Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 245-257).



II

LE LYRISME UNIVERSEL


Il faut aimer, pour découvrir avec génie.
E. V., Un Soir.


Pour comprendre l’œuvre de Verhaeren comme œuvre d’art, il ne faut pas perdre de vue que ce poète est un pur lyrique. Et, par lyrique, il ne faut pas entendre seulement un homme qui écrit en vers, mais, dans une acception plus élevée, un homme pour qui tout devient une source d’émotion lyrique, un homme qui se sent en communion avec l’âme universelle des choses. Il existe des affinités secrètes entre la constitution intime d’un individu et ses instincts, le but de ses énergies, sa conception du monde. Un mathématicien sera tout naturellement conduit à créer une certaine harmonie, une certaine loi de constance, entre les rapports de toutes les valeurs du Cosmos. Verhaeren, poète lyrique, anime de son lyrisme toutes les forces de l’univers. Ne disons pas qu’il s’est limité à la poésie. Bien au contraire, il en a brisé les cadres étroits, il a vivifié toutes les formes littéraires, au souffle ardent de son inspiration. Dans toute son œuvre, on ne peut citer qu’un ouvrage qui soit écrit en prose. C’est un petit recueil de nouvelles, qui date de ses débuts, et qu’on ne trouve plus en librairie. Verhaeren le considérait, d’ailleurs, comme un essai : il n’avait pas encore trouvé sa formule définitive ; nous en avons la preuve, puisque lui-même mit plus tard en vers l’une des nouvelles de ce recueil, l’histoire du sonneur dans la tour brûlante. Je citerais maints poèmes de lui, qui, à vrai dire, ne sont pas autre chose que des nouvelles, et d’autres où l’on suit une intrigue, le jeu d’une action dramatique et d’où la poésie paraît absente ; mais en tous on sent vibrer un sentiment poétique, tous sont lyriquement conçus. Son enthousiasme éclate même dans sa critique artistique et dans cet admirable ouvrage sur Rembrandt, où, s’abandonnant à des souvenirs personnels, il nous révèle la force des liens qui attachent l’artiste au milieu dans lequel il se développe. Et plus d’un de ses poèmes n’est qu’une formule esthétique immatérialisée. L’origine du langage, le phénomène social de l’émigration, l’antagonisme économique de l’agriculture et de l’industrialisme, voilà des questions qui ne semblent se prêter qu’à des études réfléchies, méthodiques et synthétiques. Mais Verhaeren, et c’est le trait dominant de sa nature, ne peut traiter avec calme un sujet : consciemment ou non, il s’enthousiasmera, et son émotion l’arrachera à la banalité des contingences. Poésie, philosophie, art, tout pour lui devient une source de poésie. D’ailleurs, tous les grands poètes d’aujourd’hui, Walt Whitman, Dehmel, Carducci, Rilke, Stefan George, quand ils sont parvenus à un certain développement artistique, n’admettent plus, pour leur inspiration, d’autre forme que le lyrisme. Le lyrisme, adopté comme formule esthétique, ne se développe que par l’abandon de tout autre forme poétique.

De l’œuvre de Verhaeren se dégage un lyrisme universel, un enthousiasme débordant, une vision grandiose du monde, évoluant, à travers toutes choses, dans un effort puissant et continuel. Le poète ne se propose pas de décrire l’univers à travers des poèmes isolés, de l’analyser en impressions multiples, mais de le résumer en un poème magnifique. Il n’observe pas : il s’émeut. Un tel lyrisme ne peut puiser sa force que dans des émotions violentes. Ce n’est pas, comme chez beaucoup, dans de tièdes crépuscules, dans de troublantes mélancolies, que jaillira l’expression lyrique. Une joie impétueuse de vivre exalte le poète : ardeur qui s’exaspéra jusqu’au paroxysme au cours de sa crise, se changea plus tard en un pur enthousiasme, mais qui fut toujours une ardeur vitale.

Les impressions, chez Verhaeren, n’agissent pas seulement sur les centres nerveux : elles échauffent le sang, contractent les muscles, déterminent une tension violente qui libère de toutes ses énergies latentes un cerveau plein de force et de santé. Le désir de créer de la force est l’émotion lyrique essentielle de Verhaeren. Il veut enthousiasmer les autres, il veut s’enthousiasmer lui-même, car l’enthousiasme est toujours un état plus avancé de l’extase. S’exalter, exercer ce « pouvoir magique de s’hypnotiser soi-même[1] », telle est la fin de son lyrisme. Lorsqu’il s’abandonne à son inspiration, il se parle à lui-même, il se donne cette impulsion dont les autres ressentiront le contre-coup. Maintenant, point de regrets stériles dans son œuvre, point de plainte, point de désir : partout une force, une richesse débordante. Jamais de découragement : toujours un incessant effort vers la vie. Sa poésie n’incline pas à la rêverie, comme la musique ; elle ne symbolise pas, comme la peinture : elle agit, à la façon d’un vin généreux.

Son lyrisme fortifie et décuple toutes les sensations, il triomphe de tous les obstacles, il aboutit à un allégement, à une béatitude, à une ivresse délicieuse, détachée de tout lien matériel. Cette ivresse à laquelle il s’élève est, pour le poète, « non seulement la glorification de la nature, mais la glorification même d’une vision intérieure ». Son attitude n’est point l’indifférence ou la douleur : c’est le geste sublime et irrésistible d’une main qui se tend vers le monde, qui adjure l’humanité, animant et réchauffant tous les courages. Geste toujours spontané et communicatif par lequel le poète s’élance vers les choses, se dégageant de la matière. Celui qui pénètre cette poésie sent battre ses artères, éprouve un besoin irréfléchi d’activité, se sent gagné par un enthousiasme qui le pousse à l’action. Et c’est là le terme de cette poésie : vivifier les sensations, animer l’esprit, réchauffer le cœur, développer les énergies et décupler les forces vitales.

Ce n’est pas seulement cette émotion essentielle qui distingue Verhaeren de tous les poètes qui transposent dans leurs vers des tristesses, des désirs, des intrigues et de la douleur. Verhaeren se meut dans une autre sphère : je dirais volontiers qu’il faut voir en lui un poète du jour. Nos poètes modernes semblent s’exalter dans les ténèbres : leur esprit indécis se plaît à la pénombre des crépuscules, où les choses s’adoucissent, et revêtent naturellement une forme poétique. Comme Tristan, ils ont horreur de la lumière, qui dissipe le rêve ; ils s’entourent de clair-obscur. Les vrais lyriques, au contraire, ont toujours chanté le jour : tels les Grecs, auxquels le monde apparaissait, sous l’éclat du soleil, dans son éternelle et joyeuse beauté : tels tous ceux qui, comme l’Américain Walt Whitman, se sentent pleins de force et d’énergie. Dehmel est un des rares en Allemagne qui ose regarder l’univers en face, sans crainte d’en être blessé. Verhaeren, lui, se sent attiré par la netteté et l’intensité des impressions, par l’éclat des couleurs. Il ne considère pas les choses dans leur sommeil, alors qu’elles s’offrent d’elles-mêmes à l’inspiration du poète, il les contemple au grand jour, alors qu’elles semblent se défendre et se raidir contre les atteintes du lyrisme. Il goûte le jour, qui accuse les contrastes, la lumière, qui réchauffe le sang, la pluie qui pénètre la peau, le vent qui fouette les nerfs ; il aime le froid, le bruit, tout ce qui nous heurte violemment et nous force à réagir. Aux formes souples et molles, il préfère les contours arrêtés. Il sourit à la sombre et menaçante Tolède plutôt qu’à la douce Florence aux rêves d’or. Son esprit mâle et combattif se plaît aux paysages tourmentés et tragiques ; il recherche les grandes villes bruyantes, où l’air est chargé de fumées et d’émanations délétères.

Sa nervosité n’a rien de maladif. Il ne vibre pas, à la moindre excitation, pour se trouver ensuite désarmé devant une impression trop violente. Ses sens ne sont pas non plus émoussés : ils sont sains et normaux, ils ressentent profondément les sensations vives du dehors. Au rebours des autres poètes qui s’exaltent à la plus petite sollicitation et restent impuissants en face d’un spectacle qui dépasse leur sensibilité, Verhaeren ne se laisse pas facilement impressionner, mais, s’il est violemment heurté, il réagit fortement. L’art est, à ses yeux, un combat. Il n’aime pas les choses « poétiques » qui se présentent à lui dans tout le charme de leur beauté, mais bien celles qu’il faut conquérir et dominer. Par là s’affirme le caractère vraiment mâle de son art. Personne, en lisant son œuvre, ne serait tenté de l’attribuer à une femme, et il faut bien d’ailleurs reconnaître que notre poète n’a pas encore trouvé un public féminin. Ce n’est pas un élégiaque en effet, c’est un lutteur aux prises avec toutes les forces vives, et leur arrachant les voiles de leur intime beauté.

Cette recherche et cette conquête d’impressions individuelles devient bientôt la conquête du monde entier. Car Verhaeren se refuse à rejeter une sensation quelconque sous prétexte qu’elle apparaîtrait comme dépourvue de lyrisme : il ne veut pas distraire quelque élément de cette masse homogène que forme la réalité. Cette réalité, il la forge au gré de son inspiration, il la coule dans le moule d’un vaste poème lyrique. Voilà le secret de son œuvre, voilà le but de ses efforts. Et nous sentons, du même coup, combien il s’éloigne de la généralité des poètes. Ceux-ci s’abandonnent au monde extérieur : ils recueillent les sensations qui voltigent autour d’eux, comme de légers papillons, et viennent se fixer dans leurs vers, épinglées avec amour. Verhaeren, lui, saisit l’âme universelle des choses : il transforme l’univers, et le recrée par l’effort de son enthousiasme. Il est le poète lyrique que Carducci décrit en des vers inoubliables ; non pas le fainéant qui somnole, non pas le jardinier qui fleurit les parterres et cueille, pour les dames, des violettes aux corolles tremblantes,

Il poèta e un grande artiere,
Che al mestiere
Fece i muscoli d’acciaio,
Capo ha fier, collo robusto,
Nudo il busto,
Duro il braccio, e l’occhio gaio.

Ce « piccia, piccia », ce rythme de Carducci, ce marteau d’airain retombant sur l’enclume, nous révèle le mouvement poétique de Verhaeren. Tous ses poèmes sentent le travail, la lutte acharnée : le poète ne s’y raconte pas. Ses manuscrits évoquent l’image d’un champ de bataille. Ce n’est pas un poète de circonstances, comme Goethe : il ne s’abandonne pas à une impression soudaine et fugitive : il anime de son lyrisme une idée complexe, qu’il s’agisse d’une perception sensible ou d’une donnée philosophique. Sa passion avive d’abord cette pensée, que son lyrisme forge ensuite sous le marteau sonore du rythme et métamorphose en poème. Les « flamandes », les « moines » le séduisent comme autant de problèmes particuliers : ce sont comme des champs de lyrisme qu’il circonscrit, qu’il laboure, qu’il ensemence pour les abandonner ensuite à tout jamais. Car un sujet a cessé de l’intéresser dès qu’il en a fait jaillir toute la poésie latente. La lutte, pour lui, est continuelle, et ce sont chaque jour des projets nouveaux à ébaucher, une tâche nouvelle à entreprendre. Cette méthode ne plaira sans doute pas à l’amateur profane, qui voit dans le lyrisme une source d’émotion préexistante : elle séduira l’artiste, qui en appréciera la vigoureuse concision, l’effort synthétique et conscient se traduisant, non pas en un poème, mais en une œuvre lyrique complète. L’art de Verhaeren, le travail de sa vie ne sauraient s’expliquer par un sentiment quelconque, non plus que par un simple enthousiasme. Une telle conception a ses lois tout comme une pièce de théâtre, et ces lois ont leur principe dans les forces vives de l’intelligence, dans cet instinct d’acquisition et de distribution rationnelle des connaissances, et surtout dans ce besoin d’unité qui n’admet aucune lacune, aucune incertitude. Dans l’œuvre de Verhaeren s’affirme une volonté lyrique d’une puissance admirable. Il n’a pas exploité une formule esthétique toute faite : ses veines étaient gonflées d’un lourd sang germanique, et, de même que l’adresse physique lui manquait, lui faisait défaut fort heureusement cette facilité de l’artiste qui s’élève rapidement à un niveau moyen. Son œuvre, sa forme, son rythme, sa conception du monde, sa philosophie et son éthique, tout en lui atteste le travail, la création pénible d’une passion ardente et d’une volonté tenace ; mais la vie s’y manifeste aussi, dans toute sa puissance organique. Car Verhaeren est de ceux qui apprennent lentement et sûrement, non point avec l’expérience des autres, mais avec leur expérience personnelle. De tels esprits n’oublient pas, ils ne laissent rien se perdre. Ils croissent comme les forces de la nature, semblables à ces vieux arbres dont la sève s’épanouit d’anneau en anneau et qui, chaque année, s’élèvent plus haut vers le ciel, dans un horizon plus vaste et plus infini.

L’œuvre de Verhaeren est le produit d’un labeur continu, acharné, qui puisa sa force dans les sources mêmes de la vie : aussi est-il aisé d’en suivre le développement et la croissance, dans sa trame harmonieuse et vivante. Mieux qu’aucune œuvre lyrique moderne, elle semble dans son évolution profondément humaine symboliser l’enchaînement des saisons. C’est l’éveil du printemps, la torpeur de l’été, puis la maturité de l’automne, et la clarté froide de l’hiver, se succédant par dégradations insensibles.

À ses débuts, alors que d’autres sont déjà parvenus au terme de leur évolution littéraire, Verhaeren dut lutter pour donner à sa pensée une forme personnelle. Il ne pénétra pas du premier coup dans l’intimité du monde extérieur : longtemps il s’absorba dans la contemplation pittoresque de ses manifestations purement externes. Puis il s’essaya, comme un élève, et s’affermit bientôt, se dégageant brusquement de toute entrave.

Nous le voyons ensuite, dans le plein épanouissement de son évolution littéraire et de sa perception du monde : il se crée une forme propre, l’univers se révèle à lui dans l’harmonieuse correspondance de ses lois internes et de ses apparences sensibles. Élève autrefois, le voici maître de la matière, capable de découvrir et d’enseigner les énergies latentes de l’univers, les principes des forces vives, et l’immatérielle éternité de la matière changeante. De la contemplation passive, il s’est haussé jusqu’à la création artistique et passionnée. La fin de l’art n’est-elle pas de nous dévoiler les lois du monde, de convertir en forces conscientes les forces inconscientes ? De la réalité, l’art s’élève aux sphères suprasensibles, à la foi, à la religion. Comme tous les poètes auxquels la vie s’est révélée dans son organique splendeur, Verhaeren, dans son propre développement, suit les stades qui marquent l’évolution ascensionnelle de l’humanité.

  1. Albert Mockel, Émile Verhaeren.