Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 280-303).



IV

LA FERVEUR ÉRIGÉE EN ÉTHIQUE


La vie est à monter et non pas à descendre.

E. V., les Rêves.

Il faut admirer tout pour s’exalter soi-même
Et se dresser plus haut que ceux qui ont vécu.

E. V., la Vie..


L’unité, voilà l’idéal métaphysique que Verhaeren s’est formé dans sa conception de la vie, — conception d’abord synoptique et passionnée, puis de plus en plus méthodique et logique. Lui-même, au cours d’une enquête, se référait à cette idée, dont il faisait un des éléments de son programme poétique :

La poésie me semble devoir aboutir prochainement à un très clair panthéisme. De plus en plus les esprits droits et sains admettent l’unité du monde. Les anciennes divisions entre l’âme et le corps, entre Dieu et l’univers, s’effacent. L’homme est un fragment de l’architecture mondiale. Il a la conscience et l’intelligence de l’ensemble dont il fait partie… Il se sent enveloppé et dominé et en même temps il enveloppe et il domine. Il devient en quelque sorte, à force de prodiges, ce Dieu personnel auquel ses ancêtres croyaient. Or, je le demande, est-il possible que l’exaltation lyrique reste longtemps indifférente à un tel déchaînement de puissance humaine et tarde à célébrer un aussi vaste spectacle de grandeur ? Le poète n’a qu’à se laisser envahir à cette heure par ce qu’il vit, entend, imagine, devine, pour que les œuvres jeunes, frémissantes, nouvelles, sortent de son cœur et de son cerveau[1].

Mais les grands poètes ne découvrent jamais de principe intellectuel, de précepte moral, qui ne reflète le fond même de leur nature intime.

De nombreux procédés d’investigation s’offrent aux penseurs, aux observateurs réfléchis : il n’est, pour le poète lyrique, d’autre philosophie poétique de la vie, qu’une observation s’élevant au lyrisme. L’emploi des mesures et des calculs, une étude raisonnée des lois de la pesanteur conduiront le philosophe à l’unité de la connaissance. Le poète, lui, ne discernera l’évolution du monde vers l’harmonie et l’unité qu’à travers une extase et dans un enthousiasme débordant. Dans sa propre admiration, il reconnaîtra une loi cosmique ; il fera de son lyrisme une condition vitale. Pour le poète « toute la vie est dans l’essor ». Verhaeren, qui ne décrivit jamais les choses dans leur état statique, mais dans leur activité interne, ne conçoit l’univers que dans une agitation perpétuelle et passionnelle.

La passion a toujours gouverné ses rapports avec le monde extérieur. Il s’est échauffé au contact de la vie, comme un amoureux en présence de la femme qu’il désire. Seule le satisfait la possession de ce pour quoi il a lutté. Nous n’avons aucune action sur les choses, tant que nous nous bornons à les regarder avec un calme insouciant comme nous considérerions un spectacle, un tableau qui se déroulerait à nos yeux. Pour saisir les rapports qu’elles ont avec nous, les liens qui rattachent le poète à l’univers, et tous les hommes entre eux, il faut passer de l’analyse à l’évaluation, il faut ressentir une sympathie ou une antipathie personnelles. Déjà, la première crise qu’avait traversée Verhaeren lui avait révélé la stérilité de la négation : au sortir de cette crise il avait compris que nous ne pouvons vraiment prendre contact avec le monde extérieur, que si nous l’acceptons, que si nous en affirmons l’existence, que s’il nous inspire de l’amour ou de l’enthousiasme.

Pour vivre clair, ferme et juste,
Avec mon cœur, j’admire tout
Ce qui vibre, travaille et bout
Dans la tendresse humaine et sur la terre auguste.[2]

Nous n’avons vraiment d’action sur les choses qu’autant que nous en avons, à un point de vue très général, pénétré la beauté, l’impérieuse nécessité, la vie intime. L’univers réclame de nous une adhésion absolue. Aussi la loi de notre développement est-elle d’accroître notre pouvoir de compréhension et d’admiration, de nous sentir dans une communion de plus en plus étroite avec le monde extérieur. Il ne suffit pas d’observer, ni même de comprendre. Un phénomène n’entre à vrai dire dans le domaine de notre conception, que lorsqu’il est accepté par nous dans sa véritable signification, dans sa rigoureuse nécessité.

Pour dégager les lois des choses — et la beauté n’est jamais que l’incarnation d’une invisible loi naturelle — il faut d’abord les avoir reconnues avec enthousiasme, puis avoir accepté leur nécessité. « Il faut aimer, pour découvrir avec génie[3]. » Aussi devons-nous toujours nous efforcer de dominer les tendances négatives de notre nature, nous défendre contre toute exclusion, tuer en nous l’esprit critique, accroître notre sens du positif, et rendre l’affirmation possible. Là encore, Verhaeren rencontre l’idéal dernier de Nietzsche : « La préservation de soi, la défense des approches nécessitent une déperdition de forces, une déperdition de l’énergie, dans un but purement négatif[4]. » La critique est stérile. Sur ce point, comme sur tous les autres, Verhaeren est un relativiste de valeurs : il sait qu’elles se transforment sans cesse pour aboutir à une valeur suprême. Et c’est pourquoi l’enthousiasme, qui n’est que le symbole de la survaluation, lui semble une force plus puissante pour nous acheminer vers la conception d’une justice supérieure que la justice soi-disant absolue. Car, et c’est un point fondamental, il y a moins de risque que d’avantage à exagérer, par notre admiration, l’importance des choses, étant donné d’ailleurs qu’elles conservent leur valeur intrinsèque, indépendante de nos sympathies ou de nos antipathies ; cette exagération à laquelle nous conduit notre imagination est en effet purement psychique. « Aimer, c’est s’asservir ; admirer, se grandir[5]. » En développant sans cesse, avec une intensité toujours nouvelle, notre force d’admiration, nous nous enrichissons, et nous voyons au contraire s’appauvrir ces êtres pusillanimes qui n’ont que des conceptions fragmentaires et ne peuvent se représenter l’ordre général de l’univers. Plus on admire, plus on possède.

Il faut admirer tout pour s’exalter soi-même
Et se dresser plus haut que ceux qui ont vécu
De coupables souffrances et de désirs vaincus.[6]

L’admiration, dans sa signification la plus haute, c’est la subordination à une cause externe. Plus on dompte son orgueil, plus on s’élève. Il faut plus d’énergie pour se maîtriser soi-même et se dévouer, par admiration, que pour s’enorgueillir et mépriser les autres.

Et voici qu’un nouveau problème éthique apparaît pour Verhaeren. Il conçoit toute une gradation de valeurs, d’après le degré de liberté et de franchise qu’un homme peut mettre dans son admiration. Le plus avancé, à ce point de vue, c’est celui qui ne se dérobe à aucune impression, qui s’oublie lui-même dans toutes les manifestations de la vie. C’est dans cette ardeur à se donner que se marque le progrès moral.

Oh ! vivre et vivre et se sentir meilleur
À mesure que bout plus fervemment le cœur ;
Vivre plus clair, dès qu’on marche en conquête ;
Vivre plus haut encor, dès que le sort s’entête
À dessécher la force et l’audace des bras.[7]

Cet enthousiasme universel et continu doit être si vif qu’au terme de cette évolution, l’âme est saisie de vertige. La loi lyrique de l’extase suprême devient ainsi la norme éthique.

Il faut en tes élans te dépasser sans cesse,
Être ton propre étonnement.[8]

Par sa conception d’un enthousiasme perpétuel, Verhaeren a créé l’équivalent poétique d’un autre instinct humain, également puissant : il a opposé un idéal éthique à un idéal métaphysique. Si, jusqu’ici, le désir de la connaissance, cette lutte sublime pour la conquête de l’inconnu, semblait seule capable de lier, par un rapport éternellement vivant, l’humanité et les forces nouvelles qui s’offraient à elle, une admiration continuelle, qui s’exalte jusqu’à l’extase, révèle un instinct peut-être plus précieux encore. Admirer, c’est plus que comprendre et que connaître. Il est plus beau de se donner entièrement, par amour, que de s’abandonner à une curiosité universelle. « Tout affronter vaut mieux que tout comprendre[9]. » Car, au fond de toute connaissance, subsiste un reste d’égoïsme, une trace de l’orgueil que provoque la conquête, tandis que l’admiration ne renferme qu’un sentiment d’humilité, de cette humilité profonde qui contribue à l’épanouissement absolu de la vie.

La connaissance est souvent obligée de s’arrêter en face d’énigmes redoutables : les ténèbres obscurcissent à chaque instant la voie dans laquelle elle s’engage. Dans l’admiration, dans l’extase, aucune limite ne s’impose au moi. Si maintes valeurs se refusent à la connaissance, aucune ne se dérobe entièrement à l’admiration. Les moindres phénomènes prennent de l’importance, pour qui les considère avec sympathie. Et plus ils nous paraissent considérables, plus notre vie s’élargit, plus notre moi se développe dans l’infini. L’œuvre éthique suprême, pour un homme vraiment supérieur, sera de découvrir, dans chaque objet, la plus haute valeur qu’il recèle, de dégager cette valeur des obstacles dont l’entourent l’indifférence ou l’antipathie. La sublime grandeur d’un noble enthousiasme sera de ne point s’effrayer des résistances que la réalité semble lui opposer. Lorsque la beauté en est absente, on y découvre une force qui, par sa puissance, atteint encore à la beauté. Si la nature nous paraît parfois étrangère et laide, dans le sens que nous avons admis jusqu’ici, ce sera pour nous une œuvre admirable que de trouver en elle une signification esthétique nouvelle. Découvrir, dans un monde nouveau, ces attraits ignorés, voilà l’œuvre considérable d’un effort poétique qui parvient de l’état d’inconscience à l’état de conscience, qui, de la connaissance, s’élève jusqu’à la loi.

Verhaeren a compris le caractère sublime de ces grandes villes qui paraissent à tous stériles et déplaisantes ; tous les poètes avaient horreur de la science, qui leur semblait exclure le lyrisme : Verhaeren l’a chantée comme la manifestation la plus noble de la vie. Il n’ignore pas en effet que tout se métamorphose sans cesse, que « ce qui fut hier le but est l’obstacle demain[10] », et qu’inversement l’obstacle d’aujourd’hui sera le but de la génération prochaine. Il a dégagé la puissance poétique des conceptions où s’est marqué, dans ces dernières années, au sein des cités nouvelles, le mouvement architectonique. Il a compris les grands magasins comme de vastes entrepôts pour la vie intellectuelle, comme des réserves nouvelles de forces pour les diverses manifestations artistiques, ainsi que furent jadis les cathédrales. Dans la fumée des grandes villes, il a vu, pour les peintres, des colorations nouvelles, pour les philosophes, des problèmes qui ne s’étaient pas encore posés. Il a prévu que les choses dont la grandeur nous semble aujourd’hui sans attrait se révéleraient bientôt à nous dans leur harmonique beauté. L’enthousiasme pour les forces inconnues triomphe, chez Verhaeren, de la résistance que lui oppose le respect de la tradition. Il a rendu service à notre époque en reconnaissant, en proclamant le premier les grands impressionnistes, tous les novateurs de l’art et de la poésie. N’écarter aucune nouveauté, n’être étranger à aucune manifestation, c’est pour lui comprendre le monde, en dégager la véritable vie. L’échelle des valeurs aboutit là-haut à cet idéal absolu de l’admiration universelle, admiration pour le futur en même temps que pour le présent, pour l’intime correspondance de chaque être avec son époque, avec son milieu.

Cette admiration infinie anéantit l’égoïsme, obstacle éternel aux relations vraiment humaines ; elle nous met en communion fraternelle avec le monde extérieur, elle rend également possible une certaine égalité dans les rapports entre hommes. La Multiple Splendeur, cet ouvrage où le poète a dégagé la formule définitive de ses conceptions éthiques, devait primitivement s’intituler : Admirez-vous les uns les autres. L’idéal le plus élevé y était ce don de soi-même qui se répand et s’offre au monde, à l’humanité entière. L’énergie, la force, et par suite la conquête, l’oppression, n’y affirment pas, comme dans les œuvres précédentes, le sens profond de la vie : il chante la bonté, l’effusion qui se livre et nous unit à tout. Seule, l’admiration extatique peut atteindre à un tel degré de grandeur.

Il faut aimer, pour découvrir avec génie.[11]

L’admiration et l’amour sont les forces les plus puissantes du monde. L’amour sera la forme dernière des relations futures, il sera le principe de tous les rapports terrestres, le fondement de l’entente sociale.

L’amour dont la puissance encore est inconnue,
Dans sa profondeur douce et sa charité nue,
Ira porter la joie égale aux résignés ;
Les sacs ventrus de l’or seront saignés
Un soir d’ardente et large équité rouge ;
Disparaîtront palais, banques, comptoirs et bouges ;
Tout sera simple et clair, quand l’orgueil sera mort,
Quand l’homme, au lieu de croire à l’égoïste effort,
Qui s’éterniserait, en une âme immortelle,
Dispensera vers tous sa vie accidentelle ;
Des paroles, qu’aucun livre ne fait prévoir,
Débrouilleront ce qui paraît complexe et noir ;
Le faible aura sa part dans l’existence entière,
Il aimera son sort — et la matière
Confessera peut-être, alors, ce qui fut Dieu.[12]

Cet idéal moral tout nouveau, Verhaeren l’a résumé en termes plus élevés, plus amples, comme une table de la loi, dans la formule suivante :

Si nous nous admirons vraiment les uns les autres,
Du fond même de notre ardeur et notre foi,
Vous les penseurs, vous les savants, vous les apôtres,
Pour les temps qui viendront vous extrairez la loi.

Nous apportons, ivres du monde et de nous-mêmes,
Des cœurs d’hommes nouveaux dans le vieil univers.
Les Dieux sont loin et leur louange et leur blasphème ;
Notre force est en nous et nous avons souffert.

Nous admirons nos mains, nos yeux et nos pensées,
Même notre douleur qui devient notre orgueil ;
Toute recherche est fermement organisée
Pour fouiller l’inconnu dont nous cassons le seuil.

S’il est encor là-bas des caves de mystère
Où tout flambeau s’éteint ou recule effaré,
Plutôt que d’en peupler les coins par des chimères
Nous préférons ne point savoir que nous leurrer.

Un infini plus sain nous cerne et nous pénètre ;
Notre raison monte plus haut ; notre cœur bout ;
Et nous nous exaltons si bellement des êtres
Que nous changeons le sens que nous avons de tout.

Cerveau, tu règnes seul sur nos actes lucides ;
Aimer, s’est s’asservir ; admirer, se grandir ;
Ô tel profond vitrail, dans l’ombre des absides,
Qui reflète la vie et la fait resplendir !


Aubes, matins, midis et soirs, toute lumière
Est aussitôt muée en or et en beauté,
Il exalte l’espace et le ciel et la terre
Et transforme le monde à travers sa clarté[13]

Cette force qui, par l’enthousiasme, nous permet de nous reconnaître en tout, de communier avec tout ce qui a une existence tangible, c’est le panthéisme, c’est la conception germanique du monde. Mais, chez Verhaeren, le panthéisme parvient à son expression la plus haute. L’identité, pour lui, ne nous donne pas simplement une représentation intellectuelle du monde extérieur : elle nous fait participer à sa vie. Nous ne nous sentons pas seulement semblables aux choses, d’âme et de corps : nous nous sentons indissolublement liés à elles. Quiconque admire une force extérieure, au point de pénétrer jusqu’au principe intime qui l’anime, de se dissoudre et de s’anéantir pour s’absorber entièrement en elle, se sent vraiment identique à elle, en cette minute d’extase. L’extase n’est pas, ainsi que le signifie le sens grec du mot, le fait de s’extérioriser et de se perdre, mais au contraire de se retrouver dans les choses. Et c’est par là que la conception cosmique de Verhaeren dépasse le panthéisme. Il ne se contente pas de communiquer avec le monde extérieur, de se refléter en lui : il vit de la vie universelle. Il ne sent pas seulement son sang se répandre dans les êtres qui l’entourent. À vrai dire, il ne sent plus son propre sang : la sève ardente du monde bouillonne dans ses artères. Je ne sais rien de plus vibrant que ces minutes où Verhaeren s’abandonne à une ivresse cosmique sans égale, où le monde extérieur et la notion de son propre Moi se confondent en lui :

Je ne distingue plus le monde de moi-même,
Je suis l’ample feuillage et les rameaux flottants,
Je suis le sol dont je foule les cailloux pâles
Et l’herbe des fossés où soudain je m’affale
Ivre et fervent, hagard, heureux et sanglotant.[14]

Toutes les formes de la nature ont ému sa sensibilité :

J’existe en tout ce qui m’entoure et me pénètre.[15]

Tous les phénomènes extérieurs lui apparaissent comme des manifestations de sa propre activité, comme des instants de sa propre existence :

Oh ! les rythmes fougueux de la nature entière
Et les sentir et les darder à travers soi !
Vivre les mouvements répandus dans les bois,
Le sol, les vents, la mer et les tonnerres ;
Vouloir qu’en son cerveau tressaille l’univers.[16]

Les vagues de l’enthousiasme sont ici de plus en plus fortes : l’appel à l’union, grâce à une admiration universelle, devient une objurgation de plus en plus pressante :

Magnifiez-vous donc et comprenez-vous mieux ! [17]

Si l’humanité n’a pu pendant longtemps s’élever à des rapports harmonieux, c’est parce qu’elle manquait d’enthousiasme. Les hommes étaient sceptiques et méfiants, « Magnifiez-vous donc et comprenez-vous mieux », leur crie Verhaeren, « admirez-vous les uns les autres ». Dans cette phase dernière de la connaissance, il se rencontre de nouveau avec ce poète américain qui, après une évolution très différente, exalte lui aussi, dans son poème Parti de Paumanok, la passion et l’enthousiasme suprêmes :

Je dis que nul homme jusqu’ici n’a été assez pieux de moitié,
Nul encore n’a assez adoré ni professé le culte de moitié,

Nul n’a commencé de songer combien divin il est lui-même et combien certain est le futur[18].

La véritable volupté réside dans cette exaltation suprême. Aussi les conceptions idéales de Verhaeren ne sont-elles pas des règles froides, inertes, mais bien un hymne vibrant.

Aimer avec ferveur soi-même en tous les autres
Qui s’exaltent de même en de mêmes combats
Vers le même avenir dont on entend le pas ;
Aimer leur cœur et leur cerveau pareils aux vôtres
Parce qu’ils ont souffert, en des jours noirs et fous,
Même angoisse, même affre et même deuil que vous.

Et s’enivrer si fort de l’humaine bataille
— Pâle et flottant reflet des monstrueux assauts
Ou des groupements d’or des étoiles, là-haut —
Qu’on vit en tout ce qui agit, lutte ou tressaille
Et qu’on accepte avidement, le cœur ouvert,
L’âpre et terrible loi qui régit l’univers.[19]

Éterniser, transformer en un sentiment vital, permanent et rigoureux, ces instants mystiques de l’extase, ces minutes d’identité que chacun de nous a connus aux époques décisives de son existence, telle est l’intention dernière de Verhaeren. Sa conception du monde se ramène à cet idéal d’une identité du Moi et du monde extérieur, identité qui s’impose comme une sensation continue et que la passion renouvelle sans cesse.

Lorsque tout nous apparaît, non plus comme un objet d’observation mais comme une sensation vitale, il en résulte un enrichissement tel de notre être, que la volupté pénètre dans notre vie jusqu’alors végétative, insouciante et somnolente. Ce n’est pas tel ou tel plaisir isolé auquel tend l’art de Verhaeren, mais le plaisir unanime que donne la vie sous toutes ses formes. Ce qu’il dit de Juliers, le héros flamand : « l’existence était sa volupté[20] », représente également l’expression de son désir le plus vif. Il veut la vie, non pas seulement pour remplir les courts moments qui sont accordés à chacun de nous, mais pour goûter pleinement le bonheur de vivre, la jouissance qui témoigne, à chaque instant, de la réalité de notre existence. C’est dans un semblable moment d’exaltation qu’il s’écrie :

Il me semble jusqu’à ce jour n’avoir vécu
Que pour mourir et non pour vivre.[21]

Voilà un cri qui traduit, en termes inoubliables, l’extase dernière de la vitalité : le sentiment vital ici est synonyme de volupté suprême.

Une fois de plus, comme dans bien d’autres parties de l’œuvre du poète, le cercle se ferme ; le terme de la connaissance revient à son point de départ ; nous retrouvons un sentiment inné, instinctif, parvenu à un état de conscience parfaite. Le premier et le dernier ouvrage de Verhaeren, les Flamandes comme les Rythmes souverains, chantent la force de la vie. Mais dans le premier la vie apparaît, sous sa forme sensible, comme un plaisir physique inconscient : dans le dernier, se révèle un sentiment vital raisonné qui parvient à son épanouissement complet.

Toute l’évolution de Verhaeren — qui s’accorde, sur ce point, avec les grands poètes allemands, avec Nietzsche et Dehmel — tend, non pas vers la limitation des instincts primordiaux, mais vers leur développement logique. Ses derniers livres ainsi que ses premiers ouvrages renferment des descriptions de son pays, mais son horizon s’est élargi au spectacle de l’univers. Ainsi le sentiment vital reparaît dans son œuvre comme le sens véritable de la vie : mais il s’est exalté de toutes les connaissances acquises, de toutes les victoires remportées. La passion, qui n’était autrefois qu’une rébellion désordonnée, est devenue une loi, un instinct où se manifeste la joie de vivre et le plaisir sous toutes ses formes. Verhaeren a maintenant l’orgueil légitime de sa force :

Je marche avec l’orgueil d’aimer l’air et la terre,
D’être immense et d’être fou
Et de mêler le monde et tout
À cet enivrement de vie élémentaire.[22]

La santé des races fortes, qu’il chantait autrefois en pensant aux gars et aux filles de sa patrie, il la célèbre maintenant en lui. L’identité entre le monde et son moi est si parfaite, que, lorsqu’il veut exalter la beauté de l’univers, il se voit obligé de la considérer en lui et dans son propre corps. Lui qui, jadis, haïssait ce corps comme une prison dont l’homme ne peut s’évader, lui qui voulait se « cracher soi-même », emprunte à son moi une des strophes dont il compose son hymne à l’univers :

J’aime mes yeux, mes mains, ma chair, mon torse
Et mes cheveux amples et blonds,
Et je voudrais, par mes poumons,
Boire l’espace entier pour en gonfler ma force.[23]

S’il exalte sa propre personnalité, ce n’est pas par vanité, mais par gratitude. Il ne voit, dans son corps, qu’un organisme qui lui permet de goûter la beauté, la puissance, toutes les splendeurs du monde, et de ressentir, avec une profonde émotion, la joie universelle des choses. Quoi de plus admirable que ce cri de reconnaissance que l’homme mûr adresse à ses yeux, à ses oreilles, à sa poitrine, qui lui font apprécier la beauté du monde avec la même intensité qu’auparavant :

Soyez remerciés, mes yeux,
D’être restés si clairs, sous mon front déjà vieux,
Pour voir au loin bouger et vibrer la lumière ;
Et vous, mes mains, de tressaillir dans le soleil ;
Et vous, mes doigts, de vous dorer aux fruits vermeils
Pendus au long du mur, près des roses trémières.

Soyez remercié, mon corps,
D’être ferme, rapide, et frémissant encor
Au toucher des vents prompts ou des brises profondes ;
Et vous, mon torse clair et mes larges poumons,
De respirer au long des mers ou sur les monts,
L’air radieux et vif qui baigne et mord les mondes.[24]

C’est ainsi qu’il célèbre tout ce qui se rattache à lui par une affinité quelconque : son corps, sa race, ses ancêtres, auxquels il doit l’existence ; son pays, qui lui a donné la jeunesse ; les villes qui découvrent à ses regards d’amples horizons ; il chante l’Europe et l’Amérique, le passé et l’avenir. Et comme il se sent lui-même fort et sain, il voit le monde entier également sain et harmonieux. C’est là, dans la poésie de Verhaeren, un sentiment nouveau qui ne s’était peut-être encore rencontré chez aucun poète : l’amour de l’univers, la joie de vivre ne sont pas pour lui émotion intellectuelle, au contraire, l’unité cosmique lui est comme un plaisir physique qui échauffe le sang, qui envahit les nerfs et les muscles. Les strophes du poète, ainsi que Bazalgette le dit fort justement, sont véritablement « une décharge d’électricité humaine[25] ». La joie devient une exaltation corporelle, une ivresse, un épanouissement sans égal :

Nous apportons, ivres du monde et de nous-mêmes,
Des cœurs d’hommes nouveaux dans le vieil univers.[26]

Aucune désharmonie ne s’accuse plus entre les différents poèmes de Verhaeren. C’est un débordement d’enthousiasme, un enivrement de soi-même ; l’extase suprême du sentiment vital domine à présent les effervescences isolées d’autrefois, elle s’élève aujourd’hui fière et forte, elle semble un être vivant qui tiendrait dans ses mains une torche dont la flamme se dresse, dans un mouvement joyeux et triomphal, vers l’avenir, « vers la joie ».

Nous touchons ici au terme de l’évolution éthique de Verhaeren. Et sans doute aucune exaltation, aucune connaissance nouvelle ne pourrait transformer ni anoblir cette forme suprême de beauté. Dans cette conception finale, se révèle une richesse extraordinaire de forces et toute l’inspiration d’un de nos écrivains les plus hardis et les plus admirables. La force lui apparaissait jadis comme le véritable sens du monde : une connaissance plus approfondie lui enseigne que c’est la bonté, l’admiration. Il voit dans cette dernière force — maintenant aussi intensément intérieure qu’elle s’appliquait jadis aux manifestations purement extérieures — non plus un instrument de conquête, mais un dévouement à l’humanité, à la nature, une humilité sans bornes. Cette connaissance ultime apparaît comme un arc-en-ciel réconciliateur, qui efface l’étrangeté sauvage et l’apparente hétérogénéité des premières œuvres du poète. Au-dessus des Forces tumultueuses brille la Multiple Splendeur. Et l’on peut dire de Verhaeren cette parole appliquée par lui à l’humanité :

La joie et la bonté sont les fleurs de sa force.[27]

  1. G. Le Cardonnel et Ch. Vellay, la Littérature contemporaine.
  2. « Autour de ma maison » (la Multiple Splendeur).
  3. « Un soir » (les Forces tumultueuses).
  4. Nietzsche, Ecce Homo (trad. Henri Albert).
  5. « La Ferveur » (la Multiple Splendeur).
  6. « La Vie » (idem).
  7. « L’Action » (les Visages de la Vie)
  8. « L’Impossible » (les Forces tumultueuses).
  9. « Les Rêves » (la Multiple Splendeur).
  10. « L’Impossible » (les Forces tumultueuses).
  11. « Un soir » (les Forces tumultueuses).
  12. « Le Forgeron » (les Villages illusoires).
  13. « La Ferveur » (la Multiple Splendeur).
  14. « Autour de la maison » (la Multiple Splendeur).
  15. « La Joie » (idem).
  16. « L’En-avant » (les Forces tumultueuses).
  17. « À la louange du corps humain » (la Multiple Splendeur).
  18. Walt Whitman, Feuilles d’herbe (trad. Léon Bazalgette).
  19. « La Vie » (la Multiple Splendeur).
  20. « Guillaume de Juliers » (les Héros).
  21. « Un matin » (les Forces tumultueuses).
  22. « Un matin » (les Forces tumultueuses).
  23. Id. (idem.)
  24. « La Joie » (la Multiple Splendeur).
  25. Léon Bazalgette, Émile Verhaeren.
  26. « La Ferveur » (la Multiple Splendeur).
  27. « Les Mages » (la Multiple Splendeur).