À travers l’Afrique/Chapitre32

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 461-479).

CHAPITRE XXXII


Découragement de la caravane. — Pont remarquable. — Mauvais temps. — Entrée de la montagne. — À bout de force. — Un traînard. — Affreuse nuit. — Recherche de l’absent. — Funérailles dissimulées. — Légions de sauterelles. — Récolte de ces insectes. — Traite de l’homme sur la côte. — Mode d’embarquement des esclaves. — De mal en pis. — Décision. — Abandon des bagages. — Marches forcées. — Camp le plus élevé du voyage. — Parapluies bigarrés et boîtes vides. — Colonie de métis. — Gorge boisée. — Cascades. — Caravanes nombreuses. — Pas de vivres. — À la recherche d’un camp. — Tombeaux et squelettes. — Fatigue et famine. — La mer ! — En détresse. — Dernière étape. — Scorbut. — M. Cauchoix. — Au port.


Une nuit d’averse enleva à mes hommes le peu d’énergie qu’ils pouvaient avoir ; les traîner sur la route devint une pénible tâche : on eût dit un cortège funèbre, non pas une colonne victorieuse qui va gagner le port.

L’étape, ce jour-là, n’était pas longue ; elle prit néanmoins beaucoup de temps ; et, arrivés au lieu de repos, mes abattus n’eurent pas le courage de se faire des huttes, malgré les menaces de pluie. La lenteur de la marche n’avait pas empêché qu’il y eût des traînards : ceux-ci n’arrivèrent qu’à la nuit close.

Nous avions traversé le Koukéhoui, rivière assez large qui tombe dans la mer à Nova Dondo, et le Kouléli, un de ses affluents, sans parler de nombreux ruisseaux d’importance diverse.

Les deux rivières avaient été franchies sur des passerelles dont le tablier, formé de branchages, était soutenu par des poteaux posés sur pilotis. À l’origine, les traverses du tablier avaient été fixées par des liens aux pieux qui les portaient ; mais les liens avaient disparu, et ces ponts n’offraient qu’un appui très chancelant. Celui du Koukéhoui, de plus de cent pieds de long, sur douze de large, faisait le plus grand honneur aux indigènes qui, sans plus de ressources que d’instruction, avaient pu le construire.

Les menaces de pluie se réalisèrent, et le lendemain matin, les hommes qui déclarèrent ne pas pouvoir porter leurs fardeaux furent plus nombreux que la veille. L’un d’eux était même incapable de marcher ; ce fut à grand’peine que je lui trouvai des porteurs.

Une grande partie du mal était due, sans aucun doute, au manque d’abri. Je résolus dès lors de rester à l’arrière-garde pour obliger les retardataires à gagner le camp, au lieu de s’arrêter en chemin ; et ce fut une longue fatigue que celle de l’étape suivante, où sur les neuf heures et demie qu’elle demanda, j’en employai quatre à rallier les traînards.

Ce jour-là, passant par une brèche, nous traversâmes une crête boisée. Des villages étaient perchés sur les cimes ou enfouis dans les arbres des pentes abruptes, positions faciles à défendre. Il y avait dans les vallées de grands champs de maïs et de manioc.

Les habitants paraissaient très laborieux ; hommes et femmes préparaient la terre pour de nouvelles moissons, ou, deux à deux, portaient d’énormes paniers de cassave suspendus à de longues perches, et montaient lestement leurs charges au village. Ils travaillaient tous avec plus d’activité, plus d’entrain que je ne l’avais vu faire depuis longtemps. L’un d’eux, sachant le portugais, vint demander qui nous étions et donna à mes hommes des racines de manioc.

D’autres montagnes, offrant toutes les formes imaginables, s’élevaient en face de nous, tandis que, sur la droite, une portion de la chaîne que nous venions de traverser finissait brusquement. L’aspect de cet escarpement final me rappela le versant nord du rocher de Gilbraltar. Tout en haut, résidait le chef du district, dont le village n’avait jamais reçu d’étrangers.

Comme ils arrivaient au pied de cette colline, appelée Houmbi, les porteurs de mon malade s’arrêtèrent, déclarant qu’ils étaient à bout de forces. Le camp était voisin ; je leur permis de faire halte, et pressai le pas pour leur envoyer des remplaçants.


Montagne et village de Houmbi.

Malgré le soin que j’avais eu de fermer la marche, un de mes soldats du nom de Madjouto manquait à l’appel. Il avait proposé à un autre de se glisser dans la jungle pour dormir, faisant observer au camarade que si je les trouvais sur la route, je les forcerais à suivre la bande. Le camarade avait refusé, laissant Madjouto accomplir son projet, mais sans en rien dire. Ce ne fut qu’à la chute du jour que le fait vint à ma connaissance. La pluie commençait, il était impossible d’envoyer à la recherche de l’absent.

J’ai passé de bien mauvaises nuits ; celle-ci fut la pire de toutes. Il pleuvait tellement fort que le sol en était liquéfié ; ma tente ne me couvrait plus ; et je pensais à Madjouto, qui était malade et sans abri, sans nourriture et sans feu. Dès que le jour vint à paraître, j’envoyai les moins fatigués de mes gens à la recherche du pauvre garçon. Une autre escouade partit avec l’espoir de nous procurer des vivres.

Ne voulant pas subir de nouveau les misères de la nuit précédente, je me fis construire une hutte et obligeai mes hommes à se faire des abris. Le soleil vint sécher notre peu de bagages ; et le bivouac eut un air habitable.

Dans la journée, passèrent des nuées de sauterelles ; quelques-unes furent assez épaisses pour voiler le soleil. Ma suite profita de l’occasion pour se ravitailler.

Ceux de nos hommes qui étaient partis le matin revinrent dans l’après-midi. Les fourrageurs rapportaient quelques provisions, dont une volaille pour laquelle ils avaient donné deux yards de cotonnade, pris sur les quatre qui me restaient. Quant à l’escouade envoyée à la recherche de Madjouto, elle n’avait rien trouvé, rien appris, bien qu’elle eût remonté jusqu’à l’endroit où l’absent avait quitté la route, et questionné toutes les personnes qu’elle avait vues.

Il était quatre heures ; une nouvelle course n’était pas possible ; mais j’étais bien décidé à fouiller la jungle le lendemain avec tous ceux de mes gens qui n’étaient pas sortis ce jour-là. Si la battue ne faisait rien découvrir, je m’arrangerais avec le chef d’un village voisin pour que, dans le cas où Madjouto se retrouverait, il fût envoyé à la côte.

Suspendre la marche plus longtemps eût été désastreux : mes hommes s’affaiblissaient de jour en jour ; il fallait gagner Benguéla au plus vite, sous peine d’en perdre beaucoup. Mais notre anxiété au sujet de l’absent fut calmée le soir même ; vers sept heures, nous vîmes reparaître Madjouto ; il arrivait plus mort que vif, mouillé, transi, n’ayant pas mangé depuis qu’il avait quitté la caravane. Je le fis sécher, masser, traiter aussi confortablement que le permettaient nos faibles ressources ; hélas ! le pauvre garçon était à toute extrémité et mourut peu d’heures après.

Manoël me dit que si les Baïloundas, qui heureusement étaient campés à quelque distance, apprenaient cette mort, nous ne pourrions enterrer le défunt qu’après avoir payé une forte amende aux chefs du voisinage. Ce fut donc sans bruit, à la lueur du feu pour toute lumière, que nous creusâmes la fosse dans l’une de nos huttes, et que nous répandîmes la terre poignée à poignée.

Madjouto fut enterré selon le rite mahométan, un de ses camarades fit la lecture des prières ; puis la fosse fut comblée, couverte d’herbe, de façon à représenter un lit de bivouac ; et pour ajouter à la vraisemblance, un de mes homme s’y coucha et y resta quelque temps.

Il fut heureux que nous eussions pris ces précautions ; car au moment de partir nous eûmes des visiteurs ; et si la tombe avait été apparente, c’eût été pour nous une cause réelle d’embarras.

À peu de distance du bivouac, nous trouvâmes une légion de sauterelles encore tellement engourdies par le froid, qu’on pouvait recueillir n’importe quelle quantité de ces insectes. Les arbres en étaient chargés d’une façon prodigieuse : il n’était pas de branche, pas de ramille qui n’en fût couverte ; le tronc lui-même en était enveloppé ; et la couche, en beaucoup d’endroits, avait deux ou trois rangs d’épaisseur.

Quand le soleil devint plus fort, les bestioles, sans bouger de place, commencèrent à agiter leurs ailes ; il en résulta un bruit pareil à celui d’un torrent ; puis quelques-unes s’envolèrent, et moins d’une demi-heure après, tout l’essaim avait disparu.

Un grand nombre des indigènes avaient fait là une récolte abondante. Ils y avaient apporté une extrême ardeur, abattant des arbres de belle dimension, pour prendre leur charge de sauterelles. Mes gens ne furent pas les derniers à profiter de cette manne.

La marche qui, ce jour-là, ne fut que de deux heures et demie, nous fit rester six heures sur la route. Sans tenir compte du sort de Madjouto, un de nos hommes alla se coucher dans la jungle, et ne reparut que le soir.

Nous rencontrions maintenant tous les jours des caravanes arrivant de la côte ; mais il n’y avait pas de nouvelles à obtenir de ces bandes, commandées par des indigènes.

L’une d’elles, cependant, qui appartenait au sénhor Gonzalès, nous apprit qu’il était défendu de mener des esclaves à Benguéla ; ceux que l’on y avait conduits récemment avaient été libérés, et les conducteurs sévèrement punis. Cette information, tout à fait inattendue, fit prendre à nos Baïloundas et à Manoël des figures singulièrement longues. La veille, précisément, l’un d’eux m’avait dit que la traite se faisait toujours sur la côte, principalement à Mossamédès, d’où l’esclave était largement exporté. Au lieu d’être, comme autrefois, enfermés dans des baracons, les captifs étaient dispersés dans la ville par petits groupes toujours prêts à partir. Dès l’arrivée du steamer qui devait les prendre, on les embarquait, et le vaisseau repartait immédiatement. Je demandai pour quelle destination ; mais mon informateur ne put pas me répondre, il était trop ignorant pour cela.

Si faible qu’avait été la distance parcourue, je vis à la fin de l’étape que mes gens allaient de mal en pis et qu’il fallait aviser. Plus de vingt d’entre eux étaient à bout de forces. « Jambes enflées, mal au cou, mal au dos, estomac vide, » était le cri général. Si quelque mesure décisive n’était pas prise sans retard, jamais la caravane n’atteindrait la côte, dont nous n’étions plus qu’à cent vingt-six milles géographiques.

J’appelai ma pipe à mon aide, et après une demi-heure de réflexion, il fut décidé que ma tente, mon bateau, mon lit, tout ce que j’avais serait abandonné. Je ne garderais que mon journal, mes instruments et mes livres ; je prendrais avec moi quelques hommes d’élite, et nous gagnerions la côte à marche forcée. De là j’enverrais au secours de la caravane.

Le plan arrêté, l’exécution commença ; il n’y avait pas de temps à perdre.

Manoël s’appropria la tente, le bateau, la literie abandonnés qu’il remisa chez un ami, habitant d’une bourgade voisine ; et le lendemain matin nous partîmes : moi, avec cinq de mes hommes, Djoumah, Sammbo, Ali-Ibn-Mchanngama, Hamis Férhann et Maridjani ; Manoël, avec deux des siens ; et les Baïloundas, qui prétendaient résister à n’importe quelle fatigue.

Une chemise de rechange, des pantoufles, une couverture, une poêle, une tasse de fer-blanc, un horizon artificiel, un sextant, ce qu’il fallait pour écrire, formaient tout mon bagage : un ballot d’une vingtaine de livres que mes gens devaient porter tour à tour.

Mes provisions de bouche se composaient de la moitié d’une poule (celle que j’avais achetée à Lounghi) et d’un peu de farine ; mes fonds se bornaient à deux mètres d’étoffe.

La position de mes gens était un peu meilleure ; ils avaient plus de ressources ; Méridjani surtout, qui, parlant portugais, m’avait servi d’interprète et, comme tel, avait reçu trois pièces de cotonnade. Il est vrai que je lui en avais racheté deux, qui avaient été remises à Bombay pour les besoins de la caravane.

Le lendemain, partis de bonne heure, nous traversâmes d’un pas rapide un pays rocailleux et accidenté. Vers midi, les Baïloundas qui s’étaient vantés de me suivre y renoncèrent, disant qu’ils n’auraient pas cru être soumis à une pareille allure.

À trois heures, nous fîmes halte dans une plaine découverte ; il y avait là un petit camp où nous nous installâmes. Un ruisseau coulait au pied des montagnes qui bornaient la plaine ; je me donnai la jouissance de prendre un bain ; et Djoumah, un habile masseur, rendit à mes muscles courbaturés la souplesse que leur avait fait perdre la marche.

Nous étions à cinq mille huit cents pieds (mille sept cent quarante-trois mètres) au-dessus du niveau de la mer, ce qui est la plus grande altitude que j’aie atteinte pendant tout mon voyage. Les montagnes adjacentes dominaient la plaine d’environ huit cents pieds.

Une grande caravane composée de Baïloundas, revenant de la côte, passa devant nous. Beaucoup de ses membres avaient des parapluies qui, pour la diversité des couleurs, auraient pu rivaliser avec l’habit d’Arlequin. Chaque trou avait été bouché avec une pièce de teinte différente ; le rouge, le vert, le bleu, le rose, le jaune, le blanc, le violet, se heurtaient sur la même couverture.

Autre particularité de la caravane : beaucoup de ses membres étaient munis de boîtes de fer-blanc, où il y avait eu de la paraffine. J’étais fort intrigué par ces boîtes vides : à quel usage pouvaient-elles servir ?

Le jour suivant, nous nous réveillâmes en même temps que l’alouette ; j’avais tellement faim, que je ne pus m’empêcher de finir les restes de ma poule, bien que je fusse à peu près sûr de ne pas avoir d’autre viande avant d’atteindre la côte.

Sortis du camp, nous arrivâmes, par une montée graduelle à une brèche de la montagne. Cette gorge nous conduisit à un versant abrupt que nous descendîmes à la façon des chèvres, en sautant de roche en roche.

Une nouvelle caravane à parapluies bigarrés et à vieilles boîtes à paraffine se trouvait en bas de la pente. Ses chefs m’exprimèrent leur surprise de voir un blanc voyager à pied, et avec une suite aussi peu nombreuse. Leur étonnement redoubla quand ils apprirent d’où nous étions partis la veille ; ils n’avaient jamais entendu dire qu’on eût fait tant de chemin en un jour. Des étapes plus longues et plus rudes que celle-là nous étaient réservées.

À peine étions-nous descendus, qu’il fallut gravir de nouvelles pentes. Arrivés au sommet, nous nous trouvâmes en face d’autres chaînes dont la crête perçait les nuages qui voguaient à nos pieds. Un village important, bâti sur un petit mont conique, s’apercevait au loin, du côté du sud ; c’était une colonie de métis. Presque tous dans l’aisance, mais ne pouvant avoir parmi les blancs qu’une position inférieure, et trop fiers pour frayer avec les noirs, ces mulâtres s’étaient fixés là, où ils menaient, disait-on, une vie confortable. Ils avaient beaucoup d’esclaves, et de temps à autre envoyaient des caravanes dans l’intérieur.

Redescendus, nous traversâmes une gorge boisée sur les deux flancs, et où la légère frondaison du dattier sauvage contrastait avec les cimes plus touffues et plus foncées des acacias.

Du milieu de cet amas de verdure s’échappait une nappe d’eau qui, par une chute de soixante-dix à quatre-vingts pieds, tombait dans un bassin rocheux d’où elle éparpillait ses rejaillissements sur la ramée voisine, et allait rejoindre, par une série de cascatelles, le torrent qui grondait au fond de la gorge.

Celle-ci aboutissait à une plaine couverte d’une haute futaie. Comme nous sortions du ravin, une pile de granit, surmontée d’une croix de bois massive, frappa mes regards. Il me fut dit que ce tombeau renfermait les restes de l’une des filles du major Coïmbra. La pauvre jeune femme, sœur du compagnon d’Alvez, avait épousé Saïd-Ibn-Habid, et était morte à cette place en donnant le jour à un fils. Voulant avoir une épouse qui eût du sang européen dans les veines, Ibn-Habid était revenu chez le major et lui avait demandé une autre de ses filles qu’il avait emmenée à Zanzibar.

Ce jour-là nous ne rencontrâmes pas moins de dix caravanes se dirigeant vers l’intérieur ; chacune était composée de soixante-dix à quatre-vingts hommes, et chargée principalement de sel et d’eau-de-vie achetés à Benguéla.

Une eau courante, traversant un bourbier que nous atteignîmes vers midi, nous fournit l’occasion de prendre un bain. Puis un lunch, composé d’un morceau de damper (sorte de crêpe), un instant de repos, et nous repartîmes.

Le pays dans lequel nous entrions était bien boisé, mais sillonné de ruisseaux, déchiré par de nombreux torrents, accidenté par des affleurements de granit, sous forme de loupes et de vastes nappes.

Une haute colline fut escaladée : en face de nous étaient de nouvelles montagnes, et à nos pieds, un petit camp d’assez bonne apparence, où nous nous arrêtâmes.

Devant le bivouac passait la Balommba, rivière de quatre-vingts pieds de large et de trois pieds de profondeur ; elle fuyait rapidement au nord-ouest, pour gagner la mer un peu au nord de Benguéla.

Des caravanes continuaient à nous croiser. Presque toutes étaient du Baïlounda ; elles avaient porté à la côte de la farine de mais et de la cassave, dont on nourrit les esclaves à Benguéla ; et, comme les précédentes, elles revenaient avec de petits sacs de sel, de l’eau-de-vie, parfois de l’étoffe, qu’elles avaient reçus en échange de leur première cargaison.

Ces Baïloundas sont légèrement chargés, ce qui leur permet d’aller vite : leur absence ne dure pas plus de trois semaines. Pendant ces voyages, ils ne mangent qu’une ou deux poignées de bouillie par jour, et se soutiennent presque entièrement avec de la bière. Ils n’en sont pas moins d’une santé florissante, et paraissent vigoureux. On ne voit pas de femmes dans leurs caravanes ; ils restent si peu de temps en route, et leur ordinaire est tellement simple, qu’ils n’ont pas besoin d’aide.

Nous avions marché d’un pas rapide pendant onze heures, quand nous nous arrêtâmes ; nous fûmes heureux de nous reposer. L’altitude du camp était de trois mille huit cent soixante-dix pieds au-dessus du niveau de la mer ; près de deux mille pieds plus bas que notre couchée de la veille, et infiniment plus que cela au-dessous du point culminant de la route du jour.

Après un vigoureux massage de mon Vendredi, ainsi que j’appelais mon domestique, vendredi étant la traduction littérale de Djoumah, j’entrai dans ma cahute et je jouis du sommeil que j’avais bien gagné.

Le lendemain matin, à cinq heures, nous étions en marche. La Balommba fut traversée ; nous rangeâmes ensuite des terres mises en culture, et des villages perchés sur des collines rocheuses ; villages d’une couleur tellement pareille à celle du grès rouge de leur siège, que je ne les aurais pas vus, sans les spirales de fumée qui s’élevaient au-dessus de leurs cases.

Puis, à travers des jungles, des ravins, des cours d’eau, gravissant et dévalant jusqu’à ce que nous eussions trouvé une plaine située entre deux montagnes, plaine féconde et largement cultivée ; le maïs, la canne à sucre, le tabac, y étaient à profusion. Nous nous efforçâmes de persuader aux individus qui travaillaient dans les champs de nous vendre quelque chose ; ils ne daignèrent pas même nous répondre.

L’estomac vide, nous venions de quitter ces gens peu sociables lorsque nous rencontrâmes une grande caravane qui avait deux semblants de drapeaux, et, à l’arrière-garde, des hommes vêtus à l’européenne ; elle était copieusement chargée d’eau-de-vie. Quelques-uns de ses membres, ayant allégé leurs fardeaux le matin même, se trouvaient d’humeur querelleuse. Ils essayèrent d’abord de nous pousser hors de la route, et se conduisirent envers nous d’une façon très reprochable ; mais l’un d’eux m’ayant heurté à dessein, je lui rendis la pareille ; tout en ayant l’air de faire un faux pas, je l’envoyai rouler à une certaine distance ; après quoi le chemin fut libre.

Vers deux heures, Manoël m’assura que nous étions près d’un village dont il connaissait le chef ; c’était le cas de renouveler notre provision de farine, qui touchait à sa fin. La situation exacte de ce village ne nous étant pas connue, j’allais envoyer à sa découverte, quand nous entendîmes un cri d’enfant. L’instant d’après, la bourgade était trouvée ; bien qu’elle fût à peine à cent mètres du chemin, nous ne l’avions pas aperçue derrière les arbres et les roches qui la voilaient aux passants.

Nous obtînmes du chef une petite quantité de farine ; il me fit en outre présent d’un peu de maïs, d’une gourde de pommbé, aussi aigre que possible, et m’exprima le regret de n’avoir pas été informé de ma visite : il aurait eu quelque chose de plus respectable à m’offrir ; pour le moment, il n’avait rien de préparé.

Remis en marche, nous passâmes parmi d’énormes blocs de granit ; puis le sentier se déroula sur un sol plus uni, bien boisé, bien arrosé, où nous rejoignîmes deux caravanes que nous parvînmes à distancer, et non sans peine. La course fut longue et ardente, ces caravanes n’appréciant pas du tout d’être battues par un blanc sur leur propre terrain.

Vers la chute du jour, nous nous trouvâmes au milieu d’une légion de sauterelles sur le point de se poser. Mes gens étaient fort désireux de s’approvisionner de ces insectes ; mais nous étions encore loin du bivouac et trop fatigués pour repartir, si nous nous arrêtions.

Le camp que nous voulions atteindre était situé dans une grande plaine découverte, brisée çà et là par des blocs de granit, et qui s’appelle Koutoué ya Ommboua (Tête du Chien). Quand nous y arrivâmes, la place était prise ; il fallut en chercher une autre.

La nuit était close ; nous finîmes par trouver dans l’ombre un misérable petit coin, dont nous avions résolu de nous contenter, lorsqu’en ramassant du bois pour notre feu, un de mes hommes découvrit un meilleur endroit, où nous nous rendîmes immédiatement.

Nous étions en route depuis treize heures dans un pays rocailleux, et je n’en pouvais plus ; mais je savais qu’au premier signe de fatigue donné par moi tous les autres s’abattraient ; il fallait sauver les apparences. J’observai donc mes étoiles, et soumis le thermomètre à l’eau bouillante pour relever notre altitude.

La nuit se dissipa ; une rangée de montagnes, qui paraissaient nues, se dessina de l’autre côté de la plaine ; nous l’atteignîmes après deux heures de marche. À droite de l’entrée de la passe, sur un promontoire coupé en falaise, de grands quartiers de roche superposés se tenaient en équilibre, comme les pierres branlantes de la Cornouaille. À gauche, de l’autre côté d’un profond ravin que traversait un cours d’eau rapide, s’élevaient d’énormes dômes, formés chacun, selon toute apparence, d’un seul bloc de granit. Leur surface, lavée par les pluies torrentielles, était polie. Sauf un petit nombre de cactus qui avaient poussé dans les fentes voisines du sommet, ces blocs n’offraient aucune végétation. Plus loin, dans la gorge, se dressaient d’autres masses rocheuses qu’on aurait prises pour des bastions d’une forteresse de Titans.

Le sentier longeait le flanc nord de la passe, sur les corniches glissantes d’une falaise de granit, corniches séparées les unes des autres par des halliers où couraient des filets d’eau, pour aller rejoindre la rivulette qui chuchotait à des centaines de pieds plus bas que la route.

Parfois il nous fallait gravir des quartiers de roche en nous accrochant des mains et des genoux ; parfois, descendre dans la gorge pour éviter un bloc géant qui s’avançait en surplomb ; puis remonter la falaise au moyen de lianes qui poussaient dans les crevasses.

Des tombeaux et de nombreux ossements témoignaient de la quantité de victimes qui avaient péri en cet endroit. Des entraves et des jougs, encore attachés à des squelettes ou gisant auprès d’eux, montraient également que la traite de l’homme se faisait toujours sur cette ligne. D’autres fourches, d’autres liens pendaient aux arbres, et si peu détériorés, au moins un certain nombre, qu’évidemment il n’y avait pas plus d’un mois qu’ils étaient là. On les avait enlevés à des gens trop affaiblis pour qu’on pût redouter leur fuite, et avec l’espoir que le peu de forces qui ne suffisait pas à porter le poids des fers, permettrait au malheureux cheptel de se traîner jusqu’à la côte.

Nous nous arrêtâmes à l’issue de la gorge, pour nous baigner et reprendre l’énergie nécessaire à de nouveaux efforts.

Ces marches, effroyablement dures, commençaient à m’éprouver gravement. La tête et les jambes, surtout la cheville que je m’étais foulée dans l’Oulonnda, me faisaient beaucoup souffrir ; mais j’étais soutenu par l’idée que chacun de mes pas me rapprochait du repos.

Une nouvelle grimpée de quelques heures nous fit gagner un plateau découvert, plateau, hélas ! entouré de montagnes qui nous promettaient pour le lendemain un rude travail. Un peu avant le coucher du soleil, nous nous trouvâmes près d’un village du petit district de Kissandjé, et nous nous établîmes sous l’un des baobabs qui étaient là. C’était dans la passe dont il vient d’être question que nous avions rencontré le premier de ces colosses.

J’étais tellement épuisé, qu’il me fut impossible de profiter de l’occasion qui s’offrait à nous de prendre un bain, occasion que mes hommes saisirent avec empressement.

À peine étions-nous établis, que nous fûmes entourés d’un petit cercle d’indigènes des deux sexes. Je fus surpris du peu de prétention qu’avaient ces gens-là à paraître civilisés, étant tout près de la côte. Une petite draperie crasseuse autour des hanches et une masse de rangs de perles autour du cou — un rouleau du volume d’un traversin — formaient tout leur costume. Une femme y avait ajouté un petit carré d’étoffe, dans le but de se cacher la poitrine, et l’avait fait en pure perte. Je tâchai de persuader aux curieuses du groupe de me donner du lait en échange de l’étoffe que j’avais soigneusement gardée jusque-là ; mais elles méprisèrent ce peu de cotonnade, et il me fallut en emprunter à Méridjâni, pour me procurer une pinte de lait absolument aigre ; nulle part on ne peut avoir de lait doux.

Le lendemain, à quatre heures et demie, nous étions en route : peu de temps après nous croisions des caravanes qui allaient partir, et le mystère des boîtes vides me fut expliqué : elles servaient de tambour, ou pour mieux dire de timbales. La diane bruyante que l’on sonnait en frappant dessus, prouvait qu’elles remplissaient parfaitement leur office.

Gravissant des pentes rocheuses, pentes abruptes, déchirées par des ruisseaux et des ravins aux flancs presque droits, puis les escarpements d’un sentier fait d’une série de marches croulantes, nous arrivâmes au sommet de la chaîne. Quelle était cette ligne qu’on voyait au loin se détacher sur le ciel ? Nous regardions tous avec une étrange anxiété, mélange de crainte et d’espoir.

Plus de doute : c’était la mer. Xénophon et ses Dix mille ne l’ont pas saluée avec plus de bonheur que nous ne le fîmes alors, moi et ma poignée d’hommes exténués.

Irais-je jusque-là ? Je me soutenais à peine ; si la tête et les jambes me faisaient moins souffrir, le dos me causait des douleurs intolérables. À chaque pas, je craignais de m’affaisser et d’être obligé d’attendre qu’on vînt à mon aide. Mais je pensais à mes pauvres compagnons, à ceux qui n’avaient d’autre espoir qu’en moi ; et je restais debout.

Les heures suivantes nous virent ramper sur les rocs, traverser des creux changés en étangs par les pluies, et devenus des bourbiers où la fange nous arrivait à la ceinture.

J’avoue que ce fut un soulagement pour moi quand, vers quatre heures, mes hommes déclarèrent qu’ils ne pouvaient pas aller plus loin. Sachant qu’avancer était pour nous d’une importance vitale, j’aurais hésité à parler de repos ; mais je me sentais si faible, que j’étais heureux d’être contraint à faire halte.

L’un de mes gens et un homme appartenant à Manoël pouvaient encore marcher. Nous les expédiâmes à la côte avec un mot, priant quelque personne charitable de nous envoyer des vivres. Je mangeais ensuite ma dernière bouchée de damper, et m’endormis avec la pensée de tenter le lendemain un dernier effort.

Un peu réconfortés par le repos, nous continuâmes à nous traîner dans la passe jusqu’au milieu du jour. Les rayons du soleil, réfléchis par le roc, donnaient à cette gorge une température accablante. Sortis de cette fournaise, nous fîmes halte à un détour de la Soupa, qui charrie les eaux du défilé et rejoint la mer à Catombéla.

M’étant déshabillé pour prendre un bain, je fus très surpris de me voir couvert de taches rouges ; en outre, une écorchure que je m’étais faite à la cheville s’était envenimée, développée et changée en ulcère d’un très mauvais aspect. Ma surprise augmenta lorsqu’en allumant ma pipe, seul déjeuner que je pusse faire, je vis que ma bouche saignait.

La marche fut reprise à travers une plaine rocailleuse et sans eau, qui nous séparait des montagnes situées derrière Benguéla ; puis, sur des monts calcaires aux pentes abruptes, que l’Océan peut avoir baignées, et qui renferment un grand nombre de fossiles, entre autre d’énormes ammonites ; falaises entrecoupées de ravins où il fallait descendre et remonter, grimpant dans l’ombre, roulant et nous meurtrissant. Mais qu’importaient fatigue et contusion ? le lendemain nous serions à Catombéla.

Au fond d’un lit de torrent, nous trouvâmes de l’eau, qui pour moi fut une aubaine ; il y avait longtemps que je n’en avais plus, et ma bouche saignait toujours.

Une nouvelle escalade nous conduisit presque au sommet de la dernière rampe, à un endroit à peu près de niveau, où des feux dispersés indiquaient des bivouacs. Ces caravanes étaient parties de la côte dans la soirée, et venues là pour se mettre en marche le lendemain, sans être retardées par l’attraction des cabarets.

Tout à coup, un de mes hommes qui avait pris de l’avance héla un arrivant. Je hâtai le pas, et vis l’un de nos messagers, celui de Manoël. Il apportait du pain, du vin, des boîtes de sardines, un saucisson, que nous envoyait un négociant de Catombéla.

Je n’avais pas mangé depuis le mince repas de la veille, et malgré le douloureux état de ma bouche, je parvins à avaler quelque chose.

Ce fut ma dernière couchée hors des limites de la civilisation. En dépit de la fatigue, j’étais trop ému pour dormir. Longtemps avant le lever du soleil, nous finissions les restes du souper, et nous commencions notre dernière étape. Vingt minutes après, nous étions en face de la mer.

Je compris alors la situation respective de Catombéla et de Benguéla. J’avais été fort étonné d’entendre dire que l’on passait dans la première de ces deux villes avant d’atteindre la seconde, et je ne comprenais rien à la direction de notre dernière marche, supposant, d’après les renseignements qui m’avaient été donnés, qu’au lieu d’être sur le rivage, Catombéla se trouvait à dix ou douze milles dans l’intérieur des terres.

Un homme, qui était à la recherche d’esclaves évadés, me raconta que des bruits relatifs à un Anglais venant des provinces centrales s’étaient répandus dans les derniers temps, mais que personne n’y avait ajouté foi.

Je descendis, en courant, la pente qui s’incline vers Catombéla, agitant mon fusil au-dessus de ma tête, que la joie avait tournée. Sous l’influence de la même ivresse, mes compagnons me suivirent ; nous courûmes ainsi jusqu’aux approches de la ville. Là, je déployai mon drapeau, et nous avançâmes plus tranquillement.

Deux litières, suivies de trois hommes portant des paniers, remontaient la route ; quand elles furent près de nous rejoindre, un petit Français, à l’air joyeux, sauta de sa maxilla, prit un des paniers, en tira une bouteille, la déboucha, et but « au premier Européen qui eût traversé l’Afrique tropicale d’orient en occident. » Je devais ce chaleureux accueil à M. Cauchoix, ancien officier de la marine française, établi à Benguéla. Il avait appris la veille, entre dix et onze heures du soir, que j’arrivais, et immédiatement il était venu à ma rencontre.


La maison de M. Cauchoix, à Catombéla.

Ses paniers étaient pleins de provisions, qu’il commença par nous distribuer. Puis on se remit en marche. Peu de temps après nous étions chez lui, à Catombéla, où il possédait un établissement.