Âmes et paysages/Texte entier

Éditions du Devoir (p. Cover-185).

Léo-Paul DESROSIERS


Âmes et paysages



Fécite — Un charivari — La petite oie blanche
Prosper et Graziella — Au bord du lac bleu
Marguerite — Le rêveur — Une intri-
gue de palais — Un cénacle


ÉDITIONS DU DEVOIR
MONTRÉAL

1922

ÂMES ET PAYSAGES

Léo-Paul DESROSIERS


Âmes et paysages



Fécite — Un charivari — La petite oie blanche
Prosper et Graziella — Au bord du lac bleu
Marguerite — Le rêveur — Une intri-
gue de palais — Un cénacle


ÉDITIONS DU DEVOIR
MONTRÉAL

1922

À MA FEMME


Fécite



Jamais une vie ne fut plus pure devant Dieu que celle de Fécite, une humble servante de notre famille. Moi-même je ne l’ai connue que lorsqu’elle était vieille et courbée, ridée comme un raisin sec, qu’elle pouvait à peine se lever et circuler dans la maison. Mais je n’ai qu’à y penser pour entendre encore sa voix fêlée et claire chanter en chevrotant pour me bercer ou m’endormir. Le reste, je l’ai appris de mon père et de ma mère qui auraient pu se mettre à genoux devant elle et la prier comme une sainte.

Mon bisaïeul Louis l’avait eue le premier à son service. Il vivait alors sur une manière de vaste seigneurie, à l’entrée du lac Saint-Pierre, au bord du Saint-Laurent. Les branches du fleuve large enserraient d’un réseau de lamelles d’argent les îles basses, plates, lourdes d’une végétation humide et grasse. Les aulnes, l’herbe à lien droite et fine comme une baguette, les liards énormes aux feuilles tremblantes, les saules qui forment des boules de feuillage gris-pâle et finement découpé, croissaient sur les rivages, au milieu des herbes aquatiques et luxuriantes, dans un paysage lacustre.

Mon grand’père possédait en arrière quatre à cinq cents arpents d’une terre miraculeusement riche. Les blés à hauteur d’homme s’écrasaient sous leur poids, le mil et le trèfle des vastes prairies étaient d’un vert sombre et presque noir. Le troupeau de vaches, dans un grand pacage, se couchait dès le commencement de l’avant-midi, repu, sous des chênes solides et sains.

Et c’est dans sa maison longue, étroite, aux lucarnes hautes, bâtie de pierres et de cailloux empâtés de mortier, que Fécite arriva un jour avec sa grande malle de bois recouverte de cuir fauve, aux crépines dorées. Orpheline baptisée on ne savait ni où ni pourquoi de son nom bizarre, elle était aussi fraîche et proprette qu’une jeune prune translucide encore pendue parmi les feuilles vertes, bien que sa figure fût grêlée des tâches de la petite vérole. Ses jolis yeux bruns étaient pleins de vivacité.

Elle n’était pas descendue de voiture que les cinq enfants de la maison, endiablés, se bousculant et criant, grimpaient à ses jupes, lui sautaient aux mains, la câlinaient, tendaient des joues barbouillées et des frimousses expressives et tendres. Elle avait un don, un charme, disait-on. Elle faisait des petits ce qu’elle voulait, calmait leurs agitations des jours d’orage, les décidait à l’accomplissement de leurs devoirs puérils.

Levée dès cinq heures, couchée avec les derniers aboiements des chiens, elle travaillait dans la maison, dans les champs, elle mettait la main à tout ; et le soir, souvent, lorsque le crépuscule des grandes campagnes plates et sereines allongeait sur la terre des pans d’ombre noire comme la nuit, et des traînées d’or sur les blés, on voyait Fécite s’acharner à une dernière tâche au milieu du repos universel.

Que pourrais-je dire de ses années de service ? Elle ne demandait rien pour ne pas déranger les autres, mais obligeait tout le monde au moindre mot et se réservait les besognes les plus répugnantes. Elle était compatissante pour les misères, même les fautes, et les malheurs du prochain l’émouvaient autant que les siens. Il n’existait pour elle ni rancune, ni secrets ; aucun soupçon ne lui venait sur les gens qu’elle acceptait toujours à leur façade ; et jamais l’idée ne lui serait venue de ces petites ruses, de ces roueries, de tous les moyens subtils de sonder, de pénétrer et de découvrir les âmes qui ne se défient pas.

Dans la maison Fécite enveloppait tout le monde de sa tendresse comme d’un chaud manteau. Elle maintenait les liens de la famille dispersée, invitant les fils et les filles, donnant des nouvelles, pleurant sur les lettres, aux arrivées et aux départs. Que de fois elle attirait mes oncles dans un coin pour recommander l’observance des pratiques religieuses ou suggérer des attentions délicates pour leurs parents. Elle donnait gravement aux jeunes mères des conseils de patience, ravie d’entendre leurs longues et secrètes confidences sur les tracas et les soucis domestiques.

Elle était peu à peu devenue l’âme de la maison, une espèce d’ange qui amollissait les cœurs afin d’y faire germer l’affection, l’amour, la douceur. Elle développait notre sensibilité, lui créait des besoins, rendait notre vie intense en faisant de nous des hommes qui veulent sentir autour d’eux le parfum des amitiés terrestres, pratiquer le commerce de l’intimité et de l’attachement. Et c’est pourquoi nous avons tous en nous comme un gouffre de pardon, de pitié et d’attendrissement où l’on peut éternellement puiser. Nos larmes sont plus prêtes et les choses nous touchent plus profondément.

J’ai réfléchi souvent sur cette influence qu’elle eut sur nous. Fécite n’avait qu’une vertu, mais elle l’avait toute, elle en était la personnification et c’était la bonté. Et la bonté, quand on y pense, ce n’est pas une vertu, c’est un composé, un résidu des essences le plus fines, de tout ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Il y a en elle de la douceur, de la patience, de la simplicité, du dévouement, de la charité et de l’altruisme, il y a de la générosité, de l’indulgence, de l’innocence, de la candeur, l’oubli de soi et une sensibilité très facile. On y trouve, et comme mêlées et fondues ensemble pour former une riche odeur, toutes les bonnes qualités humaines. Et Fécite était bonne comme la terre de Dieu dans ces campagnes neuves qui poussaient à profusion et prodiguaient les récoltes, des richesses inépuisables et profondes, les gaspillaient en forêts, en fleuves et en lacs, en une végétation puissante et vivace.

Fécite ne se maria jamais. Elle eut une ou deux fois des amoureux mais sa perfection morale mettait autour d’elle un halo et comme un cercle défendu aux passions trop charnelles, trop intenses et trop humaines. Sa large sympathie excluait une préférence trop particulière. D’ailleurs elle l’épandait déjà abondamment sur toute notre famille, vaste clan aux ramifications étendues qui couvraient la province.

Des malheurs ensuite l’attachèrent plus fortement. Mon bisaïeul Louis, important et riche dans la paroisse, devint le « cabaleur » de l’un des partis, au cours d’une élection fédérale. Son cheval attelé à un cabriolet crotté détalait du matin au soir sur toutes les routes du comté. C’était alors un fort bel homme de quarante ans, au visage gras et blanc encadré de cheveux, d’une barbiche et d’une moustache crépelés et noirs. Il plaisait aux hommes par sa grosse jovialité, aux femmes par une galanterie inoffensive de joli garçon, aux enfants par sa familiarité avenante.

Puis aussitôt tombées les claires nuits fraîches d’automne, les réunions animées et bruyantes commençaient dans le salon. Au milieu du choc des verres, des conversations à tue-tête, des discours pompeux et simplistes et des rires sonores et gras, on entendait la voix de basse du maître de la maison tonnant ses « Sata-Michette » et ses « Sata-Michon », les deux jurons dont il appuyait ses phrases comme de deux béquilles. Le rhum, la bière y passaient par tonneaux et l’on s’empiffrait de ce bon pain de boulanger trempé dans la mélasse qui faisait les délices de nos ancêtres. La fumée des pipes estompait la lumière douce des lampes.

Vers une heure, deux heures du matin, les hôtes partaient, titubants, colériques, abominablement gris, en se lançant des injures ou des quolibets. Plus d’un se trouvait incapable de remettre son cheval dans les brancards et même de se rendre à sa voiture. Lorsqu’il avait facilité et surveillé tous les départs, mon bisaïeul, qui avait bu comme dix hommes, remontait à sa chambre d’un pas automatique et roide, sans broncher d’une semelle, l’attitude rigide et la démarche posée.

Fécite, durant ces ripailles et ces orgies, priait Dieu et tous ses saints, prise d’une épouvante sacrée devant les abominations qui se commettaient dans la maison. Elle accumulait les jeûnes, les neuvaines, les communions et les pénitences pour éloigner la malédiction divine. Et le matin, lorsqu’elle balayait les restes de tabac et les cendres de pipe, dans la salle à l’atmosphère affadie par la fumée, elle avait des colères subites, des audaces terribles et sacrées, des révoltes de dégoût qui la faisaient se lever en face de son maître pour lui reprocher sa faute et les péchés qu’il faisait commettre. Elle trépignait, criait, suppliait, pleurait ; elle parlait de se mettre à genoux pour implorer un changement, elle tremblait de tous ses membres, l’être tendu dans une demande passionnée, tandis que mon aïeul, goguenard, avec son rire sourd, détournait le coup :

— Sata-Michette, tu en gagnerais des élections avec tes chemins de croix ! Comme si on avait fait autrement la cabale depuis que le monde est monde ! Laisse aux hommes le travail des hommes et tu seras tranquille.

La pauvre Fécite vivait maintenant dans l’appréhension des châtiments du ciel. Elle vaticinait comme une prophétesse antique, maudissait les élections et la boisson. Elle ne décolérait plus de toute la journée et éclatait quelquefois en sanglots, tout à coup, vaquant à une besogne, lavant la vaisselle, disant le chapelet. Elle ne pouvait se résigner ; elle s’offrait en holocauste, elle aurait accepté le renvoi, n’importe quelle pénitence, n’importe quel sacrifice, pour arriver à sa fin. Guêpe têtue obstinée à sortir à travers une vitre, elle revenait à la charge se heurter et se heurter sans cesse contre le refus, et maudire son impuissance.

Le malheur prévu par Fécite arriva cependant. Le candidat opposé à celui de mon grand-père tint une assemblée sous les ormes de l’église, après la messe. La foule divisée en deux camps s’invectivait dès le début. Mon bisaïeul Louis, avec cinq ou six de ses pairs à carrure herculéenne, en veston d’étoffe à manches de cuir, avait pris possession des marches de la tribune. L’orateur, un petit notaire barbu, aux gestes agiles et à la riposte prompte, attaquait avec brio sous l’œil de ces singuliers gardes du corps. Il parlait trop bien. À un moment donné mon ancêtre bondit sur les tréteaux avec sa troupe. On le vit aussitôt balancer au-dessus de sa tête le corps gigotant du petit notaire et le lancer parmi l’auditoire. Le curé accouru en toute hâte réussit à arrêter les rixes et ce moulinet formidable des poings déchaîné dans l’assistance par l’assaut de la plate-forme.

Un jour vint où il fallut solder cette victoire. Poursuivi pour fracture d’un bras mon bisaïeul Louis fut condamné à payer quatre mille dollars d’indemnité. Peu riche en numéraire, il dut vendre sa grande ferme fertile pour s’établir sur une terre plus petite, au quart défrichée, le long de la rivière Bayonne.

Fécite et ma grand’mère passaient maintenant leur temps à pleurer. Un mot, un regard, une pensée, et les larmes jaillissaient de leurs yeux, coulaient le long des joues. Dans la maison vide, lorsque les derniers meubles eurent été chargés, elles s’affaissèrent, sentant se briser une infinité de liens imperceptibles d’amour et d’amitié, des attaches à la vie, leurs racines dans le sol. Un désespoir secret habita longtemps leur âme car on les vit regarder souvent, le soir, ce coin de l’horizon où s’élevait la vieille demeure. Et de souffrir également pour la même chose, Fécite et ma grand’mère contractèrent une amitié muette et indestructible qui éleva la servante au niveau de la maîtresse.

Après cette déchéance matérielle les malheurs se multiplièrent dans la famille. Payant en un seul jour les excès de toute une vie, mon bisaïeul Louis fut atteint d’une paralysie des jambes ; il ne marcha plus qu’avec des béquilles. La force de ses bras s’étant pourtant conservée intacte, et, habile à manier les rames, il passait des journées à la pêche, une gourde de rhum au fond de sa chaloupe. Charles, son fils aîné, pour s’être ruiné à défricher, à cultiver, afin de nourrir la famille nombreuse, se couchait à quarante ans dans son lit de souffrance, pour y vivoter longtemps, pâle et timide vieillard perclus, au sang anémié. Ma bisaïeule, les cheveux tout blancs, tricotait des heures entières près du poêle, douce et calme comme une sainte, en robe d’indienne. Fécite s’effarait entre ces impotents et ces malades, entre les enfants tapageurs et excités, plus inquiète de chacun que s’il eût été la chair de sa chair. Petite et osseuse maintenant, ridée et sèche, elle fournissait des journées de travail à assommer un cheval.

Il lui vint plus tard une autre épreuve. Louis, le premier enfant de Charles, était devenu son préféré ; en vieillissant, elle s’était laissée aller à cette tendresse plus particulière. Beau gars de vingt ans, bien découplé, il avait tout le physique de son grand-père avec l’âme douce de sa grand’mère.

On entendit parler un jour de l’invasion des Féniens. Le gouvernement demandait des volontaires. Héritier d’un sang audacieux et batailleur, Louis s’enrôla tout de suite, fier de l’uniforme rouge qui lui seyait bien.

Dès le moment du départ, Fécite ne connut plus de repos. On la vit coudre des glands noirs aux rideaux de la maison, s’habiller de deuil, et pratiquer des austérités qui l’émaciaient. Une intense inquiétude maternelle la consumait, étreignait son âme puérile et craintive. Torturée par l’angoisse et la lente souffrance, elle dépérissait, ses yeux se cernaient.

Mais le régiment de mon père, après des marches forcées jusqu’à Laprairie, s’immobilisait, était bientôt débandé. Fécite fut la première à apercevoir au retour le beau soldat, à courir au devant de lui, à l’embrasser, suffoquée d’une joie qui faisait bondir son pauvre vieux cœur.

Louis se maria bientôt à son tour, et la quatrième génération commença à croître dans la maison. Fécite ne se rassasiait jamais de contempler les jeunes sourires, les chairs fraîches et potelées des bébés, l’épanouissement progressif de la vie. Son affection grandissait avec l’augmentation de la famille, elle enveloppait chacun des liens subtils et forts de son amour. Comme autrefois, la vieille servante soignait les fièvres, les rougeoles, les scarlatines et les croups, toutes ces maladies enfantines qui éclataient subitement, en épidémie, parmi ce petit monde grouillant et capricieux. C’est alors qu’elle se battait farouchement et sauvagement avec la mort, passant d’interminables nuits blanches à entendre gémir, à prier, à calmer, à offrir les médecines contre lesquelles se révoltait le goût des chers petits. Toute accablée et toute défaillante au-dedans d’elle-même, elle menait cependant le combat, comme un général, pleine d’héroïsme et de calme, arrachant jusqu’entre les griffes de la tueuse ces corps déjà froids et pantelants saisis des spasmes de l’agonie.

Et il aurait fallu un bureau de statistiques pour enregistrer toutes les victoires qu’elle remportait. Songez-y donc ! Une trentaine d’enfants au moins soignés et choyés par elle !

C’est un peu plus tard que je l’ai connue. Elle n’était plus guère utile dans la maison. Ma mère et mes tantes suffisaient aux tâches du ménage. Et le soir, lorsque la famille était réunie autour du poêle, mon bisaïeul Louis encore vert et gai malgré ses quatre-vingt-dix ans et ses infirmités, la taquinait avec un air de pince-sans-rire :

— Sata-Michette, disait-il, tu ne fais plus rien, Fécite ! Penses-tu que l’on puisse te nourrir si tu ne gagnes pas ton pain ? Tu serais mieux de partir sans qu’on te le commande, au lieu de compter sur notre bon cœur.

Fécite regardait alors ma grand’mère et elles souriaient, d’un air entendu, en joignant les mains.

Pauvre grand’mère, elle s’éteignit bientôt en langueur, résignée et heureuse. Mon bisaïeul la suivit de près, laissant dans la paroisse des souvenirs légendaires de son caractère terrible et brouillon. Puis mon grand-père Charles acheva de mourir. Ces trois deuils s’échelonnèrent dans les jours d’une année. Dépaysée maintenant par le décès de ses vieux maîtres, à demi-folle de regrets et de tristesse, hébétée par ces douleurs renouvelées, Fécite tomba un soir, pour ne plus se relever, en disant les prières communes.

On la conduisit au cimetière par un matin de janvier éclatant. Je revois le chariot noir s’en allant, là-bas, dans l’infinie pureté du paysage. La nature avait sa parure virginale et immaculée. La pluie congelée sur les arbres en avait fait des lustres de cristal, partout scintillants et brillant sur la plaine, au bout des troncs noirs. Le pâle soleil hivernal allumait des rutilements sur la neige dans cette atmosphère translucide et bleuâtre des jours de froid intense. On aurait dit enfin une chambre mortuaire immense dressée par Dieu pour une vierge. Et s’espaçant en arrière du convoi, cinquante, cent, deux cents, trois cents voitures, toute la paroisse accourue aux funérailles comme à un pèlerinage.

UN CHARIVARI


Un Charivari



Le docteur Xavier-Narcisse Gervaise étant mort, la ville de Berthier vit arriver en calèche, par un joli matin de mai, M. Daniel-Emmanuel Bonald, son successeur. Le nouveau médecin était jeune, sa bourse était légère et son âme pleine d’espérances. Après avoir attendu avec assiduité la fortune dans son lit, comme le recommande La Fontaine, il avait décidé de s’avancer au devant d’elle pour lui épargner la moitié du chemin. Il s’était alors rappelé avec beaucoup d’à-propos que son humble patelin natal contenait de vieilles résidences de rentiers et s’entourait de prairies florissantes qu’il ferait bon d’exploiter.

M. Daniel-Emmanuel Bonald se mit en campagne le lendemain de son arrivée, suivant un plan conçu d’avance par lui-même pour donner une haute opinion de sa personne. D’abord, il se fit suivre de deux bassets à poil noir et porta la canne. Puis il ne craignit pas de s’adoniser, étant joli et bien fait de son corps. Un habit gris à collet et à revers de velours noir moulait bien sa taille élégante. Son couvre-chef n’avait pas eu l’audace de s’élever jusqu’au haut de forme mais y tendait néanmoins d’assez près pour être respectable. Des favoris encadraient une face régulière et pâle que de beaux yeux bruns éclairaient d’une douce lumière. Avec ça, fleurant la rose ou le muguet, et relevant, d’un coup de pouce, selon la verticale, les pointes d’une belliqueuse moustache.

Toute la population de Berthier fut interloquée d’un spectacle aussi rare. Peu disposée à faire crédit sur la mine elle se tenait sur la défensive. Les vieux joueurs de dames s’expliquaient mal d’ailleurs les allées et venues du nouveau médecin, ses sorties multipliées et précipitées, comme si la ville eût été subitement atteinte d’une épidémie. Ils savaient pertinemment qu’il n’y avait pas, pour lors, plus de cinq ou six malades dans la paroisse.

Les habitants, de leur côté, habitués au tutoiement du défunt Gervaise, du curé et du notaire, étaient complètement désorientés par les « vous » polis et l’air distant du docteur Daniel-Emmanuel Bonald. Ce frais émoulu d’université, ne s’informait point des récoltes, des enfants et de la femme, il ne commentait pas les dernières nouvelles qui agitaient ce milieu si spécial.

Quant à la gent féminine de Berthier, — délicieuses bachelettes en crinoline, — elle n’avait pas su résister à l’appât de tant de charmes physiques unis dans la même personne. La belle prestance de notre héros lui avait recruté plus d’une soupirante admiratrice. Et, cela va sans dire, lorsqu’il déambulait par les rues paisibles, beaucoup de regards charmants l’épiaient derrière les rideaux de dentelle et rayonnaient à lui voir exécuter de si nobles écarts de poitrine.

Or, vivait à cette époque, à Berthier, dame Xavier-Narcisse Gervaise, veuve de feu le docteur Xavier-Narcisse Gervaise. C’était une maîtresse femme, des plus accortes, fraîche et dodue à souhait, portant son deuil et ses trente-cinq ans comme une parure. Elle aimait à rire et suait la bonne humeur et la santé par tous les pores de sa peau. On la disait propriétaire d’un patrimoine considérable et elle occupait l’endroit stratégique de la ville. Un vrai chef-d’œuvre, cette maison enfoncée sous les arbres dans une manière de petit parc ! Les murs étaient peints en bleu-pâle, les portes et les persiennes en rouge-pâle, la corniche et le toit en vert-pâle. Les habitants la contemplaient avec respect, chaque dimanche.

Il advint donc qu’on s’aperçut, un jour, que M. Daniel-Emmanuel Bonald ne regardait pas sans plaisir madame veuve Xavier-Narcisse Gervaise. En y pensant deux fois, on en vint à la conclusion que la dame était bien le fait du médecin. Peu riche, celui-ci ne pouvait que se trouver dans d’excellentes dispositions pour aimer une femme fortunée. Et, depuis ce jour, on se mit en frais de surveiller attentivement les péripéties de cette cour. Aussi, après la grand’messe, lorsque le docteur, alerte et guilleret, abordait, plein de civilités et de courbettes, Mme veuve Gervaise, lorsque cette délicieuse ingénue, rougissante, souriante, un peu gênée, acceptait cette compagnie, il fallait voir la figure de nos gens ! Ce n’est pas à eux qu’on pouvait en faire accroire ! La malice pétillait dans leurs yeux narquois et la fumée de leur pipe s’enroulait en volutes polissonnes. Le gros bourdon s’ébaudissait avec fracas dans le clocher et les petits moineaux pétulants, juchés dans les grands ormes, raillaient à visage découvert.

Les amours suivirent leur cours légal et coutumier, et, un dimanche de septembre, ce fut la publication des bans. Du haut de sa chaire roulante, le curé vit un tel amusement dans les regards braqués sur lui qu’il en pensa perdre sa gravité.

Sitôt que la messe fut terminée, habitants et rentiers se réunirent en conciliabule sur le perron de l’église. Dans leur sagesse, ils décidèrent à l’unanimité de courir un charivari aux nouveaux époux. La veuve était bien recevante, et verrait cet événement sans déplaisir. D’un autre côté, les projets matrimoniaux du docteur indiquaient son intention de ne pas quitter la place et il devenait urgent de lui faire prendre l’air de la paroisse. Le charivari, d’ailleurs, n’est-ce pas le sou du franc du public sur les joies nuptiales renouvelées, un impôt établi par nos pères sur les personnes que le petit dieu amour ramène une seconde fois dans ses filets roses ?

Le mariage fut célébré le mardi matin. Et tout l’après-midi, un observateur attentif aurait pu remarquer des allées et venues mystérieuses des maisons aux hangars, des caves aux greniers. Puis, vers huit heures, toute la population mâle de Berthier se rassembla autour de la maison de feu Xavier-Narcisse Gervaise où s’étaient gîtés les nouveaux époux. Elle s’était armée de vieilles casseroles, de chaudières trouées et de chaudrons hors d’usage ; elle ouvrit aussitôt le bal en battant de cacophoniques mesures avec des bâtons.

Ce fut un beau vacarme entrecoupé d’invectives homériques. Les clameurs poussées en commun succédaient aux appels gutturaux. Une bande de bambins dépenaillés, à cheval sur une clôture, huchaient d’un ton aigu et traînant, sans cesser : « Ohé, Ohé, Ohé, le marié ! » D’autres donnaient jour à leurs tendances musicales en imitant, avec une ressemblance frappante, les cris de nombreux quadrupèdes et bipèdes, le chant du coq, le miaulement lent et strident du chat, le hennissement du cheval. Et pour éclairer cette scène, des jeunes gens avaient enduit de pétrole des quenouilles cueillies dans les marais et les agitaient au vent, au-dessus des têtes.

Vers onze heures, lorsqu’il devint évident que Daniel-Emmanuel Bonald serait sourd aux sommations de la multitude, ce fut une excitation complète, un délire, une folie. Le charivari tripla d’intensité. Ce n’est pas peu dire. Et jusqu’à trois heures du matin, ce fut un chahut à réveiller les morts. On s’égayait bellement.

Le lendemain, prévoyant que le siège serait difficile et long, les assiégeants élirent un général et un maître des cérémonies. L’effectif des troupes s’augmenta aussi considérablement et l’on suivit un programme élaboré avec soin de sorte que les assiégés n’eurent aucun répit. À un solo exécuté sur les chaudières bossuées succédait une clameur puissante, puis, les plus gaillards entonnaient la complainte de Toronto ou celle du Juif-Errant. Un virtuose inconnu des autres et de lui-même se découvrit du talent pour l’ophicleïde, tandis que la trompette et le basson improvisaient des airs propres à maintenir l’ardeur des combattants. Le tambour ne chômait point et tapait à tour de bras sur la peau d’âne.

Ce siège de bruits fut courtois et les belligérants s’abstinrent de tout acte déloyal. Aussi l’armée menaçait-elle de s’éterniser dans l’assaut lorsqu’un médiateur imprévu intervint. Monsieur le Curé de Berthier était un digne et saint prêtre. Les paroissiens ne se lassaient pas d’admirer sa carrure athlétique, son verbe haut, son interpellation familière et ses gestes brusques. Ouailles et pasteur s’aimaient réciproquement, se comprenaient, et gravissaient au pas de charge les sentiers escarpés du ciel. Mais le bon Dieu, pour des raisons de lui seul connues, ne voulant pas que la perfection absolue se rencontre sur la terre, avait laissé à l’excellent ecclésiastique un défaut, un petit défaut mignon, un défaut de… patience.

Fils de paysan lui-même, il n’avait pas appris sans un peu de délectation intérieure qu’on courait un charivari à son nouveau paroissien. Cette idée lui avait paru opportune et sensée. Aussi, le premier soir, il s’était amusé considérablement. Mais le presbytère était proche, bien proche de la maison de feu Xavier-Narcisse Gervaise et, le deuxième soir, monsieur le Curé s’avisa que l’idée était beaucoup moins plaisante qu’il ne l’avait d’abord pensé. Ce qui est sûr, c’est que le troisième et le quatrième soir, le vicaire entendit, à travers la cloison, des grognements et des soupirs significatifs.

Et, le samedi matin, monsieur le Curé s’amena chez les nouveaux mariés. Madame Bonald était là, toujours heureuse et amoureuse. Cette grosse réjouie n’aurait pas donné son charivari pour tout l’or du monde tant il lui plaisait d’occuper l’attention publique. Mais Daniel-Emmanuel avait chaud quelquefois, le pauvre hère, et trouvait le temps plus long qu’il n’était en réalité.

— Ah ! ça, Bonald ! Il faut que ce charivari-là cesse !

— Nul n’en serait plus charmé que moi, monsieur le curé !

Il y avait dans cette voix un accent de sincérité qui ne trompait pas.

— Alors, pourquoi ne pas les recevoir dans ta maison ?

— Monsieur le curé, j’aime beaucoup la ville et les habitants de Berthier, mais je ne peux pourtant pas abreuver toute une population. D’ailleurs, je ne dois rien à personne et je ne me mêle des affaires de personne.

— Ta ! Ta ! Ta ! ce n’est pas tout ça dont il s’agit, Bonald. Si tu avais ouvert ta porte le premier soir, la danse serait terminée maintenant et à peu de frais. Maintenant il vient des gens de partout et nous ne pouvons compter sur la pluie pour les disperser. Le mieux, vois-tu, c’est de les recevoir gentiment et je t’assure que tu t’en trouveras bien. Plus tu retarderas et plus tu paieras. Au revoir, Bonald.

Malgré ces excellents conseils cependant Bonald demeura perplexe. Personnellement, il n’avait aucune objection à trinquer avec ses compatriotes de mœurs si pittoresques.

C’était un bon vivant, pas trop porté vers l’avarice et qui consentait plutôt facilement à se mettre en belle humeur. Mais, voilà, sa bourse était à sec, et il hésitait à mettre à contribution tout de suite celle de Madame veuve Xavier-Narcisse Gervaise, sa nouvelle femme. Ayant quelque teinture des lettres, il se prenait à méditer dans son désarroi la pensée de La Bruyère : « Épouser une veuve en bon français, signifie faire sa fortune ; il n’opère pas toujours ce qu’il signifie ». Il y avait de quoi se mettre martel en tête.

Parce que les relations conjugales sont chose délicate, Mme Bonald n’avait pas voulu s’immiscer dans cette affaire. Elle s’amusait tant aussi ! Mais tout à coup, pendant la conversation avec le curé, voici qu’elle avait compris la situation, la fine mouche ! Nous ne dirons rien du colloque qui s’ensuivit entre les deux époux, des effusions, marques de reconnaissance, etc., parce que nous n’étions pas présent et que la tradition ne les rapporte pas. Mais il est établi irrévocablement que vers les trois heures de l’après-midi un charretier déposa à l’entrée de la cuisine trois barriques de cette bonne bière de Sorel dont nos pères ne parlaient qu’avec attendrissement et un petit tonneau de Jamaïque fraîchement arrivé des Îles.

Et le soir, vers 10 heures, alors que le charivari battait son plein, les assiégeants virent avec surprise la porte s’ouvrir, et le médecin s’avancer sur le perron : « Messieurs, si vous voulez vous donner la peine d’entrer… ». Une acclamation couvrit sa voix : « Vive le docteur Bonald » !

Tous deux étaient là, dans le vestibule, pour recevoir les convives, la mariée bien avenante, le marié regaillardi par quelques accolades à une dame-jeanne d’allure respectable, débraillé pour la première fois et prodiguant les « tu » avec son plus aimable sourire. Et tous, habitants et rentiers, jeunes et vieux, rendirent honneur à leur réputation et à la politesse qu’on leur faisait.

Puis, un des plus délurés cria : « Une chanson, la mariée ». Le violoniste se fit une tribune des marches de l’escalier et la pétillante Madame Bonald se plaça près de lui. Elle était tout je ne sais comment, sous le feu des regards braqués sur elle, faisait la charmante et chanta avec des mines accommodées au sujet, « À la claire fontaine ! ». Afin de l’honorer ensuite, l’assistance tournée vers elle entonna : « Vive la Canadienne ».

Pendant ce temps Daniel-Emmanuel avait bien rabattu de ses airs de petit-maître. Il se promenait d’un groupe à l’autre, jovial, communicatif, retrouvant partout des amis.

Et lorsqu’un des assistants lui demanda de remercier la foule, il n’avait plus de bourre dans ses gestes et il s’acquitta de sa tâche d’une manière remarquable. Sa péroraison surtout fut goûtée et excita du délire : « Messieurs les électeurs du comté de Berthier, vous vous êtes souvenus de moi lorsque j’étais dans le bonheur et je vous remercie. J’espère que vous vous souviendrez de moi dans vos malheurs, vos maladies, et soyez certains que je serai aussi heureux de partager vos peines que vous l’avez été de partager ma joie. Et conservez alors cette ténacité dont vous avez donné une preuve si éclatante ». Il obtint ainsi une ovation et le départ de ses invités.

C’est ainsi que débuta à Berthier, dans la pratique de sa profession, le docteur Daniel-Emmanuel Bonald qui se fit en peu de jours la clientèle la plus nombreuse qui fut et devint député sans y mettre beaucoup du sien.



LA PETITE OIE BLANCHE


La Petite Oie Blanche



Le régime du couvent avait produit son effet accoutumé. Après avoir, pendant quatre ans, étudié, dormi, mangé aux mêmes heures, après s’être assise, s’être levée, avoir ri à signal donné, Cécile, de maigre, grande, mince et fluette qu’elle avait été, était devenue grasse, joufflue, haute en couleur et potelée, aussi douce à voir qu’en son plein une lune prospère. Avec ses joues rebondies, de beaux yeux bruns enfoncés dans une chair molle, des formes magnifiques, elle offrait une personnification idéale de l’optimisme, de la bonne humeur et de la santé.

Mais, par un contraste inattendu et délicieux, la Providence avait enfoui dans cette enveloppe épaisse, comme une lumière fragile sous un globe opaque, une petite âme sentimentale, éthérée et rêveuse. Cécile ne concevait pas l’amour ailleurs qu’au clair de lune, avoué par des serrements de main furtifs tandis que les zéphirs remuent les feuillages. Elle croyait à la prédestination éternelle de deux êtres l’un pour l’autre, à l’impossibilité de s’attacher deux fois, elle aspirait à la communion spirituelle, aux effusions passionnées et romantiques suivies de silences pendant lesquels on continue à se fondre et à se comprendre. Un peu de mélancolie lui aurait plu dans ces moments ainsi remplis d’ivresse : on peut mourir d’un cœur brisé, et, si souvent, l’aimé passe, inattentif au destin, sans s’arrêter et sans sourire. Elle se voyait avouant en de tendres missives, avoir conservé précieusement une fleur dans un livre, ou regardé longtemps, le soir, Venus, l’étoile convenue, scintiller dans le firmament bleu.

Naturellement, Cécile avait une amie intime avec qui la correspondance ne chômait pas ; et, naturellement aussi, après avoir promis de tout se dire, chacune oubliait ses plus importantes confidences. Mais, dans son journal, cette touchante ingénue se reprenait, notant toutes ses rencontres, ses troubles intérieurs et nuageux, et, à son insu, la curiosité et le désir persistants d’aimer ou d’être aimée sans retard.

Par malheur, à sa sortie du couvent, Cécile ne se trouva pas dans un lieu propice à l’exercice de ses innocentes roueries. La résidence paternelle, hélas ! était située au bout d’un rang, le long d’une petite rivière, solitaire sous des frênes souples, des ormes et des saules chevelus. Et l’on ne voyait point, dans ce coin perdu, ces jeunes gens galants, distingués et sensibles qui savent comprendre les natures délicates. Et la dolente Cécile, sarclant des oignons ou cueillant des haricots, se désolait de n’avoir personne avec qui jouer les scènes charmantes de l’amour et du hasard.

Il en vint un, cependant, mais quelle déveine ! Enhardi par une amitié d’enfance et un aplomb naturel, Pierre ne voulait rien prendre au sérieux et s’amusait sans cesse. Il taquinait volontiers Mademoiselle Cécile sur ses airs langoureux et revêches, risquait des moqueries câlines et des plaisanteries enjouées. Il la suivait alors du coin de ses petits yeux noirs et perçants pour surveiller l’effet, mesurer la dose et s’arrêter au moment voulu. Rien ne lui plaisait autant que d’irriter les femmes pour se les réconcilier ensuite par des compliments flatteurs où il y a encore de la malice. Et notre jouvencelle, entre ces mains expertes, se trouvait sans défense et sans ripostes.

Le premier avril, Pierre arriva de bon matin, comme le lui permettait sa qualité de voisin ; et, simple et jovial :

— Cécile, avez-vous été chercher votre correspondance dans la boîte aux lettres ?

— Mais non, le facteur n’est pas passé.

— Il passait lorsque je suis entré. Je crois qu’il vous a laissé un paquet, peut-être un joli cadeau.

Pierre n’avait pas terminé sa phrase que Cécile était dehors, sans manteau ni chapeau, louvoyant avec peine, sur la neige gelée et glissante, vers la petite cabane de fer-blanc juchée au bout d’un piquet, au bord de la route ; et parce qu’elle n’était ni leste, ni légère de sa personne, elle fit naufrage deux fois, lamentablement, avant d’atterrir au port. Essoufflée et le visage en sueur, elle saisit bien vite une boîte très longue, très large, très profonde, qui promettait des surprises considérables. Quelle ne fut pas sa honte ! Il n’y avait, sur un lit de ouate blanche, qu’un petit poisson de gélatine, rouge, mince et transparent, un de ces petits poissons qui frétillent, sous la chaleur de la main, à la grande joie des enfants. Et il lui fallut revenir, la pauvrette, trébuchante et ballotante sous les yeux braqués des fenêtres, entendre les plaisanteries, subir les gaietés et écouter sa mère qui voulait la consoler mais riait malgré elle jusqu’aux larmes. Elle monta à sa chambre, humiliée et indignée, et la famille se gaussa d’elle pendant quinze jours.

Le printemps vint sur ces entrefaites. Un soir, au crépuscule déjà tardif, Cécile coupait des grappes de lilas odorantes et lourdes. L’atmosphère, dans la campagne, était limpide et tranquille au-dessus des champs vêtus d’herbe tendre. Pierre qui avait aperçu sa mie de chez lui franchit vite la clôture. Il causa quelques instants en la regardant continuer son travail, en cheveux, les bras levés au-dessus de la tête. Puis il s’approcha doucement, à pas de loup, et d’un geste habile, souple, sûr et fort, l’attira à lui et l’embrassa longtemps, longtemps. Et lorsque Pierre desserra son étreinte, ahurie, désemparée, suffoquée, Cécile demeura quelques secondes à se remettre ; enfin, de sa main restée libre, elle lança un soufflet, à pleine volée au galant intempestif et regagna fièrement la maison. Et Dieu sait si le fils du voisin fut attrapé dans le journal, ce soir-là ! Comment avait-il osé ? Elle le mettrait à la porte s’il se présentait encore.

Cécile n’eut pas l’occasion d’exécuter une si vertueuse décision. Les dimanches passèrent et l’audacieux cavalier ne revint pas. Elle s’ennuya. Autrefois, elle attendait toujours une surprise, une surprise désagréable il est vrai, que Pierre ne manquait pas de lui faire ; mais c’était l’imprévu dans sa vie. Cécile se laissa bientôt aller à ses souvenirs. Son amoureux pouvait-il avoir traversé ainsi la carte du Tendre, en riant, en s’amusant, en parlant d’autres choses ? Et toutes ses plaisanteries n’étaient peut-être que sa manière d’aimer, une manière étrange, irritante, mais combien efficace et perfide ? L’affection était-elle possible sans un attirail de pensionnaire ? Sous des vêtements plus simples, l’avait-elle méconnue ? Les yeux de Pierre pourtant ne mentaient pas.

Cécile, bientôt, revécut toute la scène ; d’abord avec un petit frisson et honteuse de s’y arrêter ; puis, plus souvent et avec une douceur inattendue. Elle comprit que Pierre, pour n’avoir point suivi la filière conventionnelle des mièvreries, n’en était pas moins sincère et épris ; qu’elle avait mal interprété ses actes et toutes ses paroles et qu’en les considérant sous un angle nouveau ils n’avaient plus rien que de très attachant et de très aimable. La sentimentalité ancienne, ainsi que l’écorce d’un arbre mort, s’écaillait et tombait par lambeaux.

Et plus tard, la vanité, la curiosité, un peu d’amour s’en mêlant, Cécile eut un désir vague mais inavoué de revoir Pierre et de lui parler. Elle dut user de diplomatie pour ne pas s’exposer à des démarches humiliantes. Elle organisa une soirée. En toute convenance, elle ne pouvait pas ne pas inviter le fils du voisin, en toute convenance celui-ci ne pouvait refuser de venir.

Les invités commencèrent à affluer vers sept heures. Il en vint à pied du voisinage, il en vint de loin en voiture. Huit heures, huit heures et demie, neuf heures et Pierre n’arrivait pas. L’impatience et l’agitation de Cécile étaient au comble.

Vers neuf heures et demie enfin il fit son apparition, multipliant ses excuses d’un air assuré, circulant sans gêne parmi les groupes, toujours gai, plaisant, un peu gouailleur et gamin. Ayant entendu sa voix, Cécile se retourna vivement pour le voir : c’était toujours la même figure avec des traits sculptés pour le rire, mais combien différents quand même ! Elle n’en pouvait plus détacher les yeux. Elle le vit venir vers elle. Sous le regard qui la fixait avec la même lueur de malice, elle se sut pénétrée, devinée, comprise et rougit jusqu’aux cheveux.

— Cécile, je vous pardonne et… vous offre mon autre joue. Vous étiez si jolie que je n’ai pu m’empêcher…

— C’est vous qui me pardonnez maintenant ! J’avais pensé, au contraire, que vous aviez des excuses à me faire.

— On ne s’excuse pas d’avoir fait plaisir.

Elle l’avait enfin rejoint ! Et leurs yeux se cherchaient, ils se sentaient d’unisson, accordés pour toujours tandis qu’en eux montait la grande curiosité, la grande avidité de se voir et de s’aimer dans la suite émouvante des jours.





PROSPER ET GRAZIELLA


Prosper et Graziella



Prosper avait été élevé par une mère méticuleuse qui avait le sentiment et le goût des convenances. Aussi, à vingt ans, son éducation terminée, était-il parfait, irréprochable et correct sous tous les rapports. Il portait des habits brossés, dont les plis horizontaux et verticaux se distinguaient bien, des cols et une lingerie d’une blancheur immaculée, des souliers vernis. Un géomètre n’aurait rien trouvé à reprendre à la rectitude de la raie qui séparait ses cheveux lissés jusqu’à l’humiliation la plus complète du moindre poil rebelle. Petit et court, mais bien proportionné, il jouissait encore d’un visage souriant et gai où se reflétaient un optimisme puéril, une appréciation honorable de soi-même et la satisfaction intime qui en est une conséquence nécessaire.

C’est au ministère où il travaillait qu’il était beau de voir à l’œuvre notre incomparable Prosper. Le corps très droit, les pieds formant un angle aigu, la tête légèrement penchée en avant, il composait ses lettres avec une gravité et un sang-froid d’ambassadeur boutonné jusqu’au col, et alignait des chiffres avec une attention convenable et soutenue. Ses cahiers, reflets de leur maître, avec leur écriture menue, parfaitement moulée, à queues impertinentes, vous avaient un de ces petits airs sages et gentils à faire rougir l’ange même de la correction.

Le bienheureux Prosper poursuivait depuis longtemps son travail ingrat. De jeunes demoiselles travaillaient aussi dans l’immense bureau sombre, aux murs nus ; mais très digne, il en faisait abstraction, ne les regardait qu’avec des yeux modestes et trouvait pour leur répondre, en cas d’absolue nécessité, une formule de politesse appropriée et sévère. Grâce à ce moyen, ses jours coulaient pacifiques et vertueux.

Mais un beau matin des ouvriers apportent au bureau, toute une série de tables, des clavigraphes, installent le tout dans l’espace jusque là resté libre à côté de l’honnête Prosper. Brouhaha, tumulte, agitation, on cause, on fait du bruit, invasion d’une troupe de charmantes et galantes jeunes filles qui viennent assumer les devoirs de leurs nouvelles fonctions. Le chef intervient aussitôt, présente à ses subordonnés le pimpant troupeau. Il arrive bientôt à Prosper et lui nomme celle qui devra à l’avenir, occuper le bureau voisin du sien.

— Mais je suis enchantée de faire votre connaissance, M. Prosper ! s’écrie une belle voix musicale et douce.

— Veuillez croire que tout le plaisir est pour moi, répond l’interpellé, et il serre la main qui se tend vers lui avec une courtoisie, une franchise, une grâce féminine admirable. Prosper lève le regard, rien qu’un petit peu. Mais quels yeux il voit, mes chers amis ! De beaux grands yeux noirs, des cheveux qui s’échappent de sous un chapeau à larges bords, en boucles endiablées et polissonnes, des joues roses, une belle peau blanche et veloutée. Graziella, car elle répond à ce nom gracieux et caressant, possède tous ces attraits, outre qu’elle le domine de toute la tête et qu’elle est plantureuse à ravir nos ancêtres de l’âge de pierre.

Quelle étrange fille c’était que cette Graziella ! Au bout de quelques jours elle avait pris l’air de la boutique et déployait toutes ses qualités. Il fallait la voir, à l’heure de la houpette, lorsque ces demoiselles, en face du conseiller des grâces, arment leur beauté de pied en cap pour les conquêtes de la rue. Elle emplissait le bureau du flot intarissable de ses paroles, pressées, incessantes, rapides, tombant en cascades, de son rire, un rire roucoulant, sonore, riche et volumineux de contralto, de son exubérance, de sa vivacité primesautière, de ses exclamations, de sa joie bruyante, dissipée, tapageuse et communicative. Papotante et babillarde, remuante, sautillante, agitée, la toilette toujours tirée à la diable par quelque endroit, ébouriffée, toute la santé de sa personne éclatait autour d’elle dans ses mouvements saccadés, dans ses cris, dans ses interpellations, ses gestes brusques. Mais bonne fille tout au fond et douce comme un agneau.

Aussitôt l’heure venue de travailler, c’était tout un poème que de la regarder faire. Elle s’appliquait le plus qu’elle pouvait, mais au prix de quels efforts ! Ses soupirs s’entendaient partout, ses changements de position faisaient craquer les chaises et grincer son bureau, ses lamentations sourdes, ses impatiences, ses colères fébriles renseignaient tout le monde sur les difficultés de sa tâche. Mais elle n’était pas assez occupée pour que, de temps en temps, elle n’eût le loisir de jeter les yeux sur son voisin toujours correct dans la position réglementaire, ainsi qu’un portrait dans un cadre, et aussi silencieux qu’une mouche. Au début son regard restait chaque fois perplexe et surpris, puis il devint interrogateur, bientôt moqueur et plein de malice.

Un matin Graziella se trouve à son poste avant l’arrivée de Prosper. Celui-ci se glisse bientôt à sa place, il enlève son pardessus, ses gants gris, son foulard blanc comme neige.

— Bonjour Mademoiselle.

— Bonjour Monsieur Prosper. Puis un long silence.

— Je me demandais, ce matin, Monsieur Prosper, si les autruches se mettent réellement la tête dans le sable lorsqu’elles sentent venir la tempête. Il doit leur en rester des grains dans les plumes ?

À une demande aussi inattendue, posée avec une gravité infinie, Prosper interloqué, ouvre de grands yeux. Mais elle continue déjà avec un air triste et mélancolique :

— Pauvres bêtes ! Les tempêtes doivent être rares dans le désert, car la nature, autrement, aurait été cruelle de les obliger à se souiller chaque fois.

Puis pensive et songeuse, Graziella se remet à l’ouvrage. Le lendemain elle est encore la première à son poste :

— Si vous saviez, monsieur Prosper, les belles cartes de mode que j’ai vues ce matin dans les vitrines !

— Vous aimez à regarder les modèles de costumes et de chapeaux, mademoiselle Graziella ?

— Mais non, je me suis arrêtée devant la vitrine d’un magasin de confection pour hommes. C’était merveilleux, je vous l’assure. Les regarder en passant m’est toujours un plaisir infini. Puis avec un gros soupir, en commençant à tapoter sur la machine à écrire : « Il n’y a rien de comparable à une belle carte de mode ».

Prosper ouvre de grands yeux étonnés. Il lui semble qu’il saisit, mais il n’en est pas sûr.

Quelques jours se passent. Prosper trouve une fois dans son cahier un pli cacheté. Curieux et surpris il lit ces quelques mots, sans signature : « N’avez-vous jamais deviné que vous êtes l’élu de mon cœur, Monsieur Prosper ? » Il regarde timidement autour de lui. Graziella, les yeux au plafond, songe, perdue dans un beau rêve. Cependant vous allez savoir combien Prosper est un fin matois, un limier de première force ! Il découvre tout seul le N écorné du clavigraphe de sa voisine sur une copie qui traîne sur le bureau, et s’aperçoit qu’il est le même que celui du mystérieux billet. Et pince-sans-rire il arrive le premier le lendemain. L’enveloppe cachetée que Graziella ouvre à son tour contient ces mots : « Je l’ai deviné ». Plongé jusque-là, dans l’étude d’un gros bouquin, Prosper lève tout à coup la tête, et plantant ses yeux dans ceux de sa voisine :

— Quel beau temps il fait aujourd’hui, Mademoiselle Graziella ?

Leurs lèvres ébauchent le signe d’un sourire, puis un sourire, puis un rire timide, puis un grand rire franc à gorge déployée. Et Graziella, toute transportée, se lève en criant ! « Il l’a trouvé, il l’a trouvé, il l’a trouvé ! » Au bureau ahuri qui lui demande ce qu’elle veut dire, elle ne fait que répondre : « Il l’a trouvé, il l’a trouvé ! »

Et ce midi-là, ils sortent ensemble, puis le soir, puis les autres jours. L’intrigue intéresse tout le ministère. On les voit dans la rue, Graziella pouffante, soufflante, vive, traînant à sa remorque, dans son sillage au milieu de la foule, le malingre et petit Prosper, les vêtements irréprochables comme toujours, la tenue digne, le maintien composé. On les voit sur le canal, le soir, entre les arbres qui jettent sur l’eau une ombre profonde ; l’embarcation légère s’enfonce à la proue sous le poids de la belle indolente étendue sur les coussins tandis qu’elle soulève à la poupe le minuscule Prosper obligé de tenir les rames par le bout, mais avironnant selon les méthodes des meilleurs maîtres en la matière.

Et l’on se demande s’ils s’aiment ! Que voudriez-vous qu’ils fassent ? L’amour de Graziella est d’une espèce particulière. Elle trouve bien son petit Prosper un peu ridicule, mais si gentil d’être petit, correct et sage. Il a tellement l’air d’une image, il est si posé, si fin, si propre. Elle l’admire puis elle rit, puis elle l’aime d’une tendresse protectrice. Ils passent ensemble des soirées délicieuses. Prosper est assis sur son fauteuil, rigide et droit ; il ne se croise pas les jambes, il ne s’appuie pas au dossier, il ne s’étend pas avec nonchalance. Graziella, elle, est partout à la fois, au piano, dans les cahiers de musique, sur tous les fauteuils et chaises de la place. Elle converse, chante des bribes de chanson, joue des fragments, s’amuse avec tout ce qui lui tombe sous la main. Elle tourbillonne autour de lui, elle fait la jalouse, l’accuse d’écrire à d’autres jeunes filles, de sortir en cachette ; elle ne croit pas un mot de ce qu’elle dit, mais elle adore le sourire que prend alors son incomparable Prosper qui se rengorge d’être soupçonné de tels crimes, se défend sans vigueur pour laisser penser que c’est un peu vrai, et se croit le plus heureux des mortels s’il a la réputation d’un mauvais sujet.

Et, de plus, la belle Graziella est sentimentale. Oui, elle est aussi sentimentale qu’elle est considérable, pleine d’idées romanesques et nuageuses. Le soir, elle amène son petit Prosper se promener sur les falaises, autour de la Pointe Champlain, autour du parlement, à l’heure où le soleil se couche et découpe derrière eux des ombres disparates et ridicules. Elle devient langoureuse, se tourne vers la lune, prend les étoiles à témoin de ses rêves, de ses songes d’avenir, de tous ses sentiments affectueux. Elle admire le couchant, elle s’exclame, elle se fond d’enthousiasme, célèbre la nature et se rappelle des vers de Lamartine, pendant que le gentil Prosper, prosaïque et tranquille, examine avec inquiétude la poussière qui recouvre ses souliers.

Un soir, ils se laissent aller en canot sur la rivière. La belle eau lisse et luisante sous le ciel gris reflète à perte de vue dans ses bords les arbres de la rive. Les falaises de Rockliffe couvertes de leurs pins sombres abritent une foule de fonctionnaires en rupture de ban, de femmes et d’enfants chassés de la ville par la chaleur lourde qui met de la torpeur dans toutes les têtes. De l’autre côté on ne voit de la Pointe Gatineau que des plans de façades blanches entre les verdures. Intéressés l’un par l’autre, ils ne voient rien, ils se contemplent et s’admirent, ils s’aiment avec la surprise de se plaire dans tous les détails, les mouvements, le son des voix, la figure, les manières.

Mais tout à coup un éclair suivi d’un coup de tonnerre sec et profond les réveille de leur mutuelle extase. Le spectacle est terrifiant. Le large bassin formé derrière eux par l’Outaouais qui se développe et s’élargit à l’embouchure de la Gatineau reflète dans son eau limpide et calme tout un firmament noir, et c’est comme si deux orages, avec des chevauchées de nuages, s’épanouissaient lentement dans le ciel et sur l’eau. Puis des Montagnes bleues qu’on ne voit plus descend lentement un nuage laiteux et blanc. C’est la pluie à torrents dont les premières gouttes, isolées et grosses, tombent en faisant autour d’elles de larges cercles. Le vent s’abat avec violence et les flots se forment en houles.

Affolé, Prosper se précipite sur les rames pour diriger l’embarcation vers le rivage. Graziella essaie de protéger sa toilette avec les coussins qu’elle entasse sur elle. Ils ne voient plus rien parmi les rafales, la pluie, l’obscurité faite subitement par le rideau des nuages, les éclairs, le bruit du tonnerre assourdissant dont les échos rebondissent aux parois des vieux rochers.

Un choc et l’embarcation chavire, éventrée. Graziella pousse un grand cri. Prosper veut se précipiter à la nage, s’embarrasse dans les rames, plonge dans l’eau ; il a vaguement conscience qu’il touche terre, il saisit Graziella pour la sauver, la soulève dans ses bras, la remet sur pied. Puis ému, hors de lui-même, se sachant désormais en sécurité, il l’embrasse sans y penser. Énervée, défaillante, tout à coup soumise, vaincue, honteuse et domptée, la jeune fille pleurnichante ne résiste plus.

Mais tout à coup, parmi les fracas du tonnerre, le mugissement sourd des vents, on entend le beau rire sonore et riche de contralto éclater, roucoulant et fou : Graziella a penché la tête et aperçu, tout à coup, que Prosper, pour accomplir son haut fait d’armes, était monté sans le savoir sur la grosse pierre qui avait fait tourner l’embarcation, tandis que ses jambes à elle trempaient dans l’eau jusqu’aux genoux.

AU BORD DU LAC BLEU


Au Bord du Lac Bleu



Nous nous retrouvions, chaque année, Pierre et moi, dans un coin perdu des Laurentides. Pendant un mois et demi ou deux, jusqu’à la fin de septembre ordinairement, nous parcourions les montagnes, les forêts et les lacs, campant sous la tente et vivant, comme les chasseurs, de gibier tué par nous ou de poissons pêchés au courant de quelque rivière inconnue. La plupart du temps couchés avec le soleil et levés avec l’aube, nous menions une existence nomade, errante et saine dans les régions infréquentées.

Ces souvenirs sont ineffaçables dans ma mémoire. Nous faisions des portages le long des rapides tumultueux qui bondissent parmi des roches rougeâtres, le canot d’écorce léger sur nos épaules, et récompensés des misères de nos longues marches si nous apercevions, tout à coup, entre les troncs d’arbres, la surface d’un lac limpide au creux des montagnes bleues. Nous allumions le feu de notre bivouac avec des pommes de pin et des branches sèches, au fond de gorges étroites et sombres, dans des clairières entourées de bois profond, au sein de vallons qui ne nous laissaient voir du firmament qu’un large cercle étoilé. Et, en face du panorama des collines basses, vieilles, lumineuses et douces, nous passions des heures sur des rochers élevés par les nuits de pleine lune, aussi immobiles que des sphinx et émus par la beauté des choses et leur grandeur.

Par les jours d’orage, c’était le repos sous la tente de toile à écouter la pluie chantante et chaude tomber sur les feuillages dans un brouillard blanc. Et quelquefois, s’arrondissant ainsi qu’un halo, un arc-en-ciel coiffait un mont ou dessinait une arche de pont multicolore entre deux sommets.

Dans les terrains dévastés par les feux de forêts, des arbres calcinés, noirs et nus se dressaient sur des crépuscules d’une rougeur de cuivre. Ou bien la lumière horizontale du soleil couchant, baignait tout un horizon de dômes, de pythons pointus et brisés, ou se précipitait, poussiéreuse et dorée, dans un ravin, comme à travers une écluse ouverte.

Cette année-là nous avions choisi, pour centre de nos opérations, le petit village de Bellerive, sur le côté nord du lac Nominingue. La voie ferrée des Laurentides venait à peine d’être construite, et tant d’endroits plus rapprochés avaient été mis à la disposition des touristes que leur flot n’était pas encore remonté jusque là. On y voyait à peine une dizaine de maisons occupées par de pauvres colons et un grand chalet plat que s’était fait construire un monsieur Chevalier, marchand de bois enrichi par son commerce. La région d’alentour était presque déserte.

Nous étions sur les lieux depuis huit jours, nous revenions de notre première expédition. C’était un samedi après-midi. Un vent violent soufflait malgré le ciel pur, et il fallait louvoyer pour éviter les vagues trop hautes qui se gonflaient au milieu du lac. En explorateurs peu pressés, nous suivions les courbes du rivage, visitant les baies, débarquant au fond des anses. Nous contournions avec difficulté une pointe rocheuse lorsqu’un cri nous parvint tout à coup. Au loin une embarcation dansait sur la lame d’où l’on nous faisait des signaux désespérés. Il n’y avait pas à hésiter. En moins de dix minutes nous eûmes atteint le canot en détresse. Deux femmes énervées et apeurées s’y trouvaient. Parties par un temps calme, elles avaient été effrayées et surprises par ce coup de vent subit et la rameuse avait échappé son aviron. Alors incapables d’avancer ou de se diriger, elles étaient ballottées par la houle qui emplissait la chaloupe peu à peu. Pierre y sauta tout de suite avec sa rame et nous reprîmes aussitôt le chemin de Bellerive.

Les naufragées que nous avions ramenées étaient Madame Chevalier et sa fille Annette. Aussitôt abordé, je me dirigeai vers elles. Pierre qui avait déjà lié connaissance, me présenta. Madame Chevalier n’avait pas conservé beaucoup de sa beauté ancienne. Elle avait environ quarante-cinq ans, elle était maigre et s’habillait sobrement. À force de la fréquenter je m’aperçus plus tard qu’elle avait cet incomparable talent social de faire briller les autres. On aurait pu la comparer à un briquet auquel tous les esprits venaient s’allumer.

Mais quelle surprise en voyant Annette ! Elle avait à peine dix-sept ans, elle était de taille moyenne et possédait d’épais cheveux cendrés d’une nuance admirable. Ses yeux bleu-gris avaient un charme de douceur et de vivacité. La figure était ronde, les lèvres un peu grosses, mais la peau blanche et les gestes brusques et vifs.

Elle eut pour me remercier un mouvement subit qui lui fit tendre les deux mains et serrer les miennes :

— Nous avons eu tellement peur, maman et moi. Nous ne fournissions plus à vider le canot. Et c’était ma faute parce que j’avais voulu revenir tout de suite avant l’heure du train qui doit amener papa. Je pleurais, mais maman était plus courageuse et ne désespérait pas. En voyant votre canot dépasser la pointe du rocher, j’ai bien vu que nous étions sauvées.

Elle parlait d’une voix encore haletante et entrecoupée, revivant à mesure devant nous les sentiments qu’elle avait éprouvés. L’émotion du cœur se manifestait sans contrainte.

Nous acceptâmes le souper dans le beau chalet de la place aux larges vérandas recouvertes de vignes grimpantes et qui avait pour horizon le lac et cette presqu’île qui s’avance au milieu, ainsi qu’un éperon, pour fendre les flots. Pierre avait été placé à côté d’Annette. À peine à table, ils étaient déjà familiers. Ils s’absorbaient dans une causerie à deux, en aparté. Leurs yeux rayonnants et soudainement illuminés, leur entrain, leur gaieté révélaient l’éclosion d’une sympathie née à première vue, rapide et inévitable, qui leur faisait déjà au milieu de nous une intimité complète, comme s’ils eussent été seuls dans la pièce.

Ce soir-là était d’une douceur exquise. Longtemps dans la nuit, nous restâmes en face du lac dont nous entendions les clapotis sur les piliers de la maison. Le vent humide des forêts vierges nous arrivait par grandes bouffées alenties. Et, accoudés à la balustrade, nous nous penchions pour béer à ce vide obscur et sentir nous envelopper la fraîcheur de cet amphithéâtre secret de notre pays.

Annette et Pierre causaient ensemble en arrière de nous. Ils semblaient avoir beaucoup de choses à se dire, comme des fiancés qui se retrouvent après une longue absence avec des arrérages de confidences. Une lueur nouvelle se lisait en leurs regards qui s’interrogeaient timidement et n’osaient se fixer. Ils se sentaient glisser sur la pente d’une affection commune, mais on aurait dit que l’accord entre eux se développait trop vite pour qu’ils pussent le réaliser à mesure ; qu’ils craignaient d’aller tout de suite au point où il les menait ou bien que leur amour naissant s’épanouissait si rapidement au fond d’eux-mêmes que leur conscience ne suffisait plus à enregistrer ses progrès et à le constater, prise d’un vertige inconscient mais aussi d’un désir vague et puissant.

Et lorsqu’il fallut repartir, je vois encore sa main fine qui se tendait vers la sienne, et ses yeux où il y avait de la reconnaissance, de l’ardeur, une supplication déjà sûre d’être exaucée :

— Vous reviendrez demain, c’est dimanche et nous irons en canot ?

C’est pourquoi il me fut inutile de parler, ce soir-là, de préparatifs de départ, d’un itinéraire à fixer, du Petit Nominingue avec ses îles que l’on atteint par les méandres d’un marais herbu et vert où se dessine la ligne d’eau des chenaux.

Les allées et venues entre notre pauvre campement et le chalet des Chevaliers ne cessèrent plus. Annette était d’une nature trop rare pour que Pierre n’en subît pas immédiatement le charme. Jusque-là elle passait ses années au couvent des Ursulines, à Québec, et ses vacances à Bellerive où sa famille émigrait dès les derniers jours de juin. Elle avait ainsi conservé sa fraîcheur et sa naïveté naturelles, et surtout une sensibilité neuve et une impressionnabilité que n’avaient pas encore usées les spectacles et les évènements de la vie : elle sentait tout pour la première fois. La moindre chose l’affectait, elle vibrait sans cesse et c’était sur son visage une succession continuelle d’émotions contradictoires et changeantes.

Il y avait en même temps chez elle, comprimées et maintenues par la règle monastique et la monotonie de la vie conventionnelle, une surabondance de sentimentalité, et de telles réserves de forces qu’elles s’écoulaient avec violence dans la moindre sensation que la vie excitait en elle et l’exagéraient. Elle recevait alors des choses une impression trop profonde, disproportionnée à sa cause. Cette exubérance se devinait à ses moindres gestes ainsi que son abondance intime et sa vivacité nerveuse jamais dépensée.

Ces qualités se révélaient en elle à tout instant. Si sa mère lui faisait une chose qui lui plaisait elle se jetait subitement à son cou, l’embrassait à ne plus finir, sautait et battait des mains. Pour la moindre mésaventure, elle était prête à pleurer, à se répandre en larmes et à s’abîmer dans un grand désespoir. L’arrivée de son père à l’improviste la jetait dans des transports qu’elle ne pouvait calmer. Elle passait son bras sous le sien, marchait à ses côtés, babillait étourdiment, le regardait dans les yeux, butant aux pierres du sentier et s’accrochant à toutes les barrières. Continuellement passionnée et agitée, elle vivait dans son tourbillon intérieur. Primesautière, naïve et exubérante, Annette n’en était pas pour cela faible et délicate. Elle était, au contraire, robuste, bien proportionnée, d’une santé et d’une vitalité admirables.

Annette et Pierre partaient en canot lorsque le crépuscule tombait sur le lac Nominingue d’un bleu si pur et si foncé. Toute la surface claire et limpide jusqu’en ses profondeurs luisait entre les verdures des rivages. Un couchant rose de flamme s’éteignait au-dessus de la pointe des Jésuites où les pins sur le ciel faisaient une dentelure noire comme l’encre. Au loin, partout, reflétées quelquefois dans l’eau, s’élevaient les montagnes, les dômes obscurs et sombres, troupeau bleuâtre. Des anses, des baies s’évasaient pour ouvrir des perspectives sur des plaines vaporeuses, d’autres monts dans le lointain, et des vallons où les brouillards des savanes flottaient comme des voiles de mousseline accrochés aux buissons. Rien ne bougeait, rien ne brisait le silence jusqu’à l’extrémité de l’horizon.

Puis la grande clarté lunaire et blanche s’épanchait, argentant le lac en longues traînées, déversant sur les pentes sa lumière discrète et froide, baignant tout le paysage d’une atmosphère élyséenne de rêve. Les versants des hauteurs et les fôrets devenaient noirs comme des tentures de deuil et de petits nuages d’ouate passaient sur la face pâle de la lune.

Le matin, ils se retrouvaient aux heures humides, innocentes et fraîches de l’aurore, lorsque les vents n’ont pas encore commencé à souffler et que le soleil se lève dans une brume rouge. Des vapeurs blanches montaient du creux des plaines mouillées, et les chants d’oiseaux multipliés retentissaient dans le calme universel tandis qu’ils regardaient surgir du fond des bois et tout à coup voguer l’orbe étincelant.

Ils se promenaient en canot sur le lac bleu. L’embarcation était la seule chose mouvante. On voyait sa silhouette blanche à l’avant, à l’arrière celle de mon ami. Ils se laissaient aller et glisser, oubliant l’heure, la nature et le monde. Ils se découvraient avec admiration. Ils cherchaient à se connaître, instinctivement, dans tous les détails, pour s’envelopper plus parfaitement d’amour et ne rien laisser dans l’autre qui ne soit touché par le baiser de l’affection.

Pierre était plus âgé, plus mûr et plus sûr de lui-même. Il conduisait la conversation, évoquait ses souvenirs d’aventure dans les Laurentides. Elle écoutait, le visage heureux, effrayé, gai ou pensif ; on aurait dit, tant elle subissait les impressions et les sensations qu’il décrivait, tant elle était obéissante à prendre la nuance d’âme appelée par les mots, tant elle vibrait enfin du sentiment qui l’animait en parlant et le laissait voir sur sa figure, qu’il jouait sur son âme comme sur un clavier afin de lui faire rendre tous les sons.

Et lorsqu’on les voyait revenir à la brunante, au bord du lac bleu, elle était suspendue à son bras, un peu craintivement, avec un tel air d’enthousiasme et d’admiration dans les yeux, avec un tel amour rayonnant autour d’elle que l’on pénétrait tout de suite son secret. Elle se tenait près de lui, elle l’écoutait parler comme s’il eût été un jeune dieu, elle le contemplait naïvement.

Pourtant ils n’avaient encore échangé aucune parole d’amour. Ils se connaissaient depuis quinze jours à peine, et déjà ils s’étaient accordés, pénétrés et compris. Puis un soir du commencement d’août, ils s’en allèrent à la source boire au clair de lune. Elle sourdait des profondeurs du rocher, froide et crystalline elle dégoulinait entre les tilleuls au tronc lisse et au large parasol qui la couvraient d’un dais de verdure et d’obscurité. Cette nuit était belle et chaude, tressaillante, avec ses étoiles en guirlandes posées sur les sommets ; et le bruit sur les pierres de l’eau invisible était un chuchotement, un murmure, un chant clair et fin de tendresse ; et l’ombre était un complice. Ils arrivaient d’une promenade. Pierre la suivait, réalisant tout à coup le sentiment né si vite en lui qu’il ne l’avait point vu croître. Il la regardait avec stupéfaction se balancer devant lui dans le sentier. Un grand tumulte éclatait au fond de son cœur. Son bonheur était si lourd et si grand qu’il se sentait désemparé. Annette s’arrêta brusquement, et, trébuchant, Pierre lui saisit la main. Emporté par une force secrète, il l’attira à lui de ses bras nerveux et forts. Mais la tête en feu, bouleversée, frémissante, Annette s’arracha à son étreinte et se mit à courir vers la maison.

Elle l’aima, comme savent aimer les jeunes filles, à la fin d’une adolescence pure. Elle le trouvait supérieur à tous les autres hommes. Le regard de Pierre longtemps fixé dans ses yeux jetait en elle un émoi délicieux. Elle avait de l’orgueil à sentir à côté et comme penchée sur elle avec adoration, cette nature plus forte, plus rude et plus énergique que la sienne, qui la caressait mais aurait pu la meurtrir, qui la protégeait mais pouvait aussi bien broyer sa faiblesse. La vie lui paraissait d’avance facile avec quelqu’un pour lui tracer une large voie. En même temps naissait en elle une vocation de sacrifice et de renoncement, un désir et une joie de la soumission et de l’humiliation de sa personne devant lui. Elle devenait attentive aux souffrances et aux bonheurs de Pierre, inquiète et palpitante aux moindres symptômes, malléable entre ses mains. Elle mettait tous les scrupules d’une conscience timorée à suivre les directions morales à peine appuyées et à obéir aux plus fines indications. Et tout au fond il y avait en elle la fierté amusée d’être quand même la souveraine par l’affection qu’elle inspirait.

Et Pierre aimait Annette, comme on aime un enfant, avec sollicitude, avec émerveillement pour ses grâces et ses beautés. Il voulait la laisser se développer, non pas dans la crainte, mais dans la serre-chaude de la douceur et de la tendresse. Il la considérait comme une compagne indispensable parce que les yeux lucides et purs de la jeune fille avaient une vision plus claire, plus innocente du monde et découvraient plus sûrement le mal.

Ils s’aimèrent dans un ravissement ineffable. Par les après-midis où le lac Nominingue se plisse de courtes houles bleues portant à leur crête une frange d’écume blanche, ils s’en allaient à la pointe des Jésuites, sur les hauteurs rocheuses. Et là, ils sentaient passer sur eux, entre les pins embaumés et bruissants, le grand vent sauvage qui se coule entre les gorges des montagnes inhabitées. Ils regardaient autour d’eux l’eau colorée à l’assaut du rocher, et s’étendre en arrière les bois millénaires au-dessus desquels planaient les têtes des vieilles pruches déchiquetées et sèches, les pointes des sapins géants et le dôme des gros ormes dont la verdure s’évase comme des gerbes. Et dans leur cœur, dans ces solitudes immenses, germait et grandissait avec violence l’orgueil superbe de la félicité.

Mais j’avais eu un pressentiment en les voyant revenir un soir, ayant remarqué pour la première fois le contraste qui était en eux. Pierre avait les cheveux, les sourcils, la moustache d’un noir de jais. Ses yeux étaient extraordinairement brillants. Sa sensibilité fine, sa force d’exaltation intérieure, se mêlait à quelque chose de sombre, d’inquiet, de soupçonneux et d’agité. Une déception d’amour l’avait rendu amer. Concentré et toujours taciturne, il ne m’avait pas fait de confidences sur cette aventure sentimentale qu’il cachait par pudeur.

Et j’avais eu peur pour eux ce soir-là, et je lui avais dit :

— Prends garde, Pierre ! Cette jeune fille est dangereuse pour toi et tu es dangereux pour elle. Tu peux la blesser et elle souffrira plus que d’autres, parce qu’elle ressent plus vivement les joies, les chagrins et tous les sentiments. Prends garde, Pierre, prends garde de la faire pleurer. Il me semble que la souffrance en elle sera terrible et dévastatrice. Elle y mettra autant d’excès que dans sa tendresse, et, par ce soir où la terre te paraît si belle, j’ai peur pour elle et j’ai peur pour toi.

Il ne répondait pas, absorbé dans son bonheur et sourd aux conseils. Il songeait, et toute la soirée, par la fenêtre, il regarda dormir entre les arbres des pans du lac bleu.

Le lendemain fut moins joyeux. Jusque-là, Bellerive avait été désert, et des parents, des amis de la famille Chevalier arrivèrent pour passer quelques semaines. Un après-midi, Pierre qui venait pour voir Annette, apprit qu’elle était partie à cheval avec un de ses cousins ; on les attendait d’une minute à l’autre. Elle ne revint qu’à cinq heures et la partie de canot fut manquée. Tout le temps qu’avait duré l’attente, Pierre était resté, silencieux, assis dans un coin de la véranda, étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Lorsqu’Annette arriva, essoufflée, heureuse, riante, criant de plaisir, il resta longtemps fermé et froid, compassé et poli, répondant sans hâte et par monosyllabes. Stupéfaite et saisie du changement de ses manières, elle le regardait avec étonnement, et attristée tout à coup jusqu’au fond de l’âme.

— Mais qu’avez-vous ? Je veux le savoir. Dites-le moi. Vous n’êtes plus comme d’habitude et j’avais tant hâte de vous voir.

Elle le suppliait, tyrannique, elle se butait dans sa question, décidée à tout apprendre.

— Vous avez été bien longtemps à votre promenade, et j’ai souffert.

— Vous étiez jaloux, alors ?

— Oui, j’étais jaloux. Et dans ses yeux s’allumaient encore des lueurs de tristesse et des lueurs de colère, à intervalles réguliers, comme les feux d’un phare, se cachant, se montrant, des lueurs troubles et vagues.

Curieuse, Annette l’examina un instant sans rien dire, puis, prise de la hâte de se disculper, de montrer son innocence, elle parla à flots pressés.

— Mais je ne pouvais pas refuser. Lucien est un de mes grands amis. J’étais heureuse de le revoir. Et nous étions si bien en montagne, au galop des chevaux. J’étais étourdie, un peu grisée et ivre de vitesse. Le temps a passé et je ne me suis aperçue de rien.

D’ailleurs ses paroles plaidaient moins bien que ses yeux et que l’expression éloquente de ses traits. Il était impossible de s’y tromper tant l’innocence rayonnait d’elle. Elle était partie, sans penser à autre chose, parce que la proposition d’une course à cheval l’avait tout à coup saisie et enthousiasmée de bonheur.

Le sang lui montait maintenant à la figure de ce qu’on pouvait la croire coupable d’une indélicatesse. Elle s’accrochait au bras de Pierre, pleurant presque, demandant l’oubli et le pardon. Cette première brouille la mettait hors d’elle-même. Alors il s’adoucit un peu.

— Je sais bien que vous n’êtes pas coupable. Mais il faut surveiller les apparences, Annette. C’est avec elles qu’on se fait une certitude.

Annette demeura près de lui, plus humble et plus soumise, anxieuse et attentive, redoublant dans ses yeux l’expression affectueuse afin de reconquérir le cœur de Pierre et de consoler la souffrance qu’elle lui avait involontairement faite. Elle prenait des résolutions héroïques pour conserver intacte leur grande tendresse. Et, ce soir-là, ils eurent l’air de deux convalescents tant la convalescence réelle de leur sentiment transparaissait dans leur personne. Ils étaient plus gais, plus animés, ils riaient à n’en plus finir pour le moindre mot, enfin ils ne se quittaient pas des yeux comme si la menace qui avait passé sur leur amour leur en avait mieux fait comprendre le prix.

Mais transportée du couvent aux limites extrêmes de la civilisation sans cette pratique du monde qui apprend à se mieux posséder, Annette commettait chaque jour de nouvelles fautes ; sans pouvoir s’en empêcher, toujours plus confuse et plus repentante, mais victime chaque fois de sa nature débordante, primesautière et violente. Elle quittait Pierre pour causer avec un autre groupe de jeunes garçons et de jeunes filles, parce qu’elle avait entendu un mot ou une phrase qui avait déclenché subitement tout un flot de souvenirs. Et là, elle se mettait à parler, à jaser, à dire toutes ses pensées sans songer à son ami qui l’attendait, morose et solitaire. Sa jeunesse irrépressible ne résistait pas à une invitation imprévue : elle partait en coup de vent, sans chapeau, excitée et heureuse. Elle conversait avec ses frères, ses sœurs, sa maman, oubliant l’heure, et lorsqu’un causeur intéressant racontait un récit, elle l’écoutait en buvant ses paroles.

Et Pierre, irrité, se contenait de moins en moins lorsqu’Annette revenait à lui craintive et contrite. Un autre plus habile l’aurait abandonnée, libre et jeune, aux mouvements de sa pure, loyale et saine jeunesse. Il se serait contenté de la mettre en garde, de la former avec une tendre douceur énergique et de lui faire adopter, peu à peu, le changement d’attitude que nécessitent les fiançailles chez une jeune fille. Et surtout il lui aurait demandé avec instance de réfléchir avant d’agir et de se surveiller sans cesse afin d’éviter les incidents désagréables que sa précipitation entraînait. Mais Pierre était jaloux, et lorsque l’homme est jaloux il devient vite injuste, emporté et brutal.

— Annette, lui disait-il, je ne peux pas vous pardonner plus longtemps. La prochaine fois, ce sera fini entre nous. Vous ne m’aimez pas pour m’oublier ainsi.

— C’est plus fort que moi, je prends feu trop vite. J’essaie de me modérer, mais je ne peux pas toujours réussir encore. Mais si vous saviez comme c’est mal de douter de moi ! Vous m’apprenez ainsi qu’il est possible que j’accomplisse des choses auxquelles je ne pensais seulement pas. C’est une possibilité de mal faire que vous m’indiquez chaque fois que vous me dites vos soupçons. Dans mon ignorance je n’étais pas tentée, tandis que maintenant je peux l’être.

— C’est vrai, vous avez raison, répondait-il. Puis il ajoutait avec tristesse : Je crois quelquefois qu’il y a dans nos natures un antagonisme et une incompatibilité dont j’ai peur.

Mais ces instants de lucidité étaient toujours rares. Pierre recommençait à lui faire des défenses, parlant d’une voix brève et dure, pendant que ses yeux noirs avaient leurs lueurs étranges. Et Annette se révoltait contre l’injustice et contre l’incompréhension. Elle s’affolait, fine créature nerveuse qui sentait trop vivement le mors, elle passait en une minute par tous les sentiments contradictoires et extrêmes, elle se cabrait, elle s’humiliait, elle pleurait, s’indignait et ripostait.

Pierre n’était pas jaloux seulement. Voici ce qu’il lui dit un soir qu’il était triste : — Toutes les fois que vous me quittez, que vous vous en allez, que vous prenez autant de plaisir à rire et à causer avec les autres que vous en prenez avec moi, toutes les fois enfin que vous me faites ces petites infidélités inconscientes, il me semble que vous m’aimez moins complètement et moins parfaitement que je vous aime. J’ai peut-être placé mon idéal trop haut, mais votre conduite me présage quelquefois une vraie infidélité qui me serait plus douloureuse.

— Je vous aime pendant tout ce temps-là, répondait-elle. Je ne peux pas empêcher qu’à un moment donné un autre sentiment n’intervienne et n’éclipse, pour quelques minutes, l’amour que j’ai pour vous. Mais ma tendresse est toujours aussi exclusive et aussi forte. Je ne peux pourtant pas arrêter ce qui se passe en moi.

Elle savait qu’elle était dans la vérité, mais quelquefois l’inquiétude et la crainte troublaient maintenant son cœur.

Pierre n’allait pas au fond de son malaise. Les irritations de ces derniers jours avaient rappelé, par une ressemblance frappante, les aventures de sa première déception. Sans y penser et en suivant ses mouvements naturels, Annette faisait ce qu’une autre qui l’avait trompé avait accompli par ruse et par calcul. L’identité était si grande dans les apparences que Pierre ne distinguait plus bien. Son premier amour empoisonnait son second. Il était jaloux parce que la crainte de ne pas être aimé poursuit celui qui a été une fois déçu et le rend très sensible aux moindres signes d’une infidélité ; il avait un idéal très élevé d’amour parce que sans une adoration perpétuelle, il ne sentait plus en sécurité chez l’autre le sentiment qui devait les animer tous les deux.

Lorsqu’il était calme, Pierre se promettait de soumettre tous ses soupçons à la critique de sa raison. Mais les passions sont comme des marées puissantes qui entraînent avec elles, dans leur montée ou leur descente, la raison, cette échelle d’étiage, de sorte qu’elle demeure impuissante à marquer un niveau. Et si la jalousie ressaisissait Pierre, il devenait toujours sa proie. Il souffrait un peu tout le long du jour maintenant. Il n’avait plus de repos. Chaque évènement envenimait sa blessure. Des souvenirs mauvais le hantaient. Renfermé et inquiet, il passait des heures à se torturer lui-même.

Puis Annette partit un soir après le souper pour une promenade en canot avec des cousins et des cousines. Et lorsqu’ils furent au milieu du lac, histoire de taquiner la jeune amoureuse, ils laissèrent reposer les rames pour mieux rire et chanter. Annette n’osait dire son désir ardent de revenir à terre tout de suite parce qu’on la plaisantait toujours un peu sur la jalousie de Pierre dont chacun s’était aperçu. Elle riait nerveusement, le temps passait, le crépuscule mourait en arrière du rideau des pins. Elle se mit à pleurer sourdement, la tête dans ses mains, l’amertume secrète de ses fiançailles lui remontant au cœur tout à coup. La gaîté s’éteignit comme une flamme sous un coup de vent. Ils revinrent en hâte.

Je la vis courir au coin de la véranda où Pierre se tenait, dans l’ombre, une main sur le bras du fauteuil. Annette enveloppa doucement cette main des siennes, arrivée en tapinois, sur la pointe du pied. Mais à ce contact, il fit un geste brusque, pour se dégager, et se leva très pâle. Avant qu’elle eût parlé, il lui disait déjà :

— Veuillez accepter mes plus sincères remerciements, mademoiselle, pour le plaisir que j’ai eu à vous voir et à vous fréquenter pendant ces courtes vacances. Je suis rappelé à mon bureau, et comme je devrai quitter Bellerive demain, j’attendais votre retour pour vous faire mes adieux.

Il la salua et partit sans que, stupéfaite et déconcertée, elle eût le temps de se disculper. Elle se précipita vers moi.

— Empêchez-le de partir, dit-elle, ne le laissez pas partir. Retenez-le, il sait bien que je n’aime que lui au monde. Vous le garderez, vous lui expliquerez tout de ma part ?

Tout son orgueil avait disparu. Il ne restait plus qu’une petite fille aimante et désolée, qu’une enfant éplorée qui me suppliait. Mais tout au fond elle ne croyait pas à ce départ.

Pendant une partie de la nuit et de l’avant-midi, je m’acharnai à raisonner avec Pierre et à changer sa décision. Il me répondait toujours la même chose.

— Nous nous ferons souffrir réciproquement, malgré tout notre amour. Elle est justement l’épouse qui me ferait une existence intolérable et je suis justement celui qui lui serait insupportable.

Et il me disait ces choses sans honte, comme si toutes les incompatibilités de nature n’étaient pas des cas nos défauts, nos passions et nos vices s’opposent sans se vaincre et restent dressés en face les uns des autres, à se combattre. Il n’y a qu’à se corriger et à devenir meilleurs. À mesure que l’amélioration se produit, l’antagonisme s’efface.

Malgré mes objurgations Pierre partit.

Annette était seule. Elle s’était ménagé cette solitude pour l’explication finale. En me voyant paraître sans mon ami, elle comprit. Elle ne me posa point de questions. Elle tressaillit imperceptiblement de tous ses membres, mais se ressaisit aussitôt. Une fierté indomptable était en elle. Elle demeura assise, si fine, si blanche, si jolie, sur la véranda au bord du lac bleu. Elle se mit à parler. Et j’eus conscience tout de suite qu’elle voulait se donner le change à elle-même, se laisser glisser tout entière dans un autre sentiment, éprouver une autre émotion afin de ne rien sentir, pour le moment, en dehors d’eux. Elle me parlait avec volubilité de sa vie de couvent ; elle s’enthousiasmait pour la nature. Puis, s’il y avait un silence, une pause, elle se remettait à tressaillir encore, et repartait sur un autre sujet. Elle voulait mettre des barrières à sa douleur, n’y pas penser, ne pas la laisser entrer en elle, elle lui défendait les portes et les issues de son âme, avec vaillance, elle repoussait à deux mains le désespoir qui rôdait, attendait avec patience autour d’elle pour la submerger d’une vague irrésistible et la rouler aux flots de la mer. Elle ne pouvait pas le regarder en face et jusqu’au fond d’elle-même elle en avait une peur infinie.

Et je n’en pouvais plus, je ne pouvais pas parler parce que ma voix se serait étouffée dans ma gorge et que les larmes auraient jailli de mes yeux. Il me semblait qu’elle serait mieux, seule, étendue sur sa chaise longue, à se posséder, à se combattre, à réaliser et à accepter sa souffrance ; et c’est pourquoi je partis.

J’avais le cœur oppressé. Je m’en allais dans le chemin, envahi tout à coup d’une pitié et d’un dégoût angoissants, d’un abattement qui m’accablait. Soudain, j’entendis des bruits en arrière de moi. J’eus à peine le temps de me jeter dans les broussailles, épouvanté. C’était Annette, Annette en robe blanche, passant à bride-abattue sur le pur-sang dont son père seul se servait. Debout sur les étriers, haletante, folle de douleur, elle s’en allait dans la nuit, rabattant toujours sur les flancs du cheval enragé la longue cravache sifflante qu’on entendait au loin. Elle fuyait, plongeant ses regards dans l’obscurité, au galop dans les montées à pic et les descentes brusques, au bord des corniches pierreuses où les sabots de la bête bondissante sonnaient en faisant jaillir des étincelles. Éperdue, délirante, échevelée, elle voulait, dans cette course furieuse qui employait toute son attention et toutes ses forces, échapper à son désastre intérieur, fuir d’elle-même et de son âme, s’épuiser pour ne plus sentir cette souffrance lancinante et insupportable et cette sensation du néant qui l’avaient torturée en quelques secondes de solitude.

Je voulus un moment courir après elle, empêcher un accident, quelque chose de monstrueux auquel je ne pouvais croire. Puis je m’arrêtai, essoufflé et défaillant. Je pleurais, je m’affolais, je criais. Je repris un peu de sang-froid et je revins lentement, tout prêt à l’action. Le chemin qu’elle avait pris faisait un long détour dans la montagne pour revenir de l’autre côté. Dans une heure elle serait de retour à moins qu’un malheur ne fût arrivé. Alors je revins à la maison où Madame Chevalier se désespérait. Et ce fut une attente fiévreuse dans cette nuit si belle.

Elle déboucha subitement de l’obscurité. D’un geste brutal, rejetée en arrière d’un seul mouvement, elle arrêta net le cheval au bas des marches. La pauvre bête était en nage, elle tremblait, les naseaux sanglants, la tête basse, déjà secouée du frissonnement de la mort. Annette sauta et voulut monter les marches. Mais elle ne le put pas. Elle s’affaissa sans une plainte et sans un soupir. Elle était à terre maintenant, la douleur et le désespoir l’avaient rejointe et sur elle se jetaient, comme à la curée.

Il fallut la porter dans un hamac sur la véranda. Et la veillée douloureuse commença, au bord du lac qui porte une écume blanche à la crête de ses vagues bleues.



MARGUERITE


Marguerite



Marguerite avait dix-huit ans. Elle portait encore ses cheveux noirs sur le dos. Sa peau brune et olivâtre ressemblait à celle d’une créole. Le regard de ses yeux brillants glissait de côté sous un large chapeau. Son rire saccadé et nerveux inquiétait et son caractère capricieux avait une violence étrange.

Un soir, Raymond dit à Paul : « Marguerite aimerait à te connaître. » Et le lendemain, il l’emmena chez son amie Rozanne où elle l’attendait. Ils causèrent quelques instants dans le salon où la lumière du crépuscule passait sous un store baissé, comme une mince lame blonde.

Ils sortirent. Pour la première fois il était à côté d’elle et pouvait l’examiner de près. L’excitation et un peu de honte d’avoir fait les premières avances mettaient des taches de rougeur aux joues de Marguerite. C’était le printemps. Il y avait de la boue, en couche épaisse et des flaques d’eau dans les rues de la petite ville. Les saules laissaient pendre une maigre chevelure verte. L’air était tiède et doux. Des arbres sans feuilles écartaient leurs grosses branches et tendaient leurs rameaux, à perte de vue, sur le ciel bleu plein d’étoiles.

Paul lui demanda si elle aimait à lire. Il lui fit énumérer ses auteurs préférés. Et, bien qu’ils fussent de la même ville, il voulut correspondre. Un peu de fatuité paraissait dans ses paroles et dans ses airs. La conversation languit ensuite puisqu’ils n’avaient encore que peu de choses en commun.

Ils revinrent lentement. Le perron se trouvait dans l’obscurité. Elle monta quelques marches et il ne voyait plus d’elle qu’une forme vague, des dents luisantes et l’éclair des yeux.

— Vous savez maintenant où je demeure, dit-elle, et elle entra. Paul fut obsédé par cette vision.

Le lendemain il reçut une carte, les phrases étaient courtes, sans incidentes, composées de quatre ou cinq mots au plus. Un trait les séparait l’une de l’autre. Elles n’exprimaient rien que de banal.

Il y retourna le soir même. Elle vint lui ouvrir et pendant qu’il enlevait son paletot, elle le regardait avec insistance de ses yeux énigmatiques, appuyée au mur, la tête droite. Il saisit ce regard au passage.

Dans le salon il n’y avait que des meubles simples ; un piano droit, une causeuse, quelques chaises d’acajou et une lampe de plancher à abat-jour. Un tapis vieux rose couvrait le parquet, de longs rideaux de marquisette crème pendaient aux fenêtres.

Paul lui emportait des livres. Elle les feuilleta distraitement. Il avait du plaisir à la contempler, mais sa contemplation, au lieu de le satisfaire, attisait seulement son désir.

Marguerite ne parlait pas beaucoup. Elle écoutait Paul comme pour le connaître et l’étudier. Elle ne disait jamais : « Moi, j’aime telle chose…, moi, je suis ainsi. » Elle ne racontait ni son enfance, ni sa jeunesse, ni son caractère, ni ses goûts. Ce silence prêtait aux suppositions. Paul pouvait lui attribuer tous les sentiments et toutes les idées, l’orner d’une âme de son choix. Il n’y manquait pas et s’en faisait une idole parée des qualités qu’il aimait. Cependant sa curiosité restait affamée, ardente, tentait de découvrir toujours de nouveaux indices et cette recherche l’attachait davantage à Marguerite.

Elle cessa bientôt de répondre à ses lettres. Paul allait la voir souvent. Ils causaient au salon ou bien ils sortaient. Le printemps triomphait au dehors. Il alourdissait la silhouette des arbres et verdissait les gazons par larges plaques. Un grand bonheur semblait attendre à portée de leur main pour qu’ils le saisissent.

Paul lui apportait des lilas qui répandent un parfum lourd et intoxicant, puis des muguets à odeur fine mais intense. Les grosses grappes et les tiges délicates ornaient vite une potiche bleue à long col. Pour lui donner plus souvent cette joie des fleurs il allait la surprendre chez elle.

Il semblait à Paul que son amour à elle ne faisait pas de progrès. Un soir elle fut absente ; quelquefois elle paraissait s’ennuyer un peu. Il ne pouvait savoir. Et lorsqu’il la regardait, il était remué par sa beauté de brune, ses yeux énigmatiques, les sourcils courbés et fins, les longs cils.

Il fut obligé de partir pour deux mois. Il lui annonça ce départ un soir. Marguerite demeura calme et ne posa point de questions. Elle se contenta du récit qu’il lui faisait. Les jours s’écoulaient et elle semblait avoir oublié. Puis, à la dernière heure, elle s’adoucit soudain et lui accorda des faveurs de fiancé. Elle ne lui fit pas de recommandation cependant et ne lui imposa pas de promesse, comme c’est la coutume touchante. Il resta perplexe.

Il lui écrivit d’abord de longues lettres, des épîtres passionnées et prolixes de jeune homme épris. Aucune réponse ne vint. Il envoya une carte pressante et n’obtint pas plus de succès. L’éloignement et d’autres distractions continuelles refroidirent sa tendresse. Même il se rendit une fois, en automobile, avec des amis, dans la ville où elle habitait. Il passa devant chez elle. Elle rentrait justement d’une course et tenait son chapeau à la main, par les brides, avant d’ouvrir la porte. Il la salua d’un sourire et n’arrêta point. La vue de son visage lui mit pourtant au cœur une chaude douceur.

Il revint, ses vacances écoulées. Il s’abstint d’aller chez elle dès les premiers jours car il lui conservait rancune de son silence prolongé. Au bout d’une semaine il n’y put tenir. On aurait dit que Marguerite l’attendait. Elle avait une robe rouge feu qui avivait son teint. Elle était séduisante avec ses cheveux noirs qui lui tombaient sur la nuque. Il pensa qu’elle voulait le reconquérir.

Mais, pas plus qu’autrefois, Marguerite ne s’abandonnait. Paul la soupçonnait de borner volontairement ses effusions ou d’être impuissante à se confier, ou de se méfier de lui. Il regardait ce front uni, se demandant quelles pensées, quelle vie sentimentale, quelles réflexions se dérobaient en arrière, à chaque minute. Sa physionomie ne lui livrait point son âme. Il avait l’impression d’être au bord d’une nuit profonde et de la sonder vainement pour découvrir les choses qui se dessinaient dans le lointain. Elle se montrait plus aimable et plus douce.

Paul lui apportait des livres en abondance ; et le goût de Marguerite pour la lecture n’était pas aussi constant que la volonté qu’il avait de lui en procurer. C’était alors l’époque de la pyrogravure. Adroit de ses mains Paul l’accablait de cadeaux à l’en embarrasser. Sur des boîtes d’érable couleur de miel d’automne il gravait, avec la pointe d’acier rouge, les lettres de son nom entrelacées à des arabesques. Il sculptait des paysages sur des coffrets, dessinait des fleurs et des devises sur des pièces de velours épais, s’ingéniait à trouver toujours des motifs plaisants et nouveaux.

Il aimait à multiplier ses dons pour multiplier ses preuves de tendresse et l’attendrir plus sûrement. Ce qu’elle avait demandé une fois, elle le recevait dix fois. Elle n’avait plus le temps de désirer. Trop comblée, elle opposait un refus à l’offre d’une chose autrefois souhaitée, et ne remerciait plus qu’à peine ou pas du tout.

Paul fut surpris du résultat. Les premiers indices d’amour s’affaiblirent chez Marguerite. Elle le recevait avec moins de plaisir. Son attitude était alanguie, l’intérêt qui la tenait toujours en éveil et comme sur le qui-vive était mort, ses poses étaient abandonnées et lasses. Souvent encore il ne la trouvait pas au logis lorsqu’il sonnait chez elle.

C’était l’automne. Elle portait un renard argenté qui l’emmitouflait. Son visage délicat en était entouré. Le soir, ils marchaient dans la couche épaisse des feuilles mortes et bruissantes. Des vents impétueux passaient dans les arbres dépouillés pendant que la lumière de la lune faisait briller là-haut le clocher de l’église et des toits de maison.

Il tenait son bras, il était heureux quand même de marcher près d’elle qui ne l’aimait pas. Elle se dérobait et fuyait avec habileté, se déprenant prestement de ses embûches et refusait de s’engager. Il lui disait :

— Marguerite, pourquoi ne pas me dire immédiatement si vous m’aimez ou si vous ne m’aimez pas ? J’implore depuis si longtemps une réponse définitive.

— Je vous reçois bien, répondait-elle.

— Vous savez bien que ce n’est pas le mot que je désire.

Elle donnait ainsi une réponse évasive ou restait muette. L’amour de Paul devenait alors mélancolique, inquiet et tourmenté. Le doute restait toujours permis avec une échappée sur l’espérance.

Il ne songeait pas à s’avouer l’impuissance de sa volonté. Un peu plus d’efforts, croyait-il, et demain il serait maître des positions. Il redoublait alors d’attention et de prévenances. Il évitait les jeunes filles qu’il avait autrefois connues, pour lui prouver combien tout entier il était à elle. Il lui imposait sa présence et se tenait à l’affût pour l’aborder au hasard de ses courses. Il était toujours prêt à accepter son avis, à l’approuver avant qu’elle ait parlé, il ne discutait pas ses idées mais renchérissait aussitôt dans leur sens.

La crise éclata un après-midi d’hiver. Le temps était humide et sombre. Un brouillard froid saturait l’atmosphère. De rares passants glissaient dans la rue pendant que les cloches des vêpres sonnaient comme des glas.

Paul avait rendu visite à Marguerite au début de l’après-midi, puis une affaire pressante l’avait obligé à partir. Elle avait été froide, presque hostile. Son dédain s’était manifesté plus ouvertement.

Et maintenant Paul rentrait chez lui. Il rencontra un ami. Celui-ci le prit sous le bras et après quelques phrases banales lui raconta toute une histoire. Il avait vu Marguerite une heure auparavant à peine. Elle avait insisté pour qu’il entrât chez elle. Elle l’avait invité à plusieurs reprises et lui avait donné de fortes preuves d’intérêt.

Paul décida de ne plus la voir. Les jours suivants lui apportèrent le repos. Il n’avait plus d’inquiétude ou de tourment. Il était heureux du calme qui régnait au-dedans de lui-même, de la délivrance des doutes, des colères et des jalousies.

Il l’aperçut de loin, un soir, et la tristesse lui monta subitement au cœur. Il avait l’hallucination de sa personne. Il revoyait ses mains, ou ses yeux, ou sa figure comme si elle eût été là, devant lui. Certain que sa décision de ne plus la fréquenter ne changerait pas, il s’abandonnait à la joie douloureuse de l’évoquer, de la contempler et de l’aimer par le souvenir.

Une sœur cadette de Marguerite mourut presque subitement. Une visite s’imposait à Paul. Il arriva le soir. La première pièce, en entrant, était obscure. Il ne vit que la porte d’une seconde chambre où brûlaient des flammes scintillantes de cierges autour du lit blanc poussé contre les tentures mortuaires. Il en ressortit après quelques instants de prières. Il vit une femme accoudée sur la table. Il lui toucha légèrement l’épaule de la main. Elle se retourna vivement. Et avant qu’il eût compris ce qui lui arrivait elle passa impulsivement ses bras autour de son cou, et pleurait, sanglotait sur son épaule. C’était Marguerite. Cette mort subite de sa sœur la remuait jusqu’au fond d’elle-même. Elle s’accrochait à la première sympathie certaine, à l’affection sincère et passionnée. Un mouvement profond et instinctif l’avait jetée vers lui.

Et Paul croyait que ce soir funèbre avait éveillé subitement chez Marguerite l’amour pour lui et que la mort les avait unis indissolublement d’un lien sacré. Cette scène avec son décor l’émouvait jusqu’aux larmes de pitié et de tendresse. Et cet appel désolé vers lui, cette souffrance qui s’était blottie dans ses bras l’attendrissaient de compassion et fondaient ses préventions.

Paul revint plus tard. Elle confectionnait des vêtements de deuil et tout ce noir autour d’elle la rendait plus belle et plus captivante. Ses yeux battus et cernés témoignaient de larmes récentes, très souvent. Son chagrin lui donnait une gravité touchante. Ils ne revinrent pas sur le passé ou sur l’événement qui les avait réunis. Ils eurent des soirs de conversation reposante, intime et douce. Et ce mélange d’amour et de douleur avait pour lui un charme pénétrant, morbide et aigu qui imprégnait son âme.

Et Paul s’imaginait qu’après s’être élevés sur de tels sommets, avoir éprouvé pareils sentiments, ils ne retomberaient plus jamais à la médiocrité de l’existence et au petit train de leurs différends mesquins.

Ils y revinrent graduellement, comme il arrive toujours. Paul suivit la même tactique qu’autrefois. Il l’inonda de cadeaux, de visites et de marques de tendresse. Après quatre mois elle se dérobait de nouveau. Ce fut très court. Paul l’avertit qu’il ne se présenterait plus. Il croyait qu’elle changerait d’avis au dernier moment, sous l’effet de cette menace, mais elle en prit facilement son parti.

— Mais je ne vous retiens pas, mon cher ami, lui répondit-elle avec humeur.

Paul fut stupéfait et déconcerté. Cette nouvelle séparation le bouleversa parce que son amour était plus grand qu’autrefois. Il en demeurait inconsolable.

Plus tard il fut obligé de quitter définitivement la ville. Il passa les derniers soirs enfermés chez lui. Marguerite fit de nombreuses démarches pour le rencontrer par hasard, mais ne le put pas.

Paul vivait au loin depuis un an. La vie l’avait entraîné à d’autres préoccupations, elle avait calmé sa tristesse. Il pensait quelquefois à Marguerite, mais pour tenter de découvrir après coup l’énigme de son caractère et de connaître la raison pour laquelle il n’avait pas su se faire aimer. À propos de rien il reçut d’elle un portrait qu’il lui avait vainement demandé. Elle avait inscrit son nom au verso et c’était tout. Était-ce une offre de recommencement, une marque délicate de repentir pour l’avoir traité durement, un souvenir pour le récompenser de l’avoir si longtemps aimée ? Paul était décidé à ne plus se laisser reprendre et le lui dit. Il ne voulait pas retomber dans les tortures passées. Ils correspondirent à intervalles éloignés. Chacun dévorait les lettres de l’autre. Le passé attirait Paul invinciblement. Il y pensait souvent, il s’oubliait dans de longues rêveries à ressusciter les expressions de l’absente et ses gestes, à revivre toutes les scènes du passé.

Puis un jour elle lui annonça qu’elle se mariait. Leur amitié se dénoua sans récrimination et sans amertume. Mais une mélancolie passagère l’accabla pendant quelques jours, comme s’il eût souffert d’une déception.

Et maintenant il se demande quel diplomate a su verser à Marguerite juste assez d’amour pour ne pas l’assouvir, juste assez de témoignages d’amour pour l’aguicher, l’exciter, lui en faire espérer plus, désirer plus, sans jamais la contenter pleinement… et ainsi la retenir.



LE RÊVEUR


Le Rêveur



Dès le collège nous l’avions surnommé « le rêveur ». À cette époque je ne comprenais pas son caractère. Bien que nous fussions de grands amis, nous contant des choses intimes et nous révélant les mystères de nos natures, je reconnaissais toujours que des coins et des replis de son âme me restaient obscurs et fermés. Je ne devinais pas la signification entière de ses idées ou l’expression de ses yeux et de sa physionomie. Tel qu’il se présentait au premier abord, calme, absorbé en lui-même, avec de larges yeux contemplatifs et tranquilles, sa personne posait tout de suite une énigme. Il était étrange. Plus tard j’ai su, et ce fut comme un allumage de lumières en un corridor que l’on vient de suivre dans l’obscurité. Mais je n’y parvins qu’après de nombreuses confidences, des observations répétées et continues, après des questions qui restaient souvent sans réponse, car il était craintif, timide à se livrer, à exposer ses particularités qui étaient grandes. Seule une similitude de tempérament chez lui et chez moi m’a permis de le pénétrer parfaitement.

Jean Desbois, durant son enfance, avait été extrêmement débile et nerveux. Ses parents l’avaient un peu laissé à lui-même, désœuvré et solitaire, dans une campagne éloignée où il avait appris à sentir la caresse physique des vents et ce trouble qu’apporte en nos nerfs les changements de saison. Plus tard, au cours de ses aventures d’ingénieur-forestier, il avait vagabondé au milieu de cette zone de forêts épaisses qui enclave de sa masse sombre la mince bande de nos terres cultivées. Alors il s’était formé une sensibilité extraordinaire et il avait développé pour la nature un goût fort et vif qui le dominait. Les paysages dans sa vie avaient une importance primordiale et le plaisir d’en voir lui était devenu une nécessité.

D’abord l’avait frappé tout ce que notre pays renferme de tableaux et de scènes aux couleurs voyantes, éclatantes et crues. Les crépuscules occupaient la première place. Il en avait contemplé de simples : un immense brasier dont le foyer serait caché derrière l’écran noir et ondulé des montagnes, incendiant le ciel de toutes ses lueurs, illuminant de ses langues de feu tous les nuages, flamboyant au-dessus des plaines de neige blanche ou de la mer d’un bleu indigo et opaque. Quelques-uns éclaboussaient l’horizon de leurs rejaillissements, drapaient des tentures pourpres, lançaient de longs rayons semblables à des lances écarlates et effilées ; d’autres laissaient flotter de légères écharpes et des gazes impalpables tandis que des troisièmes embrasaient de grands pans ou ne formaient qu’une mince ligne sanglante, comme une étroite ouverture que laisserait une fournaise géante au-dessus de sa porte. Dans l’automne il en avait admiré qui étaient blafards, livides et jaunes, et qui projetaient entre d’épaisses nuées une lumière douteuse alors que le vent roulait les feuilles mortes, par rafales haletantes ; il en avait admiré, trop lourds et trop chargés, angoissants et d’une splendeur barbare, aux soirs chauds et oppressants de l’été. Quelquefois un lac, un fleuve s’interposaient entre eux et lui, et le soleil dessinait alors dans l’eau tintée de grosses colonnes droites d’or brillant. Ou bien, complexes, magnifiques, mêlant comme sur une palette divine le mauve, le lilas, la violette, toutes les nuances du jaune, du bleu et du rouge, toutes les couleurs, non pas les couleurs des hommes, mortes et inanimées, mais les couleurs végétales et vivantes qui rutilent et resplendissent, ils s’étalaient en larges brossages, s’étendaient à coups de pinceau fin, éclataient en feux d’artifice pour s’amortir bientôt, se faner, se fondre avec douceur dans l’obscurité. Ordonnés et léchés comme des toiles de peintre classique et craintif, apocalyptiques, fous et terribles comme l’imagination délirante en conçoit pour des champs de bataille ou la chute de Satan, ou délicats, gracieux, voilés, aussi discrets que des aquarelles, ils avaient tous laissé au fond de sa mémoire enchantée des souvenirs appuyés ainsi qu’en sait graver le burin.

Mais ce qu’il préférait à tout, c’était une combinaison des teintes de l’automne et du crépuscule lorsque la terre et le ciel avivent mutuellement leur coloration. Jean Desbois vivait alors dans l’enchantement à l’approche des nuits. Je le rencontrais souvent dans le parc de Rockliffe, s’en allant à petits pas lents, les yeux fixés à l’occident.

Les érables le retenaient autour d’eux en cette saison, comme par un sortilège. Du premier coup d’œil, il avait reconnu ceux qui lui offraient le plus de nuances. Le soleil baignait leur feuillage et les transperçait ainsi qu’une opulente draperie. Les feuilles tombées reposaient sur l’herbe d’un vert tendre et intense. Ce contraste lui était particulièrement sensible car il lui semblait alors que l’automne jetait ses oripeaux aux couleurs vives sur la robe neuve du printemps.

Puis en hiver, il y avait les pins sombres dans les paysages blancs, des lacs, des plaines qu’entouraient des hauteurs couvertes de forêts rousses. La magnificence grave et sévère des nuits lui plaisait. Une maison dont les fenêtres étaient illuminées à l’intérieur par des lampes à abat-jour, avec des corniches, un toit, des cheminées fumantes coiffées de la neige immaculée, et se découpant sur le ciel d’un bleu royal où scintillaient les étoiles, crépines d’argent, lui paraissait le plus beau spectacle du monde.

Le matin, il s’arrêtait souvent sur un pont que je connaissais bien, s’accoudait à la balustrade, et regardait pendant des heures au fond du ravin. Il voyait passer là, sur des rails, tous les trains à la suite dans une cour immense de gare. Une fumée blanchâtre sortait à gros bouillonnements du tuyau des locomotives d’un noir luisant et vernissé qui se promenaient là, parmi ces nuages opaques, et en même temps translucides et laiteux lorsque le soleil mettait à l’intérieur une lumière diffuse et sourde, comme au-dedans d’un globe d’albâtre.

Mais ce n’était pas tout. En vieillissant, son goût s’était affiné de même que ses sens. Après l’éblouissement des couleurs trop éclatantes il en était venu à goûter la douceur discrète des nuances imperceptibles, fines, passagères et fugaces. Le printemps remporta sa victoire ainsi que l’été. Le vert pâle des floraisons neuves, des bourgeons et des herbes, les firmaments d’été avec leurs orages lui dominaient ses plus grands bonheurs ainsi que l’eau souple, liquide, et presque vivante dans les lacs, les canaux et les rivières. En hiver, Jean Desbois ne manquait jamais d’aller dans un petit bois de bouleaux, près d’une montagne. Tout était blanc, la neige, les troncs élancés et graciles, l’étendue au loin, tout était immaculé et virginal dans le silence moëlleux ; et dans le ciel gris voguaient des nuages vaguement colorés dont il n’aurait pu dire les teintes.

Les bruits venaient ensuite. Lorsque ses tâches le retenaient trop longtemps à la ville, Jean Desbois devenait malheureux et souffrait du malaise que produit l’absence d’une chose aimée et chère. Il aurait voulu se revoir dans une maison solitaire, très haut sur les montagnes, afin d’entendre déferler sur les murs, la nuit, les rafales aussi puissantes que des vagues, et rôder, râler lamentablement et se plaindre les vents furieux et spasmodiques. À l’époque des saisons désolées, la jouissance aiguë que lui causaient ces concerts infinis le laissait attentif, prostré et fiévreux tant il sentait la mélancolie de ces cantilènes sauvages. Le mugissement des chutes profondes, l’égouttement des sources, le chantonnement de la pluie sur les toits, les feuilles, l’herbe des prairies lui procuraient des joies profondes.

Par les après-midis immobiles et chauds, il s’enfonçait au cœur des forêts et des parcs pour entendre un roucoulement, des pépiements, le ramage des oiseaux vifs, prestes et légers qui troublent le silence des bois.

Et je m’étonnais souvent, en causant avec Jean Desbois, des expressions qu’il trouvait pour me décrire ce qu’il avait vu ou pour me faire comprendre et saisir ses émotions ; quelques unes étaient d’un effet si juste qu’elles campaient soudainement un tableau devant moi jusqu’à m’en donner la vision exacte. Je l’adjurais alors d’écrire, mais il me donnait toujours la même réponse.

— Les descriptions littéraires, me disait-il, ne peuvent rendre toute la réalité et l’impression qu’elles nous communiquent. À n’importe quelle heure, à n’importe quel jour, tu peux me conduire où tu voudras, et je trouverai et je te montrerai des couleurs pour lesquelles la langue n’a point de mots et la palette pas de nuances. La nature, elle est la grande victorieuse, plus habile que les artistes, plus variée que leurs moyens, elle nous défie éternellement d’exprimer son infini. Le peu qu’on en sait dire est une parodie et nos paroles sont dérisoires lorsqu’elles tentent d’emprisonner sa grandeur. Les hommes aiment ordinairement les œuvres qui nous en donnent un portrait si peu ressemblant. Mais moi, je suis un sauvage : je n’ai pas corrompu mon goût à vos aliments artificiels et les eaux filtrées n’apaisent point mes soifs. C’est la nature que j’aime, c’est elle qui m’émeut, telle qu’elle est partout, sans altérations, sans déformations et sans voiles, toute crue pour ainsi dire et non pas assaisonnée ou cuite pour les estomacs fragiles.

Mais Jean Desbois avait d’autres raisons à son inaction de même qu’à sa contemplation aussi stérile que riche en sensations. Il m’en donnait une sans s’en apercevoir lorsqu’il continuait ainsi :

— Notre nature est trop forte. Elle nous impose ses états d’âme, elle nous pénètre et nous façonne à son image. J’ai pensé à cela un après-midi d’hiver que je revenais dans un train. C’était un dimanche lourd d’ennui. De la fenêtre du wagon on voyait un paysage : à perte de vue une forêt figée, immobile, silencieuse et noire, puis des souches brûlées crevant la surface mate de la neige sur la plaine. Le ciel était bas et morne. Un étouffement, une tristesse illimitée et comme un désespoir muet et immuable s’exhalaient des choses. Frileux dans le compartiment surchauffé, je me sentais oppressé d’une détresse infinie et d’une angoisse innommable, submergé à pleurer de désolation.

Notre nature est trop forte. Regarde ces matins d’hiver allègres et froids où la neige ouateuse brille par tous ses cristaux, où le soleil luit et rayonne partout réfracté, partout réfléchi, partout reflété. L’air nous flagelle et nous nous en allons, vifs et sautillants, malgré les soucis qui nous attristent.

Notre nature est trop forte. Elle nous façonne à son gré. Je pourrais te conduire en certains endroits et te dire auparavant quelles émotions et quelles pensées vont naître en ton âme. Car elle est là pour les éveiller et les susciter en toi lorsque, présomptueux, tu croyais les tirer de ton cœur.

Alors je me suis fait obéissant, malléable et son disciple servile. Je me suis laissé pénétrer et étreindre par elle. J’ai été attentif à suivre les indications qu’elle me donnait. Je ne me suis pas opposé à ses influences. Elle m’a pétri et m’a enseigné le nombre infini des jouissances qu’elle donne.

Et c’était la vérité pour Jean Desbois. Il n’était plus le simple contemplateur dont l’œil éduqué jouit seulement des couleurs et des contours des choses. La nature déterminait en lui des états d’âme, continuellement, parce qu’il était extrêmement nerveux et qu’il s’était dressé à recevoir toutes les sensations qu’elle donne et tous les effluves qu’elle répand, les plus fins, les plus ténus et les plus fugaces. Il n’était plus ému que par elle. Il se laissait ensuite aller aux songes et aux rêves qui correspondaient à cet état d’âme. Et de raffinement en raffinement, de subtilité en subtilité, ceux-ci menaçaient à la longue de détruire son équilibre mental, car il ne pouvait pas plus s’en passer que d’un opium.

Jean Desbois dépensait ses jours à suivre en lui-même le déroulement des impressions que la nature y éveillait, passif comme une harpe sous la main du musicien ; elle avait broyé ses énergies, tué son activité, brisé le ressort de l’action. Son enfance et sa vie errante dans les forêts primitives avaient favorisé l’emprise de la meurtrière. Et, au lieu de réagir et de résister, il se livrait avec ivresse et avec ardeur, empirant avec plaisir son mal.

Devenu solitaire et trop sensible, la vie le blessait maintenant partout. Lorsque je le rencontrais dans la rue je remarquais qu’il avait un frissonnement apeuré de vieillard au milieu des passants, du trafic et du bruit. Et s’il parlait à quelqu’un, il profitait du moment où son interlocuteur observait quelque chose ailleurs pour l’examiner et fixer sur lui des yeux qu’il détournait immédiatement, s’il était regardé à son tour. On aurait dit qu’il épiait autour de lui un ennemi toujours présent.

Je n’avais aucun moyen d’agir sur lui. Trop absorbé par sa rêverie, Jean Desbois ne réfléchissait pas aux avertissements et aux conseils que je lui donnais, aux pensées que je lui suggérais. Il ne les incorporait pas, par la méditation, dans son esprit, ne les retenait pas et ne les laissait pas s’enfoncer au fond de lui-même où ils auraient pu germer. Je ne pouvais pas saisir, exciter, violenter son attention malgré mon insistance. Autant aurait valu jeter de l’eau sur une toile imperméable.

Mais un jour tout changea. Le gouvernement l’avait envoyé à Alfred, une petite ville de l’est de l’Ontario, pour conduire des travaux d’arpentage. Il devait mesurer une tourbière qui s’étendait à perte de vue. C’était un endroit comme il les aimait. Le printemps et l’été, sur cette plaine unie, monotone et plate, il ne poussait jusqu’au bout de l’horizon qu’une herbe courte et verte et de rares arbustes rabougris. En automne il n’y avait plus qu’une surface jaune de paille, semblable à du chaume, et l’hiver, le suaire épais et blanc des neiges ne formait pas un pli. Du côté de l’est, comme pour border ce lac désolé, de douces collines bleuâtres se levaient ainsi que des falaises de rivage.

Jean Desbois éprouvait un plaisir continuel à contempler ce marais inculte et mort entre les forêts vivaces, ce bas-fond immense aux terres noires et molles entrecoupées quelquefois de fossés où stagnait une eau jaune de purin. Rien ne bornait la vue. Les gros soleils rouges se couchaient dans les vapeurs. Les crépuscules avaient une splendeur morne. Et tous les jeux de la lumière dans les brumes ou les brouillards qui montent du sol, toutes les colorations du soleil dans les nuages se déployaient en liberté.

Et c’est là que Jean Desbois rencontra Gabrielle. Elle était en vacances pour plusieurs semaines. Ils se plurent très vite ayant seuls de la culture, de l’enseignement et du raffinement dans un milieu honnête et bon mais peu développé. Après un certain laps de temps, ils se promenaient ensemble en vue de la tourbière qui s’étalait à leurs pieds. Jean sortait peu à peu de sa vie trop passive ; il commençait à s’animer, à faire des rêves de travail et d’avenir. Un but se dessinait à présent devant lui. Un aiguillon l’excitait, il se réveillait comme d’un long sommeil. Ses lettres de ce temps-là avaient quelque chose d’agité, de trépidant et de fébrile. Il me faisait même part de certains projets. Ces symptômes étaient bons. Je croyais qu’avec un appui moral il pourrait progressivement sortir de sa léthargie.

Jean Desbois aimait selon sa nature, comme tous les hommes. Il préférait la solitude à deux, les conversations lentes et calmes, la tranquillité des promenades et des tête-à-tête. Son sentiment s’exaltait à regarder les paysages mélancoliques et les panoramas brillants. Il ne croissait et ne vivait que dans la paix, la douceur, le silence, l’isolement et l’intimité. Au moindre bruit, il devenait effarouché et timide.

Et Gabrielle était une jeune fille de vingt ans, grande, aux yeux bleus un peu vitreux et à la chevelure blonde. Elle débordait d’activité, d’entrain, elle était féconde en initiatives et en projets de toutes sortes, aimant le plaisir, l’étourdissement de la joie folle, l’activité dans l’excitation, l’enthousiasme, le rire et les cris. La vie mondaine lui plaisait beaucoup pour ses conversations à plusieurs interlocuteurs où les mots fusent de tous côtés, sont repris, renvoyés au bond. Pétillante, vive, agile et souple de pensée, l’esprit toujours présent, elle s’animait, ripostait, piquée au jeu, et poussait le mouvement rapide des paroles et des phrases spirituelles.

Alors Gabrielle entrainait Jean dans les soirées. Mais il était bientôt abasourdi par ce roulement continuel. Son intelligence un peu lourde habituée à des pensées contemplatives ne se mouvait pas assez vite pour suivre celle des autres. Il saisissait un bon mot et n’en riait qu’après tout le monde ; il trouvait sa riposte lorsqu’il était trop tard pour la lancer ; il tardait à répondre à une question vivement posée et mettait du temps à repêcher dans sa mémoire les faits qu’il lui fallait. Alors Jean devenait fatigué, puis confus et enfin détaché et lointain. Il cessait ses efforts pour se maintenir dans le courant. Et le lien qui l’unissait à Gabrielle, il le sentait se distendre et presque se briser.

Dans les apartés où Jean mettait ensuite tant de douceur, ce charme subtil des confidences faites à voix basse, il ne parvenait pas à regagner son terrain. Si coutumier des observations fines, si sensible aux moindres variations il ne s’y trompait pas. Il voyait, sous ses yeux, l’amour de Gabrielle diminuer graduellement d’ardeur. Il en trouvait des indices imperceptibles dans un regard moins intense dirigé vers lui, dans une précipitation moins empressée vers sa personne, dans un rayonnement moins grand du sentiment qui était en elle. La joie épanouissait moins ses traits. Et il constatait ce changement avec autant de sûreté qu’il aurait diagnostiqué un changement de saison.

Mais Jean était d’une fierté farouche, simple et dure. Un autre aurait imploré, supplié et gémi, tenté d’influencer le cœur de Gabrielle par la pitié ou d’autres raisons étrangères à l’amour spontané. Lui, il avait ce scrupule de ne pas plaider sa cause lorsque sa présence n’avait pas suffi. Et par-dessus tout, il ne voulait pas, par des tiraillements, des récriminations et des reproches, s’humilier et s’abaisser devant la femme qu’il aimait.

Ils se promenaient ensemble une dernière fois, sur les hauteurs bleues, au-dessus de la tourbière jaune et desséchée. Jean prolongeait un peu la marche. Et de ses grands yeux aux mouvements lents, si fixes et si intenses, il la contemplait longuement, la caressait du fluide de ses regards, examinait ses mains, ses lèvres, ses cheveux, toute sa figure. Plusieurs fois il ouvrit la bouche, comme pour parler : l’aveu lui montait du cœur avec des sanglots. Puis lorsqu’il l’eut reconduite chez elle, il lui donna la main comme d’habitude et s’éloigna pour toujours sans hâte, avec son secret.

Au-dedans de lui tout était désormais brisé. La tristesse envahit son âme comme l’herbe parasite une terre sans emploi, une tristesse morne, stagnante, lourde et étouffée. Toutes les facultés désœuvrées de son âme commencèrent à la nourrir. La nature l’avait rendu gai, autrefois, elle l’avait amusé, elle ne lui inspira plus qu’une mélancolie âcre et des rêveries désolées. Dans sa solitude et son inaction sa détresse s’amplifiait ainsi que l’écho dans une caverne souterraine immense. Il ne pleurait pas et ses larmes coulaient en lui-même pour lui saturer le cœur.

Son visage se figea dans une impassibilité morne. Il n’eut plus d’autre expression que celle de l’abattement. On aurait dit Jean devenu insensible au verbe ; les mots qu’on lui disait et ceux qui passaient ses lèvres ne déterminaient plus un changement de ses traits. La vie de sa face était morte, et j’avais l’impression d’écouter un fantôme, comme un deuxième individu caché en lui. Et sa sensibilité, de même, ne vibrait plus à toute une catégorie de sentiments, à des sensations qui remuent et agitent d’autres hommes. Bientôt, il se trompa dans ses calculs.

Et plein de répugnance, de douleur et d’effroi je vis la folie étreindre son âme et son intelligence et les tuer.



UNE INTRIGUE DE
PALAIS


Une Intrigue de Palais


Le banquier est un conquérant qui sacrifie des masses pour arriver à des résultats cachés, ses soldats sont les intérêts des particuliers (Balzac,)

C’est une chaude avant-midi du mois de juillet. La pluie tiède raie l’air de longs fils, tombe en tapotant sur les feuilles vertes, sur l’asphalte de la Grande Allée luisante et miroitante comme une surface de rivière calme. Les passants abrités sous les parapluies noirs en dôme, s’en vont, le dos courbé, heureux malgré tout de cette fraîcheur qui rend l’atmosphère plus respirable. Des brouillards légers flottent au-dessus de la vallée où coule la rivière Saint-Charles, entre les falaises du Saint-Laurent et les Laurentides qui mettent des taches sombres, dans les nuages, à l’horizon lointain.

Au rez-de-chaussée des édifices du parlement, dans la salle du conseil, les ministres sont réunis. Les globes opaques épandent une lumière opaline et douce dans toute la pièce. Ils éclairent les lambris de chêne sculpté, la table large à tapis vert, massive et ancienne, les fauteuils lourds recouverts de cuir, des cadres suspendus tout en haut, sur les murs, d’où les premiers ministres passés peuvent surveiller le travail de leurs successeurs.

La séance se prolonge indûment. Le cabinet veut en finir avant les longues séances de l’été. Les délibérations sont animées. Quelques-uns argumentent avec chaleur tandis que d’autres ne cherchent qu’à placer un bon mot, une plaisanterie. Un peu de gaieté flotte dans l’air. Et de temps en temps la voix pleine et barytonnante du premier ministre expose, conclut, approuve, explique, objecte ou résume. Sa supériorité se marque immédiatement dans son aptitude à trouver la solution pratique, à démêler un écheveau compliqué, à souligner le point important et à reconnaître le chimérique des projets. Voici maintenant qu’il parle :

— Nous ne pouvons pas accorder ce contrat à la Compagnie Laurentienne de pulpe. Il lui fait de trop importantes concessions aux dépens de la province. L’opposition s’en servirait comme d’un prétexte à recommencer contre nous sa campagne et notre position est assez compromise sans l’empirer encore. Le prix offert est d’ailleurs dérisoire.

— C’est non alors que j’aurai à répondre aux actionnaires ?

— C’est non puisque la majorité des ministres est contre le projet.

Le refus a sonné net et dur dans le silence qui s’est fait subitement. Un malaise a passé, on a deviné le choc de deux personnalités. Tous les assistants ont arboré un air d’indifférence pour écouter l’échange de paroles entre Jean Dorion, ministre sans portefeuille et le premier ministre. On sait vaguement qu’après avoir été, pendant quatre ans environ, conseiller intime de son chef, Jean Dorion est aujourd’hui en disgrâce et que les mesures qu’il présente sont souvent rejetées. Certains journaux, dit-on, ont excité la jalousie du supérieur contre l’inférieur à force de répéter que le second conduisait le premier et qu’il était la forte tête du ministère. Des psychologues prétendent qu’il y a des causes plus intimes, l’esprit dominateur de l’un qui cherche instinctivement à subjuguer l’autre, mais on ne sait rien avec certitude. L’antagonisme existe néanmoins, latent et obscur.

La contrainte dure peu cependant. La discussion et les plaisanteries reprennent. Mais Jean Dorion n’écoute plus. Assis ainsi à son fauteuil, il donne au premier abord une impression de force et d’autorité. Malgré sa position on le devine très grand. La tête longue aux traits nets, le torse rablé et puissant, la haute taille, les yeux bleus et froids révèlent la solidité à toute épreuve de la charpente physique tandis que les gestes sûrs décèlent l’absence de toute nervosité. Son visage est toujours irrémédiablement fermé. Il n’est ni expansif, ni jovial, ni communicatif. Il est impassible, il est grave, et il sait si bien ce qu’il doit faire ou dire qu’on ne l’a jamais vu demander un conseil ou des renseignements. Il ne fait pas de confidences et c’est pourquoi il marche, environné de mystère. On ignore ce qu’il poursuit, ce qu’il veut et ce qu’il est, le mobile caché de ses actes aussi bien que son caractère. Il est l’inconnu un peu terrible dont on s’effraie. Jean Dorion songe. Il songe, en regardant au travers de la fenêtre les pelouses mouillées, que le premier ministre, en refusant sa dernière demande, vient de mettre son poste en jeu sans le savoir et qu’il ne se doute seulement pas de la bataille qui l’attend.

* * *

Dorion n’a ni crainte, ni remords. Il repasse sa vie. Il remonte aux premières années de l’exercice de sa profession où son talent d’avocat lui avait permis d’entrer bientôt dans une étude renommée. Spécialisé dans le droit commercial, il avait plaidé pour les grandes compagnies, et s’était tout de suite fait remarquer par la clarté de son jugement, l’acuité de son intelligence, sa raison pondérée, la fertilité de ses ressources. Et c’est alors qu’avait commencé pour lui cet acoquinement de l’avocat hors ligne avec les industriels, les capitalistes et les financiers. Il avait brassé des affaires de sociétés à capital énorme, connu quelques-uns de ces potentats qui détiennent la puissance réelle des nations et appris leurs secrets. Pour faciliter leur glissement de boa à travers les articles du code il avait dû s’occuper de politique. Mais dans cette promiscuité il s’était révélé à son tour une puissance et avait conclu, avec ceux qui devaient être ses maîtres, une alliance d’égal à égal. Encore un peu de temps et sa fortune grossie rapidement le mêlait au monde des affaires et son bureau luxueux devenait l’officine de l’avocat, du politicien et du financier tout à la fois.

À peine député, Jean Dorion arrivait au poste de ministre par l’influence de ses protecteurs et amis. Et ceux-ci, lorsqu’ils voulaient une concession ou un bénéfice, savaient à qui s’adresser d’abord pour cuisiner leur demande et la faire accepter en haut lieu, organiser le coup et piloter le bill à travers les divers stages parlementaires. Tout marcha bien, pendant un certain temps ; puis le premier ministre adoptait envers lui son attitude d’hostilité. Pourtant il avait une fermeté de main au gouvernail dont son chef pouvait difficilement se passer, disaient ses partisans. Nul mieux que lui n’aurait su, à les entendre parler, à quelle époque déclencher une élection générale, jouer serré avec le corps électoral aussi bien qu’avec les adversaires, maintenir le parti en forme, bien organisé, combatif et fort. Il avait des grands hommes politiques, cette faculté d’apprécier, avec une précision mathématique, les facteurs matériels et les facteurs psychologiques d’un appel au peuple.

Le gouvernement n’a pas plus de six voix de majorité maintenant. Le premier ministre se laisse acculer à une élection sans choisir lui-même le moment propice. Il y aura une dernière session dans trois ou quatre mois, où les adversaires prendront décidément le dessus. Jean Dorion sait que si son parti est défait il luttera vainement dans l’opposition, pendant plusieurs années, et se verra abandonné momentanément par les premiers auteurs de sa fortune. Ses alliés le pressent. Lui faudra-t-il passer par-dessus le corps de son chef ? Il aurait préféré une autre solution parce que personne n’aime à réussir d’une manière indigne, surtout lorsque l’indignité peut compromettre la réussite. Mais il a tout tenté pour reconquérir sa position privilégiée et ne l’a pas pu. Aujourd’hui encore on a rejeté un projet sans bien calculer les forces réelles de ceux qui demandaient cette concession. Elle était exorbitante sans doute, difficile à défendre mais les lanceurs étaient disposés à donner quelque chose en retour et qu’ils iront maintenant offrir à l’autre parti, si…

Mais Jean Dorion a prévu ce dernier refus et l’a escompté depuis longtemps. Il a ourdi les trames de sa vaste conspiration. Il a passé quelques semaines d’activité intense ; un espion aurait pu le voir hochant gravement la tête au fond des cabinets d’affaires renfermés et sourds, se confiant avec prudence à un ou deux ministres, envoyant son secrétaire un peu partout. Les conférences ont succédé aux conférences, les entrevues aux entrevues, puis Jean Dorion s’est remis, tout entier, au travail.

* * *

La séance se termine, Jean Dorion se lève sans hâte, replace méthodiquement dans sa serviette de maroquin quelques feuillets épars devant lui et hautain, silencieux, ne s’arrêtant à personne, il regagne son bureau par les longs couloirs sombres. Il s’assied dans son fauteuil et médite quelques instants. Puis il libelle une dépêche adressée à un député de la région de Montréal, mais la garde pour la déposer lui-même au bureau du télégraphe. Elle ne contient que des mots insignifiants convenus d’avance. Il décroche ensuite l’appareil téléphonique et donne le numéro d’un grand industriel local. « Alloh !… Oui… Le contrat a été refusé. Non, il est inutile d’insister plus longtemps… Mon secrétaire vous tiendra au courant ».

Après avoir donné des instructions à ses subordonnés, il sort. La chaleur est encore étouffante mais il ne pleut plus. Et deux heures après Jean Dorion prend passage à bord d’un train, calme, composé et tranquille ; il s’en va à Métis où les brises du large, la fraîcheur des forêts, des montagnes et du fleuve font une atmosphère délicieuse pendant les jours trop torrides de l’été. Il s’installe sur un siège, comme le premier venu, sort de son sac une revue économique, pour s’assimiler, comme il le fait toujours, les travaux des spécialistes, et il est tout de suite absorbé dans sa lecture.


II


Il est dix heures le lendemain avant-midi. Le premier ministre, Pierre Langelier, vient d’arriver à son bureau. Il est soucieux et un peu sombre. L’âge, cinquante-huit ans, n’a pas encore ravagé sa belle figure expressive, ni terni les grands yeux noirs enflammés, ni voûté la haute et mince taille de tribun. Mais une imagination et une sensibilité trop vives et trop développées qui ont fait sa gloire d’orateur par des figures de style, des mouvements et des diatribes, lui ont rendu très fatigante la possession du pouvoir. Les heureuses nouvelles l’exaltent beaucoup, tandis que les échecs le dépriment. C’est une oscillation, une vacillation continuelles entre deux extrêmes, dont se ressent sa politique. Il n’a pu acquérir ce détachement, cette froideur et ce désintéressement des grands hommes d’État qui font de la politique comme ils joueraient un jeu où ils n’ont rien à perdre ou à gagner, et pour cette raison calculent sûrement et apprécient toute chose à sa juste valeur.

Cependant Pierre Langelier est un dialecticien et un « debater » parlementaire très dangereux et très violent, de beaucoup d’énergie, d’activité et d’entrain, par intervalles surtout. Courtois et poli, il ne conduit pas la politique à la manière des arrivistes qui est dure et brutale ; un côté gentilhomme en lui refuse de s’abaisser jusqu’à certaines tactiques, de poursuivre son avantage trop loin, ou de frapper des coups d’aveugle. Le parlement lui paraît plutôt une espèce de cour de justice dressée devant le peuple d’où les avocats, après avoir bien défendu leurs clients et tout fait pour gagner leur cause, s’en retournent ensemble en jasant amicalement de choses diverses. Ne manquant pas d’humour pour détendre les situations, il n’a en outre aucun sentiment d’inimitié vraie pour personne.

Mais ce matin Pierre Langelier n’est pas aussi dispos. Plusieurs problèmes l’occupent, qu’il n’est pas certain de pouvoir résoudre au mieux pour le parti. Il souffre de surmenage, de l’accumulation incessante du travail, d’être attelé du matin au soir comme un porte-faix. Et surtout la présence de Jean Dorion dans son conseil lui cause une inquiétude sourde et latente. Jusque là il avait reconnu dans ses collègues des inférieurs ; mais au cours de son travail avec Jean Dorion il a pressenti obscurément et deviné un égal. Il a constaté qu’il n’avait plus sa sûreté habituelle, que la force de l’autre balançait la sienne, que ses idées et ses vues de gouvernement n’étaient pas toujours les mieux conçues et qu’à certains jours, ses opinions étaient justement contestées. Le choc était amorti et comme feutré par la coopération. Mais Pierre Langelier avait été surpris, la chose ne lui était jamais arrivée auparavant. Après avoir senti la résistance de Jean Dorion, il l’avait étudié lentement, avec prudence, sans pouvoir cependant discerner sa puissance réelle ou des défauts dans sa cuirasse. Son épée rencontrait toujours une épée maniée avec une vigueur dangereuse : le duelliste sans cesse victorieux rencontrait à présent un adversaire redoutable. Aussi la pensée d’un combat final, ouvert et décisif hantait-elle très souvent son cerveau. Et la certitude du triomphe n’excitait pas son esprit.

***

Ce matin-là, à peine le premier ministre vient-il de s’asseoir à son bureau et de commencer à dicter la réponse aux lettres du courrier, que l’huissier annonce le secrétaire de l’union locale des manufacturiers. Celui-ci entre aussitôt, très jeune, la tenue soignée, les yeux gris insolents, un peu à fleur de tête.

— Je ne vous dérange pas trop, monsieur le ministre ? J’ai insisté pour vous voir parce que la mission dont je suis chargé ne souffre point de retards.

— Mais non, je suis heureux de vous voir et de causer avec vous. Vous m’apportez de bonnes nouvelles sans doute ?

— Non, pas très bonnes. Je regrette infiniment d’avoir à vous les communiquer moi-même parce que toute mon estime et toute mon admiration vous sont acquises. La date des élections sera-t-elle bientôt fixée ?

— Nous n’avons rien décidé encore. Le temps ne paraît pas opportun. Je ne crois pas que nous puissions dissoudre les Chambres avant le printemps prochain.

— C’est que, cette année, les affaires n’ont pas été prospères. Il sera difficile d’obtenir des souscriptions électorales. Puis on dit vaguement que l’opposition est certaine d’une victoire, que votre parti manque de force et que la défaite vous attend.

— Vous passez à la gauche ?

— Peut-être, je ne sais rien moi-même à part ce que je vous ai communiqué. Le chef de l’opposition n’a pas toutes les qualités nécessaires à un premier ministre. Cependant il s’accrédite de plus en plus qu’il ne manque pas de chances de succès. La situation est si incertaine… Vous avez dans votre cabinet un homme de première force… Il a la confiance de ceux qui, dans cette province, donnent du travail aux autres. Il s’est imposé à leur attention… En sa faveur peut-être, ils feraient beaucoup de choses…

— Dorion ?

Le premier ministre a jeté sa question d’une voix calme et brève. Il suit les explications entrecoupées et embarrassées de cet émissaire avec une attention extrême car il a deviné tout de suite leur importance.

— Vous l’avez nommé, monsieur le ministre.

— Que me proposez-vous alors ? De démissionner ?

— Nous ne proposons rien car nous ne faisons pas de politique. Je vous expose simplement la situation. Vous conservez naturellement toute votre liberté d’action.

Les manufacturiers qui fournissent les fonds électoraux vont aider l’opposition et son parti sera défait… à moins que Pierre Langelier ne mette à sa place Jean Dorion : Voilà l’ultimatum dépouillé de toutes ses formules. Dans l’esprit du premier ministre s’élève alors le tourbillon des pensées, des hypothèses, des probabilités et des calculs. La vigoureuse intelligence, placée tout à coup en face d’un fait aussi extraordinaire, le happe, le triture, l’examine avec une vitesse vertigineuse, pèse le pour et le contre, trouve les causes et les conséquences et suppute les bonnes ou mauvaises chances. Et c’est pourquoi Pierre Langelier reste là, un instant, absorbé. Puis il congédie son interlocuteur qui a bien rempli sa mission.

Si l’Association des Industriels jette sur l’autre plateau de la balance ses sacs d’écus et son influence, le premier ministre n’ignore pas la probabilité d’une défaite. À qui s’adresser pour faire reconsidérer cette décision ? « Association », vaste corps anonyme sur lequel son éloquence ne peut avoir de prise, qu’on ne peut convaincre par la véhémence de l’argumentation, qui est partout et se dérobe à l’étreinte. Il envoie un télégramme au président : le président vient de partir pour un long voyage en Europe. Il veut atteindre d’autres chefs : c’est l’été et tous sont partis pour des camps de repos ou de pêche, au fond des forêts.

En réfléchissant bien, Pierre Langelier est moins inquiet. Même parmi les manufacturiers, il est difficile d’atteindre à l’unanimité sur les questions politiques. Il y a toujours des mécontents, des dissidents et des rivaux qui font bande à part. Puis le premier ministre n’ignore pas son emprise sur cette province sensible plus qu’aucune autre au charme de la parole. Il l’émeut, la soulève, l’agite, il est le dominateur dont le verbe a des échos infinis. Acculé au pied du mur il peut avoir des offensives brutales et passionnées qui rétabliront l’équilibre et vaudront beaucoup d’écus. Dorion par contre est un assez piètre orateur.

Le premier ministre reprend confiance ; déjà il prépare un plan d’action. Une dissolution subite surprendrait l’adversaire désorganisé. Dans deux ou trois jours, après avoir consulté des amis sûrs, il prendra une décision. Il part pour déjeuner, la tête rejetée en arrière, la figure pâle, les yeux brillant d’un feu intense. Son cerveau est en ébullition : les idées agressives et combatives s’y pressent, abondent et se multiplient.

Puis il rentre de nouveau dans l’hôtel législatif vers deux heures. Il voit pour la première fois beaucoup de choses qu’il n’a point remarquées encore, la disposition et la variété des fleurs dans les parterres, la côte de Beauport qui courbe sa ligne si pure et les Laurentides au loin dans leur vaporeux nuage bleuâtre. L’air est très doux, la brise fraîche, une allégresse est dans l’air.

Après la clarté éblouissante du dehors, le corridor et les bureaux paraissent plus sombres et pleins d’obscurité, comme un caveau. L’entrain du premier ministre tombe aussitôt. Une vague angoisse l’empêche de donner à son travail l’attention suffisante. Des pas se font bientôt entendre dans l’antichambre pendant qu’éclate une voix qu’il connaît bien. C’est celle de Pierre Buteau, un député de la région de Montréal. Il a dû le censurer publiquement, en pleine Chambre, il y a deux ou trois ans, pour une affaire de concussion dans un contrat conclu avec le gouvernement par l’intermédiaire d’un neveu. Et Pierre Buteau fut forcé de remettre le bien mal acquis. Depuis ce temps il conserve la rancune de son humiliation et de sa restitution en attendant l’occasion de satisfaire sa haine tenace.

Il entre, le chapeau sur la tête, vulgaire avec sa grosse moustache tombante qui cache des dents cariées et jaunes, avec ses habits mal taillés et de gros yeux gris en boule. Fielleux et souriant, il prend une chaise après avoir tendu une main large et courte.

— Je viens retenir un appartement pour la prochaine session, car elle approche n’est-ce pas ? et dangereuse si je comprends bien ?

— Oui, elle sera fort dangereuse. Notre majorité n’est pas considérable et les discussions seront acrimonieuses et longues parce que les élections générales auront lieu immédiatement après.

— Six voix, c’est une bien faible majorité en effet.

— Personne n’aura le droit d’être malade ou d’être retenu en dehors de Québec.

— Et si une douzaine de députés oubliaient de voter pour le gouvernement, ce serait la défaite en plein parlement.

— Évidemment, mais j’espère bien que l’événement ne se produira pas.

— Vous espérez ?

Le premier ministre fixe ses yeux dans ceux de son interlocuteur. Il le regarde avec insistance. Ses mains se crispent sur les bras de son fauteuil. Puis d’une voix dure et brève il demande :

— Quelqu’un aurait-il l’intention de nous abandonner ?

— Je suis de ceux-là, répond avec cynisme Pierre Buteau, penché en avant sur sa chaise et les mains jointes. Il y en a d’autres aussi, continue-t-il. Voici une petite liste que j’ai faite avec soin. Elle compte quinze noms.

Le député les énumère un à un, lentement, pour prolonger l’attente anxieuse. À mesure qu’un nom frappe ses oreilles, le premier ministre voit aussitôt surgir dans son imagination une figure bien connue.

— Que voulez-vous ? c’est dur, mais le parti avant les hommes. Sans l’appui des manufacturiers, nous sommes défaits. Et les manufacturiers veulent Dorion qui est seul capable de nous donner la victoire.

***

Le premier ministre sait maintenant d’où le coup part et comprend la conspiration. Dorion, c’est Dorion qui a tout préparé, ourdi les fils de l’intrigue et tiré les ficelles qui font mouvoir toutes ses marionnettes, Dorion le taciturne, l’âme damnée des grandes maisons de la finance et de l’industrie. Un sursaut de colère le soulève en même temps que se réveille en lui une de ces fortes et terribles jalousies d’homme à homme qui fouettent toutes les énergies de sa nature. Il fait appeler son ministre sans portefeuille afin de précipiter la crise, d’exiger de lui une démission immédiate et de circonscrire et tuer la révolte. Mais Jean Dorion est loin de la capitale et il est impossible de l’atteindre.

Pierre Langelier arpente son bureau d’un pas nerveux. Sa colère sans issue agite d’abord son corps puissant et sain. Puis il se calme peu à peu. Une seule solution, toujours la même, se présente à son esprit : brusquer les choses, réorganiser tout de suite son cabinet, dissoudre les Chambres, faire un appel au peuple. Dans des circonstances semblables, la victoire est toujours au plus décidé, au plus ferme, à celui qui impose à l’autre la conviction qu’il ne cédera pas. Car les révoltes politiques aboutissent rarement et ne sont la plupart du temps que des parades. On recule devant la querelle finale et la scission définitive. C’est pourquoi Pierre Langelier prépare une réunion extraordinaire du cabinet et une assemblée secrète de tous les députés ministériels. Personne ne sait rien encore. Et il est certain d’un succès lorsque ses adversaires constateront qu’il est décidé à pousser la bataille jusqu’au bout.

Il reprend machinalement la liste que lui a laissée Pierre Buteau afin de mieux connaître ses ennemis et de voir ce qu’il y a à faire de ce côté. Tous sont ses obligés d’une manière ou de l’autre, la plupart sont ses amis et paraissaient avoir quelque loyauté dans leur conscience. Mais Jean Dorion a su à qui s’adresser. Il les tient tous par des liens que le premier ministre devine. À l’un, il peut enlever le directorat d’une compagnie importante, à tel autre la clientèle rémunératrice d’une grande maison. Il peut bloquer l’élection de celui-ci dans un comté douteux en empêchant sa caisse électorale de se remplir, il peut frustrer celui-là de dividendes considérables. Il en dirige quelques-uns enfin par amitié, par parenté, par admiration ou par des promesses. Il les fait tous marcher comme des pions sur son échiquier politique. Presque rien à faire de ce côté.

Et parmi tous ces transfuges qu’approche Jean Dorion, aucun n’a préféré sacrifier son intérêt personnel. Le dégoût envahit l’âme du premier ministre. Il connaît bien les hommes, mais leur indignité et leurs faiblesses ne lui étaient pas amères aussi longtemps qu’il n’en était pas la victime. Il ne les avait même pas remarquées. Il en est tout déprimé. Le pouvoir paraît lui tomber des mains comme si elles avaient perdu toute leur force. Il sait combien l’autorité est chose aléatoire ; comment elle réside peu dans les personnes comme une faculté ou un talent, mais dépend plutôt de l’agencement des circonstances. Que cet agencement se défasse et l’homme tombe d’une chute rapide et subite.

Le temps passe. L’ardeur du soleil diminue au dehors, et déjà se fait sentir cette fraîcheur calme des soirs d’été lorsque le soleil, au bord de l’horizon, est sans chaleur, qu’il n’y a pas de brises dans l’air et que les moindres bruits se répercutent avec sonorité.

Un camelot apporte les journaux dans le bureau assombri. Pierre Langelier les feuillette distraitement, renversé dans son fauteuil, en fumant un cigare. Il s’arrête soudain et regarde le nom de la feuille qu’il tient. C’est bien le Spectateur ! Et ce journal qui a toujours défendu ses actes, pris sa part dans les luttes électorales contient, ce soir un article contre lui. Il demande un homme plus jeune, plus ferme et plus énergique à la tête de l’administration. Il dit que la politique vacillante du ministère décourage l’agriculture et l’industrie, que le mécontentement règne dans les rangs et que, sans un changement de chef, la défaite du parti au pouvoir est probable.

C’est l’attaque en plein jour cette fois. Le débat est porté devant le public. Les ministres et les députés vont aller aux informations, devenir prudents et se tenir dans l’expectative. Et lui, il perd, du même coup, l’avantage de l’offensive et le bénéfice d’expliquer les choses à sa manière. Il ne pourra brusquement soulever l’enthousiasme des âmes qui ne se défient point.

Pierre Langelier s’achemine lentement vers sa maison. L’huissier de service braque sur lui, en passant, un regard interrogateur et curieux. Dans la rue il n’y a que de rares passants. C’est l’heure du soir où tout se tait avant les agitations et les féeries de la nuit. Sa femme l’attend pour le dîner. Il prend son repas en silence, préoccupé. Puis il se retire dans son fumoir-bibliothèque, vaste pièce bien éclairée, aménagée pour le confort et le travail. Il fait défendre sa porte contre l’intrusion des journalistes. Au moment même où il va se replonger dans ses méditations laborieuses et misérables un visiteur est introduit. C’est son ami intime, le conseiller législatif Villebert.

Pierre Langelier, comme tous les grands parlementaires, a le privilège d’avoir recueilli une de ses amitiés presque maternelles. D’un côté il y a l’admiration, la déférence respectueuse, la discrétion et des attentions délicates et féminines ; de l’autre se trouvent l’épanchement, l’abandon et le plaisir de causer de tout à cœur ouvert. Villebert occupe le poste de favori mais sans recevoir de faveurs : il n’attend aucune récompense pour s’informer avec sollicitude de la santé, s’alarmer d’une indisposition et prendre sur ses charges tous les soucis matériels du premier ministre.

Petit, la taille mince, une figure ridée, allongée par une barbiche, de bons yeux bleus naïfs, il arrive déjà alarmé, la main tendue :

— Qu’arrive-t-il, mon cher Pierre ? Je viens de lire cet article du Spectateur : qui l’a inspiré ?

— C’est Dorion qui tient ce journal. Toutes les mauvaises nouvelles me sont arrivées en bloc : le parti n’aura pas de fonds et quinze de nos partisans font bande à part si je ne cède mon poste à Jean Dorion. C’est l’ultimatum que j’ai reçu aujourd’hui. Bien entendu Dorion en a préparé toute la mise en scène avant de partir pour Métis.

La sonnerie du téléphone retentit. Après quelques minutes de conversation le premier ministre revient. Cette fois sa figure est pâle. Il contient d’un effort énergique sa colère, et c’est pourquoi ses paroles sont si lentes et si martelées.

— Ils sont décidés d’aller jusqu’au bout. Ils emploieront les moyens les plus bas. Mes deux fils avaient d’excellentes positions à la Compagnie des pouvoirs d’eau du Saint-Maurice. Et si je ne cède pas, ils sont demain sans place. Ils ont des enfants, ils sont mariés, ils n’ont pas plus de fortune que moi…

— Mais comment tout cela est-il arrivé ?

Au dehors c’est la nuit. Les rayons blancs de la lune entrent par la fenêtre ouverte à l’autre bout de la pièce. Une lampe à abat-jour éclaire d’une lumière crue le visage anxieux de Villebert, le bureau d’acajou, des feuillets, des livres épars et laisse dans une demi-obscurité les vitres des bibliothèques qui luisent, des fauteuils de cuir lourd, un divan dans une encoignure. Pierre Langelier se promène à pas lents. Habitué à se maîtriser en tout temps, ses traits restent calmes mais il ne parvient plus à dire ses mots ; on dirait qu’il les arrache d’abord de sa gorge avec effort. Toute son âme bouillonne à l’intérieur, comme dans les grands moments, et s’il perdait une minute le contrôle de ses nerfs il pleurerait d’amertume et de dégoût. Sa voix basse et sonore s’enfle bientôt, il ne fait pas de gestes mais ses phrases ont une vibration, une passion sauvage et exaltée.

— J’ai refusé quelques faveurs à des manufacturiers, à des capitalistes ; le ministère, sous ma direction, n’a pas voulu signer certains contrats parce qu’ils leur accordaient trop de concessions. Que pouvais-je faire ? Ils deviennent trop voraces à la fin. Ils sont là, pressés autour de nous, comme une horde de loups affamés et maigres ; ils font cercle autour de nos forêts, de nos mines et de nos chûtes. Chaque morceau qu’on leur jette excite leur faim. Ils sont toujours prêts à bondir, à nous sauter par-dessus la tête, si nous voulons leur opposer des barrières, les empêcher de tout saccager, de tout voler et de tout détruire. Ils veulent tout, mais sans payer. Ils conçoivent les plans les plus audacieux, les fourberies les plus habiles, des pillages compliqués. Il n’y a pas vingt hommes dans cette province qui soient capables de se retrouver dans les dédales de leurs marches. C’est l’argent, la grande force du monde qu’ils veulent, c’est l’argent, non pas à petites doses, acquis honnêtement, peu à peu, mais l’argent à millions, par les grosses affaires véreuses, les dividendes de cinquante pour cent, les agiotages qui élèvent en un jour des fortunes monstrueuses.

Et si nous osons leur refuser quelque chose, ils passent à des maîtres moins sévères et nous écartent. Que veux-tu ? ils tiennent tout, tout, les journaux, la machine électorale, l’opinion et les votes. Ils nous fournissent les moyens de vaincre et nous les retirent. Ils sont les propriétaires des armes qu’ils nous prêtent. Ils nous mettent de côté, lorsque nous ne pouvons ou ne voulons rien faire pour eux, comme de vieux outils usagés et disloqués. Ils sont les cavaliers et nous sommes les montures ; si la fatigue nous empêche de marcher, ils enfourchent sans remords d’autres bêtes moins fourbues. Nous les portons, à tour de rôle, sur notre dos, et où ils veulent. Nous sommes en même temps des jouets fragiles et coûteux qu’ils brisent au moindre effort de leurs mains. Et toutes les victoires ou les défaites parlementaires sont là pour signaler leur changement d’allégeance.

Système de corruption, d’iniquités et de mensonges ! L’envers de la politique, c’est une affaire qu’ils ont à amorcer, à entreprendre et à terminer, une levée d’impôts qu’ils veulent avoir le droit d’exiger du peuple. Ils gangrènent le système démocratique, ils gouvernent sous notre nom, ils nous font tout commettre. Et ils restent là, dans l’ombre, pour recueillir la mouture secrète des meules que nous tournons comme des forçats. Jamais la violence des invectives ne sera suffisante pour les stigmatiser et ne s’élèvera jusqu’à la hauteur de leurs forfaits.

Et c’est au cours de cette expérience que j’ai eue sur un théâtre si restreint que j’ai compris pourquoi il surgit tout à coup une guerre, un de ces conflits épouvantables où coule à flot le sang de millions d’êtres humains. Ils secouent les peuples comme une danseuse espagnole son tambour basque ; ils les choquent l’un contre l’autre comme des timbales, ils les pressurent comme des grappes dans un pressoir. Et leurs mains puissantes sont sanglantes pendant que leur âme criminelle poursuit toujours avec la même voracité l’or dont ils ont besoin pour leurs saturnales. Il faudrait encore un prophète hébraïque pour les dénoncer, crier contre eux au milieu de la désolation immense de la terre, verser sur eux la pluie des injures brûlantes comme une lave et leur jeter à la face le sang qu’ils ont fait couler dans la boue…

Pierre Langelier se tait. Sa voix ardente, basse et contenue cesse de vibrer. Il s’assied dans un fauteuil, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains. Il souffre. Il s’étonne d’avoir manifesté le dégoût et la rancune d’un homme tombé comme si déjà, au-dedans de lui-même, il avait renoncé à la lutte.

— Alors que comptez-vous faire, mon cher Pierre ?

— Je n’ai rien décidé définitivement encore. Je réunirai probablement une assemblée pour poser la candidature de Dorion en face de la mienne.

— Si vous voulez tenir jusqu’au bout vous êtes certain d’une victoire, car Dorion reculera devant une scission du parti.

— Je ne sais trop. Il joue tout son avenir sur une même carte.

— Au Conseil législatif vous pouvez compter sur un appui solide.

***

Il se fait tard. Villebert a quitté la maison, attristé et inquiet, après de vaines paroles d’encouragement. Pierre Langelier reste seul dans le demi-jour de la lampe. Il pense à toute son existence écoulée dans les transes, les émotions perpétuelles et la lutte incessante. Sa femme, un instant, vient s’asseoir près de lui. Compagne de sa vie, elle a partagé ses secrets et lui a été un soutien. Ce soir il a peur des confidences. Il ressent comme une honte profonde, insensée, poignante à la pensée de lui avouer qu’on juge un autre homme supérieur à lui. Il a tellement voulu retenir son amour par l’admiration que maintenant il n’a pas le courage de lui raconter cette humiliation qui l’amoindrira à ses yeux.

Après une nuit d’insomnie, Pierre Langelier s’enferme avec les journaux du matin. Il n’est plus surpris de rien. Un journal de l’opposition annonce sa démission prochaine. Le premier ministre, dit-il, songeait depuis longtemps à se retirer pour raison de santé. Un poste très élevé lui est offert qui l’occupera moins. Les rumeurs assignaient à Jean Dorion la tâche de conduire le parti à la prochaine session. Les journaux ministériels ne sont pas plus discrets ; l’un d’eux publie même une biographie de Dorion et les autres laissent croire un changement possible et même probable.

Lorsqu’il arrive à son bureau, tout le petit monde qui s’agite autour du parlement, fonctionnaires, secrétaires, huissiers, copistes et commis, s’entretient de l’événement. Des ministres, quelques députés veulent avoir une audience. Les journalistes affairés, insinuants, questionneurs, cherchent à se glisser jusqu’au premier ministre, à travers toutes les consignes, conduisent discrètement des enquêtes, cherchant une déclaration, une dénégation, un mot à emporter à la salle de rédaction. Les télégrammes s’empilent dans les mains du secrétaire particulier, et de minute en minute, le téléphone jette ses appels précipités et affolants dans le brouhaha et le tumulte de l’antichambre.

Pierre Langelier regarde lentement tout son bureau, le tapis vert, l’ameublement de noyer, les cadres suspendus et les deux bibliothèques où s’alignent, sur les rayons, les dos noirs et épais des statuts.

Son cerveau est d’une lucidité extraordinaire. Il voit pleinement que si, à la prochaine élection le parti n’est pas aligné en arrière de Jean Dorion, et que s’il ne passe pas pour avoir volontairement abandonné son poste, la victoire sera impossible pour les siens. Il peut lutter, il peut conserver son poste, il est certain de son triomphe personnel, mais sa victoire conduirait certainement ses partisans à une défaite. On a fait telle la situation que seule sa démission permettra à son parti de vaincre encore.

L’intérêt du parti demande donc qu’il disparaisse. Combien de fois n’a-t-il pas invoqué ce suprême argument pour exiger un sacrifice, obtenir une démission, refuser une faveur ! Et maintenant le même argument se retourne contre lui, l’épée qu’il a si habilement maniée contre les autres le blesse à son tour. Et comme un vieux tambour-major qui battrait lui-même du pied, sans pouvoir s’en empêcher, aux roulements de son propre tambour, Pierre Langelier cède à la raison qu’il donnait aux autres.

Il fait son sacrifice. Puis il se sent petit, déchu, misérable et solitaire dans la vie, presque un autre que lui-même. Il sera l’acteur brillant rentré dans la coulisse à qui manque le respect ambiant, le regard et l’enthousiasme des foules, la splendeur et les lumières du décor. Il sera dépouillé de son prestige comme d’un brillant costume, il est pour ainsi dire, déjà séparé d’une moitié de lui-même, avec déchirement.


III


Un mois après, dans la salle du conseil, hautain, impénétrable et sévère comme toujours, le premier ministre Jean Dorion entouré des mêmes ministres ouvre la séance en fouillant ses papiers et en disant sans regarder ses collègues : « Maintenant, messieurs, nous allons étudier le contrat de la Compagnie Laurentienne ». Et, dans sa voix, il n’y a ni triomphe, ni rancune, ni ironie.



UN CÉNACLE


Un Cénacle



Tout le vaste quartier qui s’étend au bord du fleuve, dans l’angle formé par les rues Notre-Dame et McGill, s’endort sous la pluie, par ce soir d’octobre. Il y a quelques heures, c’était l’animation, l’agitation et le brouhaha des camions, des automobiles, des voitures et des passants ; maintenant les négociants ont terminé leurs affaires, et l’on dirait une cité morte abandonnée par ses habitants. Seuls quelques matelots en goguette titubent à l’ombre des gratte-ciel, cubes de pierre énormes et solitaires, tandis que là-bas, les tramways lumineux filent avec un bruit de ferraille à travers les ruelles désertes.

On entrevoit, au hasard de la marche, dans la brume, le renflement sombre du mont Royal piqué de lumières, les tours simples de Notre-Dame, le vaisseau allongé et trapu de la nef. D’anciennes maisons de commerce exhibent des essais primitifs d’architecture, des façades à colonnes, des fenêtres en plein cintre, des chapiteaux effrités et mangés par le temps. Au bord de l’eau les entrepôts à céréales penchent leur grise et gigantesque silhouette sur le St-Laurent où reposent, massifs et indistincts, les navires à l’ancre.

L’asphalte noire et polie luit aux lueurs des réverbères, tandis que l’eau dégringole aux pentes des rues qui se nomment de l’Hôpital, de Brésoles, de St-Sulpice, du St-Sacrement, St-Éloi, Le Moyne, St-Paul, la place Royale ou la place d’Youville. Le vieux Montréal semble pleurer, par cette soirée humide, tout son passé de gloire et de chevalerie.

Deux adolescents s’en vont rue Notre-Dame. L’un est un collégien aux yeux naïfs, curieux, rapides à changer d’expression. À peine s’il a vingt ans. On devine en lui une libre flamme d’enthousiasme et l’ardeur pure de l’idéalisme. Il écoute son compagnon loquace, gros et court qui marche en se dandinant. La parole de celui-ci coule inlassablement et révèle qu’il est superficiel et ne saisit des choses que leur apparence et leur façade. Bon vivant, sans fiel, sans haine, il glisse sur la vie comme sur le courant d’une eau paisible et lente. Ce soir, il conduit son ami Gaston Beauchamp au Cénacle, au cénacle où la jeunesse se rassemble, remue les idées, s’enveloppe d’une atmosphère d’art, de joie bruyante, tapageuse, paradoxale et tourbillonnante. Il ne tarit pas sur les bons effets de l’échange des pensées et des sentiments, de toute cette effervescence mentale, tandis que Gaston écoute, impassible et froid d’extérieur, bien que le moindre mot ait d’incalculables répercussions dans son âme.

Ils pénètrent bientôt dans un immeuble à cinq étages occupé par des marchands et s’engagent dans un escalier étroit et tortueux aux marches usées. À chaque palier ils s’arrêtent pour reprendre haleine, et pour le plaisir de terminer leur débat. Maintenant ils atteignent les combles et entrent dans une longue et large salle mansardée et basse. C’est là que se réunit le cénacle, dans un décor original et étrange. La fumée des pipes et des cigarettes voile la lumière trop crue des ampoules électriques. On distingue cependant les poutres saillantes du plafond, les lambris sans peinture noircis par le temps et ornés çà et là d’une caricature, d’un croquis, d’un portrait ou d’une gravure découpés au hasard d’un album. Des fauteuils anciens et délabrés s’affalent misérablement et le piano ne montre que des touches jaunes et craquelées. Les lucarnes sont pleines d’ombre et paraissent bayer à la nuit.

Debout, assis, en groupes, ils sont là une trentaine d’adolescents et d’hommes mûrs, des visages hirsutes ou glabres, des yeux ardents, des gestes brusques, gesticulant, affirmant, s’interrompant et discutant avec passion et avec emportement. Après le silence et le calme de la rue c’est un tapage assourdissant. Gaston reconnaît beaucoup d’assistants à première vue, des poètes, des critiques, des journalistes à réputation déjà consacrée ; les autres sont d’obscurs comparses, des admirateurs ou des amis, de vagues intellectuels ou des curieux.

Son compagnon le présente à tous. La conversation diminue mais ne cesse pas. L’un lui tend la main, le regarde à peine et intercale un « enchanté de faire votre connaissance » dans une phrase qu’il dévide devant ses auditeurs ; l’autre murmure quelques mots en écoutant l’argument auquel il s’apprête à répondre. Deux individus qui parlent bas dans un coin, comme s’ils complotaient, se taisent à leur approche et ne se reprennent à chuchoter qu’après leur départ.

Le silence se fait tout à coup. Quelqu’un se lève et commence à lire un long travail intitulé : « L’humour chez les bêtes. » On s’attend avec plaisir à une causerie amusante, ironique et légère. Mais l’auditoire se refroidit à mesure que l’auteur avance : il manie trop lourdement le paradoxe, il manque d’imagination, de fantaisie ailée et de finesse d’esprit. Le développement est pénible, les idées sans grâce restent dans une gravité banale et outrancière. C’est un four complet. Les conversations reprennent alors en sourdine pendant que le conférencier continue, très grand, bien mis, avec des yeux bleus sans flamme qui disent la suffisance, le manque de tact, une prétention bête qui ne sera jamais désillusionnée.

Aussitôt qu’il a terminé, l’agitation reprend ses droits. Les exclamations, les rires, les déclarations se croisent. La fumée opaque avive encore l’éclat des yeux qui luisent et pâlit toutes les figures.

En arrière de Gaston, un poète aux mains fines et blanches, distingué, pâle et délicat, se lamente en termes choisis. Il a publié un volume de vers que la critique n’a pas respecté, ni le public admiré, parce que la puissance et l’originalité de l’inspiration n’emportait pas en leur courant les rimes riches et les mots sonores.

— Une seule chose manque aux littérateurs canadiens, dit-il, et c’est le public. Chez nous, il manque de raffinement et de culture et ne sait pas distinguer la vraie beauté. Il n’y a point de vrais intellectuels pour encourager les artistes et les poètes. Nous avons l’impression de nous remuer et de nous agiter dans le vide, tant nos actes ont autour de nous peu de répercussion. Nous sommes comme des chasseurs qui ne pourraient jamais savoir s’ils ont atteint leur gibier. Comment alors ne pas tomber dans l’apathie et le marasme ?

— Je suis de votre idée, ajoute un de ses interlocuteurs. Le vers libre scandalise nos gens autant qu’un crime moral, le seul mot de « symbolisme » les fait bondir et les apeure autant qu’une révolution.

— Et l’architecture, la peinture, la sculpture, la musique, qui en connait quelque chose ?

Et l’on fait des gorges chaudes sur notre indigence intellectuelle. On cite des cas d’ignorance dérisoire.

Naturellement, alors, se lève l’ennemi traditionnel de nos collèges classiques. C’est un avocat d’une taille moyenne, avec une moustache hérissée, roide, aux poils rares comme celles d’un chat. C’est l’homme de conversation qui pense en parlant avec faconde. Il n’a pas toujours le temps de peser ses idées ; poussé par le courant des paroles, il manque du recueillement pour approfondir, distinguer, limiter. Il fait des généralisations trop hâtives, bâtit d’énormes hypothèses sur des faits minuscules qu’elles écrasent. Rien de ce qu’il dit n’est entièrement faux ou entièrement vrai, le mensonge et la vérité nichent dans la même phrase, s’abritent sous le même mot.

— Pour moi, dit-il, notre système d’éducation est responsable d’une situation aussi désastreuse. On n’y enseigne pas les lettres, ni l’art, comme on devrait. On néglige les sciences. Les professeurs en sont toujours à Corneille, Bossuet et Racine. Pouvons-nous sortir de notre pauvreté intellectuelle sans un chambardement total ?

Là-bas, dans un autre coin de la pièce, Gaston voit un long individu jaunâtre aux cheveux roux et lisses, qui tient son interlocuteur par la basque de son habit, et darde sur lui le regard glauque de ses yeux verts.

— « Selon moi, s’exclama-t-il, Paul Fort est le seul poète de génie contemporain. Comment ?… Vous n’avez pas lu Paul Fort ? Mais c’est impardonnable. Si vous saviez quelle harmonie il y a dans ces phrases rythmées, animées d’un souffle puissant. »

Paul Fort lui bouche tout son horizon littéraire. Son esprit a des œillères qui l’empêchent de regarder ailleurs. Il trahit ainsi l’étroitesse de son intelligence qui ne peut goûter plusieurs genres de beauté, ou le manque d’étendue de ses connaissances littéraires. Une admiration laudative et prolixe qui s’enfle dans son cerveau occupe toute la place.

Un autre est féru de Marcel Proust qui contemple les moindres mouvements de son âme avec la patience et l’insistance d’un fakir, et explique ses émotions dans de longues phrases entortillées, mêlées, surchargées d’incidentes et qui ressemblent à une rivière dont le cours descendrait, monterait, ferait des boucles, des nœuds, des détours, sans jamais arriver au but. Il y a des enthousiastes de Péguy, de Rodenbach, de Paul Claudel, qui les ont découverts un jour, s’en vantent continuellement, comme d’une trouvaille géniale, et leur accorde tous les talents pour se justifier d’en parler ensuite toujours.

On sent le cénacle de toutes parts à certaines admirations communes, à certains ostracismes violents, à l’air de famille dans les tournures des esprits.

Les théories artistiques et littéraires les plus compromises et les plus incongrues ont cours, importées directement de Paris où elles font long feu sur les boulevards et dans les milieux Kamtchatka. Mais chez nous, dans une atmosphère intellectuelle appauvrie et raréfiée, dans des intelligences à moitié cultivées, sans la sève puissante et paradoxale qui peut leur donner une vitalité prodigieuse et momentanée, sans l’élan que leur impriment des génies dévoyés, incomplets mais certains, elles ont quelque chose de dérisoire, de misérable et de ridicule. Et les fruits qu’elles produisent sont racornis, ridés et pleins de cendre. C’est encore aux colonies que la France peut faire l’épreuve de ces nouvelles thèses artistiques : leurs résultats mauvais y sont plus tangibles qu’ailleurs, et démesurés.

Les discussions et les paroles bourdonnantes font un murmure sourd, un grondement profond, sur lequel se détache un éclat de voix plus aigu, un accent plus net et plus vibrant, une toux rauque. Un pamphlétaire dans un coin déverse des injures sur une école littéraire adverse ; on entend parler de la « sonorité creuse » de Hugo, avec un ton de dédain, pendant qu’un esthète joufflu, aux joues roses comme celles d’un bébé, plaide que la vie littéraire est impossible au Canada. Les thèses exagérées s’exaltent au contact les unes des autres, renchérissent, croissent comme en terre chaude. C’est une fermentation maladive des esprits, une excitation réciproque à la haine contre le bourgeois, ce philistin, ce crétin, ce cuistre. On saute à tout moment dans les extrêmes : l’un préconise l’exotisme pour régénérer notre littérature, un deuxième veut qu’on ouvre toutes grandes les écluses de la littérature française. On sent que chacun croit tout à coup, et pour quelques heures, que la solution qu’il suggère est infaillible et d’un effet certain si elle est appliquée.

Un jeune poète, cynique, qui gâche son intelligence par son caractère, à moitié gris, déclame sourdement, la cigarette au coin des lèvres : « Des Don Quichotte, des Don Quichotte échappés à la tutelle de leur Sancho Pança ! Des impuissants dont chacun se singularise par sa marotte ; l’un, les invectives, l’autre, les mots harmonieux, un troisième, par la violence et le tapage sur de vieilles caisses défoncées. Pourquoi ne pas améliorer l’auteur avant le public ? »… Ce serait peut-être commencer par le commencement. À nous tous, avons-nous produit un chef-d’œuvre, pour tant nous attrister d’incompréhension ? Nous n’avons pas l’échine assez forte.

Au premier échec et si bien mérité, nous nous retirons, amers et déconvenus, dans nos tours d’ivoire. Nos vessies sont crevées et nous nous mettons en deuil. Le premier insuccès nous brise aussi sûrement qu’une main de fer étreignant une poignée de roseaux. Avez-vous lu le livre de Dostoieski, La Maison des fous ? Vite un écriteau à la porte : « La maison des fous, La Maison des fous. »

Et Gaston entend toutes ces paroles, toutes ces déclarations, le tumulte et le bouillonnement des idées en effervescence. Il est calme et se maîtrise pour tout saisir et tout recevoir, l’esprit aussi ouvert aux idées qu’une porte à tous les vents. Mais le moindre mot excite en lui une ébullition de pensées et son âme énergique et jeune apporte à mesure contre ces poisons de vigoureuses réactions.

Il sort d’un collège de campagne où son éducation solide s’est faite lentement. Il a emmagasiné quelques dogmes, admis quelques principes, échelonné des admirations. Il a lui-même du talent.

Mais il ignorait entièrement cette diversité d’opinions, ces points de vue si disparates, toutes ces idées contraires à celles qu’il avait cru si bonnes. La révélation est trop subite. L’hiver le surprend sans son manteau. Voici qu’on bouleverse l’agencement de sa mémoire et de son intelligence, qu’on détruit l’ordonnance de ses connaissances, qu’on saccage tout, comme dans une maison livrée au pillage. En sortant, il ne sent plus rien en lui-même d’intact, son armature intellectuelle branle et se disjoint. Il est comme pris dans des sables mouvants, cherchant à se retenir à quelque chose de solide, à s’appuyer sur un étai. Mais ses raisonnements oscillent sur les principes qui s’écroulent, les échelons se brisent sous lui et il dégringole, d’une chute immense, dans le vide.

Maintenant il s’en va le long de l’Avenue Mont-Royal, dans le nord. Les dômes de la montagne sont noirs sur la nuit d’un bleu foncé. Les arbres bruissent sous le vent froid. Des maisons coiffées de vignes ou de l’ombre des grands ormes reposent sans lumières. Par échappées, il aperçoit des pans de la ville, des rangées de réverbères.

Montréal qu’il veut conquérir, Outremont, Westmount dans les feuillages, villas luxueuses étagées sur les pentes ! C’est le paysage grandiose qu’il a contemplé tant de fois du haut du belvedère. Le fleuve gris, la surface des lacs brillants perdus au fond de l’horizon, les prairies, l’étendue immense, la nature taillée pour le déploiement des ailes illimitées des rêves. Tout ce pays dilate et enfle son énergie, l’emplit d’une indestructible volonté, car il est formé pour le songe des géants. Et Gaston sent s’éveiller en lui la ténacité sans bornes, indomptable, triomphatrice et farouche, un désir planté jusqu’au fond de lui-même de vaincre la vie, de se vaincre lui-même et de tout emporter d’assaut.

Il marche dans la nuit silencieuse et sonore, goûtant avec autant de bonheur qu’un fiévreux la fraîcheur de l’air. Il souffre et est envahi d’un malaise. Il cherche une discipline et l’on détruit toute discipline ; il cherche des règles et on les méprise ; il veut que son intelligence soit ordonnée et docile afin d’augmenter sa puissance et l’on déprécie l’ordre ; il veut des modèles sûrs et les iconoclastes brisent toutes les idoles. Ses certitudes sont ébranlées et ses convictions intimes s’entrechoquent ainsi que de vieux arbres squelettiques sous un ouragan d’hiver.

Durant les jours qui suivent Gaston tente de recouvrir sa sérénité, et la paix des efforts accomplis avec joie. Mais les mauvais fruits ont souvent un goût de corruption délicieux aux goûts mal formés. Il est engagé, et presque malgré lui, dans des nouveaux milieux littéraires. Le déséquilibre de son esprit s’avère.

Il devient un des fervents des réceptions de Berthe Boisjoli, l’âme féminine du mouvement. D’une sensibilité un peu plus fine que le commun des jeunes filles, elle aime la poésie et le roman, mais surtout la gloire qui s’attache, par la parole ou par l’écrit, à des hommes célèbres, toute cette atmosphère de délicatesse, de sentimentalité et de raffinement du monde artistique où l’on est intelligent, spirituel et fin. Mais superficielle, trop légère et trop prise par le monde pour se perfectionner et s’élever, réduisant la littérature à l’étroitesse d’une mode, elle s’en sert comme d’un moyen social. Elle réfléchit les opinions, partage les idées, étale les préférences de la coterie qui la fréquente, incapable de découvrir elle-même une beauté d’auteur ou de formuler un jugement personnel. En passant par son esprit les arguments deviennent puérils, les pensées enfantines, et les admirations fanatiques et exclusives.

Éprise pour le moment de Pierre Loti et d’Albert Samain, qui décrivent d’angoissantes mélancolies ou d’ardentes amours dans un décor somptueux, Berthe donne de petits dîners orientaux. Tapis de perse, coussins ronds, tentures, draperies, aux couleurs éclatantes, poteries et potiches, cassolettes fumantes, où l’odeur du patchouli se mêle à celle de l’encens et de la rose, larges divans sombres, cimeterres damasquinées, rien n’y manque. Et dans ce salon à la Loti, où se débitent mièvreries et marivaudages, elle sert le thé aromatisé dans de fines porcelaines, passe à la ronde les sucreries parfumées dans des vases exotiques. Elle glisse, élégante et discrète, dans des toilettes luxueuses et magnifiques, les cils et les sourcils peints, les yeux noirs caressants et doux.

Gaston vient souvent. De tempérament très artiste, il ne peut s’empêcher d’aimer la douceur de ce luxe, la couleur des tapisseries, les étoffes précieuses et les bibelots fragiles. Et Berthe garde de ce décor où elle se montre un peu de la poésie orientale, un peu du charme des poètes frénétiques qui ont célébré la Perse, la Turquie, le Japon, les pays de lumières et des choses graciles. Et Gaston ne sait pas toujours bien s’en défendre.

Mais la compagnie qui se rassemble autour de la jeune fille dissipe à mesure l’enchantement. Gaston rencontre toujours là des chanteuses renommées de concert, qui forcent leur naturel simple et bon pour imiter les cabotins dans leurs manières et leurs plaisanteries ; des acteurs importés, toute une population aux mœurs inquiétantes. Il voit quelques uns de ces revenus de Paris qui n’ont remporté de là-bas que de nouvelles prétentions, des tics de langage, et des diplômes véreux. Un pianiste amorce la clientèle en s’intitulant l’élève d’un maître célèbre, lorsqu’il en a pris deux ou trois leçons tout au plus. Un médecin est « des hôpitaux de Paris, » qui n’a rendu que sept ou huit visites à un hôpital au cours d’un passage court et tourmenté. Un professeur s’enorgueillit d’un parchemin de la Sorbonne obtenu à des cours de français donnés à des Russes, des Anglais, des Roumains. C’est une falsification ridicule qui déprécie la bonne marchandise, entreprise pour s’attirer des chalands ou la considération, par de petits rastaquouères qui font profession de libre-pensée, ou s’émancipent avec tapage. Des jeunes filles même suivent de tels exemples. L’une d’elles, échappée à la tutelle de parents aussi imbéciles que bons, singe des mœurs d’artiste et s’écrie à tout propos : « Il faut avoir du tempérament, il faut avoir du tempérament. »

Leur suffisance met Gaston mal à l’aise. Son âme sincère, vibrante et vraie reste irréconciliable aux choses. Il ne peut s’habituer à endurer sans révoltes. Le dégoût éclipse pendant des jours entiers son affection naissante pour Berthe, qui s’abaisse en telle compagnie ; puis il revient de nouveau.

Gaston travaille, en même temps. Il n’a rien produit encore, mais il est triste de ce qu’on n’ait pas déjà distingué en lui tous ses talents, favorisé leur épanouissement, aidé sa carrière. Il récrimine à son tour contre le public. Il s’essaie à la poésie exotique, balance des palmes, et fait fuir de blanches et graciles gazelles sur le sable d’or des déserts. Il exhale des plaintes douloureuses sur lui-même. De belles phrases émouvantes coulent de sa plume, mais détachées, et qui n’entrent dans aucune œuvre où il y ait le moindre plan, la moindre idée générale. Il voudrait quelquefois hurler comme un fauve pris dans un filet, comme un athlète étouffé sous une chape de plomb, tant il devine en lui-même de troubles, de forces impuissantes à créer, et qui se débattent sans s’affranchir. Il secoue ses entraves et ses lisières, il s’endort dans la fatigue ; puis au réveil c’est toujours cette sensation d’emprisonnement, morne et angoissante, cette tentative de faire sauter l’éteignoir qui l’aveugle, de se libérer, de se lancer à pleine vitesse dans les sentiers merveilleux de la vie.

Un jour il entre dans un musée. Tout au fond un mauvais moulage craqué et jauni saisit le regard dès l’arrivée. Gaston le remarque vaguement. Absorbé par des statues plus rapprochées, il examine avec lenteur et paresse, laissant ses yeux savourer la perfection des belles formes réalisées. De temps en temps il jette les yeux là-bas, puis regarde ailleurs. Il s’approche, comme fasciné. Puis il se trouve à côté, et, tout à coup se tourne vers elle.

Elle est là devant lui, l’écrasant de sa grandeur surhumaine, l’incomparable statue, la Victoire de Samothrace. Il l’examine d’abord en détail, les plis du vêtement flottant, le torse souple et fort, l’attitude des membres. Une émotion l’envahit. Il la voit toute maintenant, d’un coup d’œil. La victoire ? Oui, c’est bien elle, la vierge superbe et farouche, c’est elle, arrêtée tout à coup dans son élan formidable, dans sa course furieuse et éperdue, pour emboucher la trompette énorme, sonner au-dessus des mers et du monde, le cri de victoire triomphal, retentissant et immense, pour clamer jusqu’au fond de l’horizon la bonne nouvelle. Toutes les fibres tendent vers cette sonnerie de vainqueurs, tous les coups de ciseaux révèlent la joie tumultueuse tandis que les ailes frémissantes sont relevées pour se rabattre avec une violence qui l’élèvera jusqu’au ciel. Oui, c’est elle la victoire figée dans le marbre blanc, avec un tel mouvement, une vie si puissante et si tragique, une vigueur si mâle, que l’on sent passer en ses nerfs, à la contempler, la folie du triomphe. D’autres artistes, plus tard, s’essaieront au même sujet, mais sous la force du même sentiment intérieur, leur héroïne aura la crise d’hystérie qui tord les nerfs et déforme la bouche ; elle ne sera pas de taille à le porter en soi sans faiblir et sans grimacer, sans voler en éclats, comme une argile trop fragile.

Et Gaston se tient en face de la déesse. Il admire ces vieux maîtres de l’humanité qui ont su exprimer l’infini sous une forme finie, rendre la plus violente émotion de l’âme sans obscurité et sans recherches ; comment ils n’ont pas laissé leur ciseau trembler sous la vibration de l’enthousiasme intérieur, et comment ils l’ont maîtrisé et contenu avec une force indomptable. Il est étonné par cette vigueur, surpris par cette fougue et cet emportement de l’inspiration, par cette simplicité à saisir un grand thème pour le rendre ensuite avec une maturité, une énergie, un particularisme éclatant, robuste et sain.

Gaston se tait. Ses sources, au dedans de lui-même sont libérées. Il les sent jaillir comme le sang qui gicle d’une veine coupée. Les vieilles règles s’affirment en lui. Il a le sentiment d’entrer dans un monde plus grand, plus clair, plus pur où l’équilibre de l’esprit occupe le trône, où la lumière baigne tous les paysages, et chasse les ombres, où l’on cherche la justesse de l’intelligence comme le plus précieux trésor et la discipline de la sensibilité ; dans un monde où l’on ne bâtit pas les chefs-d’œuvre à la manière barbare, en entassant les métaux précieux, à l’aventure, mais où l’idée et la conception ont une valeur primordiale qui emporte le reste avec elles. Il apprend que l’être humain, seul, est faible et débile, et que c’est en communiant aux forces plus vastes que la sienne, la nature et le peuple, en laissant les échos de leurs voix se répercuter en échos infinis au fond de son âme, en les épurant, les clarifiant, les exprimant pour dégager leur ampleur qu’il atteindra aux chefs-d’œuvre immortels. Et pour que les exaltations populaires ne fassent point éclater et ne brisent point son âme, pour qu’elles ne fassent point trembler son stylet et changer sa voix en sanglots, ou en mots inarticulés, il a besoin lui aussi d’héroïsme, de courage et d’une volonté toute puissante.

Et Gaston s’en retourne, l’âme purifiée, après avoir reconquis le plus grand don des artistes et des écrivains : la sérénité et la paix intérieure. Il a rejeté de lui-même ainsi que d’inutiles scories, l’apitoiement sur sa destinée, les théories qui le retenaient prisonnier, toutes les doctrines qui alourdissaient son élan et empêchaient son essor. Après avoir vomi les aliments indigestes, sa jeune nature reprend son mâle équilibre et il se met au travail avec un esprit calme.



TABLE DES MATIÈRES

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Achevé d’imprimer au Devoir,
le vingt-deux novembre
1922