À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 72-80).


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CORDOUE

Les plaines de la Manche. — Le paradis des Maures. — Abd-El-Rahman III. — La ville des palais. — Le fameux Almanzor. — Les jardins de l’Alcazar. — L’ancienne Cordoue. — Rues et patios.

En allant de Madrid à Cordoue, nous traversons les plaines désertes de la Manche, que les exploits de Don Quichotte ont illustrées. Les gens du pays croient aussi fermement au chevalier de la Triste-Figure qu’au grand capitaine Gonzalve de Cordoue.

C’est à la station d’Argamasilla que l’on garde surtout le souvenir du héros. Quelques familles du village prétendent même descendre du barbier, ou du gentilhomme au caban vert. On affirme que la venta de Quesada est l’hôtellerie où Don Quichotte fit sa veillée des armes, et les moulins à vent de Criptana sont ceux qu’il combattit avec un courage digne d’un meilleur sort. On sait que s’ils existent encore ce ne fut pas la faute du grand chevalier.

Nous dépassons Manzanarès, qui est une oasis au milieu de ce désert, et le val de Peñas célèbre par ses vins. La voie monte lentement les pentes de la Sierra Morena. Les gorges de la montagne se rétrécissent, les rochers sont déchirés et prennent des formes bizarres.

Enfin le point culminant de la Sierra est derrière nous, et nous descendons rapidement vers la vallée du Guadalquivir Nous passons près de Tolosa, illustrée par une grande victoire des chrétiens sur les musulmans.

Le climat et l’aspect du pays ont changé ; c’est l’Andalousie avec sa douce température, sa riche végétation, et son firmament plein de soleil. Les haies d’aloès bordent les grandes routes, et les oliviers couvrent les collines de leur sombre manteau vert. Longtemps nous longeons les bords du Guadalquivir que dominent tantôt un village ou une petite ville, tantôt les ruines d’un château mauresque, et nous arrivons enfin à Cordoue.

Voilà bien le paradis que les Maures s’étaient choisi, et dont ils avaient fait le siège de leur empire d’Occident. Avant eux, les Romains et les Goths y avaient aussi voulu asseoir leur domination. Mais tous ces peuples ont passé, et leur souvenir n’y vit que dans les ruines. Seul, le ciel est resté le même avec son immuable sérénité, et sur les cendres des palais et des temples le soleil fait fleurir l’oranger.

Des haies de cactus gigantesques bordent les chemins. Les eucalyptus, les bambous, les cyprès ombragent les jardins, et les orangers y laissent pendre leurs fruits d’or.

On ne peut rien imaginer de plus riant et de plus gracieux que les jardins de l’Alcazar, dont l’éternelle jeunesse offre un si frappant contraste avec les ruines qui l’entourent. Du célèbre palais que les Romains avaient élevé, et que les rois Maures avaient rebâti dans leur style oriental, il ne reste plus que quelques débris, à peine dignes d’attention. Quelques pans de murs qui croulent, quelques colonnes brisées, et quelques blocs de pierre jonchant le sol, voilà tout ce qui est resté de ces splendides demeures où vécurent le puissant Almanzor, et le grand Abd-el-Rhaman III.

Ce dernier fut l’un des plus illustres califes de Cordoue, et pendant la paix il favorisait le culte des arts. À quelques milles de Cordoue, sur les bords du Guadalquivir, il fit même bâtir toute une ville de palais qui fut nommée Medina-al-Zarah, ville de la fleur, et dont les splendeurs étaient telles que l’on croit rêver en en lisant la description.

Voici les détails que je recueille dans un historien de l’Espagne :

« Le palais que Abd-el-Rhaman III y fit élever était assez grand pour loger toute sa cour avec une garde de 12,000 cavaliers. Il était couvert de toits dorés, et soutenu par quatre mille trois cents colonnes des marbres les plus précieux. Le pavé, les murs étaient de jaspe, ou de ce stuc de couleur éclatante dont quelques monuments arabes conservent encore des restes admirables, mais dont le secret semble perdu. Le bois de cèdre était le seul qui eut été employé dans la construction. Les plafonds étaient peints d’or et d’azur, ornés d’arabesques en relief et de ciselures du travail le plus délicat. Un jardin délicieux, où croissaient toutes les plantes du monde connu, entourait cette magnifique demeure. Parmi les pavillons de marbre et d’albâtre dont il était embelli, on distinguent le pavillon où Abd-el-Rhaman venait se reposer des fatigues de la chasse.

« Il était formé par une galerie circulaire de colonnes de marbre blanc, surmontées de chapiteaux dorés. Les portes étaient d’ébène et d’olivier. Du milieu d’une conque de porphyre s’élançait un jet de vif argent, qui en retombant, reflétait les rayons du soleil, et jetait des éclairs dont l’œil avait peine à soutenir l’éclat.

« Dans presque toutes les salles il y avait des fontaines et des bassins de marbre ou de jaspe. On voyait dans la salle qu’on appelait du califat, une conque du plus beau jaspe remplie d’eau, au milieu de laquelle était un cygne d’or d’un travail admirable… »

Un tel palais devait être féerique, et s’il n’était pas décrit dans presque tous les historiens, on serait tenté de le regarder comme une invention due à la brillante imagination des orientaux.

Abd-el-Rhaman III mourut à l’âge de soixante douze ans, et laissa sur le trône son fils El-Hakem, alors âgé de quarante sept ans.

Ce calife fut moins belliqueux que son père. Il favorisa l’agriculture et les lettres, et mourut après quinze années d’un règne pacifique et glorieux.

Son fils, âgé de dix ans, fut proclamé émir ; mais il n’eut toujours que le titre de souverain et n’en exerça jamais la puissance. Mohammed-ben-Abi-Ahmer fut nommé hadjeb, on vice-roi, et ce fut lui qui gouverna réellement avec un éclat et une puissance, dont on retrouve les souvenirs dans le romancero espagnol.

Il y est toujours désigné sous le nom d’Almanzor, ou El-Mansour, le Victorieux. Car il fut surtout un grand homme de guerre, et son règne fut terrible pour les chrétiens.

Personne n’ignore que le caractère de l’islamisme était essentiellement militant, qu’il a dû au cimeterre toutes ses conquêtes, et que le coran promettait le paradis à tous les guerriers qui combattaient contre le nom chrétien.

Mohammed-El-Mansour fut sous ce rapport une des gloires de l’Islamisme, et l’on assure qu’il fit contre les chrétiens cinquante deux expéditions.

Convaincu que le chemin de la guerre est le chemin de Dieu, et que, suivant un verset du Coran « celui dont les pieds se couvrent de poussière dans le chemin de Dieu est préservé du feu éternel, » Almanzor avait pris dans ses expéditions une étrange habitude.

Il faisait secouer avec beaucoup de soin, chaque fois qu’il revenait du champ de bataille à sa tente, la poussière qui couvrait ses habits et la recueillait dans une cassette, afin qu’à l’heure de sa mort on couvrît son corps de cette poussière dans son tombeau. Cette cassette l’accompagnait dans toutes ses campagnes, et quand il mourut des blessures qu’il avait reçues à la bataille de Calatañazor, et du chagrin d’avoir été vaincu, on l’enterra avec ses vêtements, et on le couvrit de la poussière recueillie dans ses nombreuses batailles.

On a amplifié la vie et la mort de ce calife fameux de beaucoup de récits merveilleux. Ainsi l’on a raconté que le jour même de la bataille de Calatañazor on entendit aux bords du Guadalquivir un pêcheur qui déplorait dans des chants lamentables, tantôt arabes, tantôt espagnols, les désastres d’Almanzor. Mais quand on s’approchait de ce pêcheur il disparaissait, ce qui a fait dire à un historien espagnol que c’était le démon qui se désolait de l’abaissement de l’Islamisme.

Ce qui est certain c’est que la décadence de l’Islamisme en Espagne a commencé réellement après la mort d’Almanzor, d’abord par les dissensions entre les prince musulmans et ensuite par les hauts-faits des chevaliers chrétiens. C’était l’époque où le Cid allait remplir l’Espagne de sa gloire.

Tous ces souvenirs d’une époque, où les grands califes de Cordoue étaient encore puissants et riches, forment un contraste saisissant avec les débris et les ruines, que nous avons maintenant sous les yeux.

Puissance et fortune, trônes et couronnes, armées innombrables et somptueux Alcazars, tout a péri ; et les blocs de marbre et les cendres des émirs sont aujourd’hui confondus dans la même poussière.

Seuls les jardins sont toujours féeriques, et justifient le chant du roi Alphonse de Castille dans la Favorite:

« Jardins de l′Alcazar, délices des rois Maures,
Que j’aime à promener sous vos vieux sycomores
Les rêves amoureux dont s’enivre mon cœur ! »

Et cependant, Abd-El-Rahman III, qui avait eu cinquante ans de gloire et de succès, écrivait ici avant de mourir que, pendant ce long règne, il n’avait eu que quatorze jours de bonheur ! Que de pauvres diables en ont davantage !

Il fut un temps, où de la terrasse de ce palais, le roi musulman, regardant au delà du fleuve, y apercevait des chrétiens pendus à des poteaux. Quand ce spectacle l’importunait il les faisait brûler.

C’était en 850, et la persécution dura trois ans. Elle commença par saint Parfait, et finit par saint Euloge. Des vieillards, des jeunes gens, des vierges lassèrent la cruauté des persécuteurs.

Aujourd’hui, rien n’est plus calme et solitaire que ce coin de Cordoue, et le fleuve que les Romains appelaient le Bœtis, et que les Arabes nommèrent Ouad-al-Quebir, y fait toujours entendre ses plaintes monotones.

Mais les rivages sont toujours souriants, et parmi les orangers, les citronniers et les grenadiers chargés de fruits, jaillissent toujours les fontaines et gazouillent les jets d’eau.

On assure que Cordoue comptait jadis deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais, neuf cents bains, et avait douze mille villages pour faubourgs. Les Arabes y avaient construit sept cents mosquées, une foule de marchés, de bazars et d’hôtelleries.

Il y a sans doute de l’exagération dans ces chiffres ; mais il est certain que la Cordoue actuelle ne peut plus donner aucune idée de son ancienne splendeur. Ce qu’elle a conservé, c’est le caractère oriental de ses constructions, sa merveilleuse mosquée convertie en cathédrale, et quelques pans de murailles percées de portes monumentales, et flanquées de tours sarrasines, chrétiennes, et arabes, qui faisaient partie de ses anciennes fortifications. Un vieux pont de pierre remonte même jusqu’à l’époque romaine, et mérite l’attention de l’antiquaire. L’on y arrive par une grande porte à colonnes, et il se termine par une forteresse crénelée, nommée la Carrahola.

Les rues de la ville sont étroites et tortueuses, et dans les vieux quartiers l’on ne pourrait pas circuler en voiture. Aussi n’y rencontrons-nous que des piétons et de petits ânes. Quand ces derniers sont bâtés de paniers, il faut se ranger le long des murs pour leur donner l’espace suffisant. Ces excellentes bêtes de somme font ici tous les transports, et je crois qu’elles font partie de la famille ; car j’en ai vu qui entraient sans cérémonie dans les maisons.

De chaque côté de la rue se dressent de hautes murailles, badigeonnées de jaune ou de blanc, percées de très rares fenêtres grillées, et je crus d’abord que nous errions dans un quartier inhabité. Rien ne semblait devoir jamais troubler la solitude et le silence dans ces ruelles profondes, qui ressemblent aux corridors d’une catacombe.

Mais bientôt la vie intérieure de cette ruche humaine se révéla. C’était le matin ; les portes s’ouvrirent, et à travers de jolies grilles peintes, nous aperçûmes les patios, qui font l’effet d’apparitions lumineuses. Il semble que l’on se promène dans un purgatoire, et que l’on a, de distance en distance, des échappées de vue sur un coin du ciel.

Il y a une grande variété de patios, mais la plupart sont des cours intérieures, pavées en marbre ou en mosaïque, entourées d’un promenoir à arcades et à colonnes comme les cloîtres, ornées de fleurs, de peintures, ou de statues, et rafraîchies par un jet d’eau qui murmure dans une vasque de marbre. Les promenoirs sont souvent à double étage, avec des colonnades de marbre vraiment artistiques, et parfois même il y a deux ou trois patios, ouvrant les uns sur les autres et présentant la plus admirable perspective. La lumière y descend à flots. L’hiver, un toit de verre les protège contre la pluie et le froid, et l’été une tenture de toile les abrite contre le soleil.

C’est après une course intéressante dans ce coin d’orient que nous arrivons à la fameuse mosquée.