À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 86-94).


xii

GRENADE

Équipage fantastique. — Ascension pittoresque à la citadelle de l’Alhambra. — Le généralife. — Les jardins de Sémiramis. — L’Alhambra. — Caractère militant de l’Islamisme. — Chant de guerre du Coran. — La Porte de Justice et son véritable portier. — La Montagne des larmes.

Notre arrivée à Grenade a quelque peu ressemblé à un rêve, troublé de cauchemars. C’était la nuit, mais une nuit sans lune, avec des nuées de pompiers qui arrosaient la terre à torrents. Pas une étoile, pas même une filante, n’accordait un regard à cette terre privilégiée de l’Andalousie.

En sortant de la gare, je demandai l’hôtel de los Siete Suelos. Un cocher fantastique surgit de l’ombre à cette appellation, et nous entassa dans une voiture étrange, traînée par quatre ou cinq bêtes efflanquées qui ressemblaient à des chevaux. D’autres voyageurs arrivèrent, montèrent à l’avant de l’omnibus, et se logèrent dans une espèce d’alcôve que je ne saurais vous décrire, mais qui était déjà encombrée de colis. Puis notre automédon de féerie s’installa quelque part sur la queue des chevaux, leur adressa un juron cabalistique qu’ils parurent comprendre, fit claquer un fouet sonore, et notre équipage-fantôme s’ébranla.

La pluie fouettait les vitres. Le mistral, ou le siroco, ou le levantin, peut-être les trois, chantaient ou plutôt sifflaient un trio cacophonique. Quelques réverbères mourants nous regardaient passer d’un œil attristé. Le chemin pavé de cailloux était plein d’ornières, et notre chariot se détraquait et criait.

Nous montions dans des rues sombres, et si étroites qu’en tendant les bras à travers les vitres brisées nous touchions les murs des maisons de chaque côté. La ville semblait morte, mais nous vîmes bien le lendemain qu’elle n’était qu’endormie. Les chevaux se plaignaient, le fouet claquait, et le cocher jurait.

Nous montions toujours et nous n’arrivions jamais. Tout-à-coup nous passons sous une porte mauresque, et nous entrons dans une forêt. Où allons-nous donc ? Nous avons traversé toute la ville, et nous voici dans un bois, gravissant une montagne.

Les chevaux essoufflés s’arrêtent et regimbent contre l’aiguillon. Le cocher descend et leur administre une volée de bois vert. Nous repartons, et nous nous enfonçons sous une voûte de verdure. De chaque côté de la route tourbillonnent des torrents qui descendent en criant vers la ville. Les grands arbres qui nous abritent ruissellent.

Enfin, une pâle lumière apparaît dans le lointain à travers les branches feuillues, et nous arrivons à une porte qui s’illumine. C’est la Fonda de los Siete Suelos, l’Auberge des Sept Tours.

Le lendemain, nous étions émerveillés d’être encore de ce monde, et nous avions devant nous le plus splendide panorama que l’on puisse voir, éclairé par un soleil de juin, quoique nous fussions à la fin de décembre.

Cependant, nous n’avions pas fini de monter ; car pour aller voir le Généralife il fallait faire encore une ascension. La route serpente au milieu des eucalyptus et des orangers, parmi lesquels se cachent quelques carmens orientaux. La pluie d’hier a verdi toutes choses, et les haies de cactus mêlent aux bords du chemin leurs feuilles épaisses et de teintes différentes, comme une marqueterie de verdure.

Le Généralife était la maison de campagne des rois maures, et il est assis sur le versant d’une montagne, qui domine toute la ville, et même les hautes tours et les palais de l’Alhambra.

Il n’est plus que l’ombre de ce qu’il était, et comme toutes les résidences mauresques il n’a aucune apparence extérieure. Mais l’intérieur est ravissant. L’artiste maure ne faisait rien pour le public, rien qui put attirer les regards du passant ; mais il déployait toutes les ressources de son génie pour le roi et les favorites. Salles, galeries, pavillons, promenoirs, il sculptait, ciselait, ornait, peignait et dorait tout.

Le marbre est taillé, découpé, poli, percé à jour comme de l’albâtre. Le stuc est fouillé comme une dentelle, et peint avec une variété infinie de dessins et de couleurs. Les plafonds en stuc ciselé forment des arcs, des voûtes, des coupoles de toutes formes, et d’où pendent des milliers de stalactites.

Les patios sont des parterres où murmurent mille jets d’eau, qui alimentent les fleurs et les touffes de verdure, autour des bassins de marbre. Les cyprès s’y courbent en arcs et en coupoles ; les lauriers, les buis et les myrtes s’arrondissent en berceaux ; les manzanillas dressent leurs petits panaches lilas, comme autant de bouquets, et les macassars laissent pendre leurs aigrettes embaumées.

Autour des parterres circulent les promenoirs percés d’arcades, ouvertes des deux côté, et par lesquelles le promeneur peut admirer à droite les plates-bandes fleuries, et à gauche un horizon immense.

À chaque instant, vous croyez avoir tout vu, et toujours on vous réserve une surprise nouvelle. Les parterres s’étagent les uns au-dessus des autres, reliés entre eux par des escaliers de marbre, et des arcades à colonnes. Ce sont les jardins suspendus de Sémiramis.

Vous montez les escaliers entre des haies de myrtes et de lauriers, d’où jaillissent les rosiers en fleurs, et à chaque palier circulaire vous trouvez une vasque de marbre et un jet d’eau, jusqu’à ce que vous arriviez au mirador. C’est la tour la plus élevée, et elle est couronnée d’une terrasse à arcades.

Quel panorama incomparable se déploie alors sous vos yeux ! À vos pieds l’Alhambra, et cent mètres plus bas la ville. C’est un vertige, car vous êtes à une hauteur de plus de deux mille pieds, et le versant de la montagne est un immense escalier dont chaque degré est un parterre.

Mais notre impatience de voir l’Alhambra nous fit descendre bien vite de ces hauteurs ; et nous arrivâmes par un chemin embaumé, en écoutant la musique des ruisseaux qui descendent des Sierras voisines.

L’Alhambra est le chef-d’œuvre de l’art mauresque, et l’on s’étonne, en le contemplant, que le génie musulman ait pu produire une telle merveille

Ce n’est pas seulement un palais, ou plutôt une réunion de palais jetés comme au hasard au milieu de jardins féeriques, c’est encore une forteresse et des plus formidables. Quand on aperçoit d’en bas, c’est-à-dire de la ville, ses hautes murailles percées de meurtrières, ses bastions et ses tours crénelées qui se dressent au sommet d’une montagne escarpée, l’on comprend le caractère essentiellement militant de l’Islamisme.

C’est par la force des armes qu’il voulait imposer ses croyances, et il avait rêvé de conquérir l’univers. Le Coran lui-même était bien fait pour fanatiser ses croyants, et les exciter à la guerre. Sous les voûtes sombres des mosquées, lorsque la foule se prosternait le front dans la poussière en adorant Allah, la voix de leurs pontifes s’élevait, et leur lisait ces textes du Coran qui les électrisaient :

« Allah a ordonné de combattre les peuples, jusqu’à ce qu’ils reconnaissent qu’il n’y a qu’un Dieu.

« La flamme de la guerre ne s’éteindra pas jusqu’à la fin du monde.

« La bénédiction tombera sur la crinière du cheval de guerre jusqu’au jour du jugement.

« Armés de pied en cap, ou armés à la légère, levez-vous, partez !

« Préférez-vous la vie de ce monde à la vie future ?

« Ô croyants ! qu’arrivera-t-il de vous si, quand on vous appelle à la bataille, vous restez le visage tourné vers votre seuil ?

« Croyez-moi : les portes du paradis sont à l’ombre des épées.

« Celui qui meurt dans la bataille pour la cause de Dieu lave dans son sang toutes les taches de ses péchés.

« Son corps ne sera pas lavé comme les autres cadavres, parce qu’au jour du jugement ses blessures répandront un parfum comme le musc.

« Quand les guerriers se présenteront à la porte du paradis, une voix demandera de l’intérieur : Qu’avez-vous fait pendant votre vie ?

« Et ils répondront : Nous avons brandi l’épée dans la lutte pour la cause de Dieu.

« Alors les portes éternelles s’ouvriront, et les guerriers entreront, quarante ans avant les autres.

« Levez-vous donc, croyants ; quittez vos femmes, vos fils, vos frères, vos biens, et allez à la guerre sainte.

« Et toi, ô Dieu, maître du monde présent et du monde futur, combats pour les armées de ceux qui reconnaissent ton unité ! Renverse les incrédules, les idolâtres, les ennemis de la sainte foi ! Brise leurs étendards, et remets-les avec tout ce qu’ils possèdent en butin aux mains des Musulmans ! »

Voilà les hymnes que chantaient les Maures ! Voilà comment ils devinrent des guerriers si redoutables ; et quand ils furent maîtres de l’empire d’Orient, des côtes du nord de l’Afrique, et d’une grande partie de l’Espagne, ils ne doutèrent pas un instant que la domination universelle ne leur fût réservée.

C’est alors qu’ils firent de l’Alhambra une citadelle formidable, dont la prise leur semblait impossible. Au dessus de la Porte de Justice par laquelle nous entrons, l’on voit une main sculptée dans la pierre, et plus bas une clef qui est l’image de celle de la forteresse ; or, les Musulmans disaient que l’Alhambra serait pris quand cette main descendrait prendre la clef et ouvrir la porte.

C’était une espèce de commentaire de ce texte du Coran : « Dieu a remis les clefs à son élu, avec le titre de portier et le pouvoir d’ouvrir aux ennemis. »

Mais il y avait à Rome un autre élu, auquel Dieu avait vraiment donné ses clefs et le titre de portier, et, pour Islam, c’était l’infidèle et l’ennemi.

La lutte s’engagea donc entre les successeurs de Mahomet et les successeurs de Jésus. Ce fut une guerre de géants qui dura des siècles, et qui se termina par le triomphe du vrai dépositaire des clefs, représentant du Christ sur la terre. Un jour vint où le dernier roi maure, Boabdil, voyant que la main de pierre, ou plutôt de Pierre, le portier céleste, allait descendre et ouvrir la Porte de Justice, s’enfuit de l’Alhambra pour n’y jamais revenir !

À plusieurs milles de Grenade, l’on voit se dresser une colline où le roi fugitif vint s’arrêter, et l’on raconte que jetant un dernier regard vers l’Alhambra, il se prit à pleurer. Sa mère lui adressa alors ces paroles pleines d’amertume : « Tu peux bien pleurer comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme. »

Cette colline porte aujourd’hui le nom de « Montagne des larmes. »

Certes, quand on a visité l’Alhambra, l’on se dit que Boabdil avait bien des raisons de pleurer. Il ne perdait pas seulement l’empire d’Occident, et son prestige auprès des Musulmans ; mais, comme le premier homme après sa chute, il était chassé pour jamais d’un véritable paradis terrestre.

Lorsque je vis pour la première fois cet Éden, je restai sous le coup d’une émotion indéfinissable. Je cherchais des mots, des images, des figures de rhétorique pour exprimer mes impressions, et je ne trouvais rien. Toutes sortes d’idées plus ou moins exagérées, de visions plus ou moins fantastiques, m’assiégeaient, et quand j’essayais de leur donner une forme, je sentais qu’elle n’était pas au diapason de mon enthousiasme.

Il me semblait que j’avais fait une ascension dans les sphères de l’idéal, et que j’étais retombé sur la terre. Et pourtant ce n’était là que le paradis de Mahomet. Comment donc, me disais-je, saint Paul a-t-il pu voir le Paradis chrétien sans mourir ?

Au temps de sa splendeur, l’Alhambra était toute une ville composée de quartiers militaires, de palais et de mosquées. Ses grandes tours carrées, couronnées de créneaux, qui s’élançaient des murailles, et qui s’étageaient en gravissant la montagne, étaient à l’intérieur autant de palais.

Il est impossible aujourd’hui de se faire une idée juste de l’aspect que devaient offrir toutes ces merveilles, dans la surabondance de leur vie, et dans l’apogée de leur splendeur ; et quand on se représente le luxe, les richesses, les beautés artistiques que ces palais renfermaient, et la multiplicité variée des jouissances qui formaient la vie des rois maures, des sultanes et de leur entourage, on a le vertige.