À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 81-85).


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LA MOSQUÉE DE CORDOUE

La Mecque Occidentale — Forêt de marbre — Gonzalve de Cordoue — L’art mauresque et l’art chrétien.

Voilà le monument religieux par excellence de l’Islamisme. Elle fut pour les musulmans d’Occident ce qu’est Saint-Pierre du Vatican pour les catholiques du monde, et l’art mauresque n’a jamais élevé un plus beau temple à la gloire d’Allah !

Une grande enceinte couronnée de créneaux arabes, et à l’angle de laquelle se dresse une tour carrée assez bizarre qui domine toute la ville, voilà tout ce que nous apercevons d’abord.

Une première porte nous conduit dans une orangerie géante, dont les arbres sont contemporains des rois maures, dit-on. On y faisait en ce moment la récolte des oranges, et il y en avait un monceau sous l’arcade de la grande tour.

Une seconde porte nous fait enfin pénétrer dans la mosquée, et nous nous arrêtons sur le seuil, émerveillés du spectacle qu’elle présente. C’est immense, et cela ne ressemble à rien de ce que nous avons vu jusqu’ici.

Tous les voyageurs ont comparé à une forêt de marbre cette colonnade étonnante de la mosquée de Cordoue. C’est qu’en effet cette impression est irrésistible, et que la comparaison est absolument vraie. Mais il me semble qu’elle serait plus fidèle encore, si l’on ajoutait que les arbres qui la composent sont des palmiers.

Supposez donc une enceinte, large de quatre cent vingt pieds et longue de quatre cent quarante, plantée de palmiers symétriquement alignés, et assez rapprochés pour que leurs palmes se rejoignent et forment des arcs ; supposez que les troncs de ces palmiers soient de marbre, de jaspe, de porphyre, de brèche violette et verte, et forment des allées qui s’étendent à perte de vue dans toutes les directions ; supposez enfin que les palmes, formant les arceaux, soient alternativement blanches et roses, et s’entrelacent à deux rangs superposés, et vous aurez une idée encore imparfaite de cette étrange architecture.

C’est au centre de cette immense futaie qui contenait, dit-on, 1200 colonnes que l’on a construit la cathédrale ; et tout le monde s’accorde à dire que ce fut une faute, car ce bloc de pierre brise l’unité du monument, et détruit en grande partie l’incomparable beauté de ses perspectives. Mais d’autre part il faut reconnaître que c’est l’église qui a sauvé la mosquée de la destruction. Après l’expulsion des Maures, en effet, presque toutes les mosquées qui couvraient l’Andalousie ont été détruites par le zèle exagéré des chrétiens ; mais la mosquée de Cordoue fut sauvée parce qu’on en fit le vestibule colossal d’une église catholique.

Quand on parcourt les trente six nefs formées par les colonnes de la mosquée, et que l’on aperçoit au milieu le dôme de la cathédrale qui les domine à une hauteur immense, l’on ne peut s’empêcher d’y voir une image monumentale de la victoire définitive du Christianisme sur Islam. Il semble que les colonnes musulmanes sont rangées en adoration autour du Christ, et qu’elles le reconnaissent pour le seul Dieu vivant.

C’est une grande idée que les rois maures avaient conçue, quand ils élevèrent à la gloire de leur religion ce prodigieux édifice. Il est évident qu’ils croyaient bien établi pour toujours leur empire en Occident, et qu’en vue de l’avenir ils voulaient fonder une Mecque occidentale, qui deviendrait un lieu de pèlerinage pour tous les fils de Mahomet, et qui entretiendrait leur fanatisme religieux dans son ardeur primitive.

Mais pendant qu’ils rêvaient encore l’éternité de leur pouvoir, un faible enfant naissait à quelques pas de la mosquée, et c’est à lui que le Christ avait confié la mission de mettre fin, avec sa glorieuse épée, à cette domination d’Islam, qui était un opprobre pour la civilisation chrétienne en Occident.

Ô Gonzalve de Cordoue, ta ville natale vit encore de ta gloire, et elle lui suffit. Elle a produit bien d’autres hommes illustres, de Sénèque et Saint Euloge à Moralès, mais c’est de toi surtout qu’elle se souvient et s’enorgueillit. Partout, je vois des rues, des hôtels, des cafés, des boutiques que l’on désigne sous le vocable de « grand capitaine. » On n’a pas besoin de te nommer ; car pour les habitants des Espagnes il n’y a eu qu’un grand capitaine au monde, et c’est toi, Gonzalve de Cordoue !

Il y a un contraste frappant entre l’architecture mauresque et la chrétienne. J’en ai été saisi en visitant la mosquée, et plus tard, à Grenade, il s’est encore accentué dans mon esprit lorsque j’ai vu l’Alhambra. C’est que l’art mauresque manque d’élévation, dans le sens même matériel du mot.

Il fait des salles et des cours qui sont des bijoux, des palais qui sont des paradis, des temples qui ont une superficie immense, mais il ne fait rien d’élevé. Il ne lance pas dans les cieux, comme l’art chrétien, ses colonnes, ses arceaux, ses voûtes, ses coupoles et ses flèches.

Sans doute, la mosquée de Cordoue est une merveille ; mais les colonnes manquent de hauteur, les arcs sont bas, et la voûte vous écrase comme un plafond. C’est un promenoir splendide, mais qui ne charme vos yeux que si vous regardez droit devant vous. N’élevez pas vos regards, car le charme serait rompu.

Ah ! Comme j’aime bien mieux ces faisceaux de colonnes fuselées ; qui soulèvent des arcs en ogive et des voûtes élancées à une hauteur immense ! Comme j’aime ces dômes aériens qui semblent être la coupole même des cieux, et d’où les rayons du soleil descendent comme des flèches d’amour !

Sans doute, l’homme se sent encore misérable dans nos temples ; mais quand il lève les yeux, son regard plane dans les hauteurs, et son âme s’envole vers l’Infini. Les peintures qu’il contemple, les attitudes des statues qui l’entourent, les flèches qui s’élancent au-dessus de sa tête et vont se perdre dans la nue, tout lui parle de ce monde supérieur où tendent ses immortelles espérances.

La mosquée n’a rien de tout cela ; elle déroule à perte de vue l’admirable perspective de sa colonnade, mais elle rampe. Elle ne se détache pas de terre, et ne manifeste aucun effort pour s’élever.

L’art musulman ignore, du reste, la peinture et la statuaire. Que dis-je ? Elles lui sont interdites. Car le Koran lui dit :

Ô croyants ! les statues sont une abomination inventée par Satan !

Pendant que je faisais ces réflexions, un train omnibus (il n’y en a pas d’autres dans cette partie de l’Espagne) m’emportait vers Grenade, et faisait courageusement ses dix ou douze milles à l’heure. Les chevaux du Prophète allaient plus vite, quand ils couraient à la guerre sainte.

Le soleil s’était enveloppé de nuages gris, comme un Marabout dans sa gandoura. Il pleuvait. Mais nous traversions le pays le plus pittoresqe et le plus fertile du monde. Les vignes couvraient les flancs des collines, les oliviers en couronnaient les sommets, les aloès et les figuiers de Barbarie tapissaient les rochers, et les oranges brillaient comme des bijoux d’or dans la verdure des bosquets.