pas à la vengeance ou aux trahisons populaires.
- ↑ Gâteaux indiens qui remplacent le pain.
- ↑ Furruckabad est à soixante milles de Budaon, dans la direction du sud-est ; — plus bas, dans la même direction, se trouve Cawnpore.
- ↑ On alla même jusqu’à promettre aux soldats du 10e une avance de paye, à laquelle assez naturellement ils devaient préférer le pillage de la station et du trésor, où se trouvaient alors deux lakhs et demi de roupies (625,000 francs environ).
- ↑ Lettre adressée le 6 juin au Moffussilite. Elle est citée tout au long dans l’ouvrage de M. Mead, The Sepoy Revolt, pages 146 et suivantes.
- ↑ L’eau du Gange.
- ↑ Hâtons-nous de dire que le major Robertson fut du très petit nombre des sauvés ; il dut la vie à la protection de Hurdeo-Buksh, ainsi que M. Churcher le cadet.
- ↑ The Sepoy Revolt, chap. X, p. 138. M. Mead porte à cent vingt-sept le nombre des fugitifs de Futtehghur ainsi massacrés. D’après le récit de M. Jones, leur nombre serait exagéré d’un bon tiers.
- ↑ « … Seetah-Ram nous raconte, dit M. Edwards, que la petite-fille de M. Jones, âgée de neuf ans seulement, ayant comme par miracle échappé sans blessure à plusieurs mitraillades, un cipaye s’élança sur elle et la mit en morceaux à coups de sabre.
- ↑ Dust to dust, ashes to ashes, in sure and certain hope…, paroles textuelles du service liturgique anglican.
- ↑ La fille de M. Edward.
- ↑ Fait controuvé, comme on l’a déjà vu.
- ↑ Cornets à bouquin.
- ↑ Parmi ces versets-talismans, que nous avons, eu la curiosité de relire, on remarque ceux-ci comme plus directement applicables, à la situation du juge proscrit : « Ne me livre point au désir de mes adversaires, car de faux témoins et ceux qui ne soufflent que violence se sont élevés contre moi… N’eût-ce été que j’ai cru que je verrais les biens de l’Éternel en la terre des vivans, c’était fait de moi… Attends-toi à l’Éternel, et demeure ferme, et il fortifiera ton cœur ; attends-toi, dis-je, à l’Éternel. » — Psaumes de David (versets 12, 13 et 14 du 27e psaume), édit. de David Martin, Paris 1820.
- ↑ Dhunna-Singh, de Tirowah Pulleah, était un zemindar de l’Oude étroitement lié avec Hurdeo-Buksh, et que les fugitifs avaient pris à bord en passant devant sa forteresse.
- ↑ Voyez la livraison du 15 mai 1859.