Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 258-279).



III

SYNTHÈSE


......Réunir notre esprit et le monde
Dans les deux mains d’une très simple loi profonde.

E. V., l’Attente.


Après les évocations grandioses de la vie urbaine et de la prodigieuse évolution de la démocratie, il y eut comme un temps d’arrêt dans l’effort littéraire de Verhaeren. C’est un intermède lyrique d’opuscules où de courts poèmes célèbrent les douze mois de l’année, chantent les joies confiantes de l’amour conjugal, et font revivre les légendes flamandes en des récits pittoresques. Puis, c’est Toute la Flandre, ce monument élevé à la gloire de la patrie, où apparaissent, en une succession de tableaux, les villes, les rivages, les héros et les grands hommes du pays.

Mais bientôt Verhaeren poursuit son chemin à travers le monde terrestre : il traverse de nouveau les villes bruyantes, les champs fertiles qui bordent la mer, et les paysages qui se déroulent dans les Flamandes, les Moines, les Villes tentaculaires, les Campagnes hallucinées. Ainsi la spirale revient à son point de départ, si l’on s’en tient à la définition que Gœthe donne de l’évolution, mais c’est sur un plan supérieur, dans un cercle plus étroit, plus élevé, plus proche de la limite idéale et finale.

Verhaeren embrasse de nouveau le monde moderne, mais son regard, au delà des apparences, pénètre les causes. L’univers ne lui donnait auparavant qu’un ensemble de perceptions sensibles, qu’il transvaluait en données éthiques : il s’offre maintenant à lui, dans sa signification métaphysique, dont il dégage toute la valeur morale.

Ce n’est plus une vision fragmentaire où le poète rassemble, comme en un jeu de cartes, les images et les évocations qu’enfantent son imagination : c’est une chaîne vivante reliant tous les anneaux épars. Les apparences ne se présentent plus isolées et détachées, mais dans le cercle d’une fin suprême qui les enchaîne. Aussi son inspiration ne va-t-elle plus éclore en des poésies séparées, mais en poèmes qui seront des chapitres d’un poème universel. Car le monde revêt à ses yeux d’autres formes, depuis qu’il l’entrevoit dans un enthousiasme conscient. Le surmenage de l’époque ne lui apparaît plus comme un phénomène isolé, mais comme la manifestation d’un principe permanent d’activité, d’une énergie vitale ; ce n’est plus un accident, c’est l’affirmation d’une tendance originelle reflétant les aspirations de l’humanité tout entière. Et, de même que son inspiration lui faisait entrevoir une synthèse de l’énergie, de même la connaissance des lois qui régissent l’univers le conduit à un principe suprême, à une loi cosmique.

Les lois créées par l’exaltation lyrique enveloppent la réalité comme une voûte céleste. Elles ne reflètent plus les imaginations confuses de l’adolescent que trouble le spectacle de la vie ; on n’y sent plus des aspirations inconscientes, vagues, obscurément inquiètes, mais cette ardeur impatiente qui pousse l’homme à franchir les limites de la vie pour s’élever jusqu’à la frontière qui sépare le monde terrestre de l’irréel. C’est l’utopie, asservissant toutes les réalités, c’est le monde transformé par un rêve divin. Verhaeren découvre dans tout l’univers un effort cosmique. « Le monde est trépidant de trains et de navires[1]. » De tous côtés l’humanité se meut et s’agite : partout éclate l’énergie vitale, partout se poursuit la marche vers l’invisible, et peut-être vers l’inaccessible. Ces forces, qui lui apparaissaient autrefois séparément, se révèlent maintenant à lui dans leur intime cohésion ; à travers les actes inconscients des individus, il entrevoit un idéal : le but de l’humanité. Dans toutes les manifestations de la vie matérielle il découvre des forces éternelles : ivresse, énergie, triomphe, joie, erreur, attente, illusion. Et ces forces, ou plutôt ces formes d’une force essentielle, animent toute sa poésie. C’est ainsi que, dans les Visages de la Vie, il analyse le désir sous ses multiples aspects et ses fins diverses. Il suit ce sentiment dans les différentes sphères de l’activité humaine : il décrit toutes les inquiétudes, toutes les aspirations, toute la beauté du désir.

Mais ce ne sont pas seulement les manifestations humaines qui se révèlent à lui dans une connexité plus étroite. S’il traite un sujet qu’il avait abordé déjà dans ses ouvrages antérieurs, et qu’on compare, à son inspiration première, la forme définitive de sa pensée, on est frappé des progrès qu’atteste l’évolution des dernières années. Ainsi le vent lui avait inspiré un de ses premiers lieds : c’était alors un ouragan funeste, qui renversait les chaumières, ébranlait les cheminées, s’engouffrait violemment dans les maisons, et dévastait les champs, au souffle glacé de l’hiver. Force aveugle, splendide, mais inutile ; accident inexplicable, phénomène isolé de la nature. Maintenant le poète aperçoit, dans sa vision mondiale, le voyageur cheminant à travers l’éternité : le vent pousse les navires sur les mers ; il a traversé tous les pays ; il s’est imprégné du parfum des fleurs lointaines, qu’il nous apporte ; il pénètre en nous, comme une épice, nous ranimant et nous vivifiant. Le poète aime en lui une de ces forces qui contribuent à accroître le sentiment vital.

Si j’aime, admire et chante avec folie,
Le vent,
..................
C’est qu’il grandit mon être entier et c’est qu’avant

De s’infiltrer, par mes poumons et par mes pores,
Jusques au sang dont vit mon corps,
Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
Immensément, il a étreint le monde.[2]

L’arbre devient le symbole du renouvellement éternel de la force, de la lutte contre les rigueurs de l’hiver et du destin, de l’effort vers les beautés nouvelles du printemps. La montagne n’est plus pour lui une modification arbitraire des lignes d’un paysage, c’est une puissance qui enferme dans ses profondeurs les minerais et les sources, et dont les hauteurs offrent aux regards les vastes horizons des perspectives lointaines, La forêt, c’est le labyrinthe aux sentiers innombrables, c’est le chœur des voix multiples de la vie. Tout, dans la nature, nous rajeunit et développe notre vitalité.

Une transformation absolue des valeurs se produit, dans l’inspiration du poète, depuis qu’il voit le monde dans toute sa connexité. Le voyage, qui n’était pour lui qu’une fuite devant les réalités, devient la recherche des nouveautés lointaines, des possibilités inconnues. Le rêve n’est plus l’illusion, mais le passage de la réalité présente à la réalité future. L’Europe n’est plus à ses yeux un groupement de nations, une abstraction géographique : c’est le symbole grandiose de la conquête. Il ne méprise pas l’or et l’argent comme des agents de matérialisation dans la vie, mais estime en eux des stimulants qui nous poussent à de nouvelles ambitions. La mer, dont le rythme troublant se répercute sur toutes les côtes, n’est plus la force avide qui ronge la terre : c’est le flot sacré, symbole d’une énergie en perpétuel mouvement, c’est « la mer nue et pure, comme une idée[3] ». Dans la cohésion intime de toutes choses, le poète se sent en communion avec l’univers : il ne la perçoit plus, il l’aime ; la mer lui donne une impression physique.

Ma peau, mes mains et mes cheveux
Sentent la mer
Et sa couleur est dans mes yeux.[4]

De même que, chaque fois qu’il entre en contact avec les flots, il sent se renouveler son sentiment vital, de même il croit à une résurrection du corps au sein de la mer ; et l’émergence hors des flots lui apparaît comme un « nouveau moment de conscience ». Verhaeren est revenu à la conception d’une connexité universelle : il ne voit plus, dans la nature et dans l’humanité, d’apparences qui ne soient des symboles de l’instinct primordial de la vie, qui ne puissent stimuler et développer sa vitalité.

Ce sentiment détermine toutes ses impressions, et cette unité de ses sensations le porte à une harmonie analogue dans sa conception du monde. À l’unité de l’enthousiasme, correspond l’unité de l’univers, le sentiment moniste. Toute sensation nouvelle l’anime, l’élève, accroît son sentiment vital, de même toutes les manifestations, tous les actes doivent aboutir à une synthèse. Les diverses forces en présence créent une force unique : les lois multiples du monde se résument en une seule loi.

Toute la vie, avec ses lois, avec ses formes,
— Multiples doigts noueux de quelque main énorme —
S’entr’ouvre et se referme en un poing : l’unité.[5]

Au reste, cette énergie humaine, qui éclate dans toutes les formes de l’activité, n’est qu’une lutte générale contre un élément extérieur, contre un obstacle qui rend la vie plus difficile, plus stérile et plus douloureuse : obstacle qui comprime le sentiment vital. Cet élément, qui s’oppose au développement de l’humanité, c’est, pour Verhaeren, la domination de la nature, les mystères de l’intervention divine, la sujétion de l’homme à la fatalité, bref cette divinité étrangère. Dès que l’humanité ne dépendra que d’elle-même et de ses propres forces, elle goûtera pleinement toutes les joies de la nature.

La lutte de l’homme pour parvenir à la divinité, pour conquérir son indépendance et s’affranchir du hasard et du surnaturel, voilà la grande conception métaphysique qui se dégage de l’œuvre de Verhaeren. Ses derniers ouvrages n’ont d’autre objet que ce combat suprême livré par l’humanité pour se libérer de toutes les entraves forgées par la nature et qui s’opposent à son effort vers les éléments premiers des choses. Combat héroïque et décisif.

Rien n’est plus haut, malgré l’angoisse et le tourment,
Que la bataille avec l’énigme et les ténèbres.[6]

C’est la lutte contre l’obscurité, contre l’inconnu, contre les cieux, contre les lois qui stérilisent les énergies. Et, depuis mille ans, l’humanité marche inconsciemment vers ce but unique : l’indépendance qui la rendra maîtresse de ses destinées.

L’homme dans l’univers n’a qu’un maître, lui-même,
Et l’univers entier est ce maître, dans lui.[7]

Aujourd’hui encore, nous sommes à la merci du sort, d’aucuns diront de la Divinité. Triompher du sort, et substituer à ses caprices la loi de notre volonté propre, voilà le grand effort qui s’impose à nous dans l’avenir. Déjà nous avons remporté quelques victoires. Nous avons détourné la foudre, la force céleste la plus redoutable ; nous avons supprimé les distances, nous avons transformé les énergies naturelles, et, grâce aux mutualités, nous avons conjuré les fléaux de la nature. Chaque année est marquée par un progrès nouveau dans l’étude et dans le traitement des maladies ; et des éléments qui échappaient à toute prévision se soumettent aux calculs de la science.

Mais cet inconnu doit être de plus en plus la proie de l’homme, qui s’efforce de « fouiller l’inconnu[8] ». Le regard humain pénètre toujours plus avant dans les ténèbres souterraines et dans les mystères de l’univers.

Or aujourd’hui c’est la réalité
Secrète encor, mais néanmoins enclose
Au cours perpétuel et rythmique des choses,
Qu’on veut, avec ténacité,
Saisir, pour ordonner la vie et sa beauté
Selon les causes.[9]

Tous les hommes sont des soldats dans cette bataille pour l’affranchissement de l’humanité : tous combattent côte à côte, en rangs invisibles. Que l’un d’eux dérobe à la nature un secret scientifique, que tel autre crée une loi nouvelle ou anime l’univers au souffle de sa poésie, chacun arrachera un lambeau du voile qui couvre la réalité. À chaque pas que l’humanité fait à travers les ténèbres, à chaque victoire qu’elle remporte, la divinité perd de son pouvoir sur elle, jusqu’à ce qu’enfin il ne reste plus rien du Dieu de jadis, et que les mots d’humanité et de divinité se confondent insensiblement en une expression identique.

Héros, savant, artiste, apôtre, aventurier,
Chacun troue à son tour le mur noir des mystères
Et, grâce à ces labeurs groupés et solitaires,
L’être nouveau se sent l’univers tout entier.[10]

Si l’on s’élève à une conception aussi haute, les diverses professions humaines prennent une valeur poétique nouvelle.

Au premier rang des combattants, se présentent ceux qui se sont donné pour loi d’élargir le cercle de nos connaissances : ce sont les hommes de science. Seul peut-être parmi les poètes modernes, Verhaeren a élevé la science au même niveau que la poésie. Lui qui découvrait jadis dans l’industrialisme et dans la démocratie une nouvelle valeur esthétique, il découvre aussi à la science une valeur nouvelle, au point de vue moral et religieux. La science était un obstacle pour la plupart des poètes, qui redoutaient les lumières de la réalité. Elle dissipait les mythes, elle ébranlait les superstitions idéales, inséparables à leurs yeux de la poésie. Ils la trouvaient laide, parce qu’elle se présentait sans artifice et qu’ils n’en pénétraient pas la beauté intrinsèque. Aussi la valeur morale n’est-elle point ici dans la méthode, mais dans la fin. La science, pour Verhaeren, c’est le glorieux combat des héros nouveaux vers une conception nouvelle des choses : « Le monde entier est repensé par leurs cervelles[11]. » Il n’ignore pas que ces expérimentations fragmentaires qui, dans mille endroits à la fois, sanatoria, salles de cours, observatoires, laboratoires, se poursuivent aujourd’hui avec le concours de microscopes, d’analyses chimiques, de clichés photographiques, de pesées, de calculs, il sait que ces expériences, renouvelées et rapprochées les unes des autres, mettront sur la voie de grandes découvertes qui contribueront à accroître notre sentiment vital. Cet hymne qu’il consacre à la science est aussi un hymne à notre époque. Car, en aucun temps, l’homme n’a lutté avec une conscience plus vive pour élargir ses connaissances : jamais il ne montra plus d’ardeur pour acquérir des données nouvelles, pour aboutir à une nouvelle transvaluation.

L’acharnement à tout peser, à tout savoir
Fouille la forêt drue et mouvante des êtres.[12]

En paroles inspirées, Verhaeren célèbre la science comme le plus grand effort des temps présents et des temps passés. Il sait en effet que les formules que nous acceptons aujourd’hui comme les plus incontestables sont le prix d’une conquête laborieuse qui se poursuivait il y a mille ans ; il sait que ce sol que nous foulons aux pieds, avec insouciance, fut arrosé jadis du sang de martyrs.

Dites ! quels temps versés au gouffre des années,
Et quelle angoisse ou quel espoir des destinées.
Et quels cerveaux chargés de noble lassitude
A-t-il fallu pour faire un peu de certitude ?
................
Dites ! les feux et les bûchers ; dites ! les claies ;
Les regards fous, en des visages d’effroi blanc ;
Dites ! les corps martyrisés, dites ! les plaies
Criant la vérité, avec leur bouche en sang.[13]

Il n’oublie pas non plus que les conquêtes d’aujourd’hui ne sont encore que des hypothèses devant les vérités, de demain. L’erreur est inévitable, mais elle ouvre des horizons nouveaux. Ainsi que le dit fort justement le poète tchèque Brezina, tout but est une île flottante qui s’éloigne dès que nous approchons. Le but suprême, c’est l’effort, c’est la vie portée à son plus haut degré. Rien de banal dans l’optimisme de Verhaeren. Il est assez mystique pour comprendre que l’inconnaissable et l’inaccessible prêtent aux choses leur impénétrable beauté. Mais cette certitude ne doit pas altérer notre enthousiasme.

Partons quand même, avec notre âme inassouvie,
Puisque la force et que la vie
Sont au delà des vérités et des erreurs.[14]

Si certaines réalités nous demeurent éternellement intangibles, « plutôt que d’en peupler les coins par des chimères, nous préférons ne point savoir[15] ». Plutôt un monde sans dieux qu’avec de faux dieux, plutôt une connaissance incomplète qu’une connaissance mensongère.

Ici d’ailleurs, où les héros de la science touchent aux limites du savoir humain, d’autres combattants se tiendront à leurs côtés et leur porteront secours. Ce sont les poètes, dont l’inspiration franchira les bornes assignées à la science. Ils devront découvrir la synthèse entre la science et la religion, entre les puissances terrestres et divines, cette synthèse nouvelle qui peut se résumer ainsi : la foi religieuse en la science. Leur optimisme forcera l’humanité à croire en elle, comme jadis elle croyait aux dieux, sans preuves : pour cette religion nouvelle, ils exigeront une foi semblable à celle que les Pères de l’Église réclamaient autrefois pour les croyances anciennes. Aux négations premières de Verhaeren succède une affirmation triomphante. Lui, qui disait jadis, au début de son œuvre :

Toute science enferme au fond d’elle le doute,
Comme une mère enceinte étreint un enfant mort.[16]

il est aujourd’hui parmi les plus enthousiastes et les plus optimistes.

Là où quelques rares esprits se débattent encore,

Oh ! ces luttes là-haut entre ces dieux humains ! [17]

là où le savoir hésite sans trouver sa voie, les poètes doivent, avec un enthousiasme confiant, indiquer le chemin. À la certitude de la loi ils ajouteront les pressentiments du rêve ; tandis que d’autres provoqueront l’enthousiasme par leurs connaissances, eux provoqueront la connaissance par la force de leur conviction. S’ils viennent à manquer de preuves, la foi leur donnera l’assurance nécessaire. « Nous croyons déjà ce que d’autres sauront[18]. » Ils devinent l’inconnu, ils découvrent la vérité avant qu’elle se manifeste, ils formulent l’hypothèse avant qu’aucun argument ne l’appuie.

Pendant que se disputent et s’embrouillent encor,
À coups de textes morts
Et de dogmes, les sages.[19]

ils entrevoient déjà les idées nouvelles. Ils ont déjà des croyances qui s’imposeront dans la suite aux générations futures, et goûtent par avance des joies que seule la postérité connaîtra pleinement. Jamais le doute ne les effleure : ils prédisent avec certitude la conquête des airs, la disparition des maladies, une vie plus aisée et plus joyeuse ; ils n’imposent aucune limite au progrès, et leur inspiration triomphe de tous les obstacles. « Le cri de Faust n’est plus le nôtre ! [20] » Le problème du « oui » ou du « non » est depuis longtemps résolu par une affirmation énergique, s’écrie avec joie le poète : nous n’hésitons plus entre la possibilité et l’impossibilité de la connaissance ; et cette conviction confiante est la connaissance suprême de la vie. C’est à cet optimisme des poètes que devront s’abandonner les autres novateurs, c’est dans ce rêve idéal qu’ils puiseront les énergies nécessaires. Ainsi tous les hommes s’uniront pour assiéger les ténèbres, pour parvenir jusqu’à la divinité, afin

D’emprisonner quand même, un jour, l’éternité,
Dans le gel blanc d’une immobile vérité.[21]

Dans cette recherche de la vérité dernière, le Dieu-Homme qui doit se révéler à eux, les poètes et les savants sont les nouveaux saints d’une religion nouvelle, eux et tous ceux dont le front brûle de la fièvre du travail, dont les mains s’échauffent au feu des expériences, dont les nerfs se tendent à éclater, dont l’œil s’atrophie par la lecture des livres. C’est à eux que Verhaeren adresse cet hymne :

Qu’ils soient sacrés par les foules, ces hommes
Qui scrutèrent les faits pour en tirer les lois.[22]

L’admiration de Verhaeren pour les ouvriers de l’œuvre nouvelle, pour les « saccageurs d’infini[23] » va plus loin. Ce n’est pas seulement le poète ou le penseur, qui élargit l’horizon de la vie, ce sont tous ceux qui créent, qui travaillent. « Seul existe qui crée[24]. » Son hymne s’adresse également aux ouvriers qui, sans comprendre le but de leur travail, peinent chaque jour dans les mines : eux aussi, ils édifient des constructions sur la surface du sol ; ils élèvent des montagnes sur des étendues planes, ils projettent sur la mer les feux des phares, ils construisent des machines et les grands télescopes qui servent à l’étude des astres ; tous forgent l’outillage de la connaissance et préparent l’ère nouvelle.

Les marchands aussi, qui lancent leurs navires sur les eaux, qui relient les régions les plus éloignées, tissent la trame de la grande unité. Les commerçants qui dispersent l’or, qui activent la circulation artérielle du monde, prennent part également à la lutte contre les ténèbres. Leur entente fait la force de l’humanité et prépare l’heure proche, inévitable. Car

Il viendra l’instant, où tant d’efforts savants et ingénus,
Tant de génie et de cerveaux tendus vers l’inconnu,
Quand même, auront bâti sur des bases profondes
Et jaillissant au ciel, la synthèse du monde ! [25]

C’est l’heure où, dans des aurores embrasées, luiront les jours de l’avenir. Des milliers d’êtres travailleront, combattront, jusqu’à ce que vienne celui qui posera la pierre dernière de l’édifice, « le tranquille rebelle[26] », le Christ de cette nouvelle religion.

C’est que celui qu’on attendait n’est point venu,
Celui que la nature entière
Suscitera un jour, âme et rose trémière,
Sous les soleils puissants non encore connus ;
C’est que la race ardente et fine,
Dont il sera la fleur,
N’a point multiplié ses milliers de racines
Jusqu’au tréfonds des profondeurs.[27]

Cette évocation s’élève, ardente et fervente, dans l’œuvre de Verhaeren. L’humanité chemine sans relâche. Jadis l’univers était, pour elle, rempli de la divinité. « Jadis tout l’inconnu était peuplé de dieux[28]. » Puis un Dieu unique s’empara du droit et de la puissance. Mais, d’année en année, l’humanité a surpris les secrets de cet inconnu. Peu à peu elle a soumis le sort à ses lois, la foi à la connaissance, la peur au courage. La puissance divine tombe insensiblement aux mains des hommes, qui, de plus en plus, gouvernent leur vie, jusqu’à ce qu’enfin ils soient maîtres de toutes choses : sans cesse ils se dégagent des liens qu’ils n’ont pas forgés eux-mêmes, ils s’affranchissent de la nature pour l’asservir à leur tour.

La volonté du sort
Devient de plus en plus la volonté humaine.[29]

L’homme incarnera les dieux, il s’identifiera avec les destins : ses frères seront ses saints, et la terre son paradis. Cette idée, Verhaeren l’a exprimée sous une forme admirable dans son dernier volume, grâce au symbole d’Adam et Ève. Ève, après avoir été chassée, retrouve un jour la porte du paradis, toute ouverte. Mais elle ne la franchit pas, car sa joie suprême, son paradis sont dans l’activité et dans la volupté terrestres. Jamais les voluptés de la vie et de la terre n’ont été plus fortement, plus ardemment exaltées que dans ce symbole. Jamais on n’a chanté avec plus d’enthousiasme que ce poète l’hymne de l’humanité, — peut-être parce que plus que tout autre il avait prêché, avec une opiniâtreté farouche, la négation de la vie. Sans cesse, dans une harmonie, éclatent des notes opposées qui s’accordent. Le dernier conflit entre l’homme et la nature s’apaise dans le sentiment extatique de l’humanité divine.

Ainsi se referme, d’une façon imprévue, le cercle de l’évolution de Verhaeren. L’œuvre de l’homme mûr évoque ses jours d’adolescence sur les bancs du collège de Gand, où s’était assis également Maeterlinck, l’autre grand Flamand. Tous deux, après s’être égarés, se sont retrouvés au point culminant de leur existence, dans une même conception du monde. Car la pensée dernière de Maeterlinck, qui se reflète dans la Sagesse et la Destinée, est que le sort de l’homme est en lui-même, que son progrès dernier et son devoir suprême est de subjuguer le destin, la réalité, et Dieu. Cette pensée profonde, qui a fleuri, à deux reprises, sur la terre flamande, est le résultat de deux inspirations différentes. Maeterlinck l’a recueillie dans la mystique du silence, Verhaeren l’a fait jaillir du tumulte de la vie. Ce n’est pas dans la pénombre des rêves qu’il a trouvé son Dieu : c’est dans la lumière des rues, partout où l’homme travaille, partout où, parmi les heures pénibles, fleurit la fleur tremblante de la joie.

  1. « La Conquête » (la Multiple Splendeur).
  2. « À la gloire du vent » (la Multiple Splendeur).
  3. « L’Eau » (les Visages de la Vie).
  4. « Au bord du quai » (idem).
  5. « La Conquête » (les Forces tumultueuses).
  6. « Les Cultes » (les Forces tumultueuses).
  7. « Les Villes » (les Forces tumultueuses).
  8. « La Ferveur » (la Multiple Splendeur).
  9. « Vers le futur » (les Villes tentaculaires).
  10. « La Folie » (les Forces tumultueuses).
  11. « La Conquête » (les Forces tumultueuses).
  12. « Vers le futur » (les Villes tentaculaires).
  13. « La Recherche » (les Villes tentaculaires).
  14. « L’Erreur » (les Forces tumultueuses).
  15. « La Ferveur » (la Multiple Splendeur).
  16. « Méditation » (les Moines).
  17. « Les Penseurs » (la Multiple Splendeur).
  18. « La Science » (les Forces tumultueuses).
  19. « L’Action » (les Visages de la Vie).
  20. « La Science » (les Forces tumultueuses).
  21. « Les Penseurs » (la Multiple Splendeur).
  22. « La Science » (les Forces tumultueuses).
  23. « Et quel fervent éclair ils lançaient de leurs mains
    Quand leur vaste raison, héroïque et profonde,
    Saccageait l’infini et recréait le monde ! »
     « Les Penseurs » (la Multiple Splendeur).

  24. « La Mort » (la Multiple Splendeur).
  25. « La Recherche » (les Villes tentaculaires).
  26. « L’Attente » (les Visages de la Vie).
  27. Id. (idem).
  28. « La Folie » (les Forces tumultueuses).
  29. « Ma Race » (les Forces tumultueuses).