À travers l’Afrique/Chapitre28

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 396-414).

CHAPITRE XXVIII


L’Oulonnda. — Son étendue, ses habitants. — Ragoût de trompe d’éléphant. — Scène immonde. — Bonne chasse. — Nécessité de suivre Alvez. — Voualonnda. — Marche pénible. — Moéné Koula. — Expression de reconnaissance. — Résidence de Moéné Koula. — Arbres fétiches. — Petitesse des cases. — Clairières marécageuses. — Chute dans une trappe. — Kiséma. — Sona Bazh. — Ligne de partage entre le Zambèse et le Casaï. — Gelée. — Lâcheté des gens d’Alvez. — Le Kafoundanngo — Évasion d’esclaves. — Gens du Lovalé. — Exactions. — Costume. — Bêtes bovines. — Fétiches. — Plaines inondées. — Poisson acheté comme article d’échange. — Katenndé. — Légende du lac Dilolo.


L’Oulonnda est une contrée longue et étroite : cent milles de large, environ, sous le parallèle où nous l’avons traversé, et quatre fois plus d’étendue sud-nord, entre les cinquième et douzième degrés de latitude méridionale.

La grande majorité des habitants se compose de Voualonnda ou gens du pays ; mais le chef, son entourage et certains gouverneurs de district proviennent de l’Ouroua.

Les villages sont petits, peu nombreux et fort éloignés les uns des autres ; la forêt occupe toujours la plus grande partie du sol.

Nous fîmes halte le lendemain de la première marche, à partir du Loubirandzi, par égard pour quelques femmes qui allaient augmenter immédiatement le nombre des esclaves. Je pris mon raïfle et restai dehors toute la journée ; mais je revins sans avoir vu ni plume ni poil. Des gens d’Alvez furent plus heureux ; ils tuèrent deux petits éléphants, ce qui fit prolonger la halte d’un jour, afin de dépecer les bêtes.

J’avais entendu dire que la trompe d’éléphant était chose excellente ; je voulus y goûter et m’en procurer une tranche ; mais, soit que mon cuisinier ne fût pas à la hauteur de ce morceau délicat, soit qu’il fallût être d’une gastronomie plus raffinée que la mienne pour en apprécier le fumet, il est certain que je n’ai plus essayé du ragoût d’éléphant.

Le dépeçage des deux bêtes donna lieu à une scène immonde. Tous les gens d’Alvez, montés sur les colosses ou les entourant, hachaient, coupaient, déchiraient ces cadavres, dont ils se disputaient les lambeaux en hurlant et se chamaillant comme une bande de chiens sauvages.

Encouragé par la vue de cette grosse proie, je m’étais remis en chasse dès le matin et avais battu pendant six heures tout un coin de la forêt, lorsque, au moment de revenir, un magnifique élan sortit du hallier. Je lui envoyai une balle explosible ; il tomba, fut bientôt relevé, et reçut de mon second coup une balle ordinaire qui l’abattit définitivement. Celle-ci lui avait traversé le cœur ; l’autre s’était brisé sur l’omoplate, où l’éclat qui en avait formé la base s’était aplati au point d’être aussi mince qu’un pain à cacheter.

L’un de mes hommes tua également un élan ;’et ma bande fut aussi bien approvisionnée que celle d’Alvez, qui garda ses deux éléphants pour elle. Il me fut impossible d’en obtenir la moindre portion pour les gens de ma suite, portion que j’offrais de payer. Le petit morceau de trompe que je demandai pour moi me fut même vendu fort cher.

La venaison débitée et emballée, on se mit en route. Deux heures de marche à travers la jungle nous conduisirent à un village dont les habitants avaient pris la fuite. Les gens d’Alvez s’arrêtèrent, déclarant qu’ils voulaient camper dans cette bourgade déserte, où ils auraient des vivres en abondance et qui ne leur coûteraient rien.

Ennuyé et révolté de ces délais et de ces pillages, je poursuivis ma route avec quelques-uns de mes hommes, et donnai l’ordre à Bombay d’amener la cargaison. Je le vis arriver peu de temps après avec une demi-douzaine de soldats, mais pas de ballots ; Alvez ayant pris une autre route, mes porteurs l’avaient suivi. Les rappeler n’aurait servi de rien ; il ne me restait qu’une chose à faire : retourner sur mes pas et les rejoindre.


Page du journal de Cameron, alors que le papier tira à sa fin, 28 juillet 1875.

Un village qui avait été mis à sac était sur ma route ; j’y trouvai une bande de pintades occupées à manger le grain que les pillards avaient répandu. La bande s’envola, et je tuai l’un de ses membres, une poule grasse, qui atténua ma mauvaise humeur.

Longtemps avant de rejoindre Alvez, le fumet de la viande d’éléphant qui, préparée d’une façon trop sommaire, était déjà gâtée, me prouva que j’étais bien sur la piste de la caravane.

En arrivant, je demandai à notre chef comment il se faisait qu’il marchât au sud-sud-est, quand Bihé se trouvait à l’ouest-sud-ouest. Il me répondit que le chemin qu’il suivait était bon, que d’ailleurs il n’en connaissait pas d’autre.

Mes gens étaient trop effrayés de la route qu’ils avaient à faire pour venir avec moi seul. « Aucun d’eux, disaient-ils, ne savait où l’on pourrait trouver de l’eau, acheter des vivres, ne connaissait les divers langages des pays où nous devions passer. » Tout cela était vrai ; et ne pouvant mettre en doute que, si je me séparais d’Alvez, la plupart de mes hommes me quitteraient pour le suivre, j’étais contraint d’accepter sa direction.

Les quelques individus qui vinrent au camp étaient les premiers Voualonnda que j’eusse encore rencontrés. Ils étaient sales et avaient l’air sauvage. Le vêtement des hommes consistait en un tablier de cuir ; celui des femmes se bornait à un lambeau de feutre d’écorce.

Ni les uns ni les autres n’avaient de coiffure particulière. Leur toison était simplement enduite de graisse et d’argile, et tous se faisaient remarquer par une absence complète d’ornements. Rien n’annonçait qu’ils eussent été en rapport avec les caravanes ; pas un d’entre eux ne possédait un grain de verre ou un morceau d’étoffe. Je donnai quelques perles à un homme dont j’avais essayé d’obtenir des renseignements : le cadeau lui fit un plaisir extrême.

L’étape du lendemain fut à la fois ennuyeuse et pénible ; tous les sentiers, suivant l’expression africaine, étaient morts, c’est-à-dire effacés, toutes les cases étaient désertes. Nous finîmes cependant, à une heure avancée de l’après-midi, par gagner l’endroit que nous voulions atteindre ; et j’eus la satisfaction, bien négative, d’apprendre que la route que je voulais suivre la veille y conduisait directement.

Nous étions alors près du village de Moéné Koula, un des sous-chefs de l’Oulonnda, et sur la grande route qui va de la capitale du Mata Yafa aux mines de cuivre et aux salines des environs de Kouidjila. C’est par cette route que les pombéiros Pedro Joào Baplista et Anastacio José allèrent de la résidence du Mata Yafa à celle de Casemmbé[1]. Le désert de quarante jours de marche qui, leur dit-on, séparait les deux villes était certainement l’Ouroua. Nul doute que le Mata Yafa n’ait donné ce faux renseignement aux voyageurs pour les empêcher de se faire connaître au père de Kassonngo, dont il était jaloux. En 1875, bien que le même motif n’existât plus, il y avait quelque temps que les relations avaient cessé entre les deux pays, par suite des troubles qui, des deux parts, existaient en haut lieu.

Les gens de Moéné Koula me confirmèrent ce que j’avais entendu dire dans l’Oussoumbé au sujet du Mata Yafa.

Depuis un an que celui-ci avait hérité du pouvoir, il s’était montré plus cruel que la généralité de ses prédécesseurs. Nous avons dit l’horrible caprice qui avait amené sa chute, et comment il avait été remplacé par un de ses frères.

Quelques indigènes nous apportèrent de la viande carbonisée, un petit pot de bière et un cuisseau de buffle, voisin de la putréfaction. Bien qu’il fût impossible de manger cette viande, Alvez et moi nous parvînmes à l’échanger contre du grain. Je fis, en outre, un cadeau de verroterie à ceux qui l’apportaient ; sur quoi le chef du groupe se frotta la poitrine et les bras avec de la terre ; puis les autres se mirent à genoux, et frappèrent trois coups dans leurs mains, tous ensemble, le premier coup très fort, le second et le troisième allant en diminuant. Cette salve fut répétée trois fois.

Le lendemain matin, de bonne heure, nous passions devant la résidence de Moéné Koula, réunion de hameaux irrégulièrement construits, les uns sans clôture, les autres ayant une enceinte de buissons épineux. Toutes les cases, bâties avec beaucoup de soin, étaient d’une petitesse remarquable : la hauteur des murailles n’excédait pas trois pieds.

Au delà du village, se trouvaient les jardins et les champs, protégés par de petits enclos renfermant chacun un arbre fétiche, arbre mort auquel étaient suspendus, en grand nombre, des pots de terre et des gourdes.

Une entorse, que j’eus le malheur de me donner au début de cette marche, m’obligea de me faire porter dans mon hamac pendant plusieurs jours.

Les détours du chemin nous firent passer devant beaucoup de petits hameaux, groupes de deux ou trois cases, bâties au milieu d’un terrain cultivé. Ces hameaux étaient entourés de palissades de quatre pieds de hauteur, formées de troncs d’arbres placés les uns sur les autres, et maintenus par des piquets plantés de distance en distance.


Poteries.

Comme celles du village de Koula, toutes les cases étaient de petite dimension ; mais tandis que les unes, de forme ronde, avaient le toit conique et la muraille faite d’un colombage, dont les intervalles étaient remplis avec de l’herbe, les autres étaient quadrangulaires avec toiture à pignons, et l’intérieur en était doublé de nattes.

Quelques plaines découvertes, situées dans les interruptions que présente la forêt dont le pays est composé, étaient encore fangeuses, bien que la saison sèche fût très avancée. À l’époque des pluies, ces clairières doivent être des marais.

Le 5 août, nous traversâmes le Loukodji, principal affluent de la rive droite du Louloua. Celui-ci est une grande rivière où se jettent la plupart des cours d’eau que nous avions traversés.


Traversée du Loukodji.

À quelques milles du Loukodji, résidait un Casemmbé, second chef de l’Oulonnda ; mais ce grand chef était allé rendre hommage au nouveau Mata Yafa, et nous poursuivîmes notre route.

Deux jours après nous atteignîmes une bourgade d’une vingtaine de huttes, bâties au milieu d’une large enceinte. Comme j’escaladais la palissade à une place où je croyais voir une entrée convenable, j’entendis crier : « Prenez garde, il y a un trou. » Baissant les yeux, je vis en effet une petite ouverture, et mis le pied à un endroit qui me paraissait être d’une fermeté rassurante. Immédiatement le terrain céda et je fis une descente rapide dans une trappe à gibier ; mais étendant les bras, j’évitai de gagner le fond, et je sortis de ce piège sans autre mal qu’une rude secousse.


Pièges à gibier.

Le lendemain, nous arrivâmes à Kissennga, qui est situé juste entre les sources du Louloua et celles du Liammbaï (haut Zambèse). Ce village est la dernière station de l’Oulonnda, du côté de l’ouest ; et celui-ci étant séparé du Lovalé par une frontière déserte d’une étendue qu’on disait être de cinq étapes, nous restâmes plusieurs jours à Kissennga pour y acheter du grain et pour le moudre.

La lune était alors favorable aux observations ; j’en profitai pour relever cent quatre-vingt-sept distances, qui me permirent de fixer exactement cette position importante.

Nous rencontrâmes à Kissennga une petite bande de natifs du Lovalé qui achetaient de la cire et de l’ivoire. Tous étaient armés de fusils ; et comme toujours en pareil cas, ils regardèrent les miens avec beaucoup plus d’intérêt que ne le faisaient les gens qui n’avaient jamais vu d’armes à feu. Mon gros raïfle excita vivement leur admiration ; toutefois, n’ayant que de longs fusils portugais, des fusils à pierre, ils n’en comprirent pas d’abord toute la valeur : mais quand l’un d’eux ayant consenti à prendre pour cible un arbre éloigné de cinquante pas, j’eus mis la balle de mon second coup dans le trou fait par la première, ils furent complètement édifiés sur la puissance et la précision de mes armes.

À partir de Kissennga, trois jours de marche à travers des jungles alternant avec de grandes plaines, nous amenèrent au village de Sona Bazh, village récemment construit par des gens du Lovalé. Nous avions trouvé sur la route des traces nombreuses de grand gibier et vu une troupe de zèbres. J’avais regardé longtemps avec ma lunette ces jolies bêtes qui jouaient entre elles, où qui pâturaient sans se douter de notre voisinage.


Village de Sona Bazh.

On aperçoit de Sona Bazh les grands arbres dont sont couverts les bords du Zambèse, qui, à une distance de dix à douze milles, se dirige à l’ouest-sud-ouest. Nous étions alors sur la ligne de faîte qui sépare ce fleuve du Cassaï ; et continuellement nous traversions des rivières qui allaient se jeter dans l’un ou dans l’autre de ces cours d’eau.

Le chemin nous conduisit premièrement à une dépression que draine la Louvoua, affluent du Zambèse, et au bord de laquelle nous nous arrêtâmes.

Dans ma tente, le thermomètre à minima indiqua, pour la nuit, trente-huit degrés Fahrenheit (un peu plus de trois degrés centigrades au-dessus de zéro) ; en descendant la côte, nous trouvâmes le sol gelé, et plus bas, les étangs couverts de glace. Pour moi, c’était un bonheur de sentir la terre friable craquer sous le pied ; mais il est possible que, pour mes gens sans souliers et à demi nus, ce changement de température fût moins agréable.

Jusqu’au 18 août, nous continuâmes à traverser de nombreux marais et à franchir des rivières qui, pour la plupart, allaient rejoindre le Zambèse.

Les quelques villages qui se trouvaient sur la route, villages de construction récente, appartenaient à des natifs du Lovalé, dont la marche vers l’est est rapide. Les habitants avaient des fusils ; et nos hommes du Bihé, si audacieux en face des gens de l’Ouroua, qui ne possédaient que des flèches et des lances, se montraient ici d’une extrême douceur. Dans leur crainte de déplaire aux indigènes, c’est-à-dire dans leur lâcheté, ils allaient jusqu’à se soumettre sans murmure aux exigences les plus déraisonnables.

À mon grand déplaisir, la fuite d’une bande d’esclaves nous arrêta à moins d’un jour de marche du Kafoundanngo, premier district du Lovalé proprement dit. On m’avait représenté ce district comme regorgeant de vivres de toute espèce. Je n’avais plus que du riz et des haricots ; et cette halte, en vue d’une terre de promission, était plus qu’irritante pour un homme affamé.

Le lendemain nous entrions dans ce pays d’abondance. On y voyait beaucoup de petits villages, dont les cases étaient bien bâties et de formes diverses. Les liens des faisceaux d’herbe qui composaient les murailles étaient placés de manière à former des dessins réguliers, et décoraient agréablement l’extérieur de ces maisonnettes.

Quant aux provisions, j’obtins une poule en échange d’un morceau de sel ; mais les habitants ne voulurent pas même regarder mon reste de perles ; ils demandaient de l’étoffe dont ils étaient avides, et que je n’avais pas. Toutes mes valeurs se bornaient à une petite quantité de grains de verre et à sept ou huit de ces ornements en coquillage tirés de la côte orientale et qu’on appelle vionngouas. Je réservai ce dernier article pour acheter du poisson qui devait défrayer mes hommes jusqu’à Bihé.

Pendant que la caravane se ravitaillait, une autre chaîne de vingt esclaves prit la fuite. Un jour fut encore perdu pour attendre Coïmbra, à qui appartenaient les fugitives, et qui naturellement les avait poursuivies. Je suis heureux d’avoir à dire que la recherche fut inutile.

Maintes fois, sur la route, j’avais été navré de l’horrible condition de ces malheureuses qui, accablées de fatigue, à demi mortes de faim, étaient couvertes de plaies résultant de leurs fardeaux et des coups, des blessures qui leur étaient infligés pour activer leur marche. Les liens qui les retenaient pénétraient dans leurs chairs, qu’ils avaient rongées. Il en était ainsi pour tous les captifs : misère et douleurs de toute nature. J’ai vu une femme continuer à porter le cadavre de son enfant, mort de faim dans ses bras.

Avec quelle amertume, en face de pareilles scènes, je me sentais impuissant à secourir ces infortunés ! Chaque évasion était pour moi un soulagement, bien qu’il y eût tout motif de craindre qu’avant d’avoir regagné leur pays beaucoup de fugitifs ne vinssent à mourir d’inanition, ou bien à tomber entre les mains des indigènes, qui passent pour être d’une grande dureté envers leurs esclaves.

Ces gens du Lovalé ont des mœurs très rudes, le caractère violent ; et comme ils possèdent des fusils, ils sont très redoutés des caravanes. Excepté par un ou deux chefs, le tribut, chez eux, n’est pas demandé comme dans l’Ougogo ; mais ils n’en rançonnent pas moins ceux qui traversent leur territoire.

Tout dans leur existence est réglé par l’homme aux fétiches, d’où une grande perfidie ; et ils sont habiles à tendre des pièges au voyageur ignorant de leurs coutumes. L’étranger dépose-t-il par hasard son fusil ou sa lance contre une hutte, il est saisi à l’instant même, et ne recouvre la liberté qu’après avoir payé une forte amende. On lui donne pour prétexte que placer une arme contre le mur d’une case est faire acte de magie, avec l’intention de causer la mort du propriétaire de ladite demeure. Si, pour établir son camp, l’étranger coupe un arbre qui a été touché par le feu, il est frappé de la même peine, et ainsi de suite ; la liste des faits entachés de magie, c’est-à-dire passibles d’amende, est sans fin.

Très primitif, le costume des gens du Lovalé consiste, pour les hommes, en un tablier de cuir ; pour les femmes, en quelques lanières rappelant la frange des Nubiennes, où en un maigre lambeau d’étoffe. Les cheveux sont nattés d’une façon spéciale et revêtus d’une couche de terre et d’huile, qui donne à la coiffure l’air d’avoir été taillée dans un bloc de bois.

Une quantité considérable de fer, tiré du Kibokoué, est habilement travaillée par les hommes du Lovalé, qui en font des pointes de flèches de formes très diverses, et des haches à la fois joliment décorées et d’une combinaison fort ingénieuse : la douille est ronde, et la hache peut s’emmancher de manière à servir de cognée ou d’erminette.


Arc, lances, haches, pointes de flèches.

Au moment de partir de Kafoundanngo, j’appris de Bastian qu’il avait l’intention de quitter la caravane et de gagner Cassangé ; nous étions alors trop avancés dans notre marche au sud pour que je pusse l’accompagner : aller avec lui aurait augmenté de beaucoup la distance qui me séparait de la côte ; et n’ayant presque plus rien, je n’osais pas allonger le voyage. Je me contentai d’écrire plusieurs lettres, que j’adressai au consul d’Angleterre à Loanda, et que je remis à Bastian. Ces lettres ne sont pas arrivées, soit que Bastian n’ait pas pu rejoindre son maître, soit que le maître n’ait pas jugé convenable de transmettre les dépêches d’un Anglais qui venait de l’intérieur de l’Afrique.

En allant de Kafoundanngo à la station suivante, j’eus le plaisir de revoir des vaches, les premières que nous rencontrions depuis notre départ d’Oudjidji. Malgré ce retour des bêtes bovines, il m’arriva souvent, ainsi qu’à mes hommes, de souffrir cruellement de la faim. Les villageois ne consentaient à vendre leurs provisions que pour des esclaves, de l’étoffe ou de la poudre ; et je n’en avais pas.

Toute la première partie du Lovalé est composée de grandes plaines découvertes, entremêlées de bois et de jungles, et renfermant de nombreux villages, bâtis avec beaucoup de soin. Les maisons, de forme ronde, carrée ou ovale, ont des toitures élevées, se divisant parfois de manière à se terminer en deux ou trois pointes.


Village du Lovalé.

La caravane passait là comme ailleurs ; sa marche était partout la même. De temps à autre, nous étions arrêtés par la fuite d’un certain nombre de captifs, ou par un chef qui demandait à Alvez de lui donner un jour. Alvez s’empressait de condescendre à ce désir, bien qu’ordinairement il lui en coûtât quelques esclaves. Une fois même il répondit à la requête de l’un des chefs du Lovalé par l’envoi d’un lot tiré de son propre harem.

Des camps échelonnés sur la route en nombre incalculable témoignaient de l’importance du commerce qui se fait aujourd’hui entre le Bihé et les provinces de l’intérieur, commerce dont l’esclave est le principal objet.

Dans tous les villages, se voyaient de nombreux fétiches : généralement des figures d’argile tachetées de blanc et de rouge, et faites avec l’intention de représenter des léopards et autres bêtes féroces ; ou bien c’étaient de grossières images d’hommes et de femmes, taillées dans un bloc de bois.


Idoles.

Quelques-unes des plaines que nous traversions n’ont pas moins de deux ou trois pieds d’eau pendant la saison pluvieuse. L’inondation couvre alors toute la ligne de faîte qui sépare le Zambèse du Cassaï, affluent du Congo. Les deux bassins s’enchevêtrent de telle façon qu’il suffirait de creuser un canal d’environ vingt milles, en pays plat, pour les réunir[2] ; et en établissant à l’endroit des rapides quelques portages qui, plus tard, seraient remplacés par des écluses, on ferait communiquer les deux mers par un système de navigation intérieure.

À l’époque des crues, ces plaines inondées sont couvertes de poissons, principalement d’une espèce de silure et d’une blanchaille minuscule, ressemblant au vairon. Les indigènes profitent des inégalités du sol pour endiguer de larges étendues, qui, lorsque les eaux se retirent, forment des étangs sans profondeur. À cette époque, des ouvertures sont pratiquées dans les digues et palissées d’un clayonnage. L’eau s’écoule par ces trouées ; le poisson, mis à nu, est recueilli ; on le fait sécher et on l’exporte dans le voisinage, ou bien on le vend aux caravanes.

Le 28 août, nous arrivâmes chez Katenndé, grand chef de l’une des sections du Lovalé, qui autrefois ne composait qu’un seul État, et qui aujourd’hui forme deux ou trois gouvernements.

Il y avait là, disait-on, beaucoup de poisson sec ; et plus encore sur les rives du Zambèse, à treize ou quatorze milles au sud de notre bivouac. On décida qu’il y aurait séjour ; et tous nos chefs de bande envoyèrent acheter de ce poisson, qui devait payer les vivres dont ils auraient besoin dans le Kibokoué.

J’envoyai également une escouade faire l’achat de cet article d’échange, et lui donnai six de mes vionngouas. Je n’en conservai que deux ; c’était là tout ce qui me resterait, quand j’aurais dépensé mon poisson.

Le lendemain, j’allai avec Alvez faire une visite à Katenndé. Nous le trouvâmes en grande cérémonie, assis sous un arbre et entouré de son conseil. De chaque côté de l’arbre était une case à fétiche ; l’une de ces chapelles contenait deux images d’animaux inconnus ; dans l’autre, il y avait des caricatures de la forme divine de l’homme. Une corne de chèvre, suspendue comme talisman à une branche, se balançait à quelques pieds de la figure du noir potentat.

Celui-ci, en grand costume, était paré d’une chemise d’indienne, d’un chapeau de feutre et d’une longue jupe, composée de mouchoirs de couleur. Il ne cessa pas de fumer tant que dura l’entrevue, car c’est un amateur passionné de « l’herbe apaisante ». Sa provision de tabac étant presque épuisée, je gagnai son estime en lui donnant un peu de la mienne ; il me rendit en échange une volaille et des œufs.

Je le questionnai sur Livingstone, qui avait passé chez lui en 1854 ; mais la seule chose qu’il put me dire au sujet de cette visite, fut que le grand voyageur était monté sur un bœuf, circonstance qui paraissait avoir laissé dans sa mémoire une empreinte ineffaçable. Depuis cette époque, il avait changé deux fois son village de place[3].

Dans l’après-midi, beaucoup d’indigènes se rendirent au camp. L’un d’eux, auquel je parlais du lac Dilolo, me raconta sur ce lac une légende qui mérite d’être rapportée ; je la donne ici telle que je l’ai reçue.

À la place où est aujourd’hui le lac, il y avait autrefois un grand village, où l’on était heureux. Tous les habitants étaient riches ; ils possédaient tous beaucoup de chèvres, beaucoup de volailles et de cochons, du grain et du manioc en bien plus grande quantité qu’il n’en est maintenant accordé aux hommes. Ces gens riches passaient gaiement leur vie à manger et à boire, sans penser au lendemain. Un jour, un homme très âgé vint dans cet heureux village. Il était las, il était affamé et demanda aux gens d’avoir pitié de lui, car il avait encore à faire une longue route ; mais au lieu d’écouter sa demande, les gens le poursuivirent de leurs moqueries et encouragèrent les enfants à lui jeter de la boue et des ordures.

Mourant de faim et les pieds déchirés, il sortait du village, quand un homme plus généreux que les autres lui demanda ce qu’il voulait. Il répondit qu’il avait besoin d’un peu d’eau, d’un peu de nourriture, et d’un coin où il pût se reposer, car il tombait de fatigue. L’homme généreux l’emmena dans sa hutte, lui présenta à boire, tua une chèvre, et plaça bientôt devant lui une bouillie de grain et un plat de viande ; puis quand le vieillard fut rassasié, le villageois lui donna sa propre couche pour y dormir.

Au milieu de la nuit, l’étranger se leva, alla réveiller l’homme généreux et lui dit : « Vous avez été bon pour moi ; je veux à mon tour vous rendre service ; mais ce que je vais vous confier ne doit pas être connu de vos voisins. » L’autre promit le secret, sur quoi le vieillard lui dit : « Avant peu, il y aura pendant la nuit un grand orage ; dès que vous entendrez le vent souffler, levez-vous, prenez tout ce que vous pourrez emporter et fuyez bien vite. »

Ayant dit ces paroles, le vieillard s’en alla. Deux nuits après, l’homme généreux entendit pleuvoir et venter comme on ne l’avait jamais entendu. « L’étranger a dit vrai, » pensa-t-il ; et se levant bien vite, il partit avec ses femmes, ses chèvres, ses esclaves, ses poules et tout son avoir. Le lendemain matin à la place où était le village se trouvait le lac Dilolo.

Depuis lors, tous les gens qui traversent le lac, ou bien qui s’arrêtent sur ses rives durant les nuits calmes, entendent sortir du fond de l’eau le bruit des pilons qui broient le grain, entendent le chant des femmes, le chant des coqs, le bêlement des chèvres[4].

  1. On appelle pombeiros les marchands indigènes appartenant aux provinces de l’Angola, d’où ils vont trafiquer dans l’intérieur, en général au compte de traitants portugais. Ceux dont il est ici question, et que la chronique désigne sous le nom de trafiquants noirs (os fetrantes pretos), furent envoyés vers 1806 dans le Lonnda, par Francisco Honorato da Costa, le premier Européen qui s’établit à Cassanngé. Ils furent ensuite expédiés à la côte orientale, et ne dépassèrent pas Têté, d’où ils rapportèrent des lettres que le gouverneur du Mozambique leur avait adressées dans cette ville, et qui étaient datées de 1815. Voyez, à ce sujet, Livingstone, Exploration du Zambèse, p. 241. (Note du traducteur.)
  2. Cette communication existe par la Lotemmboua, double émissaire du lac Dilolo, qui se jette au nord-ouest dans le Cassaï, à une distance d’environ quinze milles de son point de départ, et au sud dans la Liba, réunissant ainsi le bas Congo et le haut Zambèse par deux de leurs tributaires les plus importants. La Lotemmboua du nord, à la sortie du lac, avait un mille de large et un mètre de profondeur, quand Livingstone l’a traversée en revenant de Loanda, et cela pendant la saison sèche. La Lotemmboua du sud est moins considérable, mais elle est également permanente. (Voyez Explorations dans l’Afrique australe, p. 470.) (Note du traducteur.)
  3. Il n’est pas étonnant que Katenndé n’ait pu rien dire de Livingstone, car il n’y avait eu entre eux qu’un échange de messages, au sujet du tribut. Les débats se prolongèrent pendant deux jours, au grand ennui du voyageur, qui entre à cet égard dans de longs détails, et termine par ces mots : « Nous partons enfin sans avoir vu Katenndé. » (Voyez Explorations dans l’Afrique australe, p. 336 et suivantes.) (Note du traducteur.)
  4. Une autre légende du lac Dilolo est rapporté par Livingstone ; c’est bien le même fond, le même sujet, mais les détails diffèrent. Au lieu d’un homme, c’est une femme, cheffe de bourgade, qui demande l’hospitalité ; les riches habitants la lui refusent ; elle leur reproche leur avarice : « Que ferez-vous pour nous en punir ? » lui demandent-ils d’une voix railleuse. Sans leur répondre, la femme se mit à chanter lentement ; elle s’appelait Moéné Monennga ; tandis qu’elle prolongeait la dernière syllabe de son nom, le village tout entier, jusqu’aux oiseaux de basse-cour et aux chiens, s’enfonça et disparut dans la terre, à l’endroit où les eaux sont venues prendre sa place. Kasimakaté, le chef de ce village, était absent ; lorsqu’il revint et qu’il ne trouva plus sa famille, plus personne, pas même les ruines de sa demeure, il se précipita dans le lac, où il est toujours ; et c’est du mot ilolo, qui signifie désespoir, qu’à été formé le nom du lac où le malheureux Kasimakaté a cherché la mort. (Explorations de Livingstone dans Afrique australe, p. 330.) (Note du traducteur.)