À travers l'Afrique/Chapitre01

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 1-15).
Traduction.
NOTICE

À tous ceux qui, dans les terres du Soudan, exercent un commandement sous l’autorité de l’Égypte :

Pendant tout le temps que le lieutenant Cameron, officier de la marine royale d’Angleterre, et le Dr Dillon, considéré comme étant au service du gouvernement anglais, voyageront dans l’Afrique centrale où ils vont à la recherche et à la rencontre du Dr Livingstone, qui est parti pour explorer les contrées inconnues,

Tous les fonctionnaires de l’Égypte, les rois et les cheikhs sont requis de les recevoir avec honneur, de leur donner protection à tous égards, et de les aider et assister dans leur voyage autant que demande leur en sera faite.

À quelle fin nous avons donné cet écrit qui est notre ordre public.

Daté du 28 Haj, 1289.

L. S. ISMAÏL PACHA
Pour Traduction conforme — JOHN KIRK.
Lettre de recommandation donnée par le Khédive

À TRAVERS L’AFRIQUE



CHAPITRE PREMIER


Expédition envoyée à la recherche de Livingstone. — L’auteur offre ses services ; motifs qui l’y déterminent. — Abandon de la recherche. — Nouvelle expédition. — Commandement donné à l’auteur. — Départ d’Angleterre. — Arrivée à Aden. — Zanzibar. — Équipement. — Difficulté de se procurer des hommes. — Ordre d’avancer. — Hâle malencontreuse. — Départ de Zanzibar. — Bagamoyo. — Mission française. — Un commandant en chef. — Kaolé. — Un banquet. — Paye des pagazis.



À l’époque déjà lointaine où j’étais lieutenant à bord du Star, alors en croisière sur la côte orientale d’Afrique, j’eus souvent l’occasion de voir quelques-unes des atrocités de la traite des nègres ; et les souffrances dont je fus témoin à bord des daous, souffrances décrites par le capitaine Sulivan d’une manière à la fois si exacte et si poignante[1], me donnèrent le vif désir de travailler pour ma part à la suppression de l’odieux commerce.

J’acquis bientôt la certitude qu’à moins de l’attaquer à sa source même, tous les efforts tentés pour détruire l’horrible mal n’aboutiraient qu’à le pallier faiblement. Je ne dois pas prétendre cependant n’avoir eu pour mobile que la philanthropie : le récit de l’expédition de Burton et de Speke chez les Somalis avait éveillé en moi la soif des découvertes ; et lorsque j’appris que des marchands de Zanzibar avaient gagné la côte occidentale, je sentis que ce qui avait été fait par des Arabes était possible à un officier de la marine anglaise.

Après le désarmement du Star, je fus envoyé à Sheerness pour faire partie de la Steam Reserve. Obtenir un emploi plus actif ne m’ayant pas été possible, j’offris mes services à la Société royale de géographie pour aller à la recherche de Livingstone : on supposait alors que l’entreprise de M. Slanley avait échoué.

Des souscriptions furent ouvertes pour cette recherche ; mais je n’eus pas la bonne fortune d’être choisi par la Société royale. Le commandement fut donné au lieutenant L. S. Dawson, officier de marine, que ses qualités physiques[2] et l’étendue de ses connaissances rendaient éminemment capable d’accomplir la tâche qui lui était dévolue.

Malheureusement, arrivée à Bagamoyo, l’expédition fut arrêtée par les nouvelles que Stanley rapportait de l’intérieur : Livingstone avait été secouru et protestait contre l’envoi de toute caravane composée d’esclaves. Une fausse interprétation des dépêches du Docteur fit penser au lieutenant Dawson que l’expédition n’avait plus d’objet, et il résigna son commandement[3].

En même temps que lui se retira M. New, l’un de ses collègues ; et les services d’un homme connaissant bien les indigènes, habitué à voyager en Afrique, parlant couramment le kisouahili, manquèrent à l’entreprise[4].

Le lieutenant Henn, de la marine royale, remplaça le lieutenant Dawson. Il était fermement résolu à continuer le voyage ; mais il fut détourné de cette poursuite ; et, à son tour, bien contre son gré, il donna sa démission.

La conduite de la caravane échut alors à Oswell Livingstone, l’un des fils du grand voyageur ; Oswell, peu de temps après, renonça à l’idée d’aller rejoindre son père[5]. C’est ainsi qu’une expédition organisée avec le plus grand soin, munie de tout ce qui pouvait assurer le succès, fut abandonnée.

Désappointé, mais gardant l’espoir d’obtenir la direction d’une entreprise du même ordre, qui me permettrait d’exécuter le projet que j’avais tant à cœur, j’étudiai le kisouahili, langue de la côte répandue jusqu’au centre même du continent[6]. Un séjour de huit mois dans la mer Rouge, pendant la guerre d’Abyssinie, et près de trois ans passés à la rive orientale d’Afrique, dans une barque non pontée, m’avaient appris ce qu’est la fatigue sous le climat tropical. Zanzibar m’avait familiarisé avec la fièvre ; et ce fut en pleine connaissance de cause qu’en juin 1872, après la rupture de l’expédition précédente, j’offris de nouveau d’aller porter à Livingstone les objets qui pouvaient lui manquer — instruments, denrées, articles d’échange — et de me mettre entièrement à sa disposition. Mais il n’était pas question alors d’envoyer à la rencontre de l’illustre voyageur.

Je proposai de me rendre au Victoria Nyannza par le Kilima Ndjaro, le Kénia et le volcan situé, disait-on, au nord de ces montagnes ; cela m’aurait fait toucher la ligne de faîte qui partage les eaux entre les rivières de la côte et les affluents du Victoria. Après avoir exploré celui-ci, je me serais rendu au lac Albert, puis à Nyanngoué, en traversant l’Oulegga, et j’aurais descendu le Congo jusqu’à son embouchure.

La dernière partie de cette route est suivie actuellement, aux frais du New-York Herald et du Daily Telegraph, par M. Stanley, un des voyageurs africains les plus énergiques et les plus heureux.

M. Clements Markham, dont la bienveillance m’a été si précieuse, et qui m’a aidé sur tant de points relatifs à mon voyage, soutint ma proposition ; mais, bien qu’il l’approuvât, le conseil de la Société de géographie rejeta mon projet, comme n’étant pas réalisable avec la somme dont il pouvait disposer.

Les choses en étaient là, quand il fut décidé que le reste des fonds souscrits pour la recherche de Livingstone serait employé à l’équipement d’une troisième expédition, qui, placée sous les ordres du grand explorateur, compléteraient les découvertes que celui-ci poursuivait depuis bientôt sept ans, découvertes que précédaient vingt années de dévouement à la cause africaine, et dont la mort de l’illustre Écossais — malheur national — devait seule arrêter le cours.

Cette fois, j’eus le bonheur d’obtenir le commandement de l’entreprise et de voir le Dr Dillon, chirurgien de marine, l’un de mes plus anciens et de mes plus chers amis, autorisé à m’accompagner dans ce voyage, pour lequel il résigna ses fonctions. Il convenait admirablement à cette tâche ; et si j’avais pu le conserver jusqu’à la fin, j’aurais eu en lui, dans les jours d’épreuve, un soutien et un aide d’une valeur inestimable. Le tact parfait, la douce bonté qu’il mit constamment dans ses rapports avec la caravane, furent pour moi du plus grand secours dans le trajet de la côte à l’Ounyanyemmbé. Je ne saurais assez honorer sa mémoire, lui payer un tribut suffisant d’estime et de gratitude.

Le 30 novembre 1872, le jour même où MM. Grandy s’embarquaient à Liverpool, avec l’intention de pénétrer en Afrique par la côte occidentale, Dillon et moi, nous partions pour Brindisi, espérant trouver passage sur l’Enchantress, qui devait conduire sir Bartle Frere à Zanzibar. Le défaut de place ne permit pas à l’Enchantress de nous recevoir. Nous y perdîmes les leçons d’arabe et de kisouahili que nous avait promises le révérend Percy Badger, secrétaire de la légation.

Restés à Brindisi jusqu’à l’arrivée de sir Bartle Frere, nous nous embarquâmes sur le Malta, vapeur de la compagnie anglaise péninsulaire-orientale[7], qui nous déposa à Alexandrie.

Au Caire, où nous nous rendîmes avec lui, sir Bartle nous procura une lettre du khédive pour tous les fonctionnaires égyptiens du Soudan, à qui elle ordonnait de nous prêter assistance et de nous seconder de tous leurs efforts. Bien que nous n’ayons vu aucun des personnages à qui il était adressé, ce firman ne nous fut pas inutile ; il nous servit auprès des Arabes de intérieur, qui tous avaient entendu parler du khédive et du sultan des Turcs.


Pointe du Steamer, à Aden.

Partis du Caire, après un séjour de peu de durée, nous allâmes nous embarquer à Suez, sur l’Australia, qui nous conduisit à Aden, où le général Schneider, le colonel Penn (le Steel pen[8] de la guerre d’Abyssinie), et tous les autres officiers nous firent l’accueil le plus cordial. Là, nous reçûmes du docteur Shepherd un supplément de quinine, chose précieuse entre toutes, le sine qua non d’un voyage en Afrique. D’autre part, le docteur Badge nous obtint d’un santon, nommé Alaouy Ibn Zaïn El Aïdous, une lettre qui nous recommandait aux soins de tous les bons musulmans, et qui fut le plus efficace de tous nos papiers. Enfin le lieutenant Cecil Murphy, qui remplissait à Aden les fonctions de commissaire d’artillerie, promit de se joindre à nous si le gouvernement de l’Inde voulait bien lui continuer la solde qu’il avait alors ; chose qui lui fut accordée.

Nous avions espéré nous rendre à Zanzibar sur le Briton, vaisseau de la marine anglaise ; cet espoir fut déçu : le Briton avait mis à la voile, et nous fûmes obligés d’attendre le départ du Ponjâb, paquebot de la malle, commandé par le capitaine Hansard.

Le colonel Lewis Pelly, agent politique à Mascate, se trouvait parmi nos compagnons de bord, ainsi qu’un gentleman appelé Kasi Shah Bâdine, envoyé par Sa Hautesse, le rao du Coutch, pour accompagner sir Bartle Frere et user de son influence sur les sujets du rao, en faveur de l’objet de la mission.

Arrivé à Zanzibar, je fus tout d’abord cloué par la fièvre qui m’avait pris un jour ou deux avant d’atterrir. La maison du consul étant pleine des débarqués de l’Enchantress, nous allâmes, Dillon et moi, nous héberger dans la prison anglaise, bâtiment neuf jusqu’alors inhabité. Il y avait là toute la place voulue pour nos bagages ; et après y avoir mis des couchettes et des sièges du pays, nous fûmes logés d’une façon commode. Toutefois, les lieutenants Fellowes et Stringer, d’anciens camarades de table[9], vinrent me prendre et me conduisirent sur le Briton, où je restai jusqu’à ce que ma fièvre eût disparu.

Quand je fus assez bien pour me rendre à terre, j’allai retrouver Dillon, qui avait déjà fait une partie de nos approvisionnements. Aussitôt, nous nous mîmes à chercher des ânes, à recruter des hommes, et à nous assurer les services de Bombay, l’ancien chef des fidèles de Speke[10]. Nous pensions alors que son expérience le rendait pour nous d’une grande valeur ; mais, si utile qu’il eût pu être jadis, il n’avait ni la décision, ni les connaissances nécessaires pour nous diriger dans nos préparatifs. L’énergie, d’ailleurs, dont il avait fait preuve au service de ses anciens maîtres avait beaucoup baissé, et il inclinait à vivre sur son ancienne réputation ; mais, à cette époque, la haute opinion que nous nous étions faite de lui nous cachait ses défauts.

La coïncidence de notre arrivée à Zanzibar avec celle de sir Bartle Frere persuada aux Arabes et aux gens de la côte, Vouasouahili et Vouamrima, que nous faisions partie de la mission anglaise ; ce qui nous occasionna beaucoup d’ennuis, beaucoup de dépenses, et fut préjudiciable aux intérêts de l’expédition. D’abord, en notre qualité supposée d’agents anglais, nous dûmes payer les hommes et les choses deux et trois fois le prix ordinaire : bien que nous fussions d’une loyauté scrupuleuse, chacun trouvait juste d’exploiter un gouvernement aussi riche et aussi libéral que le nôtre. Ensuite, l’objet avoué de la mission à laquelle on nous faisait appartenir étant de supprimer le commerce d’esclaves, tous les Vouamrima et les Vouasouahili des classes inférieures, à qui nous avions affaire, nous trompaient et nous créaient sous main des embarras de toute sorte.

À ces conditions fâcheuses s’ajoutait le peu de marge dont nous disposions. Nos ordres portaient que nous devions partir en toute hâte et à tout risque. On était alors en janvier ; à cette époque de l’année, les caravanes qui se dirigent vers l’intérieur sont en route depuis longtemps, et celles qui reviennent à la côte ne sont pas arrivées. Ne pouvant pas les attendre, nous fûmes obligés de prendre le rebut de Zanzibar et de Bagomayo, et d’accorder à cette lie des bazars le double de ce que nous aurions donné à des porteurs de profession.

Il fallut donc se mettre en marche dans la plus mauvaise période de la saison pluvieuse, avec des gens dont les neuf dixièmes n’avaient jamais voyagé, et qui, n’étant pas habitués à porter des fardeaux, nous créèrent à chaque pas des difficultés par leurs haltes et leur éparpillement. Encore si le mal se fût borné là ! Mais presque tous étaient des voleurs, qui, sans cesse, puisaient dans la cargaison. Les effets de cette hâte inconsidérée du départ m’ont poursuivi jusqu’à la fin du voyage.

Bombay fut chargé de nous procurer trente hommes sur lesquels on pût compter : des gens qui devaient être nos soldats, nos serviteurs, et se chargeraient de conduire les ânes. Il promit toute diligence et parut s’y employer activement, chaque fois qu’il fut visible du consulat ; mais j’ai su qu’il avait racolé ses hommes n’importe où, dans les coins du bazar, et la troupe fut singulièrement mêlée.

En surplus de ces askaris[11], nous engageâmes quelques porteurs et nous fîmes l’achat de douze ou treize ânes, qui, l’un dans l’autre, nous coûtèrent chacun dix-huit dollars. Puis, ayant loué deux daous[12], nous nous embarquâmes avec nos ballots, nos gens et nos bêtes, et le dimanche 2 février 1873, passant au milieu de l’escadre, pavillon flottant, nous mîmes le cap sur Bagamoyo, où nous arrivâmes dans l’après-midi.

Bagamoyo, principal point de départ des caravanes à destination de l’Ounyanyemmbé, est situé sur la terre ferme, en face de Zanzibar. Caché du côté de la mer par des dunes, il est indiqué aux arrivants par de grands cocotiers, qui, sur cette côte, marquent toujours l’habitation de l’homme.


Bombay et deux de ses anciens camarades engagés par Cameron.

Cette petite ville consiste en une longue rue, où les maisons s’éparpillent. Quelques-unes de ces demeures sont en pierre ; le reste est fait de clayonnage et de torchis, et a d’énormes toitures, couvertes avec les frondes tressées du cocotier. Bagamoyo possède deux ou trois mosquées, fréquentées seulement les jours de fète. Un assemblage d’Arabes, de marchands hindous, de Vouasouahili et de Vouamrima, des esclaves et des portefaix, natifs de l’Ounyamouési, en composent la population.

Ne prenant que le bagage indispensable, nous nous rendîmes à terre pour chercher des logements. Au débarqué, nous fûmes reçus par un envoyé de la Mission française, que suivit bientôt le père Horner, accompagné d’un frère lai ; tous les deux venaient nous offrir leurs services.


Vue prise dans Bagamoyo.

Après un long marchandage, nous finîmes par louer, pour nous personnellement, les chambres hautes d’une maison de pierre, appartenant à Abdallah Dina (un kodja)[13] étage que celui-ci nous céda pour vingt-cinq dollars, au lieu de quarante-cinq qu’il avait demandés d’abord. Ensuite, nous arrêtâmes, pour nos ballots et pour nos gens, une maison, dont le djémadar était propriétaire.

Le lendemain matin de bonne heure, nous procédâmes au débarquement de la cargaison, allant et venant sans cesse du rivage au lieu de dépôt, et de celui-ci au rivage, nous multipliant et faisant bonne garde. Malgré cela une boîte de bougies, une de conserve de viande, un sac de sel, et, chose plus fâcheuse notre grande lampe culinaire, ne se retrouvèrent pas quand le débarquement fut terminé. Nos soupçons tombèrent d’abord sur un Hindi qui avait surveillé le transport des bagages ; mais je crois qu’il n’était coupable que de négligence et non d’improbité.

Le djémadar nous autorisa immédiatement à planter notre drapeau sur notre demeure, ainsi qu’à placer des sentinelles à notre porte et à celle de nos hommes ; il vint dans la soirée nous offrir tous les services qu’il était en son pouvoir de nous rendre. Nous lui parlâmes des objets que nous avions perdus. Il promit de nous faire rendre justice ; mais comme il se bornait à nous offrir d’enchaîner le malheureux Hindi qui serait envoyé à Zanzibar pour y être puni par le sultan, nous déclinâmes son offre obligeante et nous prîmes le pari de ne plus penser à cette affaire.

Après le travail du matin, nous nous étions rendus à la Mission française, où l’on nous avait invités. En route, nous avions rencontré deux ânes, sellés et bridés à l’européenne, qui nous étaient envoyés de la Mission pour notre usage. Après le lunch, on nous avait montré des jardins fort bien tenus, où abondaient l’arbre à pain et les légumes, y compris les asperges et les haricots verts ; puis nous avions visité les bâtiments, auxquels l’ouragan de 1872 avait causé de grands dommages.

Environ trois cents enfants apprennent là différents métiers ou sont préparés à des carrières utiles. Une école pour les filles est dirigée par les sœurs, qui appartiennent à la Mission. Rien de plus simple que l’aménagement des dortoirs ; deux planches sur des supports en fer constituent la couchette, et quelques brasses de calicot servent à la fois de draps et de matelas. Un petit espace, formant cabinet, est réservé pour le gardien.

Lors de notre passage, on construisait une chapelle attenant à l’ancienne, qu’elle devait remplacer et qu’on ne démolissait qu’à mesure des progrès de la nouvelle bâtisse ; de cette façon, malgré la lenteur des travaux, résultant de la paresse des indigènes, le service religieux n’était pas interrompu. Enfin on commençait une poucka (bâtiment en pierre) qui devait servir d’école et de maison d’habitation.

Les Pères semblaient travailler énormément et d’une manière efficace, prêchant à la fois de parole et d’exemple. Malgré les nombreuses difficultés qu’ils rencontraient, ils étaient gais et confiants dans l’avenir. Je ne doute pas que leurs efforts n’avancent de beaucoup la civilisation dans cette partie de l’Afrique.

On ne saurait avoir plus d’attentions, plus de bontés que n’en ont eu pour nous ces hommes estimables. Ils nous envoyaient constamment des fruits, des légumes, des choux palmistes que l’on mange en salade ; une fois même ils nous donnèrent un quartier de sanglier qui nous fit subir le supplice de Tantale : nous ne devinions ni l’un ni l’autre la manière de le faire cuire ; et nos serviteurs, qui du mahométisme n’avaient que les préjugés, refusaient de toucher à cette viande impure.

Notre propriétaire, Abdallah Dinah, était si jaloux de la partie féminine de son entourage, qu’il mit un cadenas à la porte de la maison, et nous obligea à gagner nos chambres par une échelle des plus incommodes, placée au dehors exprès pour nous. Tout cela pour nous interdire l’accès d’une petite portion de la cour menant à l’escalier, et qu’un épais clayonnage, très suffisant pour empêcher nos regards d’épier les secrets du harem, séparait déjà de l’endroit mystérieux.

Quelques jours après notre arrivée, le djémadar Issa, chef de toutes les troupes casernées sur cette partie de la côte, vint nous faire une visite avec une escorte nombreuse : des Béloutches, sentant la crasse et la graisse, et tellement couverts de pistolets, de sabres, de lances, de mousquets, qu’ils avaient l’air d’avoir mis à sac les magasins de quelque théâtre des faubourgs de Londres.

Le capitaine de cette escorte imposante ne trouva pas indigne de lui de solliciter et de recevoir une gratification de quelques dollars. Le commandant ne lui céda en rien sous ce rapport, sans préjudice de la requête habituelle d’un peu d’eau-de-vie, qu’il demandait comme médicament.

Il fut convenu séance tenante que, le lendemain matin, Issa viendrait nous prendre pour nous conduire à Kaolé, où résidait le vieux djémadar Sebr, auquel nous ferions notre visite. Le lendemain, Issa n’arrivant pas, nous nous rendîmes chez lui, où nous le trouvâmes, comme à l’ordinaire, en tunique crasseuse. Il se coiffa aussitôt d’un turban aux vives couleurs, et s’entoura d’une écharpe dans laquelle il fourra un poignard, une dague, un révolver français finement doré, se chargeant par la culasse, mais pour lequel il n’avait pas de cartouches. Il y ajouta un pistolet à pierre, se pendit à l’épaule un sabre et un bouclier, donna ses babouches à son valet, et fut prêt à partir. Le page avait pour tout vêtement une vieille draperie de calicot, roulée, autour des hanches ; il était coiffé d’un fez et portait une vieille arme à feu.

Afin de paraître avec honneur, nous avions pris quatre de nos soldats commandés par Bilâl, notre lieutenant, Tous les quatre, en uniforme, avaient des fusils rayés. Une certaine insistance de notre part les décida à marcher, deux à deux, l’arme basse, jusqu’au moment où l’étroitesse du sentier les obligea à se mettre en file indienne.

Après avoir suivi la principale rue de Bagamoyo, passé devant des huttes écartées, nous nous trouvâmes sur la plage ; et l’heure étant celle de la marée montante, le commandant prit le chemin qui s’éloignait le plus de la mer.

Ce chemin était plus tortueux que celui du labyrinthe de Crète ; mais il traversait un pays fertile, de grandes étendues plantées en manioc, en ignames, etc. Le djémadar nous fit remarquer de vastes champs de riz, et ajouta que les oranges, les mangues et des fruits d’autres espèces se trouvaient dans la forêt voisine. Tous les champs étaient entourés de haies épineuses, auxquelles les haies d’Angleterre ne sauraient être nullement comparées : douze ou quinze pieds d’élévation sur dix pieds d’épaisseur.

Le sentier passa sous une arcade taillée dans une de ces murailles, puis se déroula sur une terre inculte, où l’herbe croissait par énormes touffes assez hautes pour vous fouetter le visage, assez épaisses pour entraver la marche.

Enfin nous revîmes la plage ; Kaolé était devant nous ; il y avait deux heures que nous étions en roue. Les fusils se déchargèrent pour annoncer notre arrivée. Du côté du djémadar, le pistolet à pierre et le vieux mousquet firent bravement leur devoir ; ils détonèrent comme de petits canons ; mais le second serviteur du commandant ne parvint pas à tirer de son arme fossile un bruit quelconque, et l’autre ne fut pas beaucoup plus heureux avec sa vieille canardière française : il y eut, entre l’explosion de la capsule et celle de la charge, un intervalle qui détruisit l’effet ; réunies, peut-être se seraient-elles fait entendre ; séparément elles furent couvertes par le murmure des flots qui venaient baigner le rivage.

L’instant d’après, nous recevions un chaleureux accueil de Sorghi, du djémadar Sebr et de ses Béloutches. Sorghi, pour lequel j’avais une lettre de recommandation de Lakhmidass, fermier de tous les revenus du sultan, était le collecteur des douanes de la terre ferme. Ce fut chez lui que nous allâmes d’abord. Je lui demandai où l’on pouvait trouver des porteurs. Il nous conseilla d’aller à Saadani en recruter, nous promettant des lettres et des soldats qui faciliteraient nos recherches.

Au bout de quelques instants, nous reçûmes du djémadar Sebr, qui avait disparu pendant la visite, l’invitation de nous rendre à sa demeure, où nous attendait un grand repas : trois vieux coqs, mis à la broche en toute hâte, au sortir de la basse-cour ; trois sortes de pâtisseries arabes, servies chacune sur trois plats différents ; deux assiettes de vermicelle noyé dans le sucre ; et, pour entrée, l’inévitable sorbet.

J’essayai d’une aile de volaille ; couteaux et fourchettes manquant sur la table, il fallut me servir de mes doigts. Le repas fini, on servit du thé, assez bon comme parfum, mais sucré à soulever le cœur. Puis vint le café, heureusement sans sucre, et cependant impuissant à délivrer nos palais de leur excès de matière saccharine. Enfin, une rasade d’eau fraîche, qui nous parut excellente.

Comme nous quittions la salle, notre escorte fut invitée à se partager les restes, et nous allâmes, avec tous les convives, nous asseoir cérémonieusement sous la vérandah. L’interprète aidant nos askaris à faire disparaître les reliefs, la conversation fut nécessairement très limitée.

Quand il ne resta plus rien, notre escorte se reforma dans l’ordre qu’elle avait suivi pour venir, et nous reprîmes le chemin de Bagamoyo, accompagné de notre hôte et de quelques-uns de ses fils, qui voulurent nous reconduire jusqu’à une certaine distance. La marée descendait, ce qui nous permit de faire la route au bord de la mer, sur le sable ferme que l’eau venait de découvrir.

Le lendemain matin, Bilâl partait pour Saadani, avec deux soldats du djémadar, trois des nôtres et un indigène intelligent du nom de Sadi, qui devait lui servir d’interprète et de sergent-recruteur.

Dans la soirée, comme pour faire diversion, un incendie éclata ; sept ou huit cases brûlèrent jusqu’au niveau du sol. Nous courûmes à la caserne où étaient nos munitions, afin de prendre les mesures nécessaires, dans le cas où le feu s’étendrait de ce côté ; cela nous fit passer devant le lieu du sinistre.

À part quelques individus qui discutaient et vociféraient à toute vapeur, les indigènes regardaient les flammes avec une apathie dont rien ne semblait pouvoir les faire sortir. Par bonheur il n’y avait pas de vent ; et quand il eut dévoré le groupe de cases où il avait pris, le feu s’éteignit de lui-même.

La plus grande partie du lendemain fut consacrée à payer les porteurs. Les goûts particuliers de chacun d’eux et la difficulté qu’ils semblent tous avoir à prendre une décision et à l’exprimer, font de cette corvée de la paye tout ce qu’il y a au monde de plus fastidieux. Un homme est appelé ; il répond : « Ay-ouallah », mais il ne bouge pas. Quand, à la fin, il lui plaît de sortir des rangs, vous lui demandez comment il désire recevoir l’acompte qui lui est dû. Après dix minutes de réflexion arrive la réponse : tant de dollars, tant de méricani[14], tant de kaniki[15]. Sa paye est faite ; il demande à changer une pièce d’or pour des picés[16] ; il faut compter tout ce billon crasseux. Vous croyez en être quitte ; nullement : votre homme éprouve le besoin de troquer deux brasses de méricani pour deux de kaniki, ou vice versa ; puis il sollicite un doti de gratification ; encore deux brasses à auner.

De temps en temps nous menions le soir quelques-uns de nos hommes sur la plage pour les faire tirer à la cible ; d’abord un coup à poudre, puis trois tours à balle, dans une case vide, à cent pas de distance.

Tous les matins nous passions nos soldats en revue. Cette mesure nous avait paru nécessaire. En pareil cas l’honneur de porter le drapeau revenait à Ferradi et à Oumbari, deux anciens compagnons de Speke.

Nous avions donné pour uniforme à nos askaris une jaquette rouge, un fez de même couleur, une chemise blanche, et le cummer bund[17] ; Bombay et les autres chefs portaient les galons des officiers non commissionnés.

Le 8 février, jour de grande fête pour les Arabes, tous nos askaris musulmans nous honorèrent d’un salam particulier, et sollicitèrent de nous une petite gratification. Bombay nous expliqua que c’était la Christmas[18] des mahométans, et chacun de nos hommes reçut un schelling pour faire un petit extra. Le même jour, nous eûmes la visite du djémadar Sebr et du commandant en chef, qui positivement avait une chemise propre, c’est-à-dire une chemise neuve.


Daous.

Nous étions alors très pressés de retourner à Zanzibar, pour achever nos préparatifs ; mais obtenir une daou paraissait être d’une difficulté insurmontable. En attendant, la besogne ne manquait pas ; il fallait trouver des pagazis et harnacher les ânes. Confectionner des bâts et des selles n’était pas très difficile ; mais faire des étriers et des mors devenait embarrassant. Toutefois, avec le concours d’un forgeron du pays le problème fut résolu ; et bien que le travail fût des plus grossiers, nous espérâmes que le produit serait d’un bon usage.

  1. Voyez Dhow chasing in Zanzibar waters and on the Eastern coast of Africa par le capitaine G. L. Sulivan, R. N., Londres, 1873.
  2. « Un beau jeune homme, d’une taille splendide, souple et vigoureux, la figure vive, l’air intelligent, » dit Stanley, en parlant de M. Dawson. (Voyez Comment j’ai retrouvé Livingstone, Paris, librairie Hachette, p. 534. (Note du traducteur.)
  3. Voyez dans Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 530 et suivantes, les détails de cette démission et de l’avortement de l’entreprise. (Note du traducteur.)
  4. Ce fut avec beaucoup de regrets qu’à mon arrivée à Loanda j’appris la mort de M. New. C’était un honnête homme, un esprit droit, un cœur généreux et brave ; il avait pris à tâche d’améliorer la condition des Africains, et a sacrifié à cette œuvre une existence précieuse.
  5. M. Oswell Livingstone commençait alors une maladie grave ; s’il renonça à aller rejoindre son père, ce fut d’après l’avis formel du docteur Kirk, et sur les instances réitérées de celui-ci, qui ne le croyait pas en état d’accomplir ce voyage. (Note du traducteur.)
  6. Langue du Sahouahil ; nous ferons remarquer la contraction qui est toute récente ; Stanley (1871), dit encore partout : Kisahouahili, Msahouahili, Vouasahouahili ; Cameron ne le met nulle part ; il écrit toujours : Kisouahili, Msouahili, Vouasouahili. (Note du traducteur.)
  7. Peninsula and Oriental Steamer.
  8. Plume d’acier.
  9. Messmates, littéralement : compagnons de gamelle. (Note du traducteur.)
  10. Voyez pour plus de détails sur Bombay, Sources du Nil, journal du capitaine Speke, Paris, Hachette, 1864, p. 242, et Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, Paris, Hachette, 1874, p. 32. (Note du traducteur.)
  11. Mot qui veut dire soldats et qui s’applique aux gens armés composant l’escorte d’une caravane, bien qu’ils n’aient rien de commun avec la force militaire du pays (Note du traducteur.)
  12. La daou est une barque arabe, pontée seulement à l’arrière, qui est très élevé, tandis que l’avant est très bas. C’est la plus petite des embarcations maritimes de ces parages ; on fait néanmoins avec elle non seulement la traversée de Mascate à Zanzibar et à Madagascar, mais de Zanzibar dans l’Inde. (Note du traducteur.)
  13. Scribe au service du gouvernement, employé d’une administration, probablement ici un comptable de la douane. (Note du traducteur.)
  14. Calicot écru fabriqué en Amérique, d’où lui vient son nom. (Note du traducteur.)
  15. Cotonnade bleue fabriquée dans l’Inde. (Note du traducteur.)
  16. Petite monnaie de cuivre de Zanzibar, valant quatre centimes. (Note du traducteur.)
  17. Ceinture des soldats qui ont fait l’expédition de Chine. (Note du traducteur.)
  18. Littéralement : fête du Christ, fête de Noël. (Note du traducteur.)