Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
Mercure de France (p. 144-157).



III

LA FOULE


Mets en accord ta force avec les destinées
Que la foule, sans le savoir,
Promulgue, en cette nuit d’angoisse illuminée.

E. V., la Foule.


L’événement considérable que fut la constitution des villes modernes n’a été, en dernière analyse, possible qu’en raison de l’organisation de l’énorme masse populaire et de la répartition de ses forces. Organiser, c’est assembler des éléments économiques disparates, pour en former un organisme, à l’image d’un être vivant et animé, où rien n’est superflu, où tout est nécessaire, c’est unifier la matière en lui donnant la pensée en même temps qu’une chair et qu’un squelette, sans lesquels il n’y aurait pour elle ni force, ni possibilité d’être. La ville a, si l’on peut dire, fondu les forces dispersées dans les campagnes ; elle en a créé une matière nouvelle dont elle a fait la foule. Toutes les anciennes forces de l’activité individuelle, elle les a transformées en énergie mécanique, où l’homme n’est plus qu’une sorte de manivelle, une roue en mouvement. Chaque individualité s’est trouvée partout ligaturée : une nouvelle individualité s’est fabriquée, celle de la masse. Dès lors, la foule apparaît comme un fait nouveau. Durant des siècles, ce ne fut qu’un symbole et qu’un concept. La logique nous amenait à concevoir la somme de la population dans des pays entiers. Jamais on n’avait pu avoir le sentiment de la compréhension d’une unité immédiate. Certes, le passé a connu les armées nombreuses, les hordes guerrières et les tribus nomades, mais ce n’étaient que de fugitives concentrations, sans stabilité ni constance, incapables de se créer une personnalité, de dégager une valeur esthétique et morale. D’ailleurs ces armées que la légende, au cours des siècles, nous a représentées comme des masses considérables, celles de Tamerlan, des Perses, les légions romaines, combien semblent-elles piètres comparées aux agglomérations humaines de New-York, de Londres ou de Paris. Notre temps seul a connu cet Oppidomagne où la foule semble s’être soudée pour l’éternité, tenue qu’elle est par des rivets de fer, jointe comme les rayons d’une roue formidable. Maintenant seulement, cette masse se comporte comme un être vivant, maintenant elle croît et multiplie comme une forêt. Dans l’ordre spirituel, la démocratie l’a transformée encore : à ce corps elle a ajouté un cerveau, en obligeant la foule à ne se reposer que sur elle-même et à ne se soumettre qu’à elle-même. Jadis, la seule réalité dans un pays en était le souverain ; la foule, lointaine, invisible et éparpillée, ne représentait qu’une idéale abstraction. Aujourd’hui, dans les grandes villes, le peuple est une nouvelle hydre : c’est lui qui possède la vie et l’existence réelles, et, s’il se donne un souverain, celui-ci ne sera rien que la représentation populaire, qu’un symbole passager de son éternelle organisation.

Ceci est une création du dix-neuvième siècle, une valeur nouvelle dans notre état vital, avec quoi il faut compter, et qui, dans notre développement, n’a pas moins d’importance que toutes celles du passé. Walt Whitman, auquel il faut toujours revenir quand il s’agit de Verhaeren, bien que celui-ci — disons-le expressément — ait accompli une évolution pareille mais tout à fait indépendante, Walt Whitman a dit : « La science moderne et la démocratie semblaient mettre la poésie au défi de leur faire place dans ses énonciations, en opposition aux poèmes et aux mythes du passé[1]. »

Donc, tout poète moderne devra compter avec la masse démocratique. Il en devra considérer la synthèse, comme il ferait d’un être vivant, d’un homme ou d’un dieu. Dans son drame utopique, les Aubes, Verhaeren a placé la foule au nombre des personnages, et, pour expliquer le sens de sa vision intérieure, il a ajouté cette remarque d’ordre technique : « Les groupes agissent comme un seul personnage à faces multiples et antinomiques. » Car pareille aux images des dieux hindous, elle a cent bras, mais elle n’a qu’un cri, qu’une volonté, qu’une énergie, qu’un cœur : « le cœur myriadaire et rouge de la foule[2]. » Cent années de communauté dans la peine et dans l’espérance ont fondu les éléments divers en une unité, et lui ont créé une sensibilité nouvelle. Sans sommeil, inquiète comme un dangereux fauve, elle vit dans les cités géantes. Elle connaît toutes les passions de l’individu, la vanité, la faim et la colère ; tous les vices et tous les crimes sont en elle comme en lui. Mais chez elle tout atteint à une grandeur inconnue. Tout dans ses passions franchit la mesure ordinaire : on ne les saurait prévoir, et, par là, elles acquièrent un sens nouveau et en quelque sorte divin. Les anciens dieux étaient formés à l’image de l’homme, qu’ils représentaient au centuple de sa force et de son intelligence. La foule, aujourd’hui, est la synthèse des énergies individuelles ; elle est la prolifique réunion de toutes les passions.

L’individu naît avec la foule ; sans elle, il disparaît. Chacun de nous, consciemment ou non, dépend de son pouvoir. L’homme moderne ne saurait se soustraire à l’influence des autres hommes. Ce n’est plus l’homme des champs, berger ou chasseur, qui ne dépendait que de la colère du ciel, des caprices de la terre, des orages et de la grêle, du hasard enfin, qu’il revêt de l’image auguste de son Dieu. Les sentiments de l’homme moderne sont déterminés par le milieu auquel il appartient. Le monde l’entraîne dans sa marche et lui impose ses propres instincts. Nous sentons tous socialement, et pas un instant notre imagination ne peut supprimer ceux qui nous précèdent et ceux qui nous environnent, et qui sont comme l’air que nous respirons. Nous pouvons fuir leur présence ; mais ce qui a pénétré d’eux-mêmes en nous est inéluctable. Comme une force de la nature, la foule nous domine et nous nourrit de ses sentiments. L’homme non social est une fiction pure. Dans une grande ville, fût-on retiré au plus profond d’une chambre, on ne peut échapper au bruit et au rythme de la rue. Ainsi est-il impossible de tenir sa pensée isolée, et son âme à l’écart des grandes excitations intellectuelles de la foule. Verhaeren lui-même l’avait essayé, au temps où il écrivait ces vers :

Mon rêve, enfermons-nous dans ces choses lointaines
Comme en de tragiques tombeaux.[3]

Mais la vie réelle l’a ressaisi ; car la société anéantit qui se détourne d’elle comme qui vivrait loin de l’air pur. Le poète, lui aussi, doit malgré lui penser à la foule et d’accord avec elle. Certes la démocratie a exercé sur tout son action niveleuse, elle a limité les individualités et assigné au poète un rang dans la classe bourgeoise ; certes elle a atténué les contrastes de la destinée. Mais elle a porté à sa pleine maturité une puissance nouvelle en sa multiplicité même. En elle le poète peut trouver une explication directe aux phénomènes qui forçaient les anciens à inventer des dieux : c’est-à-dire à toutes ces forces incalculables et mystérieuses qui agissent sur les hommes. La ville, la foule puise son énergie dans son infinie plénitude et multiplie sa propre puissance. Tout ce que l’individu a perdu se retrouve en elle : l’enthousiasme sublime, l’enthousiasme extatique. Elle est l’intarissable source de l’inattendu et de l’incalculable. C’est une nouveauté, et chacun ignore le terme de sa grandeur. Avoir reconnu là, au lieu d’une diminution, un enrichissement de l’instinct poétique, tel fut un des principaux mérites de Verhaeren. Tandis que la plupart des poètes d’aujourd’hui en restent encore à la fiction du solitaire, de l’isolé, tandis que dans leur horreur ils fuient la foule comme la peste, qu’ils se confinent dans une solitude artificielle et qu’ils n’ont que du mépris pour la locomotive et le télégraphe, pour les banques et les usines, Verhaeren boit avidement à cette fontaine d’où ruisselle une énergie nouvelle.

Comme une vague en des fleuves perdue,
Comme une aile effacée, au fond de l’étendue,
Engouffre-toi,
Mon cœur, en ces foules battant les capitales !
Réunis tous ces courants
Et prends
Si large part à ces brusques métamorphoses
D’hommes et de choses,
Que tu sentes l’obscure et formidable loi
Qui les domine et les opprime
Soudainement, à coups d’éclairs, s’inscrire en toi.[4]

C’est que, en effet, la foule est, de nos jours, la grande transformatrice de valeurs. Elle transforme les hommes, qui, pour se réunir en son sein, se précipitent vers elle des quatre points cardinaux. Nul de nous n’échappe à cette force qui veut tout niveler. Dans le formidable réservoir qu’est la Ville, les races les plus éloignées se mélangent. Elles s’adaptent les unes aux autres, et voici qu’éclôt tout à coup un produit nouveau, différent : une race neuve, celle de l’homme contemporain, qui s’est réconcilié avec l’atmosphère de la grande ville. Cet homme sent douloureusement peser sur lui les lourdes murailles, il souffre de l’éloignement de la nature ; mais il trouve dans l’omniprésence humaine à se créer une énergie, une divinité nouvelles. Le plus grand mérite que possède la masse, c’est de pouvoir accélérer les transvaluations. Tout l’élément individuel disparaît au profit de la communauté qui se constitue ainsi en tant que personnalité. Les anciennes communautés se disloquent pour en voir jaillir de nouvelles. L’Amérique en est le premier exemple. Là, en cent ans, faite des forces de mille peuples divers, s’est développée une fraternité, grandiose et une ; un type s’est créé : le type américain. Déjà dans nos capitales, à Paris, à Berlin, à Londres, grandissent des générations d’hommes qui ne sont plus des Français ni des Allemands, mais avant tout des Parisiens et des Berlinois. Ils ont un accent à eux, des façons de penser particulières : pour eux, la grande ville est devenue une patrie. Si l’un d’eux est poète, son poème sera social ; est-il penseur, son intelligence et son instinct se confondront avec ceux de la masse. Avoir tenté, pour la première fois, l’analyse poétique de la psychologie de cette foule est une des grandes audaces dont nous devons être reconnaissants à Verhaeren.

Mais tous ces hommes agglomérés en une seule foule, ces millions d’habitants constituent des villes qui ne demeurent pas isolées les unes des autres. Un lien les réunit : la facilité des communications. La distance matérielle est abolie ; les séparations en nationalités tendent à disparaître. Maintenant qu’est résolu ce premier problème, des agglomérats isolés se transformant lentement en organismes, à côté des races particulières s’élabore une synthèse bien plus considérable, celle de la race européenne. Sur notre continent, les hommes ne sont plus si éloignés les uns des autres, si étrangers que jadis. D’un bout de l’Europe à l’autre, le socialisme enserre les masses du réseau de son organisation. À Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Rome, un même désir embrase aujourd’hui tous les cœurs, un même but se propose à leurs efforts : l’argent.

Races des vieux pays, forces désaccordées,
Vous nouez vos destins épars, depuis le temps
Que l’or met sous vos fronts le même espoir battant.[5]

Par delà les frontières, sur de larges fondations, une race unique se constitue, une communauté nouvelle s’établit : race et communauté européennes. Le désir et la réalité arrivent maintenant à se joindre. Verhaeren voit l’Europe unie par les liens d’une solide et collective énergie. Pour lui, l’Europe est le seul pays qui ait enfin pris conscience de lui-même. Dans un lointain de rêve les autres continents continuent de mener une vie végétative ; l’Afrique et l’Inde sommeillent encore dans les ténèbres des temps primitifs. Mais l’Europe est la « forge où se frappe l’idée[6] », où toutes les diversités, toutes les observations individuelles, tous les résultats acquis semblent recréer une nouvelle intelligence et éveiller la conscience européenne. Intérieurement le progrès n’est pas encore accompli : les peuples sont toujours ennemis, ils ignorent qu’ils soient en communauté. Mais déjà « le monde entier est repensé par leurs cervelles[7] ». Déjà ils travaillent à la transvaluation dans le sens européen de toute connaissance sensible. Bientôt l’Européen, riche du passé, fort du sentiment de la foule, puisant au sein des masses populaires une énergie nouvelle, viendra réclamer une éthique, une esthétique en accord avec cette nouveauté. Ici le chant magnifique de l’Utopie s’élève de l’œuvre de Verhaeren. Dans les Aubes, épilogue des Villes tentaculaires, s’élance au-dessus des spectacles de la réalité cet éclatant arc-en-ciel, qui monte jusqu’au nouvel idéal. C’est justement parce que cet état n’est pas encore atteint que le vieux continent brûle d’une terrible fièvre et qu’il s’agite en lentes convulsions. Aussi traversons-nous ces troublantes crises, morales et psychiques, qui parfois, dans les pays les plus éloignés, se manifestent spontanément avec les mêmes phénomènes. Là est la cause de toutes les inquiétudes et de toutes les luttes qui bouleversent les esprits de notre temps.

Cet appel à l’Européen, c’est Verhaeren qui le premier l’a clamé dans ses poèmes, presque dans le même temps que Walt Whitman s’adressait à l’Américain, et que Frédéric Nietzsche découvrait le surhomme. Dresser le Paneuropéen en face du Panaméricain et résoudre cette antithèse serait plein de séduction et d’intérêt. Mais il suffit de dire que Verhaeren a été le premier à éprouver le sentiment européen, comme Walt Whitman le sentiment américain, pour situer le poète au rang des hommes les plus considérables de notre temps. Parmi les poètes, il est peut-être le seul dont la sensibilité ait été vraiment conforme à la sensibilité contemporaine. Cela exprime tout son mérite. Il s’est passionné de tout son être pour les problèmes qui passionnent la masse : il a compris l’énergie des nouvelles formations sociales, l’esthétique de cette organisation, la grandeur de la production mécanique, en un mot, la poésie des choses matérielles. Dans ses vers, c’est tout notre temps qui parle ; et les temps nouveaux s’expriment dans une langue neuve. Ce n’est pas une fantaisie littéraire que ce rythme qu’il a trouvé le premier : il bat à l’unisson avec le cœur de la foule, il est l’écho du halètement de nos villes géantes, du bruit des locomotives, des cris populaires. Sa voix a une ampleur inconnue, car ce n’est plus la voix d’un homme, mais celle qui réunit les clameurs multiples de la foule. À mesure qu’il pénètre plus profondément le sentiment des masses, il en peut dans ses vers formuler plus fortement l’expression orageuse. La sourde nuance, le cri bestial, la fureur indomptée, toute la tempête qui s’élève de la foule s’est changée ici en toute plastique et en toute harmonie. Avec elle, le poète atteint l’identité suprême et l’on peut, fièrement, lui appliquer son propre chant : « Il est la foule ! »

  1. Un Coup d’œil en arrière sur la Route parcourue, trad. Léon Bazalgette (Société Nouvelle, avril 1909).
  2. « La Conquête « (la Multiple Splendeur).
  3. « Sous les Prétoriens » (les Bords de la route).
  4. « La Foule » (les Visages de la Vie).
  5. « La Conquête » (la Multiple Splendeur).
  6. « La Conquête » (la Multiple Splendeur).
  7. « La Conquête » (les Forces tumultueuses).