À travers l’Afrique/Chapitre24

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 341-356).

CHAPITRE XXIV


Excursion. — Fêtes nuptiales. — Jeune mariée. — En marche. — Passe remarquable. — Foudre et tempête. — Accès de fièvre subit. — Trente-huit degrés à l’ombre. — Kohouédi. — Vue lointaine du Kassali. — Un prétendant. — Retour du chef. — Un magicien. — Costume carillonnant. — Dévotions. — Collège divinatoire. — Honneur branlant. — Faveur et talisman. — Ventriloquie sacrée. — Imposition des mains. — Visite demandée et décommandée. — Habitations flottantes. — Retour chez Méricani. — Délais. — Informations. — Histoires surprenantes. — Lions apprivoisés. — Ombre mortelle. — Sculptures. — Demeures souterraines. — Une tribu de lépreux. — Mes occupations. — Épouses du chef. — Visite à Kassonngo. — Charivari honorifique.


On était toujours sans nouvelles de Kassonngo. J’insistai auprès de Foumé a Kenna pour avoir de nouveaux guides ; elle me faisait de belles promesses, chaque fois plus positives, mais n’envoyait personne. À la fin, ennuyé d’attendre, je demandai à mon hôte quelques-uns de ses gens connaissant la route, et je partis le 15 novembre pour le lac Kassali ou Kikondja.

Après avoir franchi la plaine saline qui est un peu au sud de la route que j’avais suivie précédemment, nous arrivâmes le 16 à Kibéiyaéli, grand village où les élaïs sont nombreux et que traverse un cours d’eau limpide.

Malheureusement pour mon repos et pour mes aises, je tombais en pleines réjouissances d’une noce indigène. Comme l’épousée était une nièce du chef, le marié un homme important, l’affaire était d’une pompe exceptionnelle, et, jour et nuit, ce fut un vacarme qui rendit tout sommeil impossible.

Deux tambours, battus vigoureusement, faisaient tourner une douzaine d’individus ; ceux-ci étaient pourvus de grossiers pipeaux, d’où ils tiraient les notes les plus discordantes. Une foule enthousiaste joignait à ce charivari des cris aigus, accompagnés de battements de mains ; et cela ne s’arrêtait pas : quand un danseur était fatigué, un autre prenait sa place.

Dans l’après-midi du second jour, apparut le marié ; il exécuta un pas seul qui dura une demi-heure. Au moment où ce solo finissait, une jeune fille de neuf à dix ans, parée des plus beaux atours que pouvait fournir le pays, fut apportée près des danseurs. Cette jeune fille, qui était l’épousée, arrivait à cheval sur les épaules d’une robuste commère, où la maintenait une autre femme.

On entoura les arrivantes ; puis les porteuses se mettant à bondir, firent sauter la mariée, qui laissa aller son corps et ses bras à l’abandon.

Quand la pauvre enfant eut été suffisamment secouée, au point que j’ai vu la femme qui la portait en avoir le dos et les épaules dépouillés, l’époux lui donna des fragments de feuilles de tabac et de petites quantités de perles qu’elle jeta, les yeux fermés, parmi les danseurs. Ce fut le signal d’une lutte passionnée, chacune de ces bribes devant porter bonheur à celui qui l’obtiendrait.

La mariée fut ensuite déposée à terre et dansa de la façon la plus obscène pendant dix minutes avec le marié, qui, tout à coup, la mit sous son bras et l’emporta chez lui.

La ronde, les cris, la tambourinade, le jeu des pipeaux, les applaudissements n’en continuèrent pas moins ; ils duraient encore lorsque nous partîmes.

Une plaine, renfermant de nombreuses cultures, fut traversée ; puis le Tchannkodji, cours d’eau important qui se dirigeait au sud pour gagner le Lovoï, et nous atteignîmes des collines rocheuses couvertes d’arbres et de lianes.

La brèche où nous fit passer la route, pour franchir cette chaîne, avait environ quatre cents yards de large ; ses flancs à pic, formés d’énormes blocs de gneiss, ressemblaient à des murailles construites par des géants. Dans les fentes du rocher, crevasses sans nombre, des arbustes et des lianes avaient pris racine, et décoraient la falaise d’un réseau de verdure.


Gorge rocheuse entre Kibéiyaéli et Mounza.

De l’autre côté de la passe était un pays accidenté ; puis une rangée d’escarpements qui allaient rejoindre les monts Kilouala.

Nous nous arrêtâmes à Mouéhou. Quelques survivants d’une population dont les villages avaient été détruits s’étaient bâti là des huttes provisoires et commençaient à défricher le sol.

À peine le camp était-il dressé qu’un orage, accompagné de violentes rafales et d’une pluie torrentielle, présenta le spectacle le plus grandiose. Bien que ce fût au milieu du jour, il n’y avait guère d’autre clarté que celle des courants à peu près continus de la flamme électrique, flamme bleue et rouge, dont la fourche avait souvent trois et quatre branches. Parfois l’éclair était large et formait des ondes pareilles aux replis d’une eau vive ; sa durée alors était appréciable.

La foudre éclatait et grondait, sans nulle interruption ; les arbres ployaient sous la tempête qui, à chaque instant menaçait de les déraciner, et qui chassait devant elle la pluie tombant en nappe.

Quand cette furie des éléments eut duré deux heures, elle cessa tout à coup ; les nuages se dissipèrent, et le soleil, à son déclin, rayonna sur les feuilles et sur l’herbe ruisselantes, qu’il fit étinceler comme si elles avaient été couvertes de diamants.

La halte suivante se fit à Kisima, village en partie abandonné, où la fièvre me saisit avec violence, sans m’avoir averti. Elle me quitta aussi brusquement qu’elle était venue, grâce à de fortes doses de sel d’Epsom et de quinine, mais en m’affaiblissant de telle sorte que, le lendemain, j’eus beaucoup de peine à me traîner jusqu’au nouvel établissement du chef de Kisima ; il est vrai que le thermomètre indiquait près de trente-huit degrés à l’ombre.

Prenant droit au sud, couchant le soir dans le fourré, le lendemain à Yasouki, nous arrivâmes le 22 novembre à Kohouédi, qui est au bord du Lovoï. Nous avions passé plusieurs affluents de cette rivière et franchi des collines de granit, dont le mica étincelait au soleil.

Du sommet d’une éminence toute voisine du village, j’aperçus, à l’est-sud-est, l’extrémité du Kassali ; une vingtaine de milles se déployaient entre moi et cette portion entrevue. L’autre partie du lac n’était pas tout à fait à huit milles de Kohouédi ; mais le Lovoï, plus une chaîne de montagnes m’en séparaient, et l’espoir que j’avais conçu d’atteindre ses rives et de visiter ses îles flottantes ne devait pas se réaliser.

Le chef de Kohouédi était avec Kassonngo. Celui-ci campait alors à seize milles de nous, sur une montagne située à l’ouest-sud-ouest. Il était là pour essayer de prendre son frère Déiyaï, qui, après avoir tenté vainement de s’emparer du trône, s’était réfugié chez Kikondja.

De tous les frères de Kassonngo, qui à la mort de leur père avait réclamé le pouvoir, Déiyaï était le seul qui continuât la lutte ; deux des prétendants s’étaient soumis, les autres avaient été tués.


Chef du Kouédi.

En l’absence de son mari, la première femme du chef administrait le village ; il fallait d’abord qu’elle me permit de passer. Pour plus de certitude, j’envoyai deux messagers, l’un à Kassonngo, l’autre à Foumé a Kenna : je demandais l’autorisation de traverser le Lovoï et de me rendre au lac, m’engageant à ne prêter aucune aide au rebelle.

Mes hommes reparurent au bout de quelques jours ; Kassonngo avait repris le chemin de Kouinhata[1], mes gens ne l’avaient pas vu. Je fis dire à Djoumah Méricani de presser Kassonngo de m’envoyer des guides, et je tâchai de patienter, n’ayant pas autre chose à faire.

Comme j’en étais là, j’observai tout à coup une grande animation parmi les habitants. Beaucoup d’entre eux, après s’être couverts de boue et de cendre, couraient dans la direction du camp de Kassonngo. Je demandai ce qui les faisait courir ; on me répondit que c’était le chef qui arrivait. Effectivement, le chef apparut bientôt, précédé des acclamations de la foule.

Je fis tout mon possible pour obtenir de lui la permission de traverser la rivière et de gagner le lac, mais inutilement : le roi lui avait donné l’ordre d’interdire à qui que ce fût d’aller de ce côté-là, en raison de la présence de Déiyaï. « Si je désobéissais, me dit-il, Kassonngo ferait détruire le village et tuer tous les habitants. » Je n’avais donc rien à espérer de ce chef ; il fallait attendre le retour de mes hommes.


Les magiciens.

Le lendemain matin, un bruit semblable à celui qu’auraient fait les clochettes fêlées d’un certain nombre de moutons frappa mon oreille. Je sortis, et vis un mgannga, c’est-à-dire un magicien, qui faisait le tour du village avec sa suite. Il était vêtu d’un ample jupon d’étoffe d’herbe, avait au cou un énorme collier formé d’éclats de gourdes, de crânes d’oiseaux, et d’imitations de ces mêmes crânes faites en bois grossièrement sculptées. Une large bande, composée de perles mi-parties et surmontée d’un grand plumet, lui décorait la tête. En guise de nœud de ceinture, il lui tombait sur les reins un trousseau volumineux de clochettes de fer que sa pavane faisait carillonner, et son visage, ses bras, ses jambes étaient blanchis avec de la terre de pipe.

Derrière lui marchait une femme qui portait dans une calebasse l’idole dont il était le prêtre. Venait ensuite une autre femme, chargée d’une natte. Deux petits garçons, porteurs d’objets divers, complétaient ce cortège.

À l’approche du mgannga, toutes les femmes quittèrent leurs demeures. Beaucoup d’entre elles le suivirent jusqu’au hangar à fétiche, qu’elles entourèrent et où elles me parurent faire leurs dévotions : elles battaient des mains d’un air recueilli, s’inclinaient et poussaient des gémissements étouffés d’un caractère étrange.

Bientôt se présenta un autre magicien, puis un autre, puis un autre. Il en arriva cinq, tous ayant le même costume et la même suite.

Quand ils furent réunis, ils allèrent en procession choisir dans le village une place qui leur convint. La place trouvée, ils s’y accroupirent sur la même ligne, étendirent leurs nattes devant eux, et y déposèrent leurs idoles et autres instruments d’imposture.

Leur président me voyant assis sur ma chaise, pensa qu’il y allait de son honneur d’avoir un siège aussi élevé que le mien. Il envoya chercher un mortier à piler le grain, énorme vase qui a la forme d’un calice ; il le retourna et s’assit sur le pied. Mais le siège était branlant ; et après deux ou trois chutes, notre pontife préféra la sécurité à l’honneur, et s’accroupit à côté des autres.

La consultation fut ouverte par l’épouse du chef, qui présenta au chapitre une offrande de six poulets, et qui bientôt s’en alla ravie : le principal magicien lui avait fait la grâce de lui cracher au visage, et lui avait octroyé une boule de fiente, précieux talisman qu’elle se hâtait d’aller mettre en lieu sûr.

Après le départ de la noble dame, le divin collège écouta les questions du public. Quelques-unes furent promptement expédiées ; mais il y en eut d’autres qui, évidemment, soulevèrent des points épineux, et qui furent l’occasion de beaucoup de paroles et de beaucoup de gestes.

Quand les Vouagannga prétendaient ne pas pouvoir répondre, les idoles étaient consultées ; l’un des féticheurs, ventriloque habile, donnait la solution attendue ; et les pauvres dupes croyaient la tenir de la bouche même des dieux.

J’observai que de larges offrandes procuraient des oracles favorables, et cette journée de divination a dû être très fructueuse pour ceux qui en ont palpé les bénéfices. Deux des Vouagannga en furent si contents qu’ils revinrent le lendemain ; mais les fidèles n’avaient pas le moyen de faire parler les idoles deux jours de suite, et les affaires furent à peu près nulles.

J’attendais toujours la réponse de Kassonngo ou celle de sa femme ; comme elle n’arrivait pas, j’envoyai au lac plusieurs de mes hommes que le chef voulut bien laisser partir.

À peine étaient-ils en route que des messagers de Kikondja venaient m’inviter à me rendre auprès de leur maître, qui avait le plus grand désir de voir un blanc. Mais l’instant d’après, le même Kikondja me faisait dire qu’il ne pouvait pas me recevoir, ses devins l’ayant averti du danger que ma visite ferait courir au lac, dont les eaux disparaîtraient si je venais à le regarder.

Montrant la colline d’où l’on apercevait le Kassali, je répondis que j’avais déjà regardé le lac, sans produire aucun effet sur ses eaux. Les messagers voulurent bien le reconnaître ; mais ils me firent observer que je ne l’avais vu que de loin ; et ils affirmèrent que, si j’approchais de ses bords, le lac serait bientôt desséché, que tout le poisson mourrait, ce qui priverait Kikondja et son peuple d’une grande partie non seulement de leur nourriture, mais de leur richesse ; car le poisson étant d’une grande abondance, on en faisait sécher et on le vendait à des gens éloignés du lac.

Sur ces entrefaites, le bruit courut que les hommes que j’avais envoyés à Kikondja avaient été faits prisonniers. Mon inquiétude à cet égard fut bientôt dissipée par le retour des prétendus captifs. L’histoire, néanmoins, n’était pas complètement fausse : Déiyaï avait eu l’intention de les faire mettre à mort. Une femme les en avait prévenus ; ils s’étaient emparés d’un canot pendant que tout le monde dormait, avaient quitté l’île flottante où demeuraient Déiyaï et son hôte, avaient abordé sans encombre, et gagné Kohouédi par des chemins détournés.

Ils n’avaient pu voir Kikondja qu’un instant, au moment de leur arrivée ; depuis lors, le chef n’ayant pas cessé d’être ivre, n’était pas sorti de sa case.

Déiyaï, avec lequel ils avaient eu plus de relations, était, disaient-ils, un homme de grande taille, de belle figure, élégamment vêtu d’étoffe de couleur, paré de verroterie, et qui semblait avoir une grande autorité sur les gens de Kikondja.

Les îles flottantes qu’habitent les gens du Kassali ont pour base de grandes pièces de la végétation du lac, pièces détachées de la masse qui borde le rivage. Sur ce radeau végétal, on a établi un parquet formé de troncs d’arbres et de broussailles ; le parquet a été revêtu d’une couche de terre, et l’îlot s’est trouvé constitué. Les gens y ont planté des bananiers, puis bâti des cases dont ils ont fait leur demeure permanente. Il y a chez eux des poules et des chèvres.

Habituellement, les îles sont amarrées à des pieux enfoncés dans le lac ; quand les habitants veulent changer de situation, les pieux sont arrachés, et l’îlot est halé au moyen de ses amarres, qu’on va attacher à d’autres pieux.

Entre le rivage et les îlots voisins de ses bords, le tapis végétal est entrecoupé de petits canaux qui le rendent infranchissable aux piétons, et ne permettent d’atteindre les bourgades des insulaires qu’avec des pirogues.

Les plantations — champs de grain et autres — sont nécessairement sur la terre ferme ; tandis que les femmes les cultivent, les hommes restent de planton, afin de signaler l’approche de l’ennemi et de courir à la défense des travailleuses en cas d’attaque.

Pendant mes jours d’attente, la dysenterie me fit cruellement souffrir ; mais je la traitai avec succès ; et malgré une ou deux rechutes causées par la manie qu’avait Sammbo de cuisiner à l’huile de ricin, j’étais guéri lorsque mes hommes revinrent.

Les guides que j’avais demandés à Kassonngo n’arrivaient pas ; et rien ne faisant prévoir qu’ils dussent m’être accordés, je résolus de retourner chez Méricani.

Je partis le 11 décembre. À Kibéiyaéli, nous trouvâmes des Vouaroua qui appartenaient à Kassonngo ; ils nous dirent que leur maître avait de nouveau quitté sa résidence, et était alors à Mounza. Je continuai ma route.

À dix minutes de la maison de Méricani, je rencontrai les hommes que j’avais envoyés à Foumé a Kenna ; ils étaient accompagnés d’un guide, auquel la régente avait dit le matin même de venir me trouver. Mais ce n’était qu’une simple politesse, l’apparence d’un bon vouloir ; le lendemain, quand je voulus me servir du guide, il avait disparu.

J’appris alors que le chef avait donné l’ordre, si je revenais en son absence, de lui annoncer mon retour immédiatement et de ne pas me laisser repartir.

Djoumah, rempli pour moi d’attentions délicates, m’envoyait du tabac et du riz, sachant que, dans la contrée, il n’y avait pas d’autres rizières que les siennes. Quant à son tabac, la semence en était venue de l’Oudjidji, qui a la réputation méritée de fournir le meilleur tabac d’Afrique.

À peine arrivé, je me rendis chez Alvez pour m’informer de l’époque de notre départ. Il me dit qu’il était prêt, que les esclaves étaient réunis, l’ivoire emballé, et que n’ayant plus d’articles d’échange, il était fort désireux de partir. Je pouvais être certain qu’aussitôt que le roi serait rentré, et que nous aurions pris congé de lui, nous nous mettrions en marche.

Alvez m’affirmait en outre que deux mois nous suffiraient pour atteindre Bihé — ce n’était plus à Cassangé qu’il se rendait — et que pour aller ensuite de Bihé à Benguéla ou à Loanda, il ne me faudrait pas plus de quinze jours ou trois semaines.

Mais j’étais condamné à subir de nouveaux désappointements : Kassonngo ne revint qu’à la fin de janvier. Après cela, il y eut chaque jour de nouveaux retards, dus principalement à la couardise et à la fausseté sans égale d’Alvez.

Pendant les heures d’ennui, heures si nombreuses et si longues qui précédèrent le retour de Kassonngo, j’eus tout le loisir de questionner Djoumah et ses hommes sur leurs différents voyages. Parmi les six cents porteurs qu’avait mon hôte, en surplus des esclaves, il s’en trouvait quelques-uns des bords du Sânnkorra. Je pus ainsi acquérir une idée assez juste de la position des lacs et des rivières de l’Afrique centrale et des rapports qu’ils ont entre eux.

J’appris également une foule d’histoires qui, malgré leur apparence fabuleuse, m’ont été certifiées par différents témoins, et qui, je n’en doute pas, étaient acceptées comme absolument vraies par les narrateurs.

De ces histoires, celle qui peut-être mériterait la palme nous fut contée par un natif de l’Oukarannga. Il nous assura que les gens d’un village voisin de celui qu’il habitait vivaient dans les meilleurs termes avec les lions. Ces animaux, disait-il, se promènent parmi les cases sans jamais faire de mal à personne. Les jours de fête, on les régale de miel, de chèvre, de mouton, et quelquefois, dans ces assemblées tambourinantes, dansantes et mangeantes, on voit jusqu’à deux cents lions réunis. Chacun de ces animaux à un nom connu des habitants et répond quand on l’appelle. Enfin, lorsqu’un de ces lions vient à mourir, les villageois pleurent sa perte et se lamentent comme pour un des membres de leur famille.

L’endroit où se passerait le fait est situé au bord du Tanganyika, à peu de distance de l’établissement de Méricani. Mon hôte avait souvent entendu parler de l’intimité des gens de ce village avec les lions, mais n’avait jamais assisté aux fêtes où ces animaux étaient rassemblés. Quant au narrateur, il assurait avoir été témoin de ces relations amicales, et m’amena plusieurs de ses compatriotes qui me certifièrent la vérité de ses paroles.

Une autre histoire offre une curieuse analogie avec ce que l’on raconte de l’upas. Il y a dans l’Ourgourou, province de l’Ounyamouési, trois grands arbres dont les feuilles, larges et lisses, sont d’un vert foncé. Une caravane, composée de Vouarori, pensa qu’on devait être bien sous leur voûte, et le camp y fut dressé. Le lendemain matin, tous ces Vouarori étaient morts. Leurs squelettes et l’ivoire qu’ils portaient sont toujours là pour témoigner de l’événement.

Djoumah Méricani avait vu ces arbres ; il m’assura que pas un oiseau ne perchait sur leurs branches, que pas un brin d’herbe ne croissait à leur ombre. Les hommes qui l’avaient accompagné dans l’Ourgourou me confirmèrent son assertion dans tous ses détails.

Mon hôte me dit également que dans les environs de Mfouto, village de l’Ounyanyemmbé, une figure d’homme assis sur un tabouret, ayant près de lui un tambour, un chien et une chèvre, était sculptée dans le roc. Il ajouta que les Arabes lui avaient affirmé que dans l’Ouvinnza, à l’est du Tanganyika, se trouvait une grande citerne couverte d’arches sculptées, d’une forme parfaite. Cette construction est attribuée par les indigènes à une ancienne race de Vouasoungou (homme de race blanche). Pour les Arabes, c’est l’œuvre de Suliman Ibn Daoud[2], qui l’a faite avec l’aide des génies.

Il va sans dire que je ne réponds pas de la vérité absolue de ces histoires, et que je les rapporte comme elles m’ont été contées.

Quant aux détails suivants, relatifs aux demeures souterraines de Mkanna, ils m’ont été donnés par Djoumah Méricani. Ces demeures ont leur entrée près du Loufira, et s’étendent sous la rivière. Djoumah n’y a pas pénétré de peur de rencontrer le diable, qui passe pour hanter ces cavernes ; mais un Arabe avec lequel il voyageait avait été plus hardi, et lui avait raconté immédiatement ce qu’il avait vu.

D’après le rapport de cet Arabe, les souterrains de Mkanna ont la voûte élevée et ne sont pas humides ; pourtant des ruisseaux les traversent ; quelques-unes de ces caves se trouvent sous la rivière, à un endroit où celle-ci ferme une cataracte.

Les habitants de ces cavernes y ont bâti des huttes et y entretiennent des chèvres et autres animaux domestiques. De nombreuses ouvertures donnent issue à la fumée ; plusieurs passages relient entre eux les divers souterrains, qu’ils font en outre communiquer avec l’extérieur. En cas d’attaque, les assiégés sortent par différentes portes connues d’eux seuls, et prenant l’ennemi à revers, le placent entre deux feux.

Il y a aussi des demeures souterraines à Mkouammba, également près du Loufira ; mais les plus importantes sont celles de Mkanna, dont l’intérieur offre des voûtes et des colonnades d’une grande beauté.

Pendant une de ses croisières sur le Tanganyika, Djoumah avait passé devant une île rocheuse appelée Ngomandza. Cet îlot, situé au nord des îles de Kassenghé, et d’une hauteur considérable, n’est séparé du rivage que par un canal très-étroit dans lequel débouche une rivière appelée du même nom. Il suffirait, m’a-t-on dit, de boire de l’eau de ce canal pendant huit ou dix jours pour être affecté de la lèpre.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les habitants de Ngomandza sont lépreux. La plupart en ont perdu un pied ou une main, presque tous sont borgnes ou aveugles ; il est extrêmement rare de rencontrer parmi eux un individu qui ne soit pas atteint d’ophthalmie à un degré quelconque.

Pas une des tribus voisines ne s’entre-marie avec ces gens-là. Ceux que les affaires obligent à traverser leur pays le font en courant ; et il est absolument défendu à ces malheureux d’émigrer.

Écouter des histoires ou prendre des informations ne fut pas le seul emploi de mes jours d’attente. Je mis mon journal au courant, complétai mes cartes, réparai leur portefeuille ; je me fis une paire de pantoufles, me fabriquai une double tente avec de l’étoffe d’herbe, que je rendis imperméable en la faisant tremper dans de l’huile de palme ; et je confectionnai deux drapeaux pour notre retour à la côte ; ceux qui nous avaient amenés du Zanguebar étaient déchirés et déteints au point d’être méconnaissables. Enfin, chose importante, je raccommodai mes bas ; et comme toutes mes aiguilles à ravauder m’avaient été prises — leurs grands yeux les faisant trouver si commodes — je fus obligé de me servir d’une aiguille à voile, qui rendit la besogne encore plus fastidieuse qu’à l’ordinaire.

De temps à autre, nous animions la soirée par un tir aux gobe-mouches, et aux engoulevents qui, après les journées brûlantes, fondaient autour de nous en nombre infini. L’indécision et la rapidité de leur vol faisaient de ce tir un excellent exercice.

Puis il y avait les sorties. J’allais tous les matins presser la régente d’envoyer un message à Kassonngo, afin de hâter son retour. De là, je me rendais chez Alvez, pour le supplier d’être prêt à partir dès que nous aurions vu le chef.

Je recevais des visites. Les femmes de Kassonngo venaient souvent ; elles arrivaient par groupes, tantôt les unes, tantôt les autres ; comme elles se familiarisaient de plus en plus, leur conversation était loin d’être édifiante. Quelquefois elles se mettaient à danser ; et l’obscénité de leurs gestes, la manière extravagante dont elles lançaient la jambe dépassaient tout ce que j’ai jamais vu.

Quelquefois aussi un esclave de Djoumah nous divertissait par ses tours d’adresse. Avec deux bâtonnets d’un pied de long, reliés par une cordelette d’une certaine longueur, il imprimait à un morceau de bois, taillé en forme de sablier, un mouvement de rotation rapide, le faisait courir en avant, en arrière, le lançait plus haut qu’une balle de cricket, puis le recevait sur la corde et continuait à le faire rouler[3].

Mais, en dépit de tous ces passe-temps, le jour de Noël 1874 et le jour de l’an 1875 me parurent très sombres ; je fus bien heureux lorsque j’appris que, cédant à mes nombreux messages, Kassonngo se décidait à revenir.

Il arriva en effet le 21 janvier, au bruit de beaucoup de tambours et de vives clameurs. Le jour même, dans l’après-midi, j’allai lui faire ma visite ; j’étais avec Djoumah.


Orchestre de Kassonngo.

En entrant dans l’enceinte de la demeure privée, je cherchai vainement quelqu’un qui me représentât le grand chef que je venais voir. Mais quand la foule s’écarta pour me livrer passage, j’aperçus devant la porte de la case principale un jeune homme qui dépassait de presque toute la tête les gens de son entourage : c’était le fameux Kassonngo. Il avait une lance à la main ; derrière lui se tenaient des femmes qui portaient des boucliers.

Toutes les mesures avaient été prises pour qu’il fût impossible à une personne non invitée de passer inaperçue. Un portier, vêtu d’un grand tablier en peau de léopard, et muni d’un énorme gourdin crochu, examinait chaque arrivant avec une attention scrupuleuse avant de lui permettre de franchir l’enceinte, dont plusieurs sentinelles gardaient soigneusement l’entrée.

Lorsque nous fûmes près de lui, Kassonngo nous introduisit dans sa maison, en compagnie de ses féticheurs et de quelques-unes de ses femmes. Nous lui fîmes un léger présent, et nous nous retirâmes, suivis de la musique du chef qui avait reçu l’ordre de me reconduire ; cette entrevue n’était que pour la forme.

L’orchestre dont nous étions accompagnés se composait de tambours, de marimebas et de gourdes sphériques, instruments à vent qui rendent un son analogue à celui du bugle.

Certes, l’attention qu’avait eue Kassonngo de me faire rentrer chez moi aux accords de sa propre musique était des plus flatteuses ; mais le tapage infernal dont il m’honorait n’était pas tolérable. J’envoyai aux artistes un peu de verroterie, espérant qu’ainsi que nos joueurs d’orgue, ils comprendraient l’avertissement et partiraient ; mais ces êtres naïfs prirent le cadeau pour une marque de satisfaction, ou peut-être pensèrent-ils que je les gageais pour le reste de la journée. Dans tous les cas, ils continuèrent jusqu’au coucher du soleil à charivariser devant la véranda de Méricani, seul endroit où je pusse m’asseoir et me livrer à un travail quelconque.

Rien, pensais-je, ne s’opposait plus à notre départ ; et chaque jour d’attente diminuant mon stock de perles, j’insinuai à Alvez d’aller faire ses adieux à Kassonngo, afin que nous pussions nous mettre en marche le plus tôt possible.

  1. Dans l’Ouroua, Kouinhata, nous l’avons dit plus haut, signifie : résidence du chef et désigne toujours la principale demeure de celui-ci ; en outre, le village, le lieu quelconque où le souverain, voire sa première épouse, s’arrête pour une halte, devient de facto Kouinhata pendant le séjour du maître, ce séjour ne durât-il qu’une nuit.
  2. Salomon fils de David.
  3. On a vu souvent en France exécuter ces tours d’adresse. Le jeu en question était en faveur parmi nous il y a quelque soixante ans ; il nous vient, dit-on, des Chinois. Nous l’avons perfectionné en creusant les deux boules du sablier et en les perçant chacune d’un trou ; ce qui en fait deux toupies d’Allemagne, toupies dont le ronflement a valu à ce jouet le nom de diable. (Note du traducteur.)