Épisodes militaires de la vie anglo-indienne/04

LA
RÉVOLTE DES CIPAYES
D’APRES
LES RELATIONS ANGLAISES

II.
LES MASSACRES DU PENDJAB ET LA PRISE DE DELHI.[1]
I. Harriet Martineau’s English Rule in India. — II. Bourchier’s Eight Months campaign against the Bengal Sepoy Army. — III. Rotton’s Narrative of the Siege of Delhi. — IV. Raikes’s Notes on the Revolt in the North-Western Provinces of India. — V. Cooper’s Crisis in the Punjaub. — VI. Lettres de Victor Jacquemont, etc.



I.

Le Pendjab ou Punjaub, — le pays des cinq eaux ou rivières[2], — la Pentapotamide, comme écrivait en se jouant Jacquemont, — était, quand il le visita, sous la domination de ce Runjet-Singh qu’il appelait « le descendant de Porus, » mais qu’il faut regarder tout simplement comme un bandit parvenu, sans aïeux, sans droits de race, une manière de Méhémet-Ali, moins civilisé cependant, moins organisateur, moins apte à faire œuvre durable et souche dynastique. À cette époque (1831, de mars à octobre), le maharajah du Pendjab et du Cachemyr était, comme on dit, en délicatesse avec les Anglais, bien que leur traité d’alliance, datant de 1809, n’eût jamais été violé. Il ne les voyait pas sans un secret déplaisir s’installer commercialement dans le Bas-Indus, et, poussant peu à peu en avant leurs stations militaires, préparer à tout événement une base d’opérations défensives plus solide que celle qu’ils avaient déjà sur le Sutledje. Vainement protestaient-ils, et de bonne foi, qu’ils entendaient par là se prémunir contre les menaçantes éventualités d’une invasion russe : soupçonneux comme il avait bien le droit de l’être, Runjet-Singh les accusait intérieurement du mensonge, et s’inquiétait de les voir tourner sa frontière méridionale de manière à l’investir ainsi peu à peu. Il se rappelait sans doute un ancien proverbe oriental dont la teneur est « qu’on n’est pas roi de l’Hindostan si d’abord on n’est maître du Caboul. » Or le Pendjab et le Cachemyr sont justement entre l’empire anglo-indien et ce pays, ainsi réputé la clé de l’Inde parce qu’il a été traversé depuis Alexandre par tous les conquérans qui s’y sont succédé.

L’ascendant toujours croissant de la Russie sur la Perse s’était traduit, en 1835, par une invasion de cette dernière puissance qui la rapprochait singulièrement du Pendjab, puisqu’on allant assiéger Hérat, le shah se proposait de réclamer de prétendus droits sur Candahar et Ghuznie. En outre les chefs afghans, effrayés du voisinage de Runjet-Singh, sollicitaient le patronage du tsar et offraient de le payer en aidant les Persans à marcher ainsi vers l’Indus. On pouvait, on devait se méfier de Dost-Mohammed, le souverain du Caboul, qui, dans sa crainte des Sikhs, demandait appui tantôt au gouverneur-général de l’Inde, tantôt au tsar et au shah. De cette situation assez compliquée, dont l’Angleterre s’exagérait peut-être les difficultés et les dangers, sortit la guerre des Afghans, qui avait pour but de détrôner à Caboul et à Candahar les souverains suspects, et de les remplacer par des créatures du pouvoir anglo-indien. Entreprise en vue de périls simplement possibles, et qu’il eût mieux valu attendre de pied ferme, sans se précipiter ainsi au- devant des aventures, elle entraîna les plus graves conséquences. Dost-Mohammed vaincu sortit de Candahar et chercha refuge à Bockhara, laissant son fils prisonnier aux mains des Anglais et sa capitale au pouvoir du rival qu’ils lui avaient suscité. En revanche, les Afghans irrités en appelèrent plus haut que jamais à la protection de la Russie, et le tsar, loin de rejeter cet appel, fit marcher des troupes du côté de Khiva. Sa petite armée, il est vrai, se perdit dans les neiges désertes, et quelques soldats à peine survécurent pour raconter ce désastre; mais ce n’en était pas moins là un premier pas vers l’Inde fait par une puissance persévérante et qui ne recule guère. Puis, en novembre 1841 et dans les premiers jours de l’année suivante, il y eut ce grand désastre qui suivit l’insurrection du Caboul, cette retraite sanglante où toute une armée anglaise (4,500 hommes) disparut homme après homme : son général, le vieil Elphinstone, mourant prisonnier de l’ennemi; les résidens anglais, Burnes et M’Naghten, traîtreusement égorgés; Shah-Soudja, le prince restauré, partageant leur destinée; l’Angleterre enfin réduite à évacuer l’Afghanistan après l’avoir réoccupé militairement, et laissant le pays à ce même Dost-Mohammed qu’elle en avait chassé naguère.

La conquête du Scinde et du Pendjab fut, pour nous servir d’une expression pittoresque de sir Charles Napier, « la queue de la guerre des Afghans. » Avant cette guerre, la compagnie n’avait que des alliés au-delà du Sutledje. Entre ses états et les sauvages montagnards campés au-delà de l’Indus, trois royaumes, simplement protégés par elle, lui formaient comme un rempart que les talens de Runjet-Singh avaient en partie consolidé : d’abord le Cachemyr et le Pendjab, gouvernés par cet homme remarquable; puis le Scinde, où régnait une sorte de confédération féodale dont les chefs ou émirs subissaient sans trop d’amertume, depuis 1832, la suzeraineté de leur puissante voisine. La politique anti-russe de lord Auckland et le parti pris de marcher sur Caboul ne permettaient pas de laisser ces états limitrophes à leur indépendance naturelle. De là violation forcée des traités, établissement d’une force subsidiaire anglaise chez les émirs et à leurs frais, cession des points militaires dont l’occupation permanente devenait une nécessité, contributions pécuniaires et contingent de soldats exigés pour les besoins de la campagne qui allait s’ouvrir, humiliation de ces souverains et ressentimens implacables qui, sans parler des vices de leur atroce domination, rendaient impossible aux Anglais, une fois maîtres du Scinde, d’y renoncer bénévolement au risque de laisser derrière eux des ennemis qu’il faudrait ultérieurement soumettre encore. Ainsi eut lieu en 1842 l’annexion de ce malheureux pays, qu’on vit renaître aussitôt, comme par enchantement, sous l’administration éclairée, rigide, impartiale de sir Charles Napier, après qu’il eut bien définitivement écrasé les émirs à Meanie d’abord (17 février 1843), puis à Hyderabad cinq semaines plus tard. Deux ans après, il devint indispensable de protéger les districts frontières, du côté du Pendjab, contre les continuelles razzias que se permettaient les Sikhs, chez lesquels régnait, depuis la mort de Runjet-Singh, l’anarchie militaire qui accompagne nécessairement une guerre de succession. Ce mouvement, qui leur parut agressif, détermina les Sikhs à se jeter eux-mêmes au-devant de l’ennemi qui semblait les menacer. Rassemblés d’abord autour du tombeau de Runjet-Singh, les soldats disciplinés par les généraux Allard et Ventura traversèrent le Sutledje (décembre 1845) et vinrent prendre position près de Ferozepore. La bataille de Modkee (18 décembre) leur fut livrée, et là, pour la première fois, en rase campagne, l’armée anglaise faillit succomber. Elle vainquit cependant, mais à grand’peine, et la victoire n’avait rien de décisif. Il fallut encore les deux sanglantes journées de Ferozeshur (21 et 22 décembre) pour forcer les Sikhs à repasser le Sutledje, ce qu’ils firent sans être poursuivis ou inquiétés le moins du monde, car l’armée anglaise ne put se remettre en campagne de tout un mois. Son prestige, déjà ébranlé par la désastreuse retraite du Caboul, le fut peut-être encore davantage par ces combats où des forces régulières indiennes lui disputaient si vivement le terrain. Et l’on peut dire que si la conquête forcée du Pendjab fut une «queue » de la guerre afghane, la révolte de 1857 a été une «queue» de la première campagne contre les Sikhs. Les cipayes qui les combattaient se promirent peut-être dès lors d’imiter leurs exploits et de lutter, eux aussi, contre l’ascendant jusque-là irrésistible de la discipline européenne.

Les batailles d’Aliwal et de Sobraon achevèrent, le 28 janvier et le 10 février 1846, la destruction de l’armée des Sikhs. Le maharajah se soumit, et la route de Lahore fut ouverte. Libre de faire ses conditions, le gouverneur-général (lord Hardinge) s’était flatté d’organiser dans le Pendjab un protectorat qui rendrait inutile l’annexion de cette nouvelle conquête. Il en détacha le Cachemyr et quelques autres territoires, qu’il donna comme royaume à ce même Gholab-Singh dont parle aussi Jacquemont, et dont le nom a retenti fréquemment dans le tumulte de la dernière lutte; mais il avait compté sans les désordres inséparables d’une minorité dans un pays aussi anarchique. N’entrons pas dans le détail d’événemens trop récens pour être encore oubliés, ne racontons ni le meurtre d’Agnews et d’Anderson, ni le siège de Moultan : rappelons seulement que les difficultés du Pendjab devinrent telles qu’il fallut avoir recours aux mains les plus énergiques, à l’expérience la mieux éprouvée, pour sortir de ces nouveaux embarras. Charles Napier fut encore envoyé dans l’Inde, et comme il hésitait à partir, lord Wellington le décida par cette parole souvent citée : « Vous ou moi, il faut que nous allions là-bas! » Quand l’ex-proconsul du Scinde arriva dans le Pendjab (1849), l’annexion de ce pays était devenue la conséquence définitive et d’une rébellion traîtreusement préparée en 1848, et de la campagne victorieuse qui à Goujarat avait, en fin décompte, anéanti cette insurrection[3]. Un aperçu aussi rapide ne peut servir qu’à faire comprendre comment le Pendjab, au lieu d’être gouverné de la même manière que les pays annexés dès longtemps à l’empire anglo-indien, se trouvait encore en 1857 sous un régime spécial, établi d’après les erremens qu’avait rendus populaires l’heureuse administration de sir Charles Napier dans le Scinde. C’est le système gouvernemental qui, dans la langue usuelle de la bureaucratie britannique, a reçu le nom de non-regulation, assez expressif dans sa naïveté concise. Quelques écrivains spéciaux, M. Raikes, par exemple, un des principaux magistrats de l’Inde[4], l’appellent aussi « le système du Pendjab.»

Il serait certainement très intéressant d’exposer ici, tout au moins dans leurs généralités, ces deux modes d’administration, et de rechercher lequel des deux s’applique le mieux au pays qu’il s’agit de faire prospérer tout en le maintenant sous le joug britannique. Les matériaux ne manqueraient pas pour ce travail, s’il rentrait dans notre plan; mais nous devons nous borner à une rapide appréciation, simplement destinée à jeter quelque jour sur les récits qui vont suivre. Dans les pays que nous appellerons réguliers (regulation system provinces), dans les provinces du nord-ouest par exemple, on applique rigoureusement les principes inaugurés au Bengale lors de la rédaction du code de 1793. Ces principes placent le magistrat civil et le collecteur du revenu, l’administration proprement dite, sous le contrôle du pouvoir judiciaire, qui n’exerce aucune influence politique en dehors de ce contrôle. De cette division des fonctions et de cette anomalie qui subordonne le plus réellement puissant des deux agens du pouvoir à l’autorité accidentelle, exceptionnelle, d’un supérieur réellement investi d’une influence et d’une puissance moindres, dérivent, à ce qu’il paraît, de graves inconvéniens. Les rivalités, les froissemens se multiplient, fomentés avec soin par les fonctionnaires indigènes, que réjouit singulièrement tout conflit survenu entre ces maîtres impérieux que lui expédie la métropole. Le magistrale collector, souverain du district, se montre facilement insubordonné envers un juge qui sur son siège seulement, et dans certains cas, peut annuler ses décisions. Le juge de son côté, par cela même qu’il se sent, à un jour donné, supérieur au chef politique et à l’agent du fisc, revendique parfois indûment une extension d’influence et d’autorité qui lui est naturellement contestée avec ardeur. Ces luttes surprennent, ébahissent les contribuables de l’un, qui sont aussi les justiciables de l’autre. La dualité des pouvoirs n’entre pas dans ces esprits habitués à la facile compréhension du despotisme pur et simple. C’est une énigme pour eux de voir en certains cas un simple moonsiff[5] réviser et déclarer nulle une sentence du terrible et omnipotent collecteur. « Songez donc, un misérable moonsiff, à 100 roupies par mois, et le magistrate, qui en touche 2,000!... » S’ils se bornaient à s’étonner d’une si monstrueuse inconséquence, on pourrait encore passer là-dessus; mais l’esprit d’intrigue s’éveillant en face de ces petites luttes quotidiennes dont ils sont témoins, et dont ils se rendent compte si malaisément, ils essaient d’en tirer parti, soit pour quelque profit, quelque vengeance particulière, soit même par simple malice, pour augmenter le frottement de ces rouages compliqués et dans l’espoir de les voir s’y user ou s’y rompre.

M. Raikes, qui a pratiqué successivement et alternativement les deux systèmes, déclare que, selon lui, l’application des principes européens sur la division, la balance et l’équilibre des pouvoirs, obtenue par un antagonisme bien combiné, n’est pas à la portée des Hindous, et que des siècles s’écouleront avant de leur faire trouver, dans ces bienfaisantes inventions d’une civilisation dont ils sont encore incapables, les conditions efficaces du bien-être et du progrès. Au contraire, si l’on substitue à ce système artificiel de pouvoirs rivaux, appelés à se neutraliser mutuellement dans ce qu’ils auraient d’excessif, le système irrégulier du Pendjab, la loi s’applique sans difficulté, l’ordre naît, le progrès s’accélère. Là le chef de district (deputy commissioner) résume tous les pouvoirs. En abuse-t-il, on en appelle à son supérieur hiérarchique, le commissioner. Leur intérêt est le même dans l’œuvre commune. Le subordonné n’a aucun moyen d’échapper à l’autorité directe de son chef. Ils agissent presque toujours d’accord, et comme un seul homme, — nous citons l’expression même de M. Raikes. Cette unité de vues, de desseins, de volonté, rend l’exercice du pouvoir et très simple pour eux et très compréhensible pour leurs administrés. Nulle résistance à contre-temps, nulle force administrative détournée de son emploi, nul retard dans les mesures à prendre, nulle tentation de résistance chez ceux qu’on appelle à y concourir[6].

Par ce que nous venons de dire, — et c’est tout ce que nous attendions de ces détails presque techniques, — on se fait déjà une idée juste de ce qu’est un commissaire anglais dans les pays où s’applique le non-regulation system, établi, selon M. Raikes, par le marquis de Dalhousie.

Telle était la loi. Voyons par qui elle était appliquée.

Pendant la courte période où le Pendjab vaincu, mais non encore annexé, demeura sous le protectorat anglais, sir Henry Lawrence y régna sous le nom du jeune maharajah Duleep-Singh et de son beau-père le sirdar Chuttur-Singh, qui avait le titre de gouverneur. De glorieux et heureux souvenirs se rattachent à cette ère, bénie, dit-on, par les Sikhs et leurs voisins. La main énergique et paternelle de sir Henry les ramenait plus promptement qu’on ne l’avait espéré dans la voie de l’ordre, du travail régulier; des familles que les troubles intérieurs du pays en avaient exilées depuis dix et même vingt années y venaient reprendre possession de l’héritage qu’elles avaient abandonné; l’agriculture, l’industrie renaissaient. Le brigandage militaire s’éteignait peu à peu. Les merveilleux résultats obtenus dans le Scinde par sir Charles Napier allaient se reproduire, grâce à des hommes formés à son école ou du moins imbus de ses maximes : avec Henry, c’était George Lawrence, son frère aîné, qui, au milieu d’une nombreuse garnison sikhe, longtemps isolée de la révolte générale, avait gouverné Peshawur dans les années tumultueuses de 1848 et 1849; c’était Abbott, patriarche à barbe blanche, espèce de juge à la façon de saint Louis, rendant au pied des arbres ses arrêts familiers, accessible à toute heure, idole des enfans indigènes, qui, lorsqu’il traversait les villages montagnards du Hazara, couraient à l’envi après « l’oncle Abbott...; » c’était son successeur Bêcher, autre magistrat patriarche, « dont la maison avait douze portes toujours ouvertes; » c’était le major Lumsden, le créateur, l’organisateur du corps des guides; Edouard Lake, célèbre par ses exploits militaires devant Moultan, par ses services administratifs dans le Doab; Reynell Taylor, balafré à Modkee, et le gouverneur du Bunnoo pendant les deux années qui suivirent l’annexion, tous vieux serviteurs de la compagnie, éprouvés au conseil comme au combat.

Dans ce groupe remarquable se dessinent en relief deux autres physionomies plus sévères, celles de John Lawrence et de John Nicholson. Les autres sont des pacificateurs: ceux-ci sont des gouvernans. Ils personnifient l’autorité ferme, austère, hautaine. Quand la conquête est assurée, les cœurs à peu près gagnés ou du moins les rancunes assoupies, quand il faut en venir à organiser, et pour organiser l’avenir faire table rase du passé, quand il y a de grandes existences à briser, des abus à faire cesser qui entraînent certaines ruines, Henry Lawrence cesse d’être l’homme de la circonstance. Avide de sympathie et de popularité, il fait trop de concessions, il recule trop devant de pénibles nécessités. Il quitte alors le Pendjab, et son frère John l’y remplace. Celui-ci, rien ne le trouble ni ne l’émeut : au bien public, à sa mission, tout se subordonne. Le but, toujours le but, rien que le but, voilà sa règle, et il va au but sans broncher. Nicholson est du même métal : c’est un des héros de Chilianvallah et de Goujarat. C’est à lui que, dans une de ses proclamations, lord Dalhousie reconnaît la a force d’une tour. » Les Hindous retrouvent en lui cette inflexibilité superbe devant laquelle ils se prosternent. Sur les champs de bataille où il a combattu, ils vous conduisent à l’endroit même où se tenait Nikkul-Seyn. Bien mieux, un ordre de fakirs tout entier, dans le Huzara, renonçant à ses idoles, l’a même pris pour divinité. Quand un de ces moines fanatiques le rencontre, il se jette à ses pieds, il le proclame son gourou[7]. Nicholson l’envoie en prison, parfois même le fait flageller, pour le récompenser de cet hommage importun. Les Nikkul-Seynites n’en sont que plus édifiés, plus soumis et plus dévots. « Nicholson, un beau jour, nous dit le colonel Edwardes, après en avoir fait mettre quelques-uns au cachot, les fit relâcher à la condition que désormais ils adoreraient, au lieu de lui, le commissaire qu’il venait d’imposer à leur district; mais rentrés dans leur monastère, ils reprirent sans hésiter, comme en vertu d’une révélation d’en haut, le culte de l’inflexible Nikkul-Seyn[8]. » A côté de ces deux hommes, proconsuls de naissance pour ainsi dire, était aussi le judicial commissioner ontgomery, que ses talens, mis en relief pendant la crise alors près de sévir, ont fait envoyer dans l’Oude reconquis, celui-là même dont le nom a souvent retenti dans les débats parlementaires relatifs à la fameuse proclamation de lord Canning.

Henry Lawrence, John Lawrence, Robert Montgomery, tous trois membres du bureau d’administration, avaient fondé la puissance anglaise dans le Pendjab. Deux d’entre eux allaient avoir à s’y maintenir, et s’ils n’y parvenaient point, si la révolte gagnait ces districts guerriers, qui pourrait prévoir le sort de l’empire indien? Heureusement ces trois hommes, compatriotes et condisciples, se connaissaient de longue date. Partis tous trois du même point, un pauvre collège d’Irlande où, trente-cinq ans auparavant, ils achevaient ensemble leur éducation, ils savaient que nul d’entre eux ne manquerait jamais aux deux autres, et que nul d’entre eux ne se manquerait à lui-même : confiance inébranlable et légitime, dont aucun n’a démérité.


II.

Lahore, la capitale du Pendjab, offrait, le 11 mai 1857, l’aspect le plus animé. Un bal splendide se préparait pour le lendemain même, et devait réunir autour des principales autorités l’élite de la société européenne. Nul pressentiment sinistre ne paralysait les préparatifs de la fête. On allait danser sur le volcan, pour nous servir d’une expression bien connue. Depuis la veille au soir cependant, les cipayes de Meerut étaient en insurrection; mais le télégraphe électrique n’avait pas encore parlé. Il apporta dans la journée du 12 la terrible nouvelle, et dans la matinée du 13 le récit, plus effrayant encore, de la chute de Delhi. Or à ce moment le commissaire en chef, sir John Lawrence, était dans le nord du pays, à Rawul-Pindee. Le judicial commissioner, Robert Montgomery, demeurait chargé de l’intérim. Il eut le double mérite d’apprécier à l’instant même la situation et de ne se pas tromper sur les mesures à-prendre sans retard. Les principaux officiers de la station furent convoqués en conseil, et on délibéra sur les dangers que pouvait faire courir à Lahore le voisinage de Mean-Meer[9]. Il y avait là, c’est-à-dire à deux lieues de la capitale du Pendjab, trois régimens d’infanterie indigène (le 16e grenadiers, le 26e léger et le 49e), plus un régiment de cavalerie légère (le 8e), tous plus ou moins suspects malgré leurs nombreux services et les noms de victoires et les symboles d’honneur étalés sur leurs drapeaux[10]. Pour tenir en échec ces nombreuses troupes, on ne pouvait compter que sur le 81e d’infanterie anglaise, fort de 850 hommes, et sur deux compagnies d’artillerie européenne au service de la compagnie.

Le désarmement complet des troupes indigènes, proposé par M. Montgomery, fut décidé à l’heure même et sans désemparer. Au sortir de la séance, le judicial commissioner partait pour Mean-Meer, portant lui-même ses ordres au brigadier Stuart Corbett, sous le commandement duquel étaient les cantonnemens, et qui, sur la nouvelle du désastre de Delhi, ne fit aucune difficulté de se rendre aux désirs du commissaire en chef par intérim. Si, confiant, comme tant d’autres officiers anglais, dans la solidité, la fidélité de ses soldats hindous, le brigadier eût seulement ajourné l’accomplissement des mesures qui lui étaient prescrites, le Pendjab était perdu sans retour.

Le bal, qui n’avait pas été contremandé, eut lieu le 12 au soir; on y vit quelques visages assombris, il y circula plus d’une rumeur étrange : rien néanmoins ne transpira des résolutions adoptées, et les danses venaient à peine de finir, que trois compagnies du 81e, sous les ordres du colonel Smith, s’acheminaient silencieusement vers la citadelle de Lahore. Dix hommes par compagnie avaient de plus reçu ordre de coucher tout habillés. Enfin, à quatre heures du matin, le régiment entier, mis sous les armes, reçut avis d’apprêter ses munitions. La curiosité des soldats était naturellement excitée au plus haut point par ces préparatifs inusités : ils se questionnaient du regard, et quelquefois même à voix basse; mais pas un homme ne se doutait de ce qui allait suivre. Laissant les casernes sous double garde, les six compagnies ainsi réunies se portèrent sur le champ de parade, où on les forma en colonnes contiguës à l’extrême droite du terrain. Derrière ces colonnes, l’artillerie vint se placer. Arrivaient au même moment, sur le même point, les masses armées des cipayes qu’on plaçait dans le même ordre, c’est-à-dire en colonnes et côte à côte du régiment anglais; la cavalerie était à l’extrême gauche du terrain. Du haut des terrasses de l’Anar-Kullee, palais occupé par M. Montgomery, les principaux fonctionnaires, formés en un petit groupe, contemplaient avec anxiété cette scène dont peut-être ils n’avaient pas tous les secrets. Une seule pensée, nous dit l’un d’eux, absorbait tous les esprits : « les cipayes ont-ils déjà chargé leurs armes? »

Cependant, à la tête de chaque régiment, on lisait, par ordre du brigadier, le décret du gouverneur-général, qui, comme nous l’avons raconté, avait quelques semaines auparavant licencié le 34e à Barrackpore. La lecture terminée, le brigadier Corbett, s’avançant tour à tour vers les différens corps indigènes, à commencer par le plus ancien, leur adressa une allocution sommaire où il enveloppait d’éloges flatteurs quelques allusions encore assez vagues aux mesures qu’il regrettait d’avoir à prendre; puis, sans donner de loisir à la moindre réflexion, le commandement partit de la bouche des officiers, prompt comme l’éclair. Les troupes obéirent machinalement, et, par un mouvement de conversion, l’ordre de bataille se trouva brusquement modifié. Les cipayes étaient à présent refoulés, toujours dans leur ordre primitif, sur le terrain quitté par les six compagnies européennes; celles-ci leur faisaient front derrière les canons braqués sur les colonnes profondes qu’il s’agissait de réduire à l’obéissance. L’ordre de déposer les armes, donné à l’instant même, n’admettait pas d’hésitation. Les artilleurs avaient, tout en manœuvrant et sans donner l’éveil aux cipayes, chargé leurs canons à mitraille. Les soldats du 81e avaient également chargé leurs fusils, et leur attitude était devenue menaçante. Il fallait donc ou obéir on se voir écraser à bout portant (auquel cas, par parenthèse, les officiers européens des trois régimens cipayes étaient nécessairement sacrifiés). Quelques témoins oculaires de cette scène si dramatique assurent qu’il y eut néanmoins un instant de doute, et que les grenadiers du 16e lorsqu’ils comprirent toute la portée des manœuvres qui les plaçaient ainsi à la bouche de douze canons, étreignirent leurs armes par un mouvement d’irrésistible colère; mais ils virent sans doute la partie perdue d’avance. Les armes furent livrées, et tandis que les cipayes se retiraient, honteusement dépouillés, mais leurs drapeaux au vent et au bruit de leurs musiques militaires, une compagnie du 81e rompant les rangs, venait tranquillement ramasser les fusils et les carabines dont le terrain était jonché. — Les revoilà nègres comme devant, n’est-ce pas, monsieur? disait à son capitaine un des soldats attelés à ce travail.

Tout ce que nous venons de raconter n’avait pas duré une demi-heure, et, pour un spectateur non averti, pouvait ne paraître qu’une simple évolution, un exercice comme on en voit tant. Cependant le sort du Pendjab et par conséquent l’issue du siège de Delhi dépendaient de cette demi-heure et de cette manœuvre exécutée à petit bruit, sans la moindre résistance, sur le champ de parade de Mean-Meer. On apprit effectivement, par des renseignemens ultérieurs, que le 13 au matin les cipayes envoyés pour relever la garde de la citadelle, agissant de concert avec ceux qui déjà formaient cette garde, devaient essayer d’enlever ce point important. Ils auraient eu l’avantage de la surprise et d’une écrasante supériorité de nombre. Un arsenal complet, des magasins considérables, un riche trésor, eussent ainsi été, avant coup férir, acquis à la révolte, et le massacre des Européens eût ensuite commencé tant à Mean-Meer qu’à la résidence officielle d’Anar-Kullee.

On a tout lieu de penser que des intelligences séditieuses existaient entre les cipayes de Mean-Meer et ceux de Ferozepore, autre établissement militaire des plus considérables[11]. Du moins est-il certain que le 45e indigène, établi dans les cantonnemens de cette dernière ville, n’hésita pas à se révolter aux premiers symptômes de méfiance qu’on lui témoigna. Il eût fallu, comme à Mean-Meer, débuter par le désarmement. Cependant, maître de tous les postes retranchés, d’où il avait éloigné les cipayes, et qu’il avait garnis d’artillerie européenne, le major Redmond put sauver l’arsenal confié à sa garde. C’est de cet arsenal que les assiégeans de Delhi tirèrent, dès le début, toutes leurs ressources. Repoussés et poursuivis, les cipayes du 45e s’éloignèrent. Ceux du 57e posèrent les armes, non sans se plaindre[12]. Le 10e de cavalerie manifesta simplement, par sa molle attitude et son indécision, qu’on l’aurait facilement entraîné dans une rébellion dont les commencemens eussent été plus heureux.

Une troisième opération du même genre déjoua dix jours plus tard à Peshawur, c’est-à-dire à l’extrémité nord-ouest du Pendjab, une nouvelle tentative d’insurrection. M. Montgomery, assumant tous les pouvoirs, ne reculait devant aucune mesure de salut public. En vertu de l’axiome ne quid detrimenti capiat, il jetait des troupes, en dehors du cercle de sa juridiction, dans les districts révoltés de Sirsa, Hansi et Hissar, et ces bandes d’irréguliers, sans un seul corps européen, mais commandées par un homme aussi habile qu’énergique, y étouffèrent l’insurrection. De Lahore cependant partaient continuellement des ordres aussitôt obéis. Dans toutes les stations, on retenait les correspondances suspectes; dans toutes, la tête des cipayes rebelles était ouvertement mise à prix, et les récompenses promises à qui les livrerait morts ou vifs tentaient la cupidité des villageois sikhs. Les grandes forteresses de Lahore et de Govindghur[13] étaient largement approvisionnées et mises en état de soutenir le plus long siège. Les émissaires dépêchés de tous côtés pour ébranler la fidélité des régimens sikhs étaient poursuivis à outrance; découverts, ou même simplement soupçonnés, on les jetait en prison. Les prisons elles-mêmes étaient surveillées comme autant de centres où l’insurrection pouvait venir se recruter. Loin de solliciter l’aide des grands propriétaires indigènes, on se bornait, quand ils venaient l’offrir, à les remercier assez froidement, pour les convaincre qu’on n’avait nul besoin d’eux. Nulle précipitation, nul dérangement inutile. Les tribunaux fonctionnaient comme par le passé; on ne changeait rien à la routine administrative; seulement on écartait peu à peu de toute mission active les employés indigènes. Enfin l’espionnage était organisé sur la plus vaste échelle.


« La trahison, la sédition, nous dit l’écrivain à qui nous empruntons ces détails, et qui comptait lui-même dans la haute administration du pays[14], étaient poursuivies jusque dans les plus secrètes profondeurs du harem et jusque dans les sanctuaires réputés inviolables des mosquées et des temples. De savans moulvies (docteurs de la loi) étaient arrêtés au milieu d’une foule d’adorateurs fanatiques. Des hommes de rang et d’influence étaient mandés à l’heure des ténèbres. La police du district, animée par la certitude du gain, se jetait comme une meute sur la piste révélée à son flair, et ne la quittait plus qu’après être allée chercher au fond des terriers où il se dissimulait l’artisan de coupables machinations. Comme au plus beau temps de Vidocq, il y avait des espions sur le marché, des espions aux fêtes, des. espions dans les chapelles, dans les prisons, dans les hôpitaux, dans les bazars militaires, dans les groupes d’oisifs bavardant au coin d’un pont, parmi les baigneurs des étangs, parmi les villageois assis en cercle autour de leur puits, sous le grand arbre qui l’ombrage, parmi les curieux qui flânent alentour des tribunaux, parmi les casseurs de pierre sur la grande route, aux serais parmi les voyageurs poudreux. La langue d’un homme ne lui appartenait plus et faisait partie du domaine public. L’esprit de chicane asiatique était tenu en échec par la volonté puissante de l’Anglo-Saxon tout à coup réveillé. »


Naturellement toute correspondance était interceptée, et le secret des lettres violé sans le moindre scrupule :


« Dès qu’on en fut venu là, dit M. Cooper, on vit bientôt l’étendue et la complication de la trame ourdie pour envelopper et paralyser le gouvernement. Afin d’ébranler la loyauté sikhe, un bunniah (petit marchand) écrivait de Jugadaree que les blés étaient à fort bas prix et tout le monde fort satisfait, quand on avait tout à coup découvert que l’autorité mêlait à la farine des ossemens pulvérisés[15]. Un cipaye sikh, confiant à, un ami ses idées sur la politique du jour, se déclarait, quant à lui, tout à fait indifférent; « mais, ajoutait-il, le tumulte est grand : les Feringhis, je le crains, ne dureront pas longtemps. On les bat chaque jour devant Delhi. Je ne sais, par exemple, quelle monarchie les remplacera. » Une autre lettre, ouverte à Jhelum par le commissaire délégué, développait un plan régulier qui devait aboutir à la destruction totale d’une famille anglaise établie à Jullundur... A Peshawur, un naïk (caporal) du 64e fut pendu pour avoir reçu, en réponse à des questions posées par lui sur le sort destiné aux Européens, une lettre renfermant ces mots : Il faut les tuer tous, sans égard à l’âge, au sexe, à la personne. En revanche, un vieux soubadar (capitaine) du 21e — le seul régiment de ligne qui soit resté au complet sous les armes, — répondant également à des questions qui lui avaient été adressées, engageait fort les cipayes « à ne pas trahir leur sel. » Il ajoutait que les insurgés pourraient bien avoir trois mois de bon temps, mais qu’à la longue l’ascendant anglais reprendrait ses droits. »

Les désignations symboliques abondaient naturellement dans ces correspondances sur des sujets aussi délicats. Quand on y lisait par exemple : « Les perles baissent sur le marché, le maïs rouge est en hausse, » il fallait comprendre : « Les blancs, les Européens, sont battus, les cipayes l’emportent. » On y trouvait des nouvelles d’une absurdité flagrante, mais dont se repaissait aveuglément l’ignorance populaire. Un jour, Dost-Mohammed, le maharajah du Caboul, était arrivé chez le commissaire en chef du Pendjab pour annoncer à sir John Lawrence que l’empereur de Russie et le shah de Hérat marchaient ensemble sur l’Inde à la tête de leurs armées combinées. « L’armée de l’empereur est très nombreuse, ajoutait le correspondant, bien qu’on n’en connaisse pas le chiffre exact; mais si quelqu’un, ayant vu une montagne à fourmis[16], en pouvait compter les soldats, quel nombre plus élevé imaginerait-on? » « Les gobe-mouches ne manquaient pas dans notre armée, » ajoute M. Cooper en soulignant le mot français. La crédulité de ces gobe-mouches n’était pas toujours au profit de l’insurrection. Ainsi, par exemple, dans la bonne volonté si surprenante avec laquelle les troupes sikhes marchèrent contre Delhi, une part doit être faite à l’existence d’une prophétie admise depuis longtemps parmi ces soldats, à savoir qu’un jour viendrait où les Sikhs et les porte-chapeaux (topie-wallahs, les Anglais),-arrivés par mer, reconquerraient Delhi, et placeraient la tête du fils du roi justement au même endroit où, cent quatre-vingts ans auparavant, par ordre d’Aurang-Zeb, avait été exposée la tête du gourou Teg-Bahadour. On verra plus tard cette prophétie s’accomplir presque littéralement.

Faut-il attribuer à ces idées de rétribution vengeresse, ou tout simplement à l’abondance extraordinaire qu’une excellente moisson faisait régner dans tout le pays, la tranquillité qui se maintenait malgré toutes les excitations du dehors? Question difficile à résoudre. En somme, Umritsur, la ville sainte des Sikhs, — comme Delhi est la ville sainte des musulmans, Bénarès celle des Hindous, — Umritsur, dont la population grossissait à mesure que les voies de communication se fermaient du côté de Delhi, et qui comptait près de cent cinquante mille habitans, Umritsur ne bougeait pas. Une fausse alerte, dès le 14 mai, avait fait éclater les dispositions des habitans. On crut un moment que les régimens désarmés à Mean-Meer allaient se porter sur Ferozepore, puis on les signala comme marchant sur la forteresse de Govindghur, alors assez mal protégée, puisque la majorité de la garnison se composait de soldats indigènes. Aussitôt un rude accueil fat préparé à ces déserteurs suspects, et il se trouva parmi les agens de l’autorité un Anglais assez hardi pour aller dans la campagne soulever contre eux les paysans, toujours animés d’une certaine hostilité contre leurs anciens ennemis les Hindous. Cet audacieux appel fut parfaitement écouté : les villageois accoururent sur les points menacés, et couvrirent les chemins de barricades épaisses, formées de pesantes charrettes. L’un d’eux donna même l’idée d’y laisser les attelages, le contact des bœufs faisant autant de peur que celui des sabres aux superstitieux brahmanes. Dans Umritsur même, on n’eut que de misérables tentatives à réprimer. La plus significative fut celle d’un gardien de ville (musulman) qui tua une vache, pour mettre ensuite au compte des chrétiens cette souillure infligée à la population hindoue; mais, découvert à temps, il fut fouetté jusqu’au sang, puis condamné à un an de fers. L’épreuve ne fut plus renouvelée.

Les petits souverains féodaux que l’annexion avait laissé subsister se montrèrent généralement plus attachés qu’on ne pouvait l’espérer. Presque tous avaient eu des griefs à faire valoir, ou des compensations à réclamer. Ils mirent un certain orgueil à ne pas choisir l’heure du péril pour faire reconnaître les uns et liquider les secondes. Les rajahs de Patiala, de Bikaneer, de Kuppoorthulla, se distinguèrent par le zèle qu’ils déployèrent en faveur de la race conquérante, et le vakil du premier de ces princes, pour exprimer la sollicitude de son maître, disait «qu’il dormait un œil toujours ouvert sur les intérêts de l’armée anglaise. » Le fait est qu’à un moment donné, c’est-cà-dire pendant que le malheureux général Anson, attendant son artillerie de siège à Umballa, se trouvait à la merci de ses troupes, mécontentes et fort ébranlées dans leur fidélité au drapeau, le rajah de Patiala maintint seul avec sa petite armée les communications avec Kurnaul. Il recueillait d’ailleurs, il protégeait et entretenait avec une libéralité princière les fugitifs qui lui arrivaient de toutes les stations insurgées dans le Hansi et le Hissar.

La mort du général Anson, dont l’impopularité paralysait l’action, et qui paraît avoir manqué de l’énergique décision réclamée par des circonstances aussi critiques, donna lieu à la formation d’un conseil de guerre rassemblé à Peshawur, Nous y voyons figurer le colonel Nicholson, qui allait bientôt se signaler dans l’exécution des plans mûris d’un commun accord avec ses collègues[17]. Il était temps d’adopter des mesures décisives, car la situation, malgré tout, s’aggravait. Le brigandage, à peine détruit depuis peu d’années, reparaissait de tous côtés; les mouvemens insurrectionnels, plus ou moins caractérisés, qui avaient éclaté à Thanesur, à Ferozepore, et même à Umballa, sous les yeux du général en chef, donnaient à craindre que la fidélité des Sikhs ne fût bientôt ébranlée. Le district de Simlah, cette terre de prédilection où se jettent, l’été venu, tous les riches oisifs de l’Inde, était sous le coup d’une vraie panique, et Loudhiana, plus au nord encore, n’était maintenue que par l’extrême sévérité du gouverneur anglais donné à cette cité turbulente. Le nom seul de ce terrible fonctionnaire, M. Ricketts, était un préservatif contre l’esprit de révolte, et l’on a su depuis que, tremblans sous le sceptre de fer dont il les frappait sans hésiter, les Hindous placés sous son, autorité demandaient naïvement au roi de Delhi de les en débarrasser d’abord. « Ensuite, ajoutaient les pétitionnaires, le soulèvement ira tout seul. » Cependant John Lawrence et Montgomery, redoublant d’efforts, non-seulement maintenaient la paix autour d’eux, mais encore suppléaient à l’inertie forcée du commandant militaire supérieur. Ils dégarnissaient sans hésiter des districts entiers pour envoyer à Umballa tout ce qu’ils avaient de meilleur et de plus sûr en fait de troupes sikhes. Le fameux corps des guides était déjà parti pour Delhi, où il arriva dès les premiers jours du siège, après une marche, inouïe sous le ciel de l’Inde, de trente milles par jour en moyenne. D’autres bataillons prenaient la même direction. Une colonne mobile s’organisait à Jhelum. La forteresse de Kangra, située dans les montagnes, était enlevée sans coup férir par un officier intelligent aux cipayes qui la gardaient. On isolait, on envoyait au loin, dans des pays déserts, les régimens les plus suspects. Tout se faisait à la fois, rapidement, sans confusion, avec une impassibilité sereine et gaie, qui se traduisait au besoin par des jeux de mots lancés dans les circonstances les plus critiques[18].

La situation était déjà quelque peu améliorée, quand le commissaire en chef, le 1er juin, prend la parole et s’adresse aux cipayes par une proclamation formelle. Son langage est bref, clair, catégorique. On peut le résumer ainsi : « Cipayes! quelques-uns des vôtres se sont révoltés! ils sont déjà punis. Soyez « fidèles à votre sel, » à ce gouvernement que vos ancêtres et vous servez depuis cent ans, et qui vous traite mieux qu’aucune armée n’est traitée en aucun pays. On récompensera les soldats fidèles, on chassera les suspects, on punira les mutins. Ne vous croyez pas indispensables; dans le seul Pendjab, le gouvernement anglais trouverait demain cinquante mille soldats pour remplacer les pourbiahs éloignés du drapeau. Il n’est que temps de songer à ceci. Demain, l’occasion perdue ne se retrouverait plus. Déjà, de tous côtés, l’Angleterre verse à flots ses soldats dans l’Inde. On vous abuse en vous parlant d’une intervention quelconque dans vos croyances religieuses. Hier encore, le gouvernement rendait aux musulmans de Lahore une mosquée splendide, dont les Sikhs avaient fait un entrepôt. Voyez où sont vos intérêts. Quant à moi, je vous conseille de rester fidèles et de me livrer les traîtres qui veulent vous pousser à l’insurrection. »

L’habileté de ce langage est dans son appropriation parfaite aux circonstances et aux dispositions de ceux à qui s’adresse l’orateur. Il est intelligible pour tous; il provoque les réflexions les plus simples; il met en jeu les idées qu’il sait dominantes; il exploite surtout la jalousie, la rivalité des soldats brahmines par rapport aux Sikhs, dont ils se savent exécrés. L’antagonisme de race est au moins aussi fort entre les Afghans et les musulmans des pays frontières. On ne néglige rien pour l’augmenter. Ici, on choisit dans plusieurs régimens mixtes tous les soldats sikhs pour en former un nouveau corps; ailleurs, on élimine avec soin d’un corps irrégulier du Pendjab tous les pourbiahs qui s’y sont glissés. Ceci est la politique des temps de crise. Plus tard, on fera probablement tout le contraire. On mélangera les races dans chaque bataillon, dans chaque compagnie, afin d’y jeter des élémens qui se neutralisent. En attendant, on recrute activement dans les populations les plus hostiles à l’Hindostan, on augmente les corps irréguliers du Pendjab; on remplit ainsi les vides que laissent dans les forces disponibles et le départ des soldats européens qu’on dirige sur Delhi et le désarmement des régimens cipayes dont on a lieu de se méfier.


III.

Malgré ces précautions, il est un point vers lequel tous les regards se sont toujours tournés avec crainte : c’est Peshawur, à l’extrême pointe nord-ouest, à la dernière limite du côté de Gandahar et de Caboul. Qu’arrivera-t-il si ce pays se lève, si les Afghans, peuple montagnard et guerrier, veulent profiter de l’heure fatale, si Dost-Mohammed, entraîné par l’élan populaire et les conseils hostiles des grands de sa cour, donne le signal de l’attaque? A Peshawur, et dans les forteresses qui lui font au nord un rempart presque inexpugnable, — Murdân, Abozaie, Shubkudr, Michnie, Barra, — il n’y a guère que des régimens du Bengale, tous plus ou moins infectés de la contagion séditieuse. Le 55e, envoyé à Murdân pour y remplacer les guides, s’est récrié sur ce qu’on le conduisait la « pour l’y tenir en prison. » Des officiers anglais ont été menacés de mort par des officiers indigènes. En certaines localités, on est obligé de tenir les canons sous bonne garde, et la nuit comme le jour, tant les dispositions hostiles des cipayes deviennent de plus en plus évidentes. La révolte militaire se prépare ; elle doit éclater le 22 mai sur tous les points à la fois. Le 18, Nicholson, alors simple colonel du 27e et commissaire délégué, se décide à brusquer la situation. Il commence par mettre en sûreté dans la forteresse de Pesliawur le trésor, où se trouvent 25 lacks de roupies (6,250,000 fr.), destinés d’abord comme subsides à Dost-Mohammed. Il envoie par détachemens, sous les canons de trois forteresses gardées par les levées montagnardes (khelat-i-ghilzies), le 64e qui a donné des signes d’insubordination. Il somme le général Cotton de désarmer le 24e et le 27e (le propre régiment de Nicholson), bien convaincus d’avoir tenu des réunions nocturnes. Ce désarmement s’opère sans résistance, grâce aux précautions prises, et ceci à la vue d’une innombrable assistance de cavaliers afghans, accourus pour voir si les brahmines se laisseront enlever leurs fusils, à la vue aussi d’une multitude de montagnards qui espèrent un conflit, une lutte, un pillage, indifférens d’ailleurs à l’issue de l’affaire. Aussitôt après s’être débarrassé des deux corps suspects qu’il ne pouvait laisser derrière lui à Peshawur, Nicholson, avec un régiment européen, marche droit au 55e qu’on lui signale comme en état de révolte ouverte. En effet il le trouve débandé à la suite d’une émeute nocturne dans laquelle ont failli périr tous les officiers anglais, protégés par quelques soldats qui sont restés sous le drapeau. Le terrible deputy commissioner, avec de l’artillerie à cheval, un régiment de cavalerie irrégulière et une centaine de fantassins du Pendjab, s’élance sur les traces des fugitifs, les rejoint au galop, en tue cent vingt, en prend cent cinquante, et reçoit presque tous les autres des mains des zemindars épouvantés.

Les échos de la vallée de Peshawur répètent à l’envi le nom de Nikkul-Seyn, auquel un prestige tout-puissant s’attachera désormais. On se dit qu’il est resté vingt heures sans quitter la selle; on parle de l’enthousiasme avec lequel l’ont suivi les irréguliers du Pendjab. Bientôt on apprend de lui une nouvelle prouesse. Le 10e de cavalerie irrégulière s’était mal conduit à Ferozepore, ainsi que nous l’avons raconté. On lui réservait sa punition. Une moitié de ce corps avait été dirigée vers Peshawur, l’autre demeurant à Now-Shera, c’est-à-dire à quelques lieues en arrière. Or, par une suite de mouvemens bien combinés, cinq cents cavaliers du Moaltan, nouvelles recrues intrépides et fidèles, partis de Peshawur pour Delhi, et un fort détachement d’infanterie anglaise, parti de Rawul-Pindee pour Peshawur, devaient se rencontrer à Now-Shera pour y cerner et y désarmer cette dernière fraction du régiment condamné, ce qui s’opéra sans difficulté. A Peshawur, l’autre moitié subit le même sort, et tous les soldats du 10e dépouillés de leurs armes, de leurs munitions, de leurs uniformes, furent honteusement déportés dans le Caboul, où on les confiait provisoirement à Dost-Mohammed.

Bientôt après, à Peshawur, un exemple solennel allait ouvrir la série de ces retributions, comme disent les Anglais, de ces vengeances, faudrait-il dire, qui ont révolté l’Europe après avoir terrifié l’Inde. Un capitaine en premier (soubadar-major) du 51e avait été saisi au moment où, se déclarant « rebelle depuis plus d’un an; » il annonçait la ruine de l’empire anglais. On avait trouvé sur lui (circonstance aggravante) une somme de 900 roupies. Son procès fut sommairement instruit, et il fut pendu deux jours après en pleine parade. Deux hommes du même régiment furent ensuite accrochés à la potence. Un peu plus tard, le tour du 55e arriva; on forma un immense carré dont deux côtés étaient occupés par deux batteries d’artillerie, autour desquelles se massaient des cavaliers du Pendjab et des fusiliers européens; sur le troisième étaient en bataille cinq régimens indigènes, dont un de cavalerie, placés entre deux régimens d’infanterie anglaise ; immédiatement derrière eux, et dans une direction parallèle, neuf corps de levées sikhes; en face de cette espèce d’amphithéâtre et occupant la quatrième ligne du parallélogramme, une rangée de potences; en avant des potences, dix pièces de canon; enfin, au milieu du carré, quarante malheureux voués à une mort horrible. En moins d’une demi-heure, ils avaient tous péri, attachés à la bouche des canons, et les lambeaux de leurs cadavres jonchaient le sol.

Remarquons-le bien, l’état des esprits ne rendait pas indispensable, à la date où elle eut lieu, cette application terrible de la loi du talion. M. Cooper, qui en relate les détails avec une satisfaction orgueilleuse et odieuse, déclare lui-même que le désarmement du 20 mai à Peshawur avait produit tout l’effet moral qu’on en devait attendre. La veille, Nicholson désespérait du recrutement; les mullicks ou chefs de tribus de la vallée, mandés par lui pour y concourir, lui avaient dit nettement : » Montrez-nous d’abord que vous êtes les plus forts, et nous ne vous marchanderons pas notre aide.» Trois heures après le désarmement, — nous citons mot pour mot M. Cooper, — fidèles à leur parole, ils se pressaient autour du général Cotton, jetaient leurs sabres à terre devant lui, et lui offraient leurs services ainsi que ceux de leurs vassaux. La conclusion de tout ceci est bien, ce nous semble, que le désarmement suffisait, que le massacre était superflu. Or, s’il était superflu, comment l’appeler? Sans répondre à cette question, constatons le succès de la politique adoptée par Nicholson. Il avait relégué les régimens cipayes au-delà de l’Indus, où ils étaient isolés et comme perdus au sein de populations hostiles. Il avait imposé à celles-ci le respect du nom anglais et une confiance absolue dans la supériorité de sa force. Enfin, par le recrutement qu’il pratiquait largement dans ces peuplades sauvages, et par le soin qu’il prenait de mettre immédiatement les nouvelles recrues en hostilité avec les soldats venus de l’Hindostan, soldats qu’il leur faisait désarmer et dont il leur donnait les dépouilles, il rendait impossible toute coalition des Afghans et des brahmines.

Quant à Dost-Mohammed, il avait adopté dès le début, il a suivi jusqu’au bout la politique dont Runjet-Singh s’était si bien trouvé. Chargé d’une mission politique relative au Candahar, il recevait de la compagnie, à titre de subside temporaire, un lack de roupies par mois (3 millions de francs par an). Sa mission terminée, on se garda bien de supprimer le subside. Il était donc resté le pensionnaire du gouvernement anglo-indien, et toutes les incitations de sa famille, toute l’influence de son frère aîné (sultan Mohammed) ne purent le décider à échanger des avantages si palpables contre les chances fort incertaines d’une participation à la révolte. Il préférait le bénéfice sonnant de l’alliance anglaise à l’espoir chimérique de u posséder la vallée de Peshawur. »

Si les habitans de Sivat, de Peshawur, du Caboul se sont montrés si rebelles aux incitations parties de l’Hindostan, il faut bien admettre que le joug britannique leur était relativement léger. Et c’est ce que nous explique M. Cooper dans un passage bon à reproduire :


« Les taxes imposées à la vallée, nous dit-il, sont plus légères qu’elles ne l’ont jamais été. Les Douranies (l’ancienne dynastie) foulaient le peuple comme on moud le grain ; c’est ce qu’ils font encore dans la portion du Caboul qui leur est restée soumise. Ils tiraient chaque année de Peshawur par voie d’impôt au moins douze lacks (3 millions de francs), et autant à l’aide d’exactions ou de pillage. Le gouvernement anglais se contente de six lacks par an, et il en dépense autant chaque mois. Aussi jamais n’avait-on vu pareille prospérité dans le pays; la propriété territoriale y est enviée. Sous les dynasties sikhe et douranie, on craignait d’être propriétaire, on désavouait ce titre onéreux; maintenant on se dispute le moindre lopin ; on va rechercher, on invoque des contrats vieux de cinquante ans. Du Caboul, du Bockhara, descendent des réclamans qui tentent de reconquérir dans la riche vallée les domaines dont ils s’étaient éloignés. Le grand nombre des troupes, les fortes dépenses de l’occupation assurent un large débouché aux produits du sol, aux céréales de la plaine, aux bois, aux fruits des montagnes. Cela est si vrai que, pour punir une tribu factieuse, le meilleur moyen est de lui fermer le marché de Peshawur et des cantonnemens militaires. C’est ce qu’on appelle la u bloquer[19]. »


Tout dans le Pendjab ne se passait pas comme à Peshawur. L’insurrection de Jullundur reproduisit le 7 juin, de point en point, celle de Meerut. En face d’un régiment anglais qui ne demandait qu’à charger et d’une batterie d’artillerie indigène, mais restée fidèle, deux régimens d’infanterie et un régiment de cavalerie cipaye mirent le feu aux cantonnemens, incendièrent une des plus belles stations de l’Inde, pillèrent le trésor, tirèrent sur leurs officiers, et partirent sans avoir été attaqués. Les officiers anglais firent bravement leur devoir, et plusieurs périrent. Le général (que nous ne nommerons pas, puisque sa conduite a été déclarée exempte de tout blâme) eut le malheur d’agir comme le général Hewett, c’est-à-dire d’hésiter, de manquer l’heure opportune, de commencer trop tard la poursuite, et de voir s’échapper impunis, dans la direction de Loudhiana, c’est-à-dire dans la direction de Delhi, les trois corps insurgés. La forteresse de Phillour, un des grands arsenaux militaires, déjà miraculeusement sauvée le 12 mai par l’arrivée d’un détachement européen au moment où la garnison indigène allait se révolter, courut quelques dangers de tomber aux mains des rebelles, qui d’ailleurs, mieux commandés ou plus courageux, auraient pu se maintenir à Loudhiana qui s’insurgea dès qu’ils parurent; mais ils se sentaient poursuivis, et se hâtèrent d’évacuer cette ville importante, où l’inflexible délégué Ricketts se hâta de rentrer, dès qu’ils furent partis, à la tête de quelques cavaliers. Une vingtaine de Cachemyriens avaient pris part à l’émeute provoquée par les fugitifs de Jullundur. Ils furent pendus sans rémission dès que M. Ricketts eut re- pris l’administration de la cité.

La panique de Simlah mériterait à peine une mention, si dans ce cours d’événemens tragiques elle ne formait un contraste frappant. Simlah est, nous l’avons dit, une fraîche retraite où se réfugient en foule, les chaleurs venues, les familles riches de la colonie anglo-indienne. Un régiment de Ghourkas veillait sur cette heureuse cité. Or le soldat ghourka, fort apprécié quand il vient en aide à la bonne cause, n’en est pas moins un allié fort capricieux, fort peu traitable, et, s’il vient à s’insurger, un véritable démon. Il est donc aisé de juger quelle terreur saisit l’élégante population des environs de Simlah quand des rumeurs sinistres, et fondées en partie, lui firent craindre la révolte des montagnards à qui elle était absolument livrée[20]. La terreur s’empara d’abord des ladies, gagna les civilians, et fut, assure-t-on, partagée par quelques-uns des rares militaires que l’état de leur santé retenait, malgré eux, dans les pacifiques vallons de l’Himalaya. Il y eut des phénomènes d’hallucination vraiment remarquables; des télescopes braqués sur Simlah firent voir la ville en feu, la banque pillée, les Ghourkas déchaînés, alors que néanmoins aucun désordre ne se manifestait dans ce Vichy, ce Cauterets de l’Inde; des lettres furent écrites où d’éternels adieux étaient adressés à leurs amies par des dames aujourd’hui fort bien portantes. Certains fuyards firent trente milles d’une seule traite pour s’éloigner du volcan qui n’existait pas, et, ce qui rend cette comédie un peu trop dramatique, quelques-uns périrent, soit de fatigue, soit de terreur.


IV.

Les événemens, que nous racontons autant que possible dans leur ordre chronologique, nous ont conduit jusqu’aux premiers jours de juillet. C’est alors qu’éclatèrent coup sur coup la révolte de Jhelum et celle de Sealkote, deux stations fort isolées, au nord de Lahore, sur la frontière qui confine aux états de Gholab-Singh.

Toutes deux étaient absolument livrées aux cipayes. Les régimens stationnés à Jhelum donnant quelque lieu de craindre leurs dispositions, on commença par faire sortir l’un dieux, le 39e, qui se laissa bénévolement emmener du côté de Shahpore, croyant marcher à quelque expédition contre un des petits rajahs du pays. Là, isolé de toute influence et ne sachant à quel mouvement se rattacher, il se laissa désarmer sans résistance. Le 14e, resté à Jhelum, était espionné de près, et on savait qu’il s’y était formé deux partis, l’un pour la soumission, l’autre pour la révolte, dont l’influence prenait alternativement le dessus. Les choses étant bientôt venues au point de rendre le désarmement inévitable, un détachement anglais de 250 hommes, avec trois pièces de campagne, et une fraction du corps de cavalerie formé dans le Moultan prirent le chemin de Jhelum. A peine parurent-ils en vue des cantonnemens, où le colonel du 14e avait eu l’imprudence d’annoncer leur arrivée, que la révolte éclata soudainement. Les cipayes tirèrent sur leurs officiers, dont aucun heureusement ne fut atteint, et, retranchés dans leurs casernes, ouvrirent le feu sur la petite colonne, harassée de fatigue, qu’on amenait pour les réduire. La disproportion des forces était évidente entre 250 hommes épuisés par la marche, se battant d’ailleurs à découvert, et 7 ou 800 soldats bien dispos et bien abrités. Toutefois il n’y avait pas à hésiter, et les Anglais attaquèrent, sans même faire halte. La lutte fut acharnée et sanglante. Il fallut chasser de leurs huttes, à la baïonnette, les rebelles qui avaient cru s’y maintenir aisément. Le canon aidant, on y parvint, et les cipayes furent contraints de se réfugier dans un village entouré de murs. Les en déloger n’était pas possible séance tenante, avec des hommes qui, après avoir fait douze milles de marche, venaient de se battre douze heures consécutives. On bivouaqua donc toute la nuit. Le matin, l’ennemi avait disparu, laissant derrière lui près de deux cents morts. « La police, lancée sur leurs pistes, en tua bon nombre dans les îles[21], et cent seize furent exécutés, » nous dit sans plus de phrases l’impassible écrivain dont nous recueillons les précieux témoignages. Il a également jugé à propos de conserver à la postérité une correspondance qui montre comment se traitaient entre les autorités ces sortes d’affaires. Un commissaire-assistant, M. Hawes, écrit à son supérieur, M. Montgomery, lequel en réfère au commissaire en chef sir John Lawrence, pour lui demander ce qu’il faut faire d’un officier et de sept cipayes du 14e pris sur les bords du Jhelum[22]. Ils sont parfaitement convaincus de rébellion. « Tout ce qu’il reste à savoir est s’il faut les pendre sur place ou les envoyer canonner en quelque autre endroit… Ils avaient tous leurs fusils chargés et amorcés, mais la faim les avait mis hors d’état de s’en servir… Je vous serai obligé de m’envoyer de promptes instructions. » À cette lettre, en la renvoyant au commissaire en chef, M. Montgomery ajoute ces simples mots : — J’ai ordonné qu’ils fussent tous pendus. R. M. — Sir John Lawrence retourne la lettre, et, jaloux du laconisme de son subordonné, voici ce qu’il a tracé immédiatement au-dessous de l’apostille qu’on vient de lire : — All right ! J. L.

Sealkote n’est pas loin de Jhelum. Une tranquillité parfaite y avait régné jusqu’au moment où se passèrent les incidens que nous venons de rapporter. Il est vrai que sous cette tranquillité apparente on nous fait entrevoir les projets sinistres des cipayes. « Ils étaient les maîtres, dit M. Cooper, et ils se sentaient suspectés. » Le fait est qu’en apprenant, par un soldat congédié, ce qui s’était passé à Jhelum, les soldats de Sealkote prirent immédiatement leur parti. La lettre de M. Hawes est du 11 juillet ; la révolte de Sealkote est du 14. Comme à Meerut, comme à Delhi, comme à Jullundur, les cavaliers donnèrent le signal en courant au galop sur tous les points aux ms de : Les Feringhis arrivent! Ils veulent nous christianiser ! Puis l’incendie et le pillage, puis l’assassinat des officiers, le massacre des femmes et des enfans. Un médecin, qui, la veille au soir, à table, se riait des craintes exprimées devant lui, est tué dans sa voiture, à côté de sa fille. Celle-ci, entraînée dans un corps de garde, y trouve, par miracle, un officier européen et quelques soldats fidèles qui parviennent à la sauver. Des familles entières, — une entre autres de huit enfans, — tapies dans d’obscures cachettes, y passent quatorze heures entre la vie et la mort, à côté de leur demeure mise à sac, au bruit des meubles qu’on brise, des toits qu’on démolit, des dépôts de poudre qui sautent l’un après l’autre; des prêtres, des femmes sont égorgés de sang-froid : — bref, une série d’horreurs dont ces récits indiens nous ont rassasiés, mais dont il ne faut cependant pas manquer d’évoquer le souvenir, car il explique, s’il ne justifie point, les épouvantables représailles qu’on en a tirées.

A l’heure même où ces désordres ensanglantaient la station isolée de Sealkote, des émissaires fidèles allaient en prévenir Nicholson, et Nicholson ne devait pas laisser la révolte bien longtemps impunie. Les insurgés cependant, après avoir délibéré si, possesseurs d’un canon de 12, ils n’attaqueraient pas le fort où s’étaient retirés les Européens échappés au massacre, songeant à la colonne mobile qui parcourait le pays et dont ils ignoraient la direction actuelle, sortirent de Sealkote, musique en tête, bannières déployées, chargés de butin, ivres de joie. Nicholson était alors sous les murs de Phillour, occupé à désarmer plusieurs régimens d’une fidélité devenue douteuse. Ces régimens formaient exactement la moitié de la colonne placée sous ses ordres[23]. Il n’hésita cependant pas une minute, et une marche forcée sous le soleil de juillet le porta d’Umritsur à Goudaspore. Il apprit en y arrivant que les rebelles de Sealkote étaient à quinze milles de là, sur le point de traverser la Ravee, qui les séparait encore de lui. Rien de plus simple que de leur disputer le passage, mais il s’en garda bien. Le fleuve, en grossissant derrière eux, — c’était l’époque des crues, — devait les lui livrer bien acculés, ou noyer ceux qui essaieraient de le retraverser dans leur fuite. Le calcul se trouva juste. Un premier combat, où ils essayèrent de tenir bon, leur coûta cent cinquante hommes, sans compter les fuyards emportés par la Ravee. Le butin fut énorme, et les Sikhs de Nicholson s’en gorgèrent comme des vautours. Le lendemain, quatre cents hommes environ, retirés dans une île du fleuve et pourvus encore d’une pièce d’artillerie, parurent vouloir tenir bon. Nicholson fit passer la moitié de ses troupes d’un bord à l’autre, et la prise du canon des insurgés (manœuvré, soit dit en passant, par un ancien khansamah ou chef de cuisine) fut le signal d’une déroute complète. Tous ceux des mutins qui ne purent se sauver à la nage furent tués sur place. Quant aux prisonniers qu’on fit ensuite, leur sort ne fut pas mis en question. A mesure qu’on les amenait devant Nicholson : — A la lanterne! disait-il en français, et ce français-là ne manquait pas d’interprètes[24].

A Sealkote cependant, le judicial commissioner sévissait contre ceux des agens de l’autorité qui n’avaient pas fait leur devoir. Trois d’entre eux étaient Sikhs, et d’un grade élevé. On leur fit les honneurs d’un procès en règle; mais ils furent pendus comme les autres. Leur pardonner parce qu’ils étaient Sikhs eût été contraire à la politique inflexible du commissaire en chef et de ses délégués.

Nous allons assister maintenant à une tragédie qui fait pâlir tous les récits précédens. Qu’on veuille bien nous permettre de ne pas la raconter nous-même. M. Cooper en a été un des principaux acteurs; il aura seul la parole, et nous n’ajouterons pas un mot de réflexion à son récit, dont nous donnons le plus fidèle abrégé.

Le 26e régiment, ainsi qu’on l’a vu plus haut, avait été le 13 mai désarmé à Mean-Meer (près de Lahore). Il y était resté sous la garde des nouvelles levées sikhes. Un projet de fuite s’organisa dans ses rangs et, croit-on, de concert avec d’autres régimens également désarmés. Le 30 juillet, les cipayes se levèrent en masse, et l’officier qui les commandait (le major Spencer) tomba sous leurs coups. Un sergent-major européen périt aussi; un lieutenant ne leur échappa que grâce à l’excellent galop de son cheval. Au premier bruit de révolte, les Sikhs étaient accourus, et le feu précipité qu’ils dirigèrent sur la masse des cipayes put bien contribuer à les mettre tous en fuite, les bons comme les mauvais, les révoltés comme ceux qu’on aurait pu ramener, car le meurtre du major Spencer n’avait été que le crime d’un fanatique isolé, lequel s’était jeté à l’improviste, le sabre en main, sur ce digne officier, en appelant ses camarades au massacre de tous les Feringhis. Quoi qu’il en soit, le 26e désarmé, fuyait en masse. De Lahore et d’Umritsur, deux détachemens furent lancés à sa poursuite, d’abord au sud, du côté de Delhi, où on croyait qu’il se dirigeait, puis au nord, où, sans qu’on ait pu savoir quel était son but, il se portait effectivement. Le 31 juillet, on le signala longeant la rive gauche de la Ravee, et près d’un g haut ou gué dont le passage lui avait été disputé avec succès par un collecteur indigène (tehsildar) suivi de ses agens et de villageois enrôlés sous leurs ordres. On organise une poursuite nouvelle, et quatre-vingt-dix cavaliers, commandés par l’officier du district (M. Cooper en personne, ne l’oublions pas), arrivent à l’endroit désigné, où ils trouvent les traces évidentes d’un combat à peine terminé, le terrain foulé, les bords de la rivière rompus, des flaques de sang. Effectivement on avait attaqué là les fugitifs. Près de cent cinquante avaient péri, soit fusillés, soit précipités dans la Ravee, que les premières pluies avaient déjà beaucoup grossie. Le reste s’était dispersé, une partie remontant le fleuve, d’autres le traversant au moyen de radeaux improvisés, et se réfugiant sur une île voisine où les villageois n’avaient ni pu ni osé les rejoindre. Ils étaient là, — c’est M. Cooper qui parle, — comme une couvée de gibier sauvage, et bon nombre avaient déjà péri en se jetant à la nage, car la faim leur ôtait leurs forces. Donc toutes circonstances naturelles, artificielles et accidentelles se réunissaient pour assurer aux mutins le sort qu’ils méritaient. La journée était fraîche, les chevaux encore en état, quoique ayant fait leurs vingt-six milles tout d’une traite. Le soleil se couchait, et les révoltés, n’y voyant plus très bien, devaient s’exagérer l’importance des renforts amenés à ceux qui les poursuivaient : ils ignoraient que le tehsildar (le collecteur) avait envoyé à la poursuite de leurs camarades une bonne partie de son monde.

Pour les aller chercher dans leur île, on n’avait que deux mauvaises barques. De plus, quelques-uns des cavaliers étant des Hindostanis, on pouvait craindre qu’ils ne facilitassent quelques évasions déclarées accidentelles ; enfin le nombre seul des fugitifs était un embarras, en supposant même qu’ils se laissassent prendre sans résistance. Comment les passer d’un bord à l’autre? Ici M. Cooper fait une délicate allusion au conte badin du renard, des oies et du sac d’avoine[25]. Nous la supprimerions, pour son honneur, s’il n’ajoutait qu’il récita ce fabliau de circonstance au sirdar sikh et aux autres chefs de sa cavalerie, ce qui leur procura un bon moment de fou rire (caused intense mirth). — Il fallut ensuite prendre un parti, et trente cavaliers, descendus de cheval, furent embarqués pour l’île. On avait eu soin de n’y pas comprendre les compatriotes des misérables qu’on allait saisir, et qui attendaient, glacés de terreur, aflamés, épuisés de fatigue, ces ennemis si joyeux. La traversée dura vingt minutes. Pendant qu’elle s’effectuait, quarante ou cinquante des cipayes, poussés par le désespoir, se lancèrent dans les flots. On les vit disparaître sous l’eau rapide, se montrer un peu plus loin, disparaître encore, et s’enfoncer sans doute pour jamais.

Les sowars, abordant à basse eau et s’avançant sur l’île, tenaient les fugitifs au bout de leurs mousquets à mèche, — mauvais mousquets, qui eussent très mal fonctionné, remarque M. Cooper, — lorsque du rivage opposé leur arriva l’ordre : Ne tirez pas! Ces trois mots produisirent sur les mutins un effet remarquable. L’idée leur vint, — idée folle, espoir insensé, — qu’on les ferait passer devant un conseil de guerre, puisqu’on ne les fusillait pas sur place. Et alors soixante-cinq hommes, jeunes, robustes, valides, se laissèrent garrotter par un seul soldat, qui les entassa ensuite comme un vil bétail dans une des barques, vidée à cet effet. Puis il se mit à ramer et les conduisit à l’autre bord, où, à mesure qu’ils sortaient de la barque, les villageois s’emparaient d’eux pour les lier plus solidement, après leur avoir arraché ignominieusement leurs décorations, colliers, boucles d’oreilles, etc. — C’était, remarque M. Cooper, le sac d’avoine. — Ce premier convoi reçut ordre de s’acheminer sous escorte vers la station de police la plus voisine (Ujnalla).

Seconde traversée, seconde capture. Cette fois, la barque escortée s’écartant un peu de celle qui la convoyait, on crut à une fuite préméditée, et on joignit à force rappels énergiques une volée de mousqueterie pour les cipayes. En somme, c’était une fausse alerte. Le second détachement de prisonniers débarqua comme le premier. Comme le premier, il fut outragé, pillé, garrotté, expédié sur Ujnalla. De même pour le troisième, qui comprenait jusqu’au dernier des cipayes réfugiés dans l’île. Le triple cortège avançait lentement sur les routes détrempées par la pluie. On avait de la boue jusqu’aux genoux; mais il faisait clair de lune, et l’astre « gracieux, » — épithète de M. Cooper, — empêchait toute évasion. A minuit seulement, tout le monde était rendu; mais la pluie, qui recommençait, empêcha de procéder immédiatement à ce qui restait à faire. On remit au petit jour. Avant que l’aurore eût brillé, on amena une quatrième troupe de cipayes comprenant soixante-six hommes, et, la station de police étant à peu près pleine, on logea ces derniers venus dans une grosse tour ou bastion.

En partant d’Umritsur, le commissaire délégué (c’est toujours M. Cooper, qui se dissimule ainsi sous sa qualification officielle, mais par pure modestie, et non pour autre cause), le commissaire délégué s’était pourvu d’une bonne provision de cordes, pensant que les prisonniers seraient peut-être en assez petit nombre, — les arbres étant fort rares, — pour être pendus. Il s’était aussi précautionné d’une réserve de cinquante fusiliers sikhs pour l’autre hypothèse, celle d’une exécution en masse. Or on se trouvait en face de deux cent quatre-vingt-deux cipayes, sans compter les valets de camp, cantiniers, etc., qu’on avait tout simplement livrés à la miséricorde des bons villageois. L’exécution en masse allait donc de soi. Elle offrait bien quelques difficultés, par exemple l’ensevelissement des cadavres; mais un bonheur n’arrive jamais seul, — comme le fait remarquer le narrateur, — et un puits profond, desséché, qu’on découvrit à cent cinquante pas de la station de police, leva fort à propos tout obstacle. Ce qui mit ensuite le comble à la joie d’un chacun, — les cipayes exceptés, bien entendu, — c’est que le jour même où allait s’accomplir ce grand acte de « rétribution » était justement le 1er août, anniversaire de la grande fête mahométane, le Bukra-Eed, qui jamais n’a lieu sans quelques sacrifices en commémoration de celui d’Abraham. C’était un excellent prétexte de renvoyer les cavaliers musulmans à Umritsur, pour qu’ils pussent vaquer dans la ville sainte à l’accomplissement de leurs rites sacrés, et cependant le chrétien resté seul, avec l’aide des Sikhs fidèles, pourrait à son aise accomplir, lui aussi, son sacrifice ignoré de ceux de ses adhérens[26] dont il eût risqué, s’il les eût prévenus, d’alarmer la conscience.

Les musulmans partis, on posa des sentinelles autour de la petite ville, afin d’empêcher la sortie d’aucun curieux; les autorités furent convoquées, et seulement alors on leur dit ce qui allait se passer. Nous ne nous chargeons plus de raconter ou d’abréger. Traduire est déjà beaucoup.


« Les cipayes étaient appelés dix par dix. On prenait leurs noms, on leur mettait les menottes, on les liait ensemble, et on les menait au lieu du supplice, où les attendait un détachement de fusiliers. Lorsque le bruit sinistre et lointain de la mousqueterie les eut convaincus, bien malgré eux, qu’ils étaient voués à une mort inévitable, les condamnés se montrèrent sous les aspects les plus divers : étonnement, rage, frénétique désespoir, impassibilité stoïque. En passant devant le magistrat anglo-saxon[27], assis à l’ombre de la station, entouré des autorités indigènes et remplissant un devoir solennel, un de ces pelotons lui hurla que lui, le chrétien, subirait bientôt le même sort. Puis, arrivant devant les jeunes soldats sikhs qui, tenus en réserve, devaient aller peu après remplacer les premiers exécuteurs, ils se mirent, tout liés qu’ils étaient, à danser en insultant la religion sikhe, et ils appelaient ironiquement Gungajie[28] à leur aide. Un seul homme voulut répondre à ces insultes, mais on le fit taire à l’instant. En revanche, il y eut des condamnés qui sollicitèrent la permission de faire un dernier salaam au sahib (un dernier salut au seigneur, c’est-à-dire au magistrat européen).

« Cent cinquante environ avaient été passés par les armes, quand un des exécuteurs s’évanouit (c’était le plus âgé du détachement), et un peu de répit fut donné en conséquence. On reprit ensuite, et on était arrivé à deux cent trente-sept, quand le magistrat du district[29] fut informé que le restant des condamnés refusait de sortir de la tour-bastion, leur cachot provisoire. Prévoyant quelque résistance, quelque sortie désespérée, on se mit en mesure d’empêcher toute évasion. On ne pouvait guère prévoir ce qu’on allait apprendre du sort terrible qui avait déjà frappé le reste des mutins. Ils avaient devancé de quelques heures la mort qui les attendait. Les portes ouvertes, on les trouva presque tous morts. La célèbre tragédie du Black-Hole[30] se trouvait ainsi involontairement reproduite. On n’avait entendu aucun cri durant la nuit à cause du tumulte qui régnait dans le village et autour de la station. Les cadavres de quarante-cinq malheureux, morts de peur, d’épuisement, de fatigue, de chaleur, de suffocation, furent extraits au grand jour, et jetés avec les autres dans la même fosse, unique pour tous, par les balayeurs du village.

«Un cipaye seulement, grièvement blessé dans le combat, se trouvait hors d’état d’être transporté sur le lieu de l’exécution. On le réserva donc, à titre de témoin de la reine, et on l’expédia d’Umritsur à Lahore avec quarante et un prisonniers ultérieurement ramassés deçà et delà. Plus tard, en pleine parade, et par-devant les autres régimens de Mean-Meer qui avaient montré des dispositions à la révolte, tous, sans exception, furent mis en pièces par le canon. Quant à l’exécution d’Ujnalla, commencée à la pointe du jour, elle ne dura que quelques heures. Ainsi, dans les quarante-huit heures qui suivirent la perpétration du crime, près de cinq cents hommes l’avaient payé de leur vie.

« Les indigènes, rassemblés en foule, auxquels on expliquait ce qui venait de se passer, trouvaient le procédé parfaitement équitable (righteous), mais incomplet, et cela parce que le magistrat ne faisait pas jeter pêle-mêle dans le même puits la petite horde d’hommes, de femmes, d’enfans, qui avait suivi la fortune des cipayes révoltés. « Un tumulus a été élevé sur le tombeau que les gens du pays appellent déjà le Moofsedgar, le Trou-aux-Rebelles. On le voit de loin, et comme il est sur la grande route, les voyageurs demandent volontiers ce que c’est; ils ont ensuite tout le temps de méditer sur le récit qu’ils obtiennent pour réponse. L’inscription suivante, tombeau des rebelles, sera gravée en lettres capitales sur trois faces du petit édifice, en persan, en anglais et en goormookhi. »


Il y a quelque, chose de plus effrayant que ce récit, si lestement, si froidement, si gaiement rédigé : c’est le calme de conscience qu’il dénote chez le narrateur, et qui ne se dément pas même lorsque, renonçant à son bizarre enjouement, il expose avec un sérieux inaltérable les motifs de sa conduite. «Le crime était la révolte, dit-il; la révolte est punie de mort. La loi a été strictement exécutée; la politique exigeait qu’elle le fût. Nicholson venait de partir pour Delhi. La résistance prolongée de cette ville jetait les esprits dans l’inquiétude. Notre situation s’aggravait. Nous avions dans le Doab sept régimens et demi de cipayes désarmés, plus deux régimens (armés) d’irréguliers auxquels on pouvait à peine se fier. Une occasion aussi précieuse de frapper un grand coup, de produire une grande terreur, ne pouvait être négligée. L’Angleterre a le droit de compter sur le dévouement absolu de tous ses enfans. Comme le disait jadis Nelson, elle « espérait que chacun ferait son devoir. » En faisant le mien, j’ai prévenu peut-être cent fois plus de meurtres que je n’ai envoyé d’hommes au supplice. »

M. Cooper va plus loin : il flétrit, il insulte, il appelle « philanthrope pour rire (mock-philanthropist !) quiconque pensera qu’il a excédé ses pouvoirs et oublié les saintes lois de l’humanité. » La question se résume ainsi pour lui : « s’il y a un puits à Cawnpore, il y en a un à Ujnalla. » Et il ne s’aperçoit pas que le second fait presque oublier le premier. Une lettre semi-officielle le rassure d’ailleurs complètement. « Quand on l’aura lue, dit-il, on ne s’étonnera pas que le gouvernement du Pendjab soit si constamment heureux. » Lisons-la donc.


Sir John Lawrence K. C. B. à M. Cooper, esq., D. C.


« Lahore, 2 août 1857.

« Mon cher Cooper, je vous félicite de vos succès contre le 26e d’infanterie indigène. Vous et votre police avez agi avec beaucoup d’énergie et d’entrain ; vous avez bien mérité de l’état. J’espère que le sort de ces cipayes servira d’avertissement aux autres. Il faut faire tout ce qui sera humainement possible pour glaner ceux qui ont encore la clé des champs.

« Roberts vous laissera sans doute le soin de distribuer les récompenses, etc. » M. Montgomery est plus enthousiaste encore que sir John Lawrence. « Honneur à vous, mon cher Cooper, pour ce que vous avez fait, et si bien fait... Ce sera, votre vie durant, une plume à votre chapeau... L’argent ne vous manquera pas pour récompenser tout le monde... Ayez soin que les Sikhs (ceux de l’exécution) aient une bonne grosse somme bien ronde à se partager... Je vous félicite de nouveau... Vous ramasserez bien encore quelques traînards... Envoyez-nous maintenant tout ce que vous prendrez... Vous avez assez de carnage comme cela... Il nous en faut d’ailleurs pour les troupes d’ici, et pour le témoignage à rendre... Croyez-moi votre bien sincèrement dévoué, etc. »

Autre lettre, dans le même style, d’un des rajahs les plus fidèles, celui de Khuppoorthulla. Celle-ci nous surprend beaucoup moins. Quant aux deux premières, nous les livrons, sans la moindre réflexion, aux mock-philantbropists, qu’elles guériront sans doute de leurs puérils scrupules.


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Sortons des charniers[31] et revenons au camp. Aussi bien nous reste-t-il à peine quelques pages pour raconter ce long siège de Delhi.

Il a duré trois grands mois, du 8 juin au 15 septembre 1857. Ce laps de temps se partage en deux périodes bien distinctes : l’une de persistance presque désespérée, d’attente passive, de sombres pressentimens; la seconde, de confiance renouvelée, d’ardeur renaissante, de succès entrevu, et finalement de glorieux triomphe. Les récits de la première sont navrans : c’est la portion du journal de siège qui, du début, s’étend jusqu’aux premiers jours d’août. Pendant ces deux mois strictement consacrés à se maintenir, malgré des attaques sans cesse renouvelées, dans la position conquise devant Delhi, la petite colonne anglo-indienne, car c’est abuser des mots que de lui donner le nom d’armée, change trois fois de chef. Placé en face de difficultés insurmontables, torturé par le sentiment de son impuissance, accablé de soucis, de responsabilité, stimulé, pressé par l’opinion de ses supérieurs et du public, qui ne tenaient aucun compte de la grandeur des obstacles et ne voyaient que l’impérieuse nécessité de vaincre à tout prix, sir Henry Barnard, mal acclimaté d’ailleurs, puisqu’il n’était dans l’Inde que depuis un an, est saisi du choléra, le 5 juillet, à neuf heures du matin. Six heures après, il rend le dernier soupir dans les bras de son fils. Le général Reed lui succède provisoirement; il avait rejoint l’armée à la fin du premier combat livré devant Delhi, celui qui porte le nom de Badull-Ke-Serai (8 juin), et déjà depuis quelque temps, lorsque le commandement lui échut, il était confiné dans sa tente, où personne n’était admis à le voir, par des souffrances que son âge expliquait de reste. La tâche qu’il assumait ainsi n’était pas de celles qu’un vieillard infirme peut remplir. Aussi, dès qu’il apprit l’arrivée à Calcutta du général sir Patrick Grant, qui venait remplacer l’honorable George Anson, le défunt commander in chief, il se hâta de saisir cette occasion pour résigner ses fonctions. Il avait à choisir son successeur entre deux officiers-généraux d’un mérite à peu près égal, le brigadier Chamberlain, adjudant-général de l’armée, et le brigadier Wilson, qui, nous l’avons vu, avait amené devant Delhi les forces disponibles à Meerut. Le premier eût peut-être été choisi comme jouissant d’une plus haute influence, mais il venait d’être grièvement blessé (dans le combat du 14 juillet), et le général Wilson dut probablement à cette circonstance l’insigne honneur de commander la field force assiégée devant Delhi.

Car, il faut le répéter, c’était bien un vrai siège que les Anglais soutenaient dans le camp retranché qu’ils occupaient derrière le ridge, la petite chaîne d’éminences, dernier rameau des monts Aravelli, qui les séparait des murs de Delhi. Les batteries qu’ils avaient dressées sur la crête de cette muraille naturelle ne servaient absolument qu’à les protéger, et n’avaient aucune action sur les courtines bastionnées du front qu’elles semblaient menacer. A gauche, la Jumna les couvrait. Un large fossé d’écoulement protégeait Tanière du camp. Il n’était accessible que par sa droite; mais là il l’était à toute heure et de toute façon. En dehors des remparts de Delhi s’étend en effet une large zone de faubourgs, coupés de jardins, de bosquets, de jungles, de bâtimens, de seraïs en ruines, dans laquelle les troupes du roi se mouvaient à volonté, parfaitement invisibles et protégées. Elles arrivaient ainsi, avec leurs canons, jusqu’à deux groupes considérables de bâtimens constituant le faubourg de Kissengunge et celui de Taliwarah. Là, elles n’étaient plus qu’à fort petite distance de l’extrémité méridionale du ridge, qu’elles avaient à contourner pour se trouver derrière les batteries anglaises. Au pied même de cette première éminence, elles arrivaient à un autre corps de bâtiment, le Subjie-Mundie, d’où leur artillerie enfilait la face même du camp. Ce dernier point pris, repris, abandonné, ressaisi à plusieurs reprises, ne fut définitivement acquis aux Anglais que le jour même de l’assaut final. C’était en face de ce marché à la volaille, et un peu à sa droite, que se trouvait placée une grande villa, la maison de Rao (Hindoo Rao’s House), qui constituait la clé même de la position occupée par les Anglais. Et c’est en se fondant sur la défense acharnée de ce point sans cesse attaqué par les cipayes que les vainqueurs de Delhi comparent leur résistance à celle des héroïques soldats enfermés dans la résidence de Lucknow[32].

Tout l’avenir du siège de Delhi était dans la conservation de ce poste, où s’était établi le grand piquet de l’armée. L’ennemi une fois là, il fallait se retirer; mais où et comment? Au premier signe de faiblesse, le pays entier se levait contre les Anglais, et leurs alliés indigènes, les Ghourkas, les montagnards qu’ils avaient attachés à leur fortune, eussent été les premiers à les attaquer. Les ennemis savaient parfaitement à quoi s’en tenir sur la valeur stratégique de Rao’s House ; c’était contre ce poste que, de jour et de nuit, ils dirigeaient d’incessantes attaques. Du 8 juin, jour même de l’ouverture du siège, date la première attaque de ce genre, et ce jour-là aussi les canons de 24 placés sur le bastion Morie, à l’extrémité de droite du front attaqué, abattirent les verandahs de Rao’s House. Les batteries établies par les cipayes dans le faubourg de Kissengunge n’avaient pas d’autre but que de compléter la destruction de cet abri, si essentiel. Le 10 juin, le 12, le 13, le 15, il fut attaqué. Ce jour-là, cinq mille fantassins ou cavaliers, soutenus par neuf pièces de campagne, vinrent planter à cent pas des Anglais, et au sommet même de la colline par eux occupée, l’étendard vert de Mahomet. Ils purent ensuite, bien que repoussés avec perte, rentrer dans Delhi avec tous leurs canons. Le 23 juin fut de tous ces combats le plus mémorable. C’était le centième anniversaire de l’établissement des Anglais dans l’Inde, et une prophétie fort ancienne disait que, ce jour-là même, le sceptre de l’Hindostan rentrerait aux mains du Grand-Mogol. Les fakirs, les moulvies annonçaient la réalisation de l’oracle. « C’est maintenant ou jamais! » criaient-ils aux fanatiques musulmans, et dès cinq heures du matin plus de six mille hommes vinrent se ruer autour du Subjie-Mundie et de Rao’s House. Le combat, furieux, acharné, durait encore à quatre heures de l’après-midi. A onze heures du matin cependant était arrivé des provinces du nord un des premiers renforts envoyés par sir John Lawrence[33], et grâce à ce secours, qu’on espérait à peine, l’ennemi, chassé du Subjie-Mundie, puis de jardin en jardin, de muraille en muraille, dut rentrer, déçu, vers six heures, derrière ses infranchissables remparts.

On ne nous demandera certes pas le détail des vingt-six combats de ce genre qu’eurent à soutenir les Anglais avant de pouvoir reprendre l’offensive. C’est à peine si l’attention d’un homme du métier supporterait sans lassitude la monotonie forcée de ces luttes réitérées sur le même terrain, dans des conditions analogues, et avec des résultats invariablement identiques. Cependant l’esprit doit tenir compte de cet acharnement des cipayes et de l’énergie indomptable qu’il fallut aux généraux anglais pour s’obstiner à demeurer immobiles en face de ces périls sans cesse renaissans qu’aggravait la diminution constante de leurs troupes, vainement renforcées, par intervalles, de quelques centaines d’hommes. Les privations, l’air infect, favorisant l’influence déjà pernicieuse du climat, donnaient pour alliés aux cipayes le choléra, les fièvres, les dyssenteries. La disposition des lieux favorisait, en dehors des heures de combat, les meurtres individuels, accomplis par surprise ou par embuscade. Chacune de ces victoires presque quotidiennes coûtait un certain nombre d’officiers et de soldats. Il y avait aussi des désertions, toujours suspectes, et à bon droit. Les nouvelles du dehors arrivaient plus menaçantes de jour en jour. A l’intérieur du camp, on se sentait trahi. Un jour, l’ennemi fut amené jusque sur les canons d’une des principales batteries par une patrouille de déserteurs, ostensiblement sortie du camp, et qui feignait d’y rentrer. Un autre jour, on s’aperçut que quelques-uns des lascars attachés à l’artillerie altéraient les gargousses et faussaient le point de mire des pièces. Parmi les bunniahs (petits marchands) qui venaient trafiquer autour du camp se glissaient, déguisés, des agens de corruption envoyés pour fomenter quelque révolte des Sikhs et des autres soldats indigènes.

Par contre, il est vrai, les Anglais avaient organisé, à l’intérieur de Delhi, un espionnage admirable. Ils savaient presque jour par jour et le nombre des contingens arrivés, et les dispositions qu’ils manifestaient, et les projets d’attaque formés par chacun d’eux, car c’était, chez les chefs des cipayes, une invariable coutume que celle d’envoyer à l’assaut du camp anglais chacune des brigades que l’insurrection amenait dans la ville sainte. Le lieutenant Hodson, commandant les irréguliers à cheval, avait su établir avec la ville de tels rapports, que les séances mêmes du conseil du roi n’avaient guère de secrets pour lui. On connut ainsi le chiffre des taxes forcées que le roi de Delhi avait à frapper sur ses sujets pour satisfaire aux exigences multipliées des soldats de Delhi et de tous les petits rajahs qui, du dehors, offraient leurs services. On savait les mésintelligences de l’état-major ennemi, les querelles du général Buckht-Khan[34] avec Mirza-Mogul, le fils du roi, les prétentions rivales qu’élevaient tour à tour, à mesure qu’ils arrivaient, les chefs des contingens nouveaux contre l’autorité de ce personnage trop prépondérant. L’indiscipline des cipayes, déjà notable au début de l’insurrection, paralysait de plus en plus la force immense dont aurait disposé un général capable d’établir sur eux une véritable autorité; mais ils n’obéissaient réellement à personne, se battaient à leur guise, et désertaient en foule, quitte à revenir ensuite, quand circulait quelque bruit de nature à effaroucher leur courage, par exemple l’arrivée du terrible Neill avec un régiment de « démons», ou de Nicholson avec un corps de « cannibales. » Les agens de Hodson, entre autres un ancien moonshee (interprète-écrivain) de sir Henry Lawrence, nommé Rajjub-Ali, étaient chargés de répandre ces bruits sinistres et s’en acquittaient à merveille. Rujjub-Ali avait entrepris d’ailleurs et mené à bien une négociation des plus importantes. Au moyen d’une correspondance assez habilement rédigée pour ne compromettre que celui à qui ses lettres étaient adressées, il était parvenu à rendre suspect aux cipayes, et par suite-à rallier secrètement aux Anglais, un des brahmines les plus fanatiques, grand protégé du roi de Delhi. Hakim-Ashanoollah-Khan (ainsi se nommait le personnage) devint, dès la fin de juillet, un précieux intermédiaire par lequel, dans les derniers temps du siège, passèrent de singulières communications, fort encourageantes pour les Anglais. On apprit par lui le désespoir toujours croissant du vieux monarque, qui, voyant son autorité méprisée, son trésor à sec, ses demandes d’impôts ou d’emprunts ironiquement déclinées, commençait à vouloir abdiquer. Conseils privés sur conseils privés, durbars sur durbars n’amenaient à aucune détermination sérieuse et utile, et le pauvre roi qui, dans les premiers temps, rimait des vers sur la conquête de Londres, promise à Nuffer[35], en était venu à s’arracher la barbe en maudissant les embarras où on l’avait jeté. Un jour qu’il voulut en personne haranguer son armée, voici quelles paroles sublimes sortirent de son cœur ulcéré : « Ce n’est pas moi, n’est-ce pas, qui vous ai réunis? Allez-vous-en donc aussitôt que bon vous semblera! »

À ce moment (seconde quinzaine d’août), les temps les plus critiques étaient passés pour l’armée anglaise. Elle avait traversé la saison des pluies sans trop de désastres ; le choléra suspendait ses ravages, qui reprirent plus tard, et les derniers secours du Pendjab, arrivés le 14 août, six jours après Nicholson, avaient enfin donné l’espoir d’un dénoûment possible à des complications d’abord sans issue. A peine investi de l’autorité, le général Wilson avait mesuré sa situation d’un coup d’œil. Les provinces du nord-ouest, entièrement insurgées, ne pouvaient lui envoyer un seul homme; c’eût été folie que de compter sur l’assistance de l’Inde méridionale, où on retenait immobiles deux armées que la plus légère impulsion pouvait jeter du côté de la révolte. Le nord seul restait, et sir John Lawrence seul pouvait, s’il se sentait en état de pourvoir par ailleurs à la sûreté du pays dont il était responsable, fournir à l’armée de Delhi les renforts sans lesquels elle était inévitablement perdue, et l’Inde avec elle. Mettant de côté tout vain amour-propre, le général Wilson s’adressa directement au commissaire en chef du Pendjab, qui déjà, dès les premiers jours du siège, s’était laissé enlever, au profit de l’armée de Delhi, un de ses corps d’élite, celui des guides. Dès qu’il se vit mis en demeure de concourir pour sa part à l’opération décisive de cette guerre si menaçante, sir John Lawrence s’y consacra tout entier, subordonnant avec un dévouement qu’on ne saurait trop exalter sa propre mission à celle d’un de ses collègues. Il semblait avoir pressenti cette situation, car, pour n’être point pris au dépourvu, à mesure que le désarmement des cipayes se faisait sur une plus grande échelle, il augmentait les enrôlemens des troupes irrégulières. M. Cooper porte le chiffre de ces enrôlemens à 28,000 environ, chiffre énorme si l’on veut bien réfléchir qu’il fallait pourvoir en même temps à l’équipement, à l’entretien de ces nouvelles levées, et aux besoins matériels des cipayes qu’on retenait, quoique désarmés, sous le drapeau. Grâce à ces mesures de haute politique, au prestige de son nom, à l’habileté diplomatique avec laquelle il paralysa toute hostilité du Caboul, et maintint le Cachemyr, — non sans peine, — dans les termes d’une étroite alliance, sir John put immédiatement faire droit aux demandes de secours qui lui arrivaient de Delhi. A mesure qu’il désarmait une brigade cipaye, un régiment anglais se trouvait disponible, et il l’expédiait aussitôt. Il choisissait aussi parmi les contingens sikhs et ghourkas les corps d’élite comme le bataillon de Sirmoor, le bataillon de Kumaon, et il les dirigeait vers Delhi. Enfin son dernier effort, — d’autant plus méritoire que l’esprit de révolte, loin de s’éteindre, semblait se ranimer dans le Pendjab, — son dernier effort fut accompli le jour où il se priva de Nicholson et de la colonne mobile qui venait, sous le jeune général, de rendre des services si éclatans[36].

A partir de ce moment; certain d’avoir outre-passé la limite des sacrifices que la prudence pouvait lui permettre, sir John Lawrence, de concert avec le chef intrépide qu’il venait de députer ainsi, insista sans relâche auprès du général Wilson pour le déterminer à frapper le coup décisif. Celui-ci cependant hésitait encore, et à bon droit. Son artillerie était notoirement insuffisante pour les dernières opérations qui lui restaient à tenter, et où il ne lui était pas permis d’encourir le moindre échec. Retardé par les pluies et les inondations, le train de siège qu’il attendait avec impatience ne lui parvint que le 4 septembre, sous l’escorte d’un détachement du 8e (anglais) et d’un demi-bataillon de Beloutchies (corps irrégulier de Bombay). Il trouva le camp sous la favorable impression d’un succès tout ré- cent. Le 1h août en effet, l’ennemi avait envoyé, précisément à la rencontre du convoi d’artillerie annoncé depuis longtemps, une colonne d’attaque évaluée à six mille hommes au moins, qui s’était rapidement portée sur les derrières de l’armée, à une distance d’environ dix-huit milles. Le 25, Nicholson partit dans la même direction à la tête d’un corps composé de presque toute la cavalerie disponible et de quatre régimens d’infanterie; il avait aussi deux compagnies d’artillerie à cheval. Le soir même, à six heures, par une journée de pluie, par des chemins détrempés et presque impraticables, il était arrivé en face de l’ennemi, près du village de Nujjuffghur. Beaucoup de chefs eussent reculé devant une attaque immédiate, avec des troupes harassées et devant un ennemi supérieur en forces, qui venait d’accueillir l’avant-garde de la petite colonne par un feu des mieux nourris et des mieux dirigés. Nicholson, lui, ne vit là qu’une affaire à brusquer. Il enleva ses troupes par une courte harangue, dont les auditeurs ont vanté depuis l’entraînante éloquence, et les lança immédiatement sur le seraï, où l’ennemi avait posté ses batteries. Ce bâtiment fut pris en quelques minutes, et une partie des cipayes qui en formaient la garnison demeurèrent prisonniers. L’ennemi se retira ensuite vers un pont qu’il s’agissait de lui enlever et de détruire. Le pont fut pris et sauta en l’air, malgré les tentatives faites d’abord pour s’y maintenir, ensuite pour en empêcher la destruction. L’explosion n’eut lieu qu’à minuit, sous le feu de quelques canons que les cipayes avaient conservés; mais treize pièces d’artillerie, tout l’équipage du camp et le trésor de l’ennemi étaient tombés aux mains des Anglais. Le combat de Nujjuffghur est le dernier de ceux qui ont assis la réputation militaire de Nicholson.

L’artillerie de siège, à peine arrivée, fut mise en batterie dans l’espace compris entre les remparts de Delhi et le ridge qui protégeait le camp anglais. Sur quatre points différens se répartirent les pièces qui allaient ouvrir la brèche, et cette dernière opération, si vivement chicanée d’ordinaire, eut lieu presque sans obstacle, les cipayes s’étant persuadés que l’attaque des Anglais aurait lieu par la droite de leur ligne d’opérations, c’est-à-dire du côté de Kissengunge et de Rao’s House. Ainsi la batterie n° 1, placée à l’extrémité méridionale du ridge, plutôt pour soutenir la lutte avec celles des faubourgs de Taliwarah et Kissengunge, et pour écarter toute attaque de flanc, que pour agir directement sur la ville, fut la seule dont ils essayèrent sérieusement d’inquiéter l’érection. Les travaux du génie, hâtés comme ils le furent du 4 au 12 septembre, nécessitèrent un déploiement de force et d’activité qu’on aurait à peine pu attendre de cette armée si peu nombreuse après tant de fatigues et d’épreuves diverses; mais l’approche du jour suprême avait rendu l’espoir aux plus découragés. Les derniers renforts arrivaient de toutes parts. Le 6 septembre, on recevait de Meerut deux cents rifles et cent artilleurs. Le 7 arrivaient le 4e infanterie (Pendjab) et trois cents hommes amenés par le fidèle rajah de Jheend; le 8 enfin, ce qu’on appelait le Jummoo contingent, c’est-à-dire un corps de deux mille deux cents Cachemyriens envoyés par le jeune maharajah, qui venait de succéder à son père Gholab-Singh. L’odeur du butin attirait ces avides auxiliaires.

Le 12 au matin, toutes les batteries ouvrirent à la fois leur feu sur la portion de l’enceinte de Delhi comprise entre le water-bastion (le plus voisin de la Jumna) et la porte Morie, qui forme l’extrémité opposée du front nord. Tout le samedi, tout le dimanche, et jusqu’au lundi matin, le bombardement continua sans répit. Delhi, enfin assiégée, sentait son heure arriver. Les bruits les plus sinistres y circulaient. Sir John Lawrence, disait-on, approchait avec dix mille hommes. La désunion était parmi les cipayes, et les plus notables courtisans du Shah-Bahadour-Shah se recommandaient d’avance à la clémence du vainqueur[37]. Lui-même, le Grand-Mogol, avait quelques jours auparavant proposé de se rendre, moyennant le maintien de sa pension et une amnistie pour certains grands personnages. Le général anglais se borna, pour toute réponse, à lui faire dire qu’on traiterait toutes ces questions dans la ville même. Moins menacés que le monarque, et désireux de se soustraire aux terribles conséquences d’un assaut, un grand nombre d’habitans de Delhi (2,500 femmes ou enfans, dit-on, avec 5 ou 600 chariots) se pressaient dans les principales rues et demandaient à se retirer du côté des Anglais; mais les portes restèrent fermées devant eux.

« Messieurs, avait dit le général Wilson aux membres du conseil de guerre réuni sous sa tente le 12 septembre, après leur avoir distribué ses instructions pour l’attaque décisive qu’ils venaient de résoudre, j’ignore le jour et l’heure où l’assaut sera livré : je le saurais, du reste, que je ne me croirais pas autorisé à vous le faire connaître. » Mais, en vertu d’ordres donnés dans la soirée du dimanche 13, les cinq colonnes d’assaut se formèrent le 14, dès trois heures du matin. Nicholson avait réclamé le commandement de la première, composée de 550 soldats européens (75e de la reine et fusiliers européens du Bengale), plus 450 de l’infanterie du Bengale, disciplinés par lui et accoutumés à son commandement: la seconde colonne comptait 850 hommes, dont 500 Européens: elle était commandée par le brigadier Jones; la troisième (750 Sikhs et 200 Anglais) marchait sous les ordres du colonel G. Campbell. La première de ces trois colonnes, séparée en deux, devait attaquer le bastion de Cachemyr par deux de ses faces, et enlever la brèche ouverte à la droite de ce bastion; la seconde était dirigée vers la brèche ouverte dans le bastion de l’eau; la troisième, marchant droit à la porte de Cachemyr, devait pénétrer dans la place par cette issue après qu’on aurait fait sauter la porte au moyen du pétard.

En même temps, la quatrième colonne (environ 850 hommes, tous indigènes, parmi lesquels figuraient les guides et le bataillon de Sirmoor), commandée par le major Reid, devait, du haut du ridge, se précipiter sur le faubourg de Kissengunge et pénétrer dans Delhi par la porte de Lahore. Le contingent de Cachemyr, composé, nous l’avons dit, de 2,200 hommes, agissait de concert avec elle.

Enfin une cinquième colonne, formant la réserve, était composée d’un régiment anglais (le 61e) comptant 250 baïonnettes, d’une partie des rifles (200 hommes), d’un bataillon de Beloutchis et d’un régiment du Pendjab (ces deux corps représentant une force de 750 hommes), enfin des 300 soldats amenés par le rajah de Jheend. — La garde du camp restait confiée aux malades.

On voit, en récapitulant bien ces chiffres, que 1,700 soldats anglais, soutenus par 2,300 indigènes disciplinés à l’européenne et par 2,500 hommes de troupes purement indiennes, le tout formant un total d’environ 6,500 hommes, — non comprise la brigade de cavalerie, 610 sabres environ, — allaient livrer, dans les conditions déjà dites, cet assaut qui, s’il échouait, pouvait, devait compromettre le sort de l’Inde anglaise tout entière.

La matinée était sombre, la chaleur étouffante. Les trois premières colonnes et la réserve étaient massées derrière les bâtimens de Ludlow-Castle, l’ancienne résidence des délégués anglais à Delhi, située en avant du ridge, non loin des bords de la Jumna, derrière la seconde des batteries de siège, et à peu près en face du bastion de Cachemyr. Au signal donné, les batteries se taisent subitement, les rifles poussent un hourrah d’enthousiasme, et se précipitent, tirailleurs éparpillés, en rase campagne. Un moment après apparaissent les têtes des deux premières colonnes, émergeant de leurs abris. L’artillerie des bastions ennemis était réduite au silence depuis plusieurs heures déjà; mais les remparts étaient couverts de cipayes, et un feu terrible de mousqueterie s’ouvre, aussitôt qu’elles se montrent à découvert, sur les troupes lancées en avant. Les rifles, dont la mission était de couvrir l’attaque, ne résistent pas à la tentation de courir les premiers à la brèche. Quelques-uns d’entre eux se précipitent sur le bastion de l’eau, en chassent les cipayes, et, trouvant là quelques canons en état, les tournent rapidement contre l’ennemi, qu’ils ont mis en fuite.

Le soleil, qui justement alors commençait à percer les brumes matinales, éclaira une scène héroïque. Tandis que, parvenus à la crête des glacis et ne trouvant pas dans le fossé les échelles destinées à gravir l’escarpe, officiers et soldats, arrêtés là dix minutes, tombaient sans reculer sous la fusillade des assiégés, un petit groupe de soldats du génie courait, en avant de tous, vers la porte de Cachemyr. Un horrible épouvantail les y attendait. L’ennemi avait enchaîné en dehors de cette porte un malheureux Anglais fait prisonnier dans quelque sortie, et que les boulets des batteries anglaises avaient écrasé. La porte elle-même était fermée; mais, par un guichet resté ouvert, on tirait sans relâche sur le petit détachement qui s’avançait à grands pas. Le lieutenant Salkeld marchait en tête. Avec lui se trouvaient un autre officier (le lieutenant Home), deux sergens anglais (John Smith et Carmichael), un havildar ou sergent indigène (Madhoo), un caporal (Burgess), et un clairon (Hawthorne), tous chargés de sacs à poudre. Aucun d’eux n’avait été atteint quand ils arrivèrent à l’extrémité du pont-levis, qu’ils trouvèrent en place, mais détruit en partie. Ils le traversèrent sans accident; mais au moment où Carmichael dépose contre la porte son sac de poudre, il tombe frappé à mort. Le havildar est blessé. La terrible besogne n’en continue pas moins; le pétard est posé, la traînée s’étale sur le sol. Salkeld tient déjà la mèche allumée..., il reçoit deux balles, dont l’une lui casse le bras. A peine a-t-il le temps de jeter la mèche à Burgess, qui, lui, met le feu à la poudre, mais tombe aussitôt mortellement atteint. Salkeld avait roulé dans le fossé. Le clairon y descend, bande ses blessures, et, sous une pluie de balles, emporte avec tous les ménagemens d’une garde-malade son chef expirant.

La porte a sauté. Le 52e et le 2e les rifles, le bataillon de Kumaon, se jettent dans la ville par cette issue béante, en même temps que Nicholson, malgré une résistance acharnée, chassait les cipayes du bastion de Cachemyr, et une fois dans le voisinage de l’église anglaise, située derrière ce bastion, reformait sa colonne, appelait à lui celle du brigadier Jones et, se portant sur sa droite, le long des remparts, se dirigeait vers le bastion du Shah et la porte Morie. La réserve, une fois l’assaut réussi, était venue couvrir les positions enlevées, et le laissait ainsi maître de ses mouvemens. En revanche, il trouvait partout devant lui des maisons occupées, des canons en position à l’extrémité des rues. Il fallait conquérir le terrain pied à pied. Avec lui était le thanadar de Peshawur[38], un des auxiliaires afghans, dont nous emprunterons les paroles naïves pour reproduire les détails de ce qui suivit :


« En avançant dans la direction de Skinner’s house[39], il prit encore là quelques batteries. Ensuite un de ces mécréans, à une de ces batteries, lui tira un coup de mousquet. La balle entra du côté droit, sous l’aisselle, et sortit sous l’aisselle gauche. Le général voulut alors qu’on l’étendît à l’ombre, et dit : « Je resterai ici jusqu’à ce que Delhi soit pris. » Il demanda ensuite un peu d’eau fraîche. À ce moment, je commandai qu’on amenât un doolie (chariot) de la ville, et, sous la conduite de Latif-Khan, je dirigeai le général vers le grand hôpital du camp, où le docteur *** lui donna quelques médecines qui le soulagèrent un peu. Alors il m’enjoignit de le faire transporter dans la tente du major Daly… Le lendemain, le sahib (seigneur, maître) me dit de porter son salaam au capitaine Lake et de lui demander si les rebelles tenaient encore dans Kissengunge et dans Taliwarah, ou bien s’ils avaient été défaits. Le capitaine monta aussitôt à cheval et vint trouver le général. Celui-ci, considérablement affaibli, et à cause des souffrances qu’il ressentait dans l’abdomen, écrivit sur un papier, qu’il donna au capitaine, quelques mots sur Taliwarah et Kissengunge. Le capitaine lui répondit verbalement, et ensuite, remontant à cheval, alla donner quelques ordres concernant ces deux faubourgs. Le troisième jour, le général Nicholson envoya chercher le brigadier-général Chamberlain, et lui parla en anglais touchant Kissengunge et Selimghur. Chamberlain partit ensuite pour la ville, donna quelques ordres touchant Selimghur, et fit ouvrir le feu des canons. Le quatrième jour, par ordre du docteur, le général fut transporté dans une maison vide, proche du camp. Le 20 septembre, la victoire de Delhi fut complète. Les visages-des rebelles furent noircis, et ils prirent la fuite. J’allai vers le sahib, et je lui parlai de la victoire. Il ressentit une grande joie, et me dit : « Mon désir était que Delhi fût pris avant ma mort, et il l’a été. » Le 24 septembre, le sahib (à visage de rossignol) se déroba de ce monde éphémère. »


Effectivement, comme le laisse pressentir cet extrait de journal afghan, les Anglais, dans les journées du 14 et du 15, n’avaient pu que s’établir en dedans des remparts, et pour ainsi dire au bord de Delhi. L’attaque dirigée sur les faubourgs extérieurs (ceux qui préoccupaient si fort Nicholson) avait été repoussée, non sans des pertes sensibles. Le 16, la lettre du général Wilson annonçait l’abandon de Kissengunge et de Taliwarah, évacués sans nouvelle attaque par les rebelles; mais il parle encore de leur résistance obstinée dans la ville même de Delhi[40], et il accuse des pertes notables résultant de l’assaut (quarante-six officiers et huit cents hommes environ tués ou blessés). Le 17 et le 18 se passèrent à enlever successivement, et toujours au prix de sacrifices essentiels, les postes avancés de l’ennemi. Le 19 seulement, le bastion Burun, placé entre la porte de Caboul et celle de Lahore, put être enlevé par surprise. Le 20 au matin, on acheva, sans trop de résistance, la prise du reste de l’enceinte fortifiée. Le palais même et le grand temple mahométan, la Jumna Musjid, défendus obstinément, et qu’il fallut bombarder durant trois journées entières, ne furent occupés que le 20 à midi, après la fuite du dernier corps d’insurgés, dont quatre ou cinq mille hommes traversèrent précipitamment la Jumna par le pont de bateaux, et les autres remontèrent la rive droite de ce fleuve.

Ceux-ci emmenaient le vieux roi, qui fut rejoint près du Khootub par un détachement d’irréguliers à cheval commandés par le lieute- nant Hodson, et ramené prisonnier dans son palais. Trois shahzadas ou princes du sang royal, — Mirza-Mogul, le chef nominal de l’armée rebelle, Mirza-Khoje-Sultan, tous deux fils du roi, et Mirza-Abboo-Bukker, son petit-fils, — furent également découverts le lendemain par l’infatigable lieutenant, et chacun sait ce qui en advint. Hodson, formé dans le Pendjab à la rude école que nous connaissons maintenant, quand il se vit en face de ces princes, les auteurs présumés de la sédition, les complices de tant d’assassinats commis dans leur palais, ne put attendre que justice leur fût faite régulièrement. Il prit tour à tour des mains de ses hommes trois carabines chargées, et, coup sur coup, étendit morts à ses pieds les trois derniers descendans de la dynastie mogole. Leurs cadavres, ramenés à la Kotwnlee, y restèrent exposés tout le jour, en ce même endroit où tant de malheureuses victimes, — hommes, femmes, enfans, — avaient ignominieusement péri, sans que les shahzadas eussent pu ou voulu les soustraire à la fureur des cipayes.

Ce tragique épisode clôt pour nous le siège de Delhi. Nous pourrions, accompagnant la 17e batterie, aux ordres du colonel Bourchier, suivre de Delhi à Cawnpore la colonne lancée à la poursuite des fuyards, et ceci nous conduirait à raconter toute l’histoire de la révolte dans les provinces du nord-ouest. Un jour peut-être nous aborderons ce troisième et dernier chapitre. Pour le moment, nous avons atteint, nous avons même dépassé les limites qui nous étaient assignées, et montré sous ses deux faces, — l’une odieuse, l’autre admirable, — le caractère de la répression. On peut apprécier maintenant la vigueur, l’énergie presque surhumaines et aussi la cruauté sans remords déployées tour à tour par ces hommes de fer que l’Angleterre a eus pour champions dans une des plus violentes crises que son empire indien ait traversées. Les réflexions qu’elle suggère ont été faites, il y a vingt-sept ans, par ce libéral si singulièrement positif qu’on appelait Victor Jacquemont : « La force matérielle des Anglais, dit-il quelque part, n’a d’autre base qu’une force morale aujourd’hui très puissante, mais qu’un caprice peut ébranler. Alors tout croule à la fois! — Quel événement produira ce choc?... Le réveil de l’esprit religieux sans doute. Cela pourrait être demain, comme cela n’arrivera peut-être pas avant un siècle[41]... Il est évident, dit-il ailleurs, que ce n’est pas par la force matérielle que nous contenons l’immense population de cet immense pays. Le principe de notre puissance est ailleurs : dans le respect que notre caractère inspire à ces peuples. Un Européen qui a des mœurs basses devrait être immédiatement empoigné et embarqué pour l’Europe[42]... » Et celui qui dit ceci avait écrit déjà, notons-le bien : « Le seul danger intérieur probable pour la puissance anglaise serait une révolte partielle de son armée native[43]. »

Reste à savoir si le respect du caractère européen doit et peut être maintenu par des actes de violence et de barbarie comme ceux que nous venons de rapporter, si le prestige de la puissance est séparable de l’acquiescement involontaire imposé par la justice, et de la reconnaissance que le pardon commande, si enfin, comme le prétendent les singuliers doctrinaires du Pendjab, l’arbitraire individuel, poussé jusqu’à ses plus abominables conséquences, est la seule forme sous laquelle le génie asiatique puisse comprendre, aimer et vénérer l’autorité que l’étranger lui impose. L’Asie est immense; les peuples qui l’habitent forment la grande majorité des habitans du globe. Il nous serait dur, en tant qu’appartenant à l’espèce humaine, d’accepter l’étrange verdict prononcé contre cette majorité, et dès lors, — indirectement, il est vrai, — contre nous-mêmes. Nous nous rappelons que des doctrines analogues ont été parfois, non sans dommage pour la moralité publique, importées d’Algérie en France, avant de l’être du Pendjab en Angleterre. Et si les guerres dites civilisatrices devaient avoir pour résultat de nous assimiler aux Kabyles, ou bien d’imposer aux Anglais le joug avilissant que subissent les timides ryots de l’Hindostan, nous voici tout prêts à leur contester ce titre, à leur jeter l’anathème le plus énergique.


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, 1er juillet et 1er décembre 1858.
  2. On compte effectivement, sur ce territoire privilégié, cinq grands cours d’eau: ils coulent du nord-est au sud-ouest, et, en les énumérant de l’ouest à l’est, ce sont le Scind ou Indus, le Jhelum ou Hydaspes, le Chenaub ou Acesines, le Toulamba-Ravie ou Hydrastes, et le Gharra ou Hyphasis.
  3. La proclamation qui déclare le Pendjab compris dans le domaine de la compagnie est en date du 29 mars 1849. Elle est signée de lord Dalhousie, qui, dès 1847, avait succédé à lord Hardinge. C’est encore lord Dalhousie qui, avant son départ de l’Inde en 1855, consomma l’annexion de l’Oude
  4. M. Raikes est l’auteur de deux ouvrages très distincts. L’un a pour titre Notes on the North-Western Provinces of India (Chapman and Hall 1852); l’autre, publié en 1858 chez Longman and C°, est intitulé Notes on the Revolt in the North-Western Provinces of India, Ly Charles Raikes, judge of the Sudder Court at Agra, late civil commissioner with sir Colin Campbell.
  5. Le moonsiff est un juge subalterne non assermenté (uncovenanted). Il y a, pour les six provinces da nord-ouest par exemple, outre vingt juges européens (covenanted) payés ensemble 594,000 roupies (1,485,000 fr.), vingt-quatre moonsiffs qui se partagent un salaire de 45,200 roupies (108,000 fr.)
  6. Dans la lettre de M. Raikes (Notes on the Revolt, appendix B), nous aurions encore bien des passages significatifs à relever, et notamment celui-ci :
    « Ma conviction est qu’on se trompe, et d’une manière périlleuse, quand on confie à des natifs telles fonctions où ils ont à contrôler des agens européens.
    « Faut-il plus de courage moral, demanderai-je, plus de confiance en soi-même, plus de loyauté, plus de lucidité dans l’intelligence pour remplir les fonctions de juge principal ou pour être général de division?
    « Le jour où vous trouverez les indigènes bons pour commander vos armées, vos brigades ou même vos régimens, alors il sera temps de les faire asseoir sur le bench des hautes cours de justice... »
  7. Gourou, guide religieux ou spirituel.
  8. Le colonel Edwardes est, nous le croyons, l’auteur des Personal Adventures during the Indian Rebellion in Rohilcund, Futtehghur and Onde, London 1858; mais ce n’est pas de ce livre que sont extraits les détails que nous donnons, d’après lui, sur le colonel Nicholson. On les trouve dans l’ouvrage de M. Raikes (Notes on the Revolt), p. 34.
  9. Mean-Meer est un vaste cantonnement militaire à cinq ou six milles de Lahore.
  10. Le 49e notamment avait sur ses étendards une étoile brodée, en souvenir de ses exploits devant Seringapatam, et, pour ses services du Myzore, un tigre royal accroupi sous un banian.
  11. Ferozepore est au midi du Sutledje, et en-deçà par conséquent de l’ancienne frontière anglo-indienne.
  12. Le 57e était aussi désigné, selon l’usage, par le nom d’un de ses plus illustres chefs; il s’appelait le Lord-Moira-ke-pultun. Le 45e du nom d’une de ses victoires, avait gardé la désignation de Murreeroo-ke-pultun.
  13. C’est à Govindghur que le fameux diamant Koh-i-Noor a été longtemps gardé.
  14. M. Frederick Cooper, deputy commissioner à Umritsur, dans son livre intitulé The Crisis in the Punjaub from the 10th of May until the fall of Delhi; London, Smith Elder and C°, 1858.
  15. C’est un des mille modes que les Indiens supposent qu’on peut employer pour en venir à kharab kur, à « détruire la foi » des populations. On y travaille aussi en jetant des cadavres de vaches ou de porcs dans les fontaines publiques.
  16. Ant-hill, fourmilière conique des pays chauds.
  17. Le grand conseil de guerre établi à Peshawur se composait, avec lui, des généraux Reed, Cotton, Neville Chamberlain, et du colonel Edwardes.
  18. Comme dans cette réponse télégraphique de sir John Lawrence au général Anson, qui, voulant se fortifier dans son camp d’Umballa, lui demandait conseil : « dans le doute, lui répond le commissaire en chef du Pendjab, lequel était justement assis à une table de whist, dans le doute, faites la levée. Ce sont les bâtons (clubs, les trèfles) et non pas les bêches (spades, piques) qui sont les atouts. » En d’autres termes : «Levez le coup ! Ce sont des batailles qu’il faut, non des travaux d’art. »
  19. Tout marchand de la tribu bloquée que l’on vient à surprendre en état de rupture de ban, — c’est-à-dire trafiquant dans la vallée de Peshawur, — est immédiatement jeté en prison, et celui qui l’a dénoncé reçoit une prime de 10 roupies (25 fr.).
  20. Les Ghourkas de Simlah s’irritèrent ou feignirent de s’irriter des précautions qu’on prenait « contre eux, » disaient-ils. Ils insistèrent surtout pour qu’on leur laissât la garde de la banque (renfermant 80,000 roupies environ). Ils allèrent ensuite jusqu’à s’appliquer sans autorisation et « à titre d’avance » 16,000 de ces roupies qu’ils avaient voulu voir, et à l’aspect desquelles leurs fronts basanés s’étaient soudainement éclaircis. Là, comme à Kussowlie (une autre station des montagnes au-dessus d’Umballa), ils se montrèrent quelque temps gardiens si fidèles du trésor public, qu’ils n’en laissaient plus sortir une roupie. Ceux de Kussowlie finirent par piller ce trésor et se disperser. Tout ceci, avouons-le, n’avait rien de très rassurant. En somme, et sans entrer dans le détail des faits, les Ghourkas de Simlah arrivèrent aux dernières limites de l’indiscipline, et on ne les maintint dans une sorte d’obéissance qu’à force de concessions. Du reste, ramenés ensuite à leurs devoirs, ils sont devenus d’excellens auxiliaires, et cette fois encore la fin a justifié les moyens.
  21. Les îles formées par les nombreux affluens du Jhelum.
  22. « Les cipayes faits prisonniers en cette occasion étaient, fait-il remarquer, au nombre de neuf ; mais l’un d’eux s’est poignardé dans le bateau, et un second s’est noyé en se précipitant dans le fleuve. »
  23. C’étaient les 59e 33e, 35e d’infanterie indigène, plus un escadron du 9e de cavalerie. Ils marchaient de conserve avec le 52e d’infanterie royale (anglais) et une artillerie fidèle, toujours placée de manière à écraser les cipayes, s’ils faisaient mine de bouger. Après leur licenciement, il lui restait, outre le 52e et son artillerie, des détachemens de deux régimens du Pendjab, une compagnie de police et deux des ressallahs nouvellement levés et organisés.
  24. Cooper’s Crisis m the Punjaub, p. 149.
  25. Le conte analogue, en français, est intitulé le Renard, la Chèvre et le Chou.
  26. Il faut bien citer le texte même de cette phrase inouïe : « A capital excuse was thus afforded to permit the Hindostani mussulman horsemen to return to celebrate it (the Bukra Eed) at Umristsur, while the single christian, unembarrassed by their presence, and aided by the faithful Syckhs, might perform a ceremonial sacrifice of a different nature (and the nature of which they had not been made aware of) on the same morrow... » Cooper’s Crisis in the Punjaub, p. 161.
  27. Toujours M. Cooper, parlant de lui-même à la troisième personne.
  28. Nous ignorons la portée ironique de ce sarcasme. Il nous semble cependant que Gungajie doit être la divinité ou l’une des divinités adorées par les Sikhs.
  29. Encore M. Cooper.
  30. Le Trou-Noir de Calcutta est célèbre dans les annales de l’Inde. Après avoir repris aux Anglais la ville destinée à devenir la capitale de l’empire anglo-indien, Sourajah-Dowlah, qui avait promis d’épargner la garnison prisonnière, oublia de régler ce qu’on en devait faire. Cent quarante-six hommes furent en conséquence entassés dans une chambre de dix-huit pieds carrés, et cela au mois de juin (1756), sous le brûlant climat du Bengale. Cette chambre n’était, à vrai dire, ni un trou ni même un cachot. Elle était au rez-de-chaussée; elle était percée de deux fenêtres. Cependant, pressés les uns contre les autres et contraints, sous peine de mort, d’y rester en silence, les Anglais mouraient asphyxiés l’un après l’autre. Quand, le matin venu, les portes furent ouvertes, on ne trouva plus que vingt-trois hommes vivans, et ceux-là mêmes avaient vieilli en une nuit de manière à n’être plus reconnaissables. Des morts, quelques-uns se trouvaient déjà dans un état de putréfaction aussi avancé que s’ils eussent été sous terre depuis plusieurs jours. — Harriet Martineau’s British Rule in India, p. 99.
  31. Il ne tiendrait qu’à nous d’y rester et de raconter le massacre du 51e à Peshawur. Ce régiment se souleva en masse pendant une visite qu’on faisait dans ses cantonnemens pour y découvrir des armes cachées. Ceci dit assez positivement qu’il était déjà désarmé. L’insurrection échoua devant la fermeté d’un régiment indigène, le 18e, qui, après avoir repoussé les rebelles, les poursuivit dans leur fuite de concert avec les cavaliers du Moultan. Voici le résumé de cette brillante affaire, d’après M. Cooper : « Avant la révolte, le 31e comptait 871 hommes. L’infanterie du Pendjab en fusilla ou tua sur place 125; les cavaliers du Moultan, pendant la poursuite, 40; un autre détachement du même, 13; les villageois et les patrouilles, 36. Par sentence de cour martiale au tambour (drum-head court-martial), le jour même de la révolte, on en exécuta 187, et le 29 août, c’est-à-dire le lendemain, 167. Environ à la même date, 84 autres furent passés par les armes. Un thanaldar en tua 5 pour son compte. Total, dans les trente heures qui suivirent l’émeute, pas moins de 659 ! » Cooper’s Crisis in the Punjaub, p. 177.
  32. Il est assez remarquable cependant que cette belle défense soit le fait des Ghourkas commandés par le major Reid. Voir l’hommage éclatant que rend M. Raikes à ces vaillans petits soldats du Népaul, non sans faire observer, il est vrai, que leurs chefs indigènes, Jung-Bahadour par exemple, n’en savent pas tirer le même parti que les officiers anglais. (Notes on the Revolt, pag. 78.)
  33. Cent hommes du 75e (anglais), quatre compagnies de fusiliers du Bengale, quelques centaines de Sikhs et six canons.
  34. Buckht-Khan est le seul des chefs cipayes qui ait montré, pendant le siège, quelque indice de connaissances militaires. C’était un ex-soubadar (capitaine en second) dans un des régimens de la compagnie. Voici le portrait que trace de lui en quelques lignes un des chefs sous les ordres desquels il avait servi. « Soixante ans d’âge; au service de la compagnie pendant quarante ans; hauteur, cinq pieds dix pouces (anglais); tour de taille, quarante-quatre pouces; famille d’extraction hindoue, mais convertie par l’espoir de quelque don territorial; très mauvais cavalier à raison de son gros ventre et de ses cuisses trop rondes, du reste intelligent et bon instructeur. »
    Les autres généraux des insurgés, Ghous-Khan, Sirdar-Singh, etc., ne nous ont transmis leurs noms que grâce aux discussions qu’ils avaient avec Buckht-Khan. Sirdar-Singh, par exemple, lui refusait allégeance « parce qu’il l’avait tenu deux jours entiers à la pluie. »
  35. Nuffer, nom poétique qu’il s’était décerné. Voici le texte des vers auxquels nous faisons allusion: «Moi, Nuffer, je prendrai Londres. — En effet, quelle distance la sépare de l’Hindostan? »
  36. La colonne amenée par Nicholson à Delhi se composait de mille fantassins anglais (six cents hommes du 52e, quatre cents du 61e), de deux cents cavaliers du Moultan, et de la 17e batterie d’artillerie légère, commandée par le colonel Bourchier.
  37. Les correspondances envoyées de la ville à ce moment décisif, c’est-à-dire à partir du 30 août, renferment de curieux détails. Elles sollicitent le pardon des Anglais pour « le roi, les nobles et les citoyens de Delhi, qui sont innocens et abandonnés. » Nous y voyons mentionné le départ de 4,000 cavaliers irréguliers. La moitié des Sikhs enfermés dans Delhi se déclarent disposés à passer du côté des Anglais. Enfin le roi a paru devant son durbar, arrachant son turban, prenant sa barbe à deux mains, invoquant la vengeance céleste sur ceux dont la démence et la couardise l’ont amené à cette déplorable extrémité.
  38. Khajah-Khan-Raus, Mouzah-Warajaub-Hussein. — Voyez son récit entier dans l’Appendice de la Crisis in the Punjaub, p. 249.
  39. Le colonel Skinner, après avoir habité longtemps à Delhi comme résident et y avoir formé plusieurs corps irréguliers, avait fini par y établir sa famille.
  40. Une circonstance particulière explique l’espèce d’inaction relative où resta l’armée assiégeante pendant la journée du 15. On trouva réunies, à dessein, dit-on, dans les maisons occupées les premières, des quantités notables de bière, de vin et d’eau-de-vie. Épuisés de fatigue et dévorés par la soif, les assiégeans se précipitèrent sur ces boissons perfides, et il y eut un moment où leur intempérance, mieux mise à profit, eût pu compromettre la victoire obtenue. Le général Wilson dut ordonner la destruction de tout ce qui se trouvait dans les godowns ou entrepôts souterrains des marchands hindous. On répandit ainsi en pure perte des quantités énormes de liqueurs qui, en toute autre circonstance, auraient été achetées à grand prix et précieusement emmagasinées.
  41. Lettre 80 à M. Jacquemont père, à Paris.
  42. Lettre 85, au même.
  43. Lettre 68, au même.