À travers l’Afrique/Chapitre29

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 415-429).

CHAPITRE XXIX


Un traitant de race blanche. — Pénurie. — Poisson gâté employé comme aliment. — Fraude commerciale. — Familiarité des indigènes. — Mince appareil. — Coiffures compliquées. — Cataractes. — Cha-Kélemmbé. — Échange d’une épouse contre un bœuf. — Halte onéreuse. — Projet de vol. — Désappointement. — Réclamation d’une audace sans pareille. — Voleur indemnisé de la perte de ses rêves. — Haut fourneau. — Provision d’un haut fumet. — Susceptibilité d’un chef. — Belle forêt. — Caravane bien vêtue. — Jeûne forcé. — Mona Lammba. — Hydromel. — Mona Pého. — Dénuement. — Faux diables. — Forgerons. — Du Kibokoué au Bihé. — Chemises vendues pour avoir des vivres. — Village mangé par un serpent. — Éclipse. — Politesse de Kanyoumba. — Faux rapports.

Pendant que nous étions chez Katenndé, Alvez apprit que Joào, le traitant portugais qui avait été dans l’Ouroua, était revenu de Djenndjé, et se trouvait alors à Bihé, où il préparait une nouvelle expédition : nous pouvions donc espérer de le voir.

Autant que j’ai pu l’apprendre, Djenndjé est le pays des Cafres, dont Sékélétou était roi à l’époque où Livingstone se rendit à Loanda[1].

Les hommes que nous avions envoyés acheter du poisson n’en rapportèrent qu’un petit nombre de panerées. Ce fut avec cette faible ressource que nous nous remîmes en marche, comptant sur la chance que nous aurions en route d’augmenter notre approvisionnement. Cette chance fut aussi complète que nous pouvions le désirer.

Tous mes fonds consistaient maintenant en deux vionngouas et en une douzaine de paniers de petit poisson.

Que ce dernier article puisse être employé comme aliment est chose étonnante ; car, emballé à moitié sec, par quantité de quarante à cinquante livres, il ne tarde pas à pourrir. Tout le monde le jugerait impropre à l’alimentation de l’homme ; cependant les gens du pays le mangent avec plaisir, et paraissent s’en bien trouver[2].

L’art de tromper l’acheteur est parfaitement compris des indigènes : au milieu de mes paniers, j’ai trouvé de la terre, des pierres, des fragments de poterie et de gourdes, destinés à compléter le poids et la masse. Autant que j’ai pu en juger, le noble sauvage ne le cède pas au civilisé en matière de fraude ; la maladresse des procédés fait toute la différence.

De chez Katenndé, les étapes se succédèrent sans interruption jusqu’au 7 du mois de septembre, où nous atteignîmes le village de Cha Kélemmbé, chef du dernier district du Lovalé. Pour arriver là, nous avions d’abord traversé d’immenses plaines, sillonnées de cours d’eau lisérés d’arbres, plaines inondées pendant la mousson ; puis nous étions entrés dans un pays plus boisé, et accidenté de petites collines.

Ce fut au village de Cha Kélemmbé que nous vîmes pour la première fois le Loumédji, belle rivière de cinquante yards de large et de plus de dix pieds de profondeur, qui traverse, d’un cours rapide et tortueux, une grande vallée flanquée sur les deux rives de collines couvertes de bois.

Dans cette partie de la route, les indigènes venaient nous trouver en toute confiance. Ils s’installaient, tambourinaient, dansaient, chantaient toute la nuit, ce qui, naturellement, nous empêchait de dormir ; et le matin arrivé, ajoutant l’ironie au préjudice, ils réclamaient le prix de leur malencontreuse sérénade. Leurs prétentions toutefois n’avaient rien d’exorbitant : une poignée de notre fretin gâté suffisait à leurs désirs.

Pour la pêche, on se sert là de grandes corbeilles exactement semblables à celles des pêcheuses du Manyéma, et les femmes portent leurs charges comme celles de Nyanngoué, c’est-à-dire dans une hotte maintenue sur le dos par une courroie qui passe sur le front. Elles sont si peu vêtues, qu’une pelote de ficelle habillerait toute la population féminine d’une demi-douzaine de villages.


Coiffure du Kimmbanndé.

Coiffure du Lovalé.

Mais si elles négligent de se couvrir, les femmes du Lovalé consacrent beaucoup de temps à leur coiffure ; c’est pour elles, évidemment, la seule partie importante de la toilette[3]. Quand l’arrangement de la chevelure est fini, arrangement très compliqué, l’ensemble est revêtu d’une couche de graisse et d’argile que l’on travaille de manière à la rendre lisse et brillante. Quelques femmes divisent leurs cheveux en une quantité de petites houppes de la grosseur d’une cerise ; d’autres en composent des tortillons dont elles forment des boucles, tantôt séparées, tantôt réunies, et mêlées d’une façon inextricable. Quelquefois c’est une masse de grosses torsades dont les bouts sont disposés de manière à produire un dessin en relief d’un ou deux pouces de saillie. Il est d’usage de rabattre les cheveux sur le front et autour de la tête, de sorte que les oreilles sont entièrement cachées.

Beaucoup de chevelures sont ornées d’une lame de fer-blanc ou de cuivre, décorée de trous ou de découpures formant des dessins capricieux ; quelques élégantes ont deux tire-bouchons qui tombent de chaque côté du visage. L’arrangement offre une grande diversité, due au goût individuel ; mais, si variées qu’elles soient dans les détails, toutes les coiffures ont une certaine ressemblance avec les types que nous venons de décrire.


Coiffure du Lovalé.

Comme nous approchions de la résidence de Cha Kalemmbé, le rugissement des cataractes du Loumédji frappa notre oreille ; mais je n’eus pas l’occasion de les voir, la route nous éloignant du bord de l’eau.

Près du village, nous passâmes dans un petit bois, qu’en Angleterre j’aurais pris pour un bosquet décoratif : des groupes d’arbustes ressemblant à des lauriers d’espèces diverses, des jasmins, des massifs de buissons fleuris, qui chargeaient l’air de parfums pénétrants, parmi lesquels je distinguai celui de la vanille, sans pouvoir découvrir de quelle plante il procédait.

Alvez, en fort bons termes avec Cha Kalemmbé, s’arrangea de façon à prolonger notre halte jusqu’au 12 septembre, et le paya très cher. Malgré son amitié pour lui, Cha Kalemmbé l’obligea à donner un fusil et deux esclaves au Mata Yafa, chef supérieur de la partie occidentale du Lovalé, et qu’il ne faut pas confondre avec celui du Lonnda. L’un des esclaves qui furent livrés était une femme ; j’ai tout lieu de croire que c’était la favorite d’Alvez. Une autre femme du harem de celui-ci fut échangée contre un bœuf, tant cet homme avait peu de cœur.

Parmi les motifs qu’il fit valoir pour justifier cet arrêt de la caravane, Alvez me dit que Joâo n’avait pas d’avance sur nous, et qu’en partant tout de suite nous pourrions ne pas le rencontrer.

Pendant cette halte, un projet de vol, dont je devais être victime, fut découvert de la façon la plus curieuse, et fort heureusement pour moi, car sa réussite m’aurait privé de mes dernières ressources. Coïmbra et quelques autres, ayant entendu dire que j’avais des vionngouas, résolurent de s’en emparer. Ils décidèrent un des hommes de ma bande à entrer dans le complot, et lui donnèrent une certaine quantité de perles, à charge par lui de commettre le vol. Mais mon fidèle Djoumah, sachant tout le prix des vionngouas, les avait enfermés dans la caisse où étaient mes papiers, ce qui rendait le vol très difficile.

Sur ces entrefaites, Coïmbra et ses complices apprirent que je n’avais plus que deux fameux bijoux ; et quand ils surent que je venais de troquer l’un des deux contre une chèvre, ils pensèrent qu’il ne rentreraient pas dans leurs avances. N’éprouvant aucune honte de leur indignité, ils allèrent trouver Alvez, déposèrent leur plainte, et réclamèrent non seulement la valeur des perles qu’ils avaient données comme prix du vol, mais encore celle du poisson qu’ils auraient acheté avec mes vionngouas, si le vol avait été commis.

Je fis à ces extravagances la réponse qu’elles méritaient, et je dis à Alvez, en termes non équivoques, ce que je pensais des auteurs de cette réclamation inouïe, ainsi que du chef qui soutenait de pareilles gens. Il me répondit que s’il déplaisait aux gens en question, il aurait à s’en repentir, que nous n’étions pas en pays civilisé, que Coïmbra et ses associés étaient gentes bravos, et que les priver du butin sur lequel ils comptaient serait condamner à l’esclavage, sinon à mort, l’homme qui avait reçu les perles.

Pour sauver cet homme, qui, bien que voleur éhonté, valait mieux, d’autre part, que six des gredins de la caravane, je consentis au payement ; et comme je n’avais plus rien, je fus obligé de dire à Alvez de régler l’affaire, m’engageant à lui rendre plus tard ce qu’il aurait déboursé.

Peut-être, ne se rendant pas compte du milieu et des circonstances dans lesquels je me trouvais, pensera-t-on que j’ai eu tort de céder. Mais si révoltante que cette extrémité fût pour moi, je ne pouvais m’empêcher de voir que c’était l’unique moyen de sauver l’expédition. Puis, le fait reconnu, avoir à payer des gens parce qu’ils n’avaient pas réussi à me voler était si nouveau, que cela me parut presque risible.


Forge de village.

Il y avait à côté de nous un petit fourneau d’un singulier modèle, où, d’après ce qu’il me fut dit, était fondue la majeure partie du fer employé dans le Lovalé. Le minerai qui alimente cette fonderie se rencontre dans le lit des rivières, sous forme de nodules, et se recueille à la fin de la saison sèche.

Nous quittâmes Cha Kalemmbé le 12 septembre ; une grande partie de notre poisson avait été dépensée durant cette halte, et comme il était impossible de garder près de moi des valeurs d’un pareil fumet, une portion du restant m’avait été prise. Je n’avais donc plus qu’un vionngoua et un peu de fretin pour couvrir toutes les dépenses que j’aurais à faire jusqu’à Bihé. La perspective était désolante ; les quelques effets qui ne m’étaient pas absolument indispensables avaient été mis en pièces, et j’en avais déjà donné plusieurs morceaux.

Remontant la vallée du Loumédji, Alvez nous fit tourner à droite pour éviter Mona Pého, chef de l’une des trois divisions du Kibokoué.

Après avoir rangé beaucoup de villages, nous nous arrêtâmes en haut d’une vallée que traverse l’un des nombreux affluents du Loumédji. Mon camp était à une heure de celui d’Alvez, qu’il précédait ; une foule d’indigènes y arrivèrent, et je venais d’entamer la conversation, lorsque tout à coup s’éleva un bruit de querelle. C’était Sammbo, mon cuisinier, qui, toujours se colletant ou faisant des niches, était cause du tumulte. Il avait entrepris un vieux chef, qui se disait gravement insulté.

J’ouvris immédiatement une enquête, avec tout le sérieux voulu, bien qu’il fût difficile de ne pas rire en écoutant Sammbo raconter l’affaire. Mais le vieux chef, qui n’entendait pas raillerie, était si profondément blessé, que pour obtenir la paix il fallut donner mon dernier vionngoua.

Je n’avais plus de farine que pour trois ou quatre jours, de riz que pour sept ou huit ; mes gens n’étaient pas mieux pourvus ; et il était plus que probable que nous aurions beaucoup à souffrir avant d’atteindre Bihé.

La marche suivante eut lieu dans une forêt entrecoupée de longues clairières, traversées par des cours d’eau limpides, dont les derniers se rendaient au Cassaï. La forêt était belle ; une futaie avec un sous-bois clairsemé, composé de jasmins et d’autres arbres odoriférants, mêlés à des fougères et à des mousses d’une élégance indicible.

Tandis qu’on dressait le camp, des gens du Bihé, qui faisaient halte au même endroit, nous entourèrent. Ils parurent nous regarder avec dédain : nous étions abattus, décharnés, couverts pour la plupart de haillons d’étoffe d’herbe ; eux étaient gras et pimpants ; ils avaient des chemises d’indienne, des jaquettes rouges, des bonnets de même couleur ou des chapeaux de feutre.

Ces gens-là achetaient de la cire ; j’en empruntai à Alvez et la leur échangeai contre de l’étoffe. Ils nous dirent que João était à Bihé, qu’il arrivait de Djenndjé et se préparait à faire un voyage dans l’Ouroua ; mais j’essayai vainement d’obtenir d’eux quelque nouvelle de l’extérieur. Ils allaient rarement à la côte ; les porteurs qui font le trajet de Benguéla à Bihé sont des Baïloundas, qui ne dépassent jamais ce dernier endroit ; et les gens du Bihé ne s’engagent que pour les provinces du centre.


Porteurs de Bihé.

Trois nouvelles étapes, dont la dernière se fit en pays montueux, nous conduisirent dans la vallées du Loumédji. Nous passâmes la rivière sur un pont branlant, à un endroit où elle a quatorze pieds de large et six de profondeur, et le camp fut dressé à côté du village de Tchikoummbi, sous-chef de Mona Pého.

Il y eut là un jour d’arrêt que la caravane d’Alvez employa à se procurer des vivres, et qui, pour mes gens et pour moi, fut la cause d’un petit extra de jeûne.

Autour de nous, les bêtes bovines étaient nombreuses, des bêtes sans bosse, de taille moyenne et à robe généralement noire et blanche. Bien que les indigènes eussent des vaches depuis longtemps, l’art de les traire leur était inconnu. Les chèvres et la volaille abondaient ; mais trop pauvre pour en acheter, je dus me contenter de miel et de cassave.

D’après Tchikoummbi, les communications étaient interrompues entre Bihé et la côte. On rapportait que des marchands, dont les caravanes réunies formaient un corps de six mille hommes, n’avaient pas réussi à forcer le passage. Alvez l’avait appris, disait-il, des gens que nous avions vus la veille, et tenait le fait pour authentique. Il le racontait par le menu avec tant de précision, il l’affirmait si positivement, que j’en conclus à priori que l’histoire était fausse : entre Benguéla et Bihé, il se faisait un commerce considérable, et où il y a trafic, il y a des routes.

Mona Pého demeurait à peu de distance ; mais Alvez décida qu’on n’irait pas le voir :

« Cette visite nous prendrait deux ou trois jours ; puis il y avait là des gens de Bihé détenus par le chef ; si l’on apprenait, disait-il, que j’ai vu Pého sans faire relâcher les captifs, les amis de ces derniers pilleraient mon établissement. »

Et, après cette déclaration formelle, nous allâmes tout droit chez Pého.

Deux heures de marche nous firent gagner un gros village, dont le chef, appelé Mona Lammba, nous dit qu’avant d’aller plus loin, nous devions attendre qu’il eût informé son maître de notre approche.

Ce vassal de Mona Pého était un beau jeune homme, paré d’une veste de drap bleu avec galons de caporal, et d’un jupon de drap rouge. Bien qu’il nous eût arrêtés, il n’en fut pas moins très poli et m’invita, ainsi que quelques autres, à venir dans sa case. Lorsque nous fûmes assis, il prit une énorme gourde remplie d’hydromel, et m’en versa une pinte que je bus d’un trait, car j’avais grand’soif. Voyant que je n’en ressentais aucun effet, Mona Lammba fut dans l’admiration, la dose qu’il m’avait servie suffisant en général pour enivrer un indigène.

Cet hydromel est un mélange de miel et d’eau, fermenté au moyen d’une addition de malt. Il est d’une limpidité complète et a le goût d’une bière forte et sucrée.


Faux diable.

Dans l’après-midi, Mona Lammba vint au camp, suivi d’une seconde provision d’hydromel. Cette fois, malgré ses instances, je refusai de boire, ne voulant pas détruire la bonne opinion qu’il avait de ma force. Il vit ma couverture et il en eut envie ; mais elle m’était indispensable ; je lui en demandai cinq bœufs et il y renonça. Il voulut alors changer d’habits avec moi, en signe d’amitié. Bien que certainement j’eusse gagné au change, porter les galons de caporal ne me tentait pas, et je bornai l’expression de mes sentiments affectueux à un léger présent dont mon ami parut satisfait.

Le lendemain, au moment de notre départ, il revint avec un peu plus d’hydromel, qu’il fit chauffer ; et l’heure matinale étant froide, ce coup de l’étrier me sembla fort agréable.

Une brève étape nous fit gagner un vallon où courait un ruisseau. D’un côté de ce vallon était le village de Mona Pého, bâti dans la feuillée. Nous dressâmes notre camp sur l’autre rive, ayant grand soin, en abattant les arbres qui nous étaient nécessaires, de ne pas toucher à ceux qui portaient des ruches.

Il y avait au village un parti nombreux de gens du Bihé, venus pour acheter de la cire. L’entretien que j’eus avec ces gens me prouva que l’histoire d’Alvez, touchant leur détention, était un mensonge aussi peu fondé qu’inutile.


Faux diable.

Alvez acheta de l’étoffe à cette caravane ; je le priai de m’en céder une partie ; il promit de le faire sur un billet de ma main ; et quand il eut le billet, il me livra une douzaine de mètres au lieu de quarante ou cinquante qu’il devait me donner.

Dans l’après-midi, Mona Pého vint nous rendre sa visite. Il nous fut annoncé par les coups de feu et les hurlements des vingt hommes de son escorte. Un vieil habit d’uniforme, un jupon court, jupon d’indienne, et un bonnet de coton crasseux formaient le costume du chef. Derrière le potentat venaient de grandes calebasses d’hydromel. Notre visiteur insista pour me faire boire avec lui ; je fus obligé d’y consentir ; mais comme j’étais entouré de mes gens, et qu’ils participèrent au drainage des gourdes, toute la liqueur fut absorbée sans résultat fâcheux.

Vint ensuite l’échange des présents. Mona Pého m’offrit quelques poignées de farine et un cochon tellement malade, qu’il expira séance tenante.

S’excusant de n’avoir pas plus de nourriture à me donner, il y ajouta de la cotonnade pour que je pusse acheter des vivres. À mon tour, j’essayai de le satisfaire en lui offrant un vieux costume de flanelle ; et quand son étoffe eut payé les quelques rations que je procurai à mes gens, il ne me resta plus rien.

Mona Pého voulait avoir un esclave auquel Alvez tenait beaucoup, ayant, disait-il, la certitude de le vendre à Benguéla cinquante ou soixante dollars. Il en résulta une dispute qui dura toute la journée suivante et qui se termina par l’abandon de l’esclave à Pého.

Pendant que nous étions là, il vint au camp un homme entièrement vêtu d’un filet de fabrique indigène. Tout le costume était rayé horizontalement de blanc et de noir ; toutes les pièces en étaient collantes. Pas un point du personnage qui ne fût couvert : les gants et les chaussures étaient fixés, par un lacet, aux jambières et aux manches ; le joint de la cotte et du pantalon était caché par un juponnet de tissu d’herbe. Enfin, un masque en bois sculpté et peint, masque de vieillard avec d’énormes lunettes, et un morceau de fourrure grise formant perruque, ne laissaient rien voir de la figure et des cheveux.

L’arrivant tenait d’une main un grand bâton, de l’autre une clochette qu’il agitait sans cesse. Il était suivi d’un enfant, porteur d’un sac destiné à recevoir les aumônes.

À mes questions touchant ce singulier personnage, il fut répondu que c’était un faux diable qui avait pour mission de chasser les mauvais esprits de la forêt.

Les démons sylvains du Kibokoué passent pour être aussi nombreux que puissants ; chacun d’eux a sa propre demeure, un canton dont il est si jaloux que, dès qu’il y rencontre un de ses pareils, il quitte la place et va chercher un autre domaine. On comprend dès lors que le faux diable ressemblant à s’y méprendre aux vrais démons, il lui suffise de se montrer dans le canton possédé pour en chasser le malin.

Celui qui rend un pareil service est naturellement bien payé de sa peine, et comme il est en même temps le féticheur de la commune, l’exorciste mène une vie confortable.

La caravane quitta Mona Pého le 21 septembre. Au moment du départ, on m’annonça qu’il y avait sur la route un marchand européen que nous devions rencontrer. Quel était ce marchand ? d’où venait-il ? n’était-ce pas un voyageur ? Personne ne pouvait le dire ; mais, quel que fût son titre ou son pays, j’avais le plus vif désir de voir cet Européen.

La route traversait une jungle où il y avait de nombreux villages. Dans l’une de ces bourgades, les forgerons se servaient de marteaux pourvus d’un manche. C’étaient les premiers marteaux emmanchés que je voyais en Afrique, où cependant les maillets avec lesquels on bat l’écorce, pour en faire de l’étoffe, le sont tous.

Une montée rapide nous fit gagner une vaste plaine. Peu de temps après nous vîmes une caravane, peut-être celle de l’Européen. Je courus à sa rencontre : la caravane appartenait à Silva Porto, marchand de Benguéla, connu des géographes par les voyages qu’il a faits en 1852-54 avec Saïd Ibn Habib. L’esclave qui conduisait cette bande et qui la menait au Katannga parlait portugais, mais il ne put me donner aucune nouvelle. Il fut très étonné de me voir, et s’enquit d’où j’étais venu. Des gens d’Alvez lui répondirent qu’ils m’avaient trouvé dans l’Ouroua, où je vaguais d’un lieu à un autre.

« Dans quel but ? Achetez-vous de l’ivoire ? me demanda-t-il.

— Non.

— Des esclaves ?

— Non.

— De la cire ?

— Non.

— Du caoutchouc ?

— Non.

— Mais que diable faites-vous donc ?

— Je m’informe du pays. »

Il me regarda un instant comme on regarde un fou, et s’en alla stupéfait.

De l’endroit où nous arrêtâmes, Alvez envoya à son établissement chercher de l’étoffe pour payer le bac du Couenza ; je profitai de l’occasion, et remis au chef de l’escouade mes cartes et mes lettres, espérant qu’elles atteindraient la côte avant moi.

Il nous fallut ensuite faire cinq rudes étapes pour gagner la résidence de Kanyemmba, chef d’un territoire de peu d’étendue appelé Kimmbanndé, et situé entre le Kibokoué et le Bihé. Sur la route nous vîmes beaucoup de gens de cette dernière province qui allaient acheter de la cire, et nous rencontrâmes une grande caravane appartenant encore à Silva Porto ; de même que la précédente, elle se rendait au Katannga, avec mission d’acheter des esclaves. Son chef, esclave lui-même, était un homme robuste d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un large pantalon bleu, d’un paletot de même couleur, à boutons de cuivre, et coiffé d’un grand chapeau de paille. Il me dit spontanément que de toutes les caravanes auxquelles j’aurais pu me joindre, il n’en était pas de plus abominable que celle d’Alvez, opinion que je partageais complètement.

D’après la respectabilité de son extérieur, j’avais espéré que le chef de cette caravane pourrait me fournir du blé ou du biscuit ; je m’étais trompé ; et il me fallut vendre mes chemises puis déchirer ma redingote pour acheter des vivres avec ses menus morceaux.

Cette marche de cinq jours nous fit entrer dans le bassin du Couenza et traverser deux des principaux affluents de cette rivière : la Vinndika et le Kouiba, tous les deux d’un volume considérable.

Ayant remarqué au flanc d’une colline, près de la source d’un ruisseau, une excavation d’apparence très curieuse, je quittai le chemin pour aller examiner cette grotte. Dès que j’eus fait quelques pas à travers le hallier, je me trouvai, à ma grande surprise, au bord d’une falaise dominant un creux de trente pieds de profondeur, et qui pouvait avoir une étendue de quarante acres. Excepté sur une longueur d’environ vingt pieds, la falaise entourait complétement le bassin. Le fond de cette énorme cuve, d’un sol uni et rouge, était sillonné de canaux desséchés remplis de sable blanc. De nombreux monticules d’argile rutilante et d’un étrange aspect y étaient disséminés. On eût dit que ce bassin avait été creusé dans la colline et qu’on y avait placé de petits modèles de montagnes. Des indigènes me racontèrent qu’autrefois il y avait là un gros village, dont les habitants étaient mauvais ; qu’alors un grand serpent était venu pendant la nuit, avait tué ces mauvaises gens pour les punir, et avait laissé l’endroit tel que j’avais pu le voir. Il était évident que, pour mes informateurs, cette histoire ne faisait pas l’objet d’un doute.

Kanyômmba, chez qui nous arrivâmes, fut pour moi d’une grande bonté ; il me fit présent d’un veau, bien qu’il sût que je n’avais rien à lui offrir en retour, et me témoigna un affectueux intérêt. Quand il apprit que j’avais l’intention de rentrer chez moi par mer, il s’efforça de me persuader de reprendre la route par laquelle j’étais venu, s’engageant à faire tout son possible pour me faciliter le voyage : « Car si je m’en allais par eau, je me perdrais bien certainement puisque le chemin ne serait pas indiqué. »

Pendant notre halte chez Kanyômmba il y eut une éclipse de soleil ; je m’en servis pour déterminer la longitude. J’adaptai le miroir obscur de mon sextant à l’un des tubes de ma lunette ; je mis un mouchoir de poche devant l’autre, et fis en sorte de marquer l’instant des quatre contacts.

Au début de l’éclipse, les indigènes coururent à leurs maisons ; ce fut l’unique témoignage de l’impression que leur causa le phénomène. Bien que la diminution de lumière fût très grande, il n’y eut pas d’individus frappés de terreur, s’attendant à voir le soleil mangé par un serpent, ou supposant que la fin du monde était venue.

Alvez, toujours prêt à faire un acte déshonnête, essaya de m’extorquer le veau que m’avait donné le vieux chef, assurant qu’il l’avait payé ; mais je découvris que cette assertion était fausse, et je refusai de livrer l’animal.

Nous partîmes de chez Kanyômmba le 30 septembre et allâmes bivouaquer près des rives du Couenza, où nous fûmes rejoints par les hommes qu’Alvez avait envoyés chercher de l’étoffe. Ces hommes nous dirent que João, dont le véritable nom était João Baptista Ferreira, n’était pas encore parti de Bihé. Il s’y trouvait avec Guilhermé Gonçalvès, un autre blanc récemment arrivé d’Europe. J’appris en même temps que mes dépêches avaient été remises à João, qui s’était chargé de les faire parvenir à la côte ; mais rien des affaires européennes. Tous les efforts que je fis pour obtenir quelques nouvelles à cet égard furent infructueux. Pas un n’avait l’air de se douter qu’il se passât quelque chose en dehors du Bihé et du Benguéla. Ils étaient tous complètement absorbés par leurs propres affaires, bien qu’à en juger par les histoires à sensation qui circulaient fréquemment, histoires fausses sur les périls de la route, il y eût demande de nouvelles d’un certain genre.

  1. Ce serait alors le pays des Makololos. Nous regrettons que l’auteur ne soit pas entré dans plus de détails à ce sujet. Après la mort de Sékélétou, arrivé au commencement de 1864, une partie des Makololos est allée se fixer près du lac ’Ngami ; les tribus noires, tribus conquises, se sont alors insurgées ; Impololo, oncle de Sékélétou, qui avait pris la régence, a été tué et la nation a été dissoute. Le Djenndjé est-il l’endroit voisin du ’Ngami, où les premiers mécontents allèrent s’établir ? (Voyez sur cette peuplade intéressante et sur Sékélétou, Livingstone, Exploration dans l’Afrique australe, p. 86, 200, 390, et Exploration du Zambèse, p. 251, 252 et suivantes. (Note du traducteur.)
  2. « Le goût de ce poisson, dit Livingstone, est piquant et amer, avec quelque chose d’aromatique ; mes hommes, qui n’avaient jamais vu ce fretin séché, en mangèrent avidement. » Pour la plupart des Africains de la zone équatoriale, la viande ou le poisson n’est jamais trop faisandé ; l’un ou l’autre s’emploie alors pour relever la bouillie de manioc, qui autrement serait fade, et qui a besoin d’un mélange azoté pour n’être pas nuisible. Peut-être un homme du Kibokoué ou du Manyéma se demanderait-il comment certains de nos fromages peuvent être mangés avec plaisir par les hommes blancs et après les délicatesses de l’entremets. (Note du traducteur.)
  3. C’est pour cette raison que les fardeaux sont portés dans une hotte et non sur la tête. Cela annonce également la supériorité de la race, car c’est un indice de la longueur des cheveux. (Note du traducteur.)