Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 158-170).



IV

LE RYTHME DE LA VIE


Dites, les rythmes sourds dans l’univers entier !
En définir la marche et la passante image
En un soudain langage ;
................
Prendre et capter cet infini en un cerveau,
Pour lui donner ainsi sa plus haute existence.

E. V., le Verbe.


La surexcitation est le rythme même de la vie moderne. La ville et la foule qui y circule ne connaissent jamais de parfait repos. Jusque dans leur silence trépide encore l’inquiétude secrète d’une passion contenue : c’est une attente, une tension nerveuse, une fièvre lente. L’énergie fait partie intégrante des foules et des grandes villes, au point que jamais ne s’arrête leur activité. Le sentiment du repos leur est contraire ; il annihilerait, anéantirait au plus intime d’elles cet élément de nouveauté. Certes, la ville et la foule ne connaissent pas tous les jours ces grandes explosions de la passion, qui les font ressembler à des volcans, au moment desquels les rues, pareilles à de grandes artères, semblent charrier des fleuves de sang, où tous leurs muscles paraissent contractés, où les cris et les enthousiasmes jaillissent ainsi qu’une flamme. Mais il est en elles comme un ferment qui paraît n’attendre pour lever que cet instant, de même que tout homme moderne éprouve au fond de son âme comme une attente, une inquiétude devant la nouveauté, devant l’avenir que lui réserve demain la vie. Les villes et la foule de leurs habitants sont dans une incessante vibration. Si l’individu, pris en particulier, ne connaît pas d’excitation, si ses nerfs ne vibrent pas toujours d’une agitation personnelle, ils vibrent cependant comme de la résonnance de la note sourde du monde. Les oscillations de la grande ville se prolongent jusque dans notre sommeil. Le rythme nouveau, celui de notre vie, n’est qu’une perpétuelle agitation.

Aussi bien le poète qui veut vraiment s’accorder au sentiment contemporain doit participer lui-même, en quelque façon, à l’excitation d’une époque continuellement en éveil, dont les sens et les nerfs sont toujours inquiets. Il faut qu’inconsciemment le battement de son cœur soit réglé sur le rythme du monde qui l’entoure. Neurasthénique sans cesse en éveil, sa sensibilité maladive doit être en proie à l’attente et à l’inquiétude. Mais, en outre, il doit être capable de spontanéité, de cette force qui fait jaillir les grandes explosions. Nous le voulons pareil à ces masses urbaines chez lesquelles un rien peut susciter une violente passion. Comme elles, il doit se laisser entraîner par l’ivresse de sa propre force. Les foules populaires sont jusqu’à un certain point des organismes semblables à notre corps : il n’y a point en elles d’excitation individuelle ; aucune partie ne saurait s’allumer ni s’enflammer seule, mais chaque excitation particulière trouve sa réponse spontanée dans une réaction de l’ensemble. Il en va de même pour le poète. Son excitation poétique ne doit pas être limitée à un seul sens : pour avoir la puissance nécessaire, il faut qu’elle secoue le corps tout entier comme un courant électrique. Son rythme doit correspondre au rythme vital de son organisme. Ses ondes doivent étroitement envelopper tout sentiment et toute pensée. À chaque excitation, à chaque sensation particulières, c’est la sensibilité concentrée de son énergie vitale qui doit répondre. Nietzsche l’expose merveilleusement dans Ecce Homo : l’ampleur, le besoin d’un grand rythme donne la mesure de l’inspiration, et doit correspondre à sa force d’expansion, à sa tension. Jusqu’à un certain point, le poète moderne doit être une sorte de microcosme où se reflète le monde plus vaste de la foule dans toute sa passion, monde dans lequel, aussi, l’excitation de l’individu n’a ni objet, ni importance, monde dans lequel importe seul l’irrésistible débordement de toute la masse en fermentation.

Le rythme de la vie moderne doit passer à travers ses poèmes. Rappelons à ce propos quelle signification nous entendons donner à ce mot : rythme. En dernière analyse, le rythme d’un être c’est sa respiration. Toute créature vivante, organisée, possède une fonction respiratoire scandée par les battements de son cœur, marquant un repos entre l’instant où il donne et celui où il reçoit. Ainsi se comporte un poème — j’entends un poème digne de ce nom — bien qu’il ne soit pas un être vivant, possédant un corps animé. La diversité des mouvements du rythme est en rapport direct avec la différence des temps de pause dans la respiration. Celle-ci diffère chez l’homme dans la tranquillité, dans l’agitation, dans la joie, dans l’angoisse, dans l’extase. Toute impression correspond à un rythme. Comme chaque personnalité poétique est représentative d’une des formes de la passion, il faut que chaque poète trouve son rythme particulier qui exprime sa particularité poétique, de même que la langue prend chez lui une accentuation et une forme dialectique, si je puis dire, individuelles. Pour comprendre le rythme de Verhaeren, il faut nous souvenir de la modalité fondamentale de sa première impression poétique, que nous comparerons avec celle de ses prédécesseurs. Victor Hugo nous donne le rythme grave, ailé et large de l’orateur, dont la prédication ne s’adresse jamais à l’individu mais à la nation tout entière. Chez Baudelaire, c’est le rythme, régulier à la façon d’un hymne, du prêtre de l’Art. Verlaine a la mélodie inégale et douce comme un murmure de l’homme qui parle dans un rêve. Chez Verhaeren, le rythme est celui de l’homme qui se presse, qui court, qui s’agite et qui se passionne. Il est souvent irrégulier ; on y perçoit le halètement d’un homme poursuivi qui se précipite vers son but, le bruit des pas qui trébuchent sur le chemin ; on y sent une surabondance qui s’irrite devant l’impossibilité d’aller plus loin. Mais, chez Verhaeren, l’énergie rythmique n’est jamais intellectuelle ; elle n’est ni dans l’expression verbale ni dans la musique : elle s’affirme purement émotive et corporelle pour ainsi dire. Ce n’est pas seulement le système nerveux qui entre en vibration et en résonnance, ce n’est pas le mot prononcé qui ébranle l’air, mais, de toutes les parties de l’organisme, comme si toutes les cordes nerveuses subissaient en même temps l’effort de la tempête, surgissent l’effroi et l’extase que donne la fièvre. Jamais sa poésie n’est à l’état de repos, semblable en cela à la foule. Il incarne toujours le rythme, en son vrai sens, c’est-à-dire la passion mise en mouvement. Une excitation perpétuelle s’y fait sentir. L’activité y est continue et ne s’attarde pas plus à la méditation qu’au rêve. Et véritablement tous ses poèmes sont nés d’une cinématique réelle : jamais il n’en composa un vers assis devant une table de travail. Il compose à travers champs, à la cadence des mouvements de son corps, et le rythme accéléré de sa marche se retrouve dans son poème. On peut y reconnaître la course précipitée du sang dans les artères, et cette passion infatigable qui l’arrache sans cesse à la tranquillité. On sent qu’en lui l’impression est si forte qu’il cherche à s’en débarrasser et qu’il veut fuir son propre corps. La sensation à ce degré d’importance devient douloureuse ; elle l’accable, et tout le poème n’est rien autre chose que la révolte de son corps qui se raidit pour la délivrance. Semblable à la rébellion d’une foule qui soudain se livre à toute son excitation jusqu’ici refrénée et brise les entraves qui, depuis des siècles, asservissaient ses passions, le flot passionné du verbe, après un trop long silence, jaillit de la bouche du poète. Ces cris, ces « élans captifs dans le muscle et la chair[1] » sont une véritable délivrance corporelle, quelque chose comme l’apaisement après une convulsion, comme l’allégement qui vous vient à pouvoir respirer quand nul poids n’écrase plus votre poitrine. L’homme en proie à la passion ne peut s’en délivrer que par des gestes impétueux, des cris, des pleurs, par n’importe quelle action qui n’est pas le repos. La délivrance du poète est toute dans les paroles et dans le rythme : « L’homme à vous prononcer respirait plus à l’aise[2] », dit-il de l’homme que l’excès de son émotion force à parler, à créer le Verbe.

C’est donc une dynamique entièrement corporelle qui crée le rythme chez Verhaeren. Les preuves de telles assertions sont malaisées, car l’état de création est le domaine inaccessible de l’inconscient. Cependant il est des instants où l’on peut avoir l’intuition de cette vérité : ce sont ceux où le poète recrée, en quelque sorte, son œuvre, où il la relit. Par une sorte de processus artificiel, par un phénomène de mémoire, le poète retrouve l’impression première ; elle pèse de nouveau sur lui qui doit alors s’en délivrer une fois encore. Ceux qui ont eu la bonne fortune de voir Verhaeren réciter ses vers savent combien le rythme de son corps est inséparable de celui de son poème. L’émotion se scande avec des mots vibrants, tandis que le geste s’y accorde. Le regard tranquille s’aiguise et semble pénétrer le papier. Le bras se dresse comme pour une conjuration. Les doigts se tendent, et en se séparant, comme d’un coup électrique, marquent la césure et martellent le vers. Dans la voix, les mots se précipitent et se changent presque en cris pour traverser l’espace. Son geste implique l’effort inouï de celui qui veut s’arracher à soi-même, ce geste du poète, magnifique dans sa volonté de quitter la terre, de sortir de soi-même, d’abandonner la marche lourde des mots pour un vol de la passion. L’homme se confond avec la nature en une seconde de merveilleuse identité.

Les os, le sang, les nerfs font alliance
Avec on ne sait quoi de frémissant
Dans l’air et dans le vent ;
On s’éprouve léger et clair dans l’espace,
On est heureux à crier grâce,
Les faits, les principes, les lois, on comprend tout ;
Le cœur tremble d’amour et l’esprit semble fou
De l’ivresse de ses idées.[3]

Chaque fois que Verhaeren lit ses vers, il se retrouve dans ce premier état créateur. C’est d’abord une délivrance de la douleur ; c’est ensuite de la volupté. Le mot bondit sans cesse, comme un animal déchaîné, en un rythme farouche. D’abord lent, ce rythme s’élève avec précaution ; il s’accélère ensuite, puis, de plus en plus sauvage, il arrive à la monotonie de l’enivrement, à une rapidité croissante où il trouve des sonorités éclatantes qui rappellent le roulement de fer d’un train rapide vertigineux. Comme une locomotive — car, avec Verhaeren, de telles images sont bien plus justes que les anciennes comparaisons avec Pégase — le poème prend un élan bruyant qu’active seulement un bruit analogue à celui que produisent les brèves explosions d’une automobile. En réalité, c’est ce rythme de locomotive, ce roulement ininterrompu, qui donne souvent aux vers de Verhaeren l’illusion de la vitesse des cadences. Le poète raconte lui-même qu’il lui est souvent arrivé d’écrire ses poèmes en chemin de fer : il y trouvait du plaisir, et ce rythme, bruyant et régulier, mettait de la fièvre dans ses vers. Il a merveilleusement décrit la volupté de la vitesse, lorsque, au passage d’un train mugissant, elle se répand dans ses artères. La houle du vent qui fait gémir les arbres, l’élan forcené de la mer qui brise son écume sur le rivage, l’écho multiplié du tonnerre dans la montagne, tous ces bruits formidables, ce sont les rythmes de ses poèmes. Et ces rythmes, qui s’accordent à toutes les sonorités, à toutes les fortes excitations, sont tour à tour brusques, coléreux et surexcités.

Oh ! les rythmes fougueux de la nature entière
Et les sentir et les darder à travers soi !
Vivre les mouvements répandus dans les bois,
Le sol, les vents, la mer et les tonnerres ;
Vouloir qu’en son cerveau tressaille l’univers ;
Et pour en condenser les frissons clairs
En ardentes images,
Aimer, aimer, surtout la foudre et les éclairs
Dont les dévorateurs de l’espace et de l’air
Incendient leur passage ![4]

Mais ce qui est la trouvaille de Verhaeren, c’est d’avoir transformé en rythme poétique, non seulement les voix de la nature, mais aussi les bruits du nouvel ordre de choses, le tumulte des villes, le sourd grondement des fabriques. On peut y entendre le heurt du marteau, le murmure dur et régulier des roues, le ronflement des métiers, le sifflement des locomotives. Avant lui les poètes se plaisaient à faire passer dans l’harmonie de leurs vers la monotonie des sources, dont l’eau chante en s’égrenant sur les roches, ou la voix susurrante du vent. Mais lui laisse la parole aux choses neuves : dans le nouveau poème, c’est le rythme de la ville qui déborde, ce rythme de fièvre et d’agitation, cette trépidation nerveuse de la foule, ce flot incessant d’une mer qui monte et qui frappe les anciens rivages. De là cette allure des lignes qui tantôt montent et tantôt descendent, cette soudaineté inattendue, cet imprévu. Les bruits nouveaux de l’industrie sont ici transformés en musique et en poésie.

Renonçant à n’exprimer que des sentiments individuels, pour n’être plus que le porte-parole de la foule, le rythme s’amplifie et s’agite davantage : ce n’est plus celui d’un seul homme. Les premiers poètes se servaient de mots encore vierges ; chacune de leurs paroles et chacun de leurs cris exprimaient le sentiment dans sa plénitude, jusqu’à l’explosion. Ils découvraient eux-mêmes, en s’exaltant, la souffrance, le mal, le plaisir, le bien ; ils

Confrontaient à chaque instant
Leur âme étonnée et profonde
Avec le monde.[5]

Mais les poètes qui veulent être modernes doivent confronter leur âme avec l’âme collective. Leur plus vif désir doit être de trouver non seulement leur expression personnelle, mais chercher — plus loin qu’elle encore — à représenter poétiquement et musicalement une parfaite identité entre eux-mêmes et leur temps. Car les poètes sont les dépositaires d’un grand patrimoine.

… En eux seuls survit, ample, intacte et profonde
L’ardeur
Dont s’enivrait, devant la terre et sa splendeur,
L’homme naïf et clair aux premiers temps du monde,
C’est que le rythme universel traverse encor
Comme aux temps primitifs leur corps.[6]

Dès lors, ils n’ont plus qu’à se raconter eux-mêmes, lorsqu’ils sont parvenus à adapter le battement de leur cœur à celui de l’univers, au rythme des villes qu’ils habitent, au rythme des foules qui depuis leur enfance les entourent, au rythme enfin des choses temporelles comme à celui des choses de l’éternité.

Ils doivent être le cœur du monde, cœur qui bat à chaque coup du grand marteau et qui suit chaque excitation, chaque accélération et chaque arrêt du sentiment inondant tout l’organisme. C’est de leur vie que les poètes doivent apprendre leur rythme, grâce auquel ils reconquerront l’harmonie perdue qui jadis existait entre le monde et l’œuvre d’art.

  1. « Le Verbe » (la Multiple Splendeur).
  2. « Le Verbe » (la Multiple Splendeur).
  3. « Les Heures où l’on crée » (les Forces tumultueuses).
  4. « L’En-Avant » (les Forces tumultueuses).
  5. « Le Verbe » (la Multiple Splendeur).
  6. « Le Verbe » (la Multiple Splendeur).