À travers l’Afrique/Chapitre25

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 357-368).

CHAPITRE XXV


Malandrins. — Coïmbra. — Un roi parmi des mendiants. — Visite de Kassonngo. — Mutilés. — Orgueil royal. — Message de Kassonngo à la régente. — Il me prend pour un esprit. — Difficulté d’obtenir des guides. — Contraint de renoncer à mon plus cher espoir. — L’honnête Alvez. — Grande réception à la cour. — Cortège de Kassonngo. — Hommage des chefs. — Discours. — Déception. — Mort de l’une des épouses du roi. — Le veuf couche avec la défunte. — Obligé de bâtir une maison. — Cruauté des traitants portugais. — Retards. — Désertion. — Funérailles royales. — Rivière détournée de son cours. — Femmes enterrées vives. — Tombe arrosée de sang. — Despotisme. — Incendie. — Belle conduite de mon serviteur Djoumah. — Attention généreuse de Mme Kassonngo.


Avec Kassonngo étaient revenus les malandrins qui l’avaient accompagné dans sa tournée de pillage. Entre tous ces chenapans, Lourenço Souza Coïmbra, fils du major Coïmbra de Bihé, méritait la palme, comme étant celui qui avait atteint le plus haut degré de scélératesse.

Il vint me voir immédiatement, et sans autre but que de m’exploiter. Comme c’était lui, disait-il, qui avait montré à Alvez la route que nous devions prendre, il réclamait le salaire d’un guide. Plus tard, ayant su que j’avais promis à Alvez un fusil dès que nous serions en marche, il déclara qu’il avait droit au même don ; et, sur mon refus de reconnaître ce droit, il me persécuta par ses demandes incessantes de papier à cartouche, de poudre, de grains de verre, de tout ce qu’il imaginait pouvoir me soutirer.

Son extérieur était à l’avenant de son caractère. Un chapeau crasseux à larges bords, chapeau informe, troué, bossué, déchiré au point qu’un chiffonnier ne l’eût pas ramassé, couronnait le personnage. Sa chemise n’était pas moins sale ; et une longue jupe d’herbe qui l’enveloppait jusqu’aux talons traînait derrière lui. Sa chevelure était courte et crépue ; sa face, à peu près imberbe, était d’un jaune terreux que laissait voir, par endroits, la couche de crasse dont elle était couverte. Alors même qu’il n’eût pas été constamment dans un état de demi-ivresse, ses yeux éraillés auraient dit ses débauches.


Coïmbra.

Alvez, son patron, ne m’importunait pas moins. Il avait tout d’abord réclamé le fusil qu’il ne devait recevoir qu’après le départ. « Cela serait, disait-il, une preuve de la convention qui avait été faite entre nous. » J’avais fini par céder, dans l’espoir que me voyant disposé à être généreux envers lui, il partirait dès l’arrivée de Kassonngo.

Le chef était revenu, mais son retour n’avait pas été pour nous le signal de la marche. Il avait vu toutes mes curiosités et en avait envie. Mes armes, mon chapeau, mes bottes, mes livres, il demandait tout. Chaque objet nouveau excitait sa convoitise ; et il était si tenace, si difficile à éconduire, qu’il eût exaspéré l’agent d’une société de bienfaisance.

Sa première visite avait duré trois heures ; il était alors accompagné d’une suite nombreuse où figuraient une foule de ses épouses. La plupart de ces dames avaient avec elles des enfants du premier âge ; et la layette des bébés de l’Ouroua étant des plus restreintes, certaines parties de la scène ne pourraient être décrites.

Je fus surpris de voir parmi les compagnons du chef un aussi grand nombre de mutilés, plus encore d’apprendre que beaucoup de ces mutilations avaient été faites par simple caprice du maître, ou pour témoigner de son pouvoir. Le fidèle Achate du potentat avait perdu les mains, le nez, les oreilles et les lèvres, par suite des accès de colère de son noble ami. Malgré ces cruautés, le malheureux semblait adorer jusqu’à la trace des pas de son bourreau ; et cette adoration se manifestait également chez d’autres, qui n’avaient pas moins à se plaindre de l’objet de leur culte.

Ainsi qu’on devait s’y attendre, Kassonngo était bouffi d’orgueil, et se tenait pour le plus grand chef qu’il y eût au monde. Le seul qui, dans son esprit, pût lui être comparé, était le Mata Yafa, comme lui originaire de l’Ouroua, et appartenant à la même famille.

Il me dit gracieusement que sans le Tanganyika, dont les eaux l’arrêteraient dans sa marche, il se rendrait en Angleterre. J’ai dû blesser sa vanité en lui répondant que le Tanganyika n’était rien, comparativement aux mers qui s’étendaient entre l’Afrique et mon pays. Mais il ne sembla pas avoir entendu l’observation, et ajouta qu’il remettait sa visite à une autre époque. Pour l’instant, il se bornait à me recommander de dire à mon chef de lui payer tribut, et de lui envoyer des fusils, des canons, dont il avait entendu parler aux Portugais, des bateaux pour naviguer sur ses rivières, et des gens qui apprendraient à son peuple la manière de s’en servir.

Je lui fis observer que les nations qui savaient faire toutes les choses qu’il désirait n’étaient pas de celles qui payaient tribut, et que mon chef était trop puissant pour que lui, Kassonngo, pût se faire une idée de son pouvoir. « Combien de guerriers, ajoutai-je, pouvez-vous mettre en campagne ? Combien d’hommes le plus grand de vos canots peut-il contenir ? » Ses guerriers, répondit-il, étaient trop nombreux pour qu’il pût en faire le compte ; mais il savait que dans un bon canot, on pouvait mettre cinq ou six hommes. Je repris en riant que je connaissais la force de son armée, que dans mon pays, un très petit chef commandait souvent à plus de troupes que cela, et que nous avions des bateaux grands comme des îles, dans lesquels plus d’un millier d’hommes restaient pendant beaucoup de mois sans revenir à terre.

Il n’en fut pas moins persuadé de sa grandeur, et me pria de nouveau de faire part à mon chef de ses demandes. Toutefois, les récits merveilleux que mes Zanzibarites faisaient de la puissance des Anglais parvinrent à ses oreilles, et il en arriva à cette conclusion, que j’étais un esprit venu d’un autre monde pour le visiter.

À mon tour, je le priai de permettre à Alvez de prendre congé de lui, afin que notre départ eût lieu le plus tôt possible. Il me promit qu’aussitôt après la réception des chefs, à laquelle il voulait me voir assister pour que j’eusse une idée de sa puissance, nous serions libres de partir, et que, de plus, il nous procurerait des guides.

J’essayai d’en obtenir pour aller au Sannkorra, mais en vain ; il me répondit toujours que ma bande était trop faible pour voyager seule. « Je n’avais, disait-il, que deux partis à prendre : accompagner Alvez, ou attendre que Méricani reprît la route du Tanganyika. »

Alvez et Djoumah, auxquels je demandai de nouveau une escorte pour me rendre au lac, me répétèrent que leurs forces n’étaient pas assez considérables pour qu’ils pussent en distraire le nombre d’hommes voulu ; et je dus renoncer définitivement à l’espoir si longtemps caressé de suivre le Congo jusqu’à la mer.

La réception qui devait nous permettre de partir ne se faisait pas. Alvez m’avait promis de ne pas l’attendre ; mais depuis lors nous avions passé acte de la somme qu’il devait toucher pour me conduire à la côte. Disons qu’il avait profité de l’ignorance de mon interprète à l’égard des valeurs monétaires, pour m’écorcher outrageusement. Il avait été jusque-là d’une politesse rampante ; l’acte signé, d’obséquieux il devint insolent, et déclara qu’il ne partirait qu’après la cérémonie.

Enfin arriva le grand jour ; c’était le 10 février. À sept heures du matin, un messager vint nous dire, à Djoumah et à moi, que Kassonngo nous attendait.

Mon hôte me conseilla d’être sur mes gardes. On lui avait rapporté que Kassonngo avait proposé à Alvez de joindre ses forces aux siennes pour nous attaquer et nous piller de compte à demi. Alvez avait refusé l’offre ; mais une partie de ses gens, ayant Coïmbra à leur tête, s’étaient mis du complot.

Un homme averti en vaut deux ; nous commençâmes donc par poster cinquante des hommes de Djoumah sur différents points de l’établissement ; et prenant avec nous soixante de leurs compagnons, plus mes propres askaris, tous bien armés, nous nous dirigeâmes vers la Moussoumba. Nous y trouvâmes Kassonngo et Foumé a Kenna, presque seuls dans leur gloire, bien qu’un certain nombre de chefs, accompagnés de suites nombreuses, fussent réunis hors de l’enceinte.

On s’opposa d’abord à l’entrée de notre escorte. « Un parti armé ne devait pas… » J’arrêtai l’objection en disant que ce parti était amené en l’honneur de Kassonngo ; qu’il serait peu respectueux de visiter un chef aussi puissant, lors d’une grande réunion, sans avoir une suite convenable ; et on nous laissa passer. Un de mes hommes était chargé de mon raïfle ; j’avais seulement mon revolver ; mais Djoumah, contrairement à son habitude, portait son fusil lui-même.

Comme nous entrions, un tintement de clochettes annonça l’arrivée d’Alvez, qu’on apportait dans son hamac. Lui et ses hommes, tous armés de fusils, furent placés en ligne d’un côté de la porte ; Djoumah, Méricani et moi, nous allâmes nous asseoir de l’autre côté, où notre suite fut rangée derrière nous.

Au milieu de ces deux lignes, à l’extrémité de la cour, se trouvait Kassonngo. Il était debout, et avait en face de lui un dignitaire qui portait une hache d’une forme curieuse. Quatre femmes, dont l’une avait à la main une hache de cette même forme, se tenaient immédiatement derrière le chef ; elles étaient suivies de deux magiciens et des porteuses de boucliers.

Venait ensuite une file de soldats armés de fusils. Cette haie de guerriers, représentant toute l’artillerie du souverain, était flanquée, à droite et à gauche, de bourreaux et d’autres fonctionnaires. Les femmes et les enfants de Kassonngo terminaient le cortège. Vis-à-vis du maître, près de l’entrée de la Moussoumba, étaient les chefs de districts, appelés à la réunion, tous avec une escorte plus ou moins nombreuse, et dans leur plus bel appareil.

La séance s’ouvrit par l’énumération des titres et par l’exposé de la grandeur de Kassonngo, que chantèrent d’une voix monotone les quatre femmes placées derrière le souverain, et auxquelles se joignaient par instants les voix de la foule, qui reprenaient en chœur différents passages.

Ce long préambule terminé, les chefs vinrent les uns après les autres faire leurs saluts, en commençant par celui du rang le moins noble. Chacun d’eux était accompagné d’un jeune garçon portant un sac rempli de cinabre ou d’argile blanche, réduite en poudre. Le salueur, suivi de ce garçon, marchait vers Kassonngo ; lorsqu’il n’en était plus qu’à une vingtaine de pas, il prenait le sac des mains du page, et se frottait la poitrine et les bras avec la poudre qu’il avait apportée. Tout en se frictionnant, il sautait d’un pied sur l’autre et criait d’une voix suraiguë les titres du souverain : Kalounga Kassonngo, Kalounga, Moéné Mounza, Moéné Bannga, Moéné Tannda, et ainsi de suite.

Quand il était suffisamment barbouillé de rouge ou de blanc, le salueur rendait le sac à l’enfant, tirait son épée et s’élançait vers Kassonngo, qu’il semblait vouloir pourfendre ; mais au moment de l’atteindre, il plongeait son épée dans le sol, en tombant à genoux, et se frottait le front dans la poussière. Quelques paroles de Kassonngo répondaient à cet hommage ; le chef les écoutait, le front toujours à terre ; puis il allait, avec sa suite, grossir le cortège du maître.

Tous les saluts ayant été faits, Kassonngo prononça un long panégyrique de lui-même, où il affirma la divinité de ses droits, exalta sa puissance, et rappela que le seul chef qui pût lui être comparé était son cousin, le Mata Yafa.

Deux discours lui furent alors adressés, l’un par Coïmbra, l’autre par un de nos hommes. Dans ces palabres, où chacun fit également son propre éloge, il entra beaucoup de récriminations ; une ou deux fois, les choses menacèrent de se gâter ; mais cela n’alla pas plus loin.

Kassonngo leva la séance en me confiant d’une manière formelle aux soins d’Alvez, disant à ce dernier que s’il m’arrivait malheur en chemin, on pouvait être sûr qu’il en serait instruit ; « qu’Alvez ferait donc bien de veiller aux intérêts de l’homme blanc, sinon de ne jamais reparaître dans l’Ouroua. »

Malgré ces paroles, malgré l’engagement qu’il avait pris de partir aussitôt après la réception, Alvez résolut d’attendre les funérailles de l’une des femmes de Kassonngo qui venait de mourir. Cela demanda sept jours au bout desquels je revis le chef ; il était très sale et très défait, ce qui n’avait rien d’étonnant ; car, suivant la coutume, il avait couché toute la semaine avec la défunte. Je lui exprimai l’espoir que rien ne s’opposait plus à notre départ ; il me répondit qu’Alvez avait promis de lui bâtir une maison ; que je devais suivre cet exemple et lui en faire une aussi.

Alvez nia formellement avoir rien promis de semblable ; mais peu de jours après, j’acquis la certitude que c’était lui qui avait proposé de faire l’édifice. Je lui reprochai son manque de foi ; il s’excusa : « Cette maison ne demanderait pas plus de quatre ou cinq jours ; Coïmbra était déjà parti avec une quantité d’hommes pour la construire. » Coïmbra fut bientôt de retour ; il avait été en expédition avec des gens de Kassonngo et ne savait rien de la bâtisse.

J’appris alors que nous devions nous rendre à Totéla, où se construisait la maison ; c’était à deux ou trois jours de marche, précisément sur la route de la côte, et la caravane tout entière venait avec nous.

La maison était loin d’être commencée ; on ne savait pas même où elle devait être. Il fallait d’abord que l’emplacement fût connu ; et, pour cela, que Kassonngo fût prêt à aller le choisir. Resterait ensuite à défricher le terrain, à abattre et à préparer le bois nécessaire.

Les jours s’écoulaient sans amener autre chose que des excuses puériles. Les fétiches, la veuve de Bammbarré, la femme de Koungoué a Bannza furent consultés et donnèrent des réponses non moins ambiguës que celles de l’oracle de Delphes.

En somme, Kassonngo ne se décida à partir que lorsque j’eus promis de lui donner le fusil qu’il convoitait, et qu’il ne devait recevoir que quand nous serions en route.

Mettre Alvez en mouvement ne fut pas moins difficile ; Kassonngo nous avait quittés le 20 ; nous le laissions nous attendre.

Enfin nous partîmes le 25 ; mais ce ne fut qu’après six jours de marche et trois jours de halte que nous atteignîmes Totéla, où nous trouvâmes Kassonngo, mais pas l’ombre d’un commencement de bâtisse.

J’arrivais exaspéré du traitement que, pendant toute la course, j’avais vu infliger aux malheureux esclaves. Les pires des Arabes, je n’hésite pas à l’affirmer, sont à cet égard des anges de douceur en comparaison des Portugais et de leurs agents. Si je ne l’avais pas vu, je ne pourrais jamais croire qu’il pût exister des hommes aussi brutalement cruels, et de gaieté de cœur.

Tout le personnel de l’expédition était déplorable, La caravane, dont les esclaves d’Alvez et les porteurs amenés par celui-ci constituaient le noyau, se composait surtout de groupes indépendants, formés de gens du Bihé, du Lovalé, du Kibokoué venus dans l’Ouroua pour chasser l’homme. Ces francs pilleurs, tous armés de fusils, avaient été encouragés à se joindre à nous pour augmenter la force de notre bande ; mais ils n’avaient aucune discipline, ne reconnaissant nulle autorité, et entravaient constamment la marche. Ils se réunissaient, parfois au nombre d’une centaine, pour discuter les ordres du chef, imposaient des haltes, et s’en allaient en maraude.

À notre départ, la caravane entière pouvait compter sept cents membres ; avant d’être sortis de l’Ouroua, ces gens-là y avaient ajouté plus de quinze cents esclaves, dus principalement à la violence et au vol.

Il devenait évident que si les travaux de construction étaient abandonnés à Alvez, et aux gens de sa suite, des années s’écouleraient avant que la maison fût achevée. J’y employai donc mes hommes, qui en trois semaines terminèrent le gros œuvre ; il ne resta plus qu’à enduire les murs et à les décorer, ce qui fut fait par les épouses de Kassonngo, sous la direction de Foumé a Kenna.

Au commencement d’avril, la maison était finie ; mais on n’avait pas de nouvelles d’un détachement qui, au lieu de venir avec nous, s’était rendu à Kanyoka ; il fallait l’attendre. Puis Kassonngo, bientôt las d’être à la même place, s’en alla en expédition avec Coïmbra et d’autres bandits de la caravane d’Alvez.

Le mois d’avril se traîna sans ramener les absents. Effrayés de la route qui était devant nous, plusieurs de mes hommes retournèrent chez Méricani ; ils me furent renvoyés avec cet avis adressé à tous les poltrons de ma bande : à savoir, que tous mes déserteurs seraient gardés à la chaîne jusqu’à leur arrivée à Zanzibar, où ils seraient punis par le consul anglais. Sans cette menace, j’aurais perdu beaucoup de monde.

Aux ennuis de l’attente se joignaient mille contrariétés ; ce n’était que par le travail que j’échappais au désespoir. Écrire, dessiner, relever mes notes, faire le calcul de mes observations, absorbait une grande partie du jour. Le soir, je prenais mon fusil ; les pintades et les pigeons que je rapportais étaient les bienvenus.


Mon habitation à Totéla.

Parmi les choses qui m’aidaient à passer le temps, je dois mentionner la composition d’un vocabulaire kiroua, et l’étude des mœurs et des usages du pays, usages qui, à l’égard des funérailles du chef, sont d’une sauvagerie probablement sans pareille. Une rivière est d’abord détournée de son cours ; dans le lit desséché, on creuse une énorme fosse que l’on tapisse de femmes vivantes. À l’une des extrémités de la tombe, une femme est posée sur ses mains et sur ses genoux ; elle sert de siège au royal défunt, qu’on a paré de tous ses ornements ; l’une des veuves soutient le cadavre ; une autre, la seconde épouse, est assise aux pieds du mort ; puis le trou est comblé. Toutes ces femmes sont enterrées vives, excepté la seconde épouse que l’on tue avant de remplir la fosse ; c’est un privilège que la coutume lui accorde.

Des esclaves mâles, plus ou moins nombreux — quarante ou cinquante, — sont ensuite égorgés sur la tombe, qu’on arrose de leur sang, et la rivière reprend son cours. J’ai maintes fois entendu dire que plus de cent femmes furent enterrées vives avec le père de Kassonngo ; espérons que ce chiffre est exagéré.

L’enterrement d’un chef subalterne fait moins de victimes ; mais dans ces funérailles de seconde classe, il y a encore deux ou trois femmes ensevelies vivantes, et plus d’un homme égorgé. Quant à la plèbe, elle doit se contenter d’une fosse solitaire, où le mort est assis, l’index de la main droite levé vers le ciel et arrivant au niveau de la surface du sol.

Dans les premiers jours de mai, j’envoyai une escouade sur la route de Kanyoka, pour avoir des nouvelles des deux bandes que nous attendions toujours. L’escouade revint, ne sachant rien des absents, et rapportant que, sur la route qu’elle avait prise, tout le pays était dévasté par Kassonngo et par Coïmbra. En plus d’un endroit les cases avaient été incendiées, les hommes tués, les femmes et les enfants capturés.

Aucun village n’est assuré contre la destruction ; l’exemple suivant en est la preuve. Un chef vient lui-même apporter le tribut annuel. Kassonngo se montre fort satisfait ; en témoignage de son contentement, il dit au chef qu’il veut le conduire chez lui et voir ses administrés.

Ils partent ; le roi demeure bienveillant pendant toute la route ; mais à peine a-t-on aperçu les premières maisons, que des soldats entourent la place ; le chef est saisi, et, à la nuit close, se voit contraint par les gens de Kassonngo de mettre le feu au village ; après quoi il est massacré.

Les malheureux habitants, qui, fuyant l’incendie, se précipitèrent dans la jungle, y trouvèrent une embuscade. Les hommes furent tués, les femmes allèrent grossir les rangs des esclaves du harem.

Sous la double influence de la bière et du chanvre, qu’il boit et qu’il fume avec excès, Kassonngo agit en forcené, faisant mutiler ou mettre à mort indistinctement quiconque se trouve auprès de lui dans ses accès de délire.

Peu de temps après le retour de mon escouade, des hommes du Lovalé, qui avaient été en maraude du côté de Kanyoka, nous apprirent que nos deux bandes étaient dans ce dernier village, et ne pensaient pas à revenir. Il y avait plus d’un mois que la dernière de ces bandes était allée chercher l’autre. Mon impatience grandissait de jour en jour. Je n’osais pas faire la moindre excursion : si j’avais quitté mes ballots un instant, j’aurais été volé, et il me restait bien juste de quoi atteindre le premier comptoir portugais.

À la fin, je décidai Alvez à envoyer Moénooti, son principal lieutenant, chercher les attendus. Cette fois le message fut efficace : le 26 mai, reparut la première bande. Mais alors Coïmbra, qui était revenu de ses expéditions avec Kassonngo, trouva bon d’aller en razzia pour son propre compte. Je protestai ; Alvez me répondit que si Coïmbra n’était pas rentré quand nous pourrions partir, il ne l’attendrait pas ; et, sans me fier beaucoup à cette promesse, il fallut m’en contenter.

Sur ces entrefaites, un des hommes de ma bande s’enferma dans sa case, où il se mit à fumer du chanvre, et se narcotisa complètement. Le soir, la hutte de ce malheureux était en flammes. Le vent soufflait de ce côté, la vague ardente s’étendit avec la rapidité de l’éclair.

Au premier cri d’alarme, Djoumah, mon domestique qui était avec moi, courut à sa case déjà atteinte ; il saisit le raïfle et les cartouches qui s’y trouvaient ; puis laissant tout ce qu’il possédait devenir la proie du feu, il se précipita vers ma tente.

Celle-ci brûla tout entière ; mais grâce au dévouement de Djoumah, à sa présence d’esprit, à ses efforts, à ceux de Hamis Ferhann et de deux ou trois autres, mes cartes, mes journaux, mes instruments, tout ce qu’elle renfermait fut sauvé. Pendant ce sauvetage, je demandai à Djoumah si son avoir était en lieu sûr : « Qu’il aille au diable, me répondit-il ; sauvons les livres. »

Ce fut l’affaire de vingt minutes. Bombay parut alors et raconta piteusement que son raïfle et son pistolet étaient brûlés ; le vieil endurci n’avait pensé qu’à son propre bagage, et ne l’avait sauvé qu’en s’adjugeant les services des hommes qu’il aurait dû envoyer à notre secours ; personnellement il n’avait rien fait, pas même pour lui.

Les gens d’Alvez profitèrent de l’émotion causée par l’incendie pour commettre de nombreux vols. Aucun objet ne fut restitué, aucun dédommagement ne fut offert ; mais pour quelques-unes de leurs cases qui avaient été détruites, j’eus à payer une note effroyable, où figuraient une foule de choses qui certainement n’avaient jamais existé.

Foumé a Kenna m’envoya le lendemain ses condoléances, et en même temps un ballot d’étoffe pour ceux de mes hommes, qui, en assez grand nombre, avaient perdu tous leurs effets. Quant à son mari, en apprenant le retour de nos gens de Kanyoka, retour qui nous mettait sur notre départ, il se hâta de revenir ; et loin de se montrer généreux, il ne craignit pas de m’importuner de ses demandes. Mais, bien que je lui eusse envoyé de beaux présents, bâti une maison, il ne m’avait jamais payé de retour, et je refusai de lui faire de nouveaux dons. Alvez lui vendit le snider qu’il tenait de moi, plus une quantité de cartouches que ses gens m’avaient prises pendant l’incendie.

Ce sinistre nous retarda encore, par suite des réclamations qu’il fit naître ; cependant tout fut réglé, et le départ eut lieu le 10 juin.