À travers l’Espagne, Lettres de voyage
Imprimerie générale A. Côté et Cie (p. 67-71).


ix

CERVANTES

Poète et chrétien. — Voyage au Parnasse. — Les poètes.

En sortant du palais des Cortès, je me suis arrêté en face de la statue de Cervantes. C’est une œuvre assez médiocre ; mais le sculpteur a su mettre sur les lèvres du poète le sourire amer que devait avoir ce grand moqueur un peu misanthrope.

Quand je lis ses œuvres, il me rappelle Molière par sa verve, son esprit, sa gaité, sa profonde connaissance du cœur humain, et aussi, malheureusement, par la crudité révoltante de certains récits et tableaux. Mais s’il a commis quelques-unes des fautes de Molière, il a su se les faire pardonner en souffrant et combattant pour sa foi.

S’il a adressé parfois des paroles bien dures aux prêtres, s’il a tourné souvent les moines en ridicule, il n’en a pas moins cru à l’Église avec toute la fermeté d’un vrai chrétien. Il a pris les armes pour sa défense, il s’est battu comme un héros à Lépante, et il y a perdu un bras ; il a subi plusieurs années de dure captivité chez les Maures, à Alger. L’Église n’a pas oublié ces grandes actions, et aujourd’hui encore elle prie pour lui.

Dans un de ses charmants dialogues, Antonio Cavanilles met le poète en scène, et lui fait dire :

« Tant que j’ai vécu, on m’a laissé dans la misère ; aujourd’hui on m’élève des statues dont je n’ai que faire, et on ne dit aucune messe pour le repos de mon âme, dont j’aurais pourtant grand besoin. »

Cette plainte proférée en Espagne, il y a quelques années, a été entendue : l’Académie espagnole fait célébrer annuellement depuis lors un service solennel pour le repos de l’âme de Cervantes, et des hommes de lettres morts pendant l’année. Édifiante et pieuse coutume que l’Académie Française hésitera sans doute à suivre.

Outre l’immortel poème de Don Quichotte, qui a fait sa gloire, on sait que Cervantes a écrit des nouvelles, et fait des comédies qui n’ont pas eu tout le succès qu’elles méritaient.

En voyageant, je lis son Voyage au Parnasse, qui est moins populaire et beaucoup moins connu que Don Quichotte, et j’y trouve des choses ravissantes sur les poètes.

Pour faire ce voyage, Cervantes monte en croupe sur le Destin, parce que c’est la monture de tout le monde, tantôt légère comme l’aigle, et tantôt lente comme la tortue.

D’ailleurs, toute monture est bonne au poète, parce qu’il n’a pas de bagage, et ne s’occupe nullement des affaires pratiques qu’il regarde comme des vétilles. « Il pleure la guerre ou chante l’amour, et la vie passe pour lui comme un songe, ou comme le temps pour les joueurs passionnés. »

« Les poètes, ajoute Cervantes, sont faits d’une pâte molle, tendre, flexible et souple, et ils aiment volontiers le foyer d’autrui. Le plus sage des poètes ne suit dans sa conduite que les inspirations de sa fantaisie enchanteresse, toujours riche d’expédients et d’une éternelle ignorance. Absorbé par ses chimères, et admirant ses propres actes, il ne vise ni à s’enrichir, ni à s’élever à une position honorable. »

De nos jours, les poètes sont un peu plus pratiques, et il y en a qui ne négligent pas de faire fortune. Mais il en reste encore qui tiennent des ancêtres. Dans notre pays surtout, ils ne sont pas dégénérés, et c’est pour eux que je reproduis ici quelques extraits des privilèges, statuts et avis adressés par Apollon aux poètes espagnols :

« Si un poète dit qu’il est pauvre, qu’il soit aussitôt cru sur parole, sans plus ample informé ni serment.

« Que le poète qui arrive chez un de ses amis ou chez une de ses connaissances, au moment de se mettre à table, et reçoit une invitation, ne se fasse pas prier ; et s’il affirme qu’il a déjà diné, qu’on n’ajoute point créance à ses paroles, et qu’on le fasse manger par force ; ce ne sera pas lui faire bien grande violence.

« Que le plus pauvre des poètes, à moins qu’il n’appartienne à la catégorie des Adam et des Mathusalem, puisse dire qu’il est amoureux, bien qu’il ne le soit pas, et transformer le nom de sa dame selon son bon plaisir, l’appelant tantôt Amaryllis, tantôt Anarda, tantôt Chloris, tantôt Philis ou Philida, ou bien encore Juana Tellez, ou tout autrement, sans que nul n’ait le droit de lui en demander raison.

« On ordonne de plus que tout poète, n’importe son rang ou sa qualité, soit tenu pour bon gentilhomme, eu égard à la noblesse de sa profession.

« Que tout poète comique, auteur de trois bonnes comédies représentées, ait ses franches entrées au théâtre.

« On prévient les poètes que, lorsque l’un d’eux veut faire imprimer quelqu’ouvrage de sa façon, il est bien entendu que le dit ouvrage n’en vaudra pas mieux pour être dédié à un Mécène quelconque ; s’il n’est pas bon, la dédicace ne le rendra pas meilleur, le Mécène fut-il le prieur de la Guadeloupe.

« Je veux encore que tout poète puisse disposer de moi à son gré, et de tout ce qu’il y a dans le ciel ; j’entends qu’il puisse appliquer les rayons de ma chevelure aux cheveux de sa dame, faire de ses yeux deux soleils, ce qui fera trois en comptant le mien, de telle sorte que le monde s’en trouvera plus éclairé ; il usera à son gré des étoiles, des signes célestes et des planètes, de façon à la transformer tout doucement en sphère astronomique.

« Que les jours de jeûne, il soit bien entendu que le jeûne n’a point été rompu par le poète qui aura rongé ses ongles, tout en faisant ses vers.

« On prévient qu’il ne faut pas tenir pour larron tout poète qui aurait dérobé quelques vers appartenant à un autre, pour l’enchâsser dans les siens, à moins qu’il ne prenne une pensée complète, ou tout un couplet ; car il est, dans ce cas, tout aussi voleur que Cacus.

« On avertit les poètes qui jouissent de la faveur de quelque prince, de ne pas lui rendre de fréquentes visites, de ne lui rien demander, et de se laisser aller tout doucement où les mène la fortune ; car celui, dont la providence veille au soutien des vermisseaux qui rampent sur la terre, et des animalcules qui s’agitent dans l’eau, n’oubliera pas de fournir l’aliment au poète, quelque rampant qu’il soit. »