À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVI (p. 358-371).
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À la dure  [1]
CHAPITRE VIII
L’exprès à cheval. — L’eau d’alcali. — Un massacre indien..

Au bout de quelque temps nous mîmes toute notre énergie à tendre le cou et à guetter « l’exprès à cheval », le messager rapide qui filait à travers le continent de Saint-Joseph à Sacramento, portant les lettres sur une distance de 3 600 kilomètres en huit jours. Pensez à ce qu’était un pareil travail pour des chevaux mortels et des hommes de chair et dos.

L’exprès à cheval était ordinairement un petit bout d’homme débordant d’énergie et d’endurance. Peu importait le moment du jour ou de la nuit auquel son tour arrivait, peu importait que ce fût l’hiver ou l’été, qu’il fît de la pluie, de la neige, de la grêle ou du verglas, que son « parcours » fût une route droite et unie ou un sentier hasardeux au-dessus des rochers et des précipices, qu’il le menât à travers des régions paisibles ou à travers des régions fourmillant d’Indiens hostiles, il devait être toujours prêt à sauter en selle et à partir comme le vent. Il n’y avait pas de flânerie pour un exprès à cheval de service. Il chevauchait 80 kilomètres sans s’arrêter, sous le soleil, la lune, les étoiles ou dans la noirceur des ténèbres, comme cela se trouvait. Il montait un cheval splendide né pour la course, nourri et logé comme un personnage ; il le maintenait à sa plus grande vitesse pendant 16 kilomètres, puis dès qu’il pénétrait avec fracas dans la station où deux hommes retenaient un coursier frais et impatient, le transfert du cavalier et des dépêches se faisait en un clin d’œil, et le couple ardent filait dans l’espace et disparaissait avant que le spectateur ait pu leur donner l’ombre d’un regard. Cheval et cavalier « volaient légèrement ». Le vêtement du cavalier était mince et collant ; il portait une casaque et une toque et son pantalon dans la tige de ses bottes comme un jockey. Il ne portait pas d’armes, il ne portait rien que le strict nécessaire, car l’affranchissement seul de sa cargaison littéraire valait 25 francs par lettre. Il n’avait guère de correspondance frivole dans son chargement, son sac était plein de lettres d’affaires, presque exclusivement. Son cheval aussi était exempt de tout poids inutile. Il ne portait qu’un petit pain à cacheter de selle de course, et pas de couverture visible. Il n’avait que des fers légers ou pas de fers du tout. Les petites sacoches à lettres, plates, sanglées sous les cuisses du cavalier tenaient chacune environ le volume d’un catéchisme d’enfant. Elles contenaient maint et maint chapitre important d’affaires et mainte lettre pour les journaux, mais ils étaient écrits sur du papier aussi mince, aussi aérien que des feuilles d’or battu, ce qui économisait de la place et du poids. La malle-poste voyageait à raison d’environ 160 à 200 kilomètres par jour (de vingt-quatre heures) ; l’exprès à cheval, à raison d’environ 400 kilomètres. Il y avait à peu près 80 exprès en selle en tout temps, nuit et jour, s’étendant en une longue procession éparse depuis le Missouri jusqu’à la Californie, quarante volant vers l’Est et quarante vers l’Ouest, et à eux tous faisant gagner à 400 vaillants chevaux une vie mouvementée, et leur faisant voir une quantité de paysages dans un seul et même jour de l’année.

Nous brûlions, depuis le commencement, du désir de voir un exprès à cheval, mais pour une cause quelconque tous ceux qui nous dépassaient et tous ceux qui nous croisaient s’arrangeaient pour passer dans la nuit, de sorte que nous entendions seulement un bouillonnement d’air et une acclamation et le rapide fantôme du désert s’évanouissait avant que nous ayons pu mettre la tête à la portière. Mais aujourd’hui nous en attendions un d’un moment à l’autre et nous le verrions en plein jour. Tout à coup le cocher s’écrie :

— Le voici qui vient !

Tous les cous s’allongent de plus belle, tous les yeux s’écarquillent plus larges. Là-bas, à l’extrémité de la plaine infinie de la prairie, un point noir se montre en relief sur le ciel et il est clair qu’il bouge. En effet ! Je crois bien ! En une seconde ou deux, cela devient un cheval et un cavalier, qui monte et qui descend, emporté vers nous de plus en plus près, devenant de plus en plus distinct, de plus en plus nettement dessiné ; plus près, encore plus près, et le battement des sabots arrive confusément à l’oreille ; encore un instant et une clameur et un hourrah éclatent sur notre tillac, un geste part de la main du cavalier, mais pas de réponse et l’homme et le cheval se précipitent au delà de nos figures enthousiastes et s’enfuient à tire d’aile comme un fragment attardé de tempête !

Tout cela est si soudain, si semblable à un éclair de fantasmagorie irréelle que, sans le flocon d’écume blanche qui reste à trembloter et à se mourir sur un sac de lettres après que la vision a passé et s’est évanouie, nous aurions pu douter peut-être d’avoir jamais ni vu l’homme ni le cheval.

Nous défilâmes bientôt grand train dans la Passe de Scott’s Bluffs. Ce fut quelque part par là que, pour la première fois, nous rencontrâmes sur notre route de l’eau d’alcali authentique et incontestable, et nous la saluâmes cordialement comme une curiosité de première classe à citer avec éclat dans nos lettres aux ignorants restés à la maison. Cette eau donnait à la route un aspect savonneux, et en beaucoup d’endroits le terrain semblait avoir été blanchi au lait de chaux. Je crois que cette étrange eau d’alcali nous ravit autant que toute autre merveille que nous ayons rencontrée ; je sais bien qu’elle nous rendit pleins de fatuité et de suffisance et plus fiers de vivre, après que nous l’eûmes ajoutée à la liste des choses que nous avions vues, nous, et que bien d’autres n’avaient pas vues. Dans une proportion réduite, nous appartenions à la catégorie des benêts qui escaladent sans nécessité les pics périlleux du Mont-Blanc et du Cervin et qui n’en tirent aucun plaisir si ce n’est la réflexion que ce n’est pas là une aventure banale. Mais une fois par hasard un de ces gens-là trébuche et descend comme une flèche, assis sur son séant, les longs flancs de la montagne, faisant fumer la croûte de neige derrière lui, bondissant de corniche en corniche, de terrasse en terrasse, entamant le sol au passage, glissant et bondissant toujours, s’enfonçant de temps en temps un iceberg dans le corps, lacérant ses vêtements, se raccrochant aux choses pour sauver sa vie, saisissant des arbres et les emportant avec lui, racines et tout, entraînant des petits rochers par-ci par-là, puis de gros blocs, puis des arpents de glaces et de neiges et des lambeaux de forêts, ramassant toujours en courant, ajoutant toujours à la masse et au tourbillon de sa grandeur, tandis qu’il se rapproche d’un précipice de mille mètres, jusqu’à ce qu’enfin il agite son chapeau superbement et chevauche dans l’éternité sur le dos d’une avalanche tumultueuse et furibonde !

Tout ceci est très joli, mais ne nous laissons pas emporter par l’enthousiasme et demandons calmement à cette personne quelles sont ses sensations le lendemain, de sang-froid, avec sept ou huit cent mètres de neige et de débris sur le corps.

Nous traversâmes les collines de sable auprès de l’endroit du massacre et du pillage de la malle par les Indiens en 1856, dans lequel le cocher et le conducteur périrent, ainsi que tous les voyageurs, sauf un, à ce qu’on suppose. Mais cela doit être une erreur, car, à différentes reprises, dans la suite sur la côte du Pacifique, j’ai connu personnellement de 153 à 154 personnes qui avaient été blessées dans le massacre, et s’étaient à grand-peine échappées vivantes. Il n’y a pas à en douter, j’ai recueilli le fait de leur propre bouche. L’une d’elles me disait qu’elle continua à retrouver des têtes de flèches dans sa constitution pendant près de sept ans après le massacre ; et une autre me raconta qu’elle était hérissée de flèches si littéralement que quand elle put se relever, les Indiens partis, et se tâter, il lui fut impossible de retenir ses larmes, parce que ses habits étaient complètement perdus.

Quoi qu’il en soit, la tradition la plus digne de foi avère qu’un seul homme nommé Babbitt survécut au massacre, et qu’il était atrocement blessé. Il se traîna à l’aide des mains et d’un seul genou (il avait une jambe cassée) jusqu’à une station distante de plusieurs kilomètres. Il y employa en partie deux nuits, restant caché pendant un jour et une partie d’un autre, et pendant quarante heures il souffrit d’inimaginables angoisses de la faim, de la soif et des affres de ses blessures. Les Indiens dépouillèrent la voiture et tout ce qu’elle contenait, y compris un véritable trésor.

CHAPITRE IX
Au milieu des Indiens. — Un meurtre à minuit. — Un citoyen dangereux, mais utile..

Nous passâmes à Port-Laramie pendant la nuit, et le septième matin de notre voyage, nous nous trouvâmes dans les Montagnes Noires, avec le pic Laramie à côté de nous, en apparence, se dressant vaste et solitaire, teint d’un indigo foncé, sombre et puissant, tant le vieux colosse fronçait sinistrement le sourcil sous son imposante calotte de nuages. En réalité, il était à 50 ou 60 kilomètres, mais il paraissait n’être situé qu’un peu au delà d’une petite éminence à notre droite. Nous déjeunâmes à la station du Fer-à-Cheval, à 1 087 kilomètres de Saint-Joseph. Nous avions atteint maintenant un pays d’Indiens hostiles ; dans l’après-midi, nous passâmes à la station de Laparelle et nous jouîmes d’un grand malaise tout le temps que nous restâmes dans ces parages, sachant que beaucoup d’entre les arbres que nous rasions à portée de bras abritaient un ou deux Indiens en embuscade. La nuit précédente, un Indien à l’affût avait envoyé une balle à travers la casaque de l’exprès à cheval, mais lui avait continué sa route tout de même parce que les exprès à cheval n’avaient pas le droit de s’arrêter ni de s’occuper de pareils détails avant d’être tués. Tant qu’il leur restait du souffle, leur consigne était de rester à cheval et de marcher, les Indiens les eussent-ils guettés depuis huit jours et fussent-ils tout à fait à bout de patience.

Environ deux heures et demie avant notre arrivée à Laparelle, le chef de station avait tiré quatre fois sur un Indien, mais, disait-il d’un air scandalisé l’Indien, « s’était trémoussé et avait fait rater tout, et les munitions sont abominablement rares, pourtant. » La déduction la plus naturelle qu’impliquait son langage était qu’en « se trémoussant » l’Indien s’était octroyé un avantage déloyal. La voiture où nous étions avait un trou circulaire à son avant, souvenir de son dernier trajet dans la région. La balle qui le fit blessa légèrement le cocher, mais il n’en faisait pas grand cas. Il disait que le vrai endroit pour tenir un homme « réveillé » était là-bas chez les Apaches, sur la grande ligne du sud, avant que la Compagnie n’eût transféré l’itinéraire de la poste plus haut vers le nord, sur la ligne actuelle. Il disait que là-bas les Apaches le tourmentaient perpétuellement, et qu’il fut sur le point de mourir d’inanition au milieu de l’abondance parce qu’il était si troué par leurs balles qu’il « ne pouvait plus garder sa nourriture ». Les dires de cette personne rencontraient une incrédulité générale.

Nous tirâmes les rideaux bien soigneusement ce premier soir dans le pays des Indiens hostiles, et nous couchâmes sur nos armes. Nous dormîmes un peu dessus, mais la plupart du temps nous y étions seulement couchés. Nous ne causions guère, et nous restions cois, aux aguets. La nuit était d’un noir d’encre et par moment pluvieuse. Nous étions entre des bois, des rochers, des collines et des gorges, — si renfermés par le fait, qu’en regardant par la fente du rideau nous ne pouvions rien discerner. Sur le siège, le cocher et le conducteur se tenaient tranquilles, eux aussi, ou ne parlaient qu’à de longs intervalles, à voix basse, comme on le fait au milieu de dangers invisibles.

Nous écoutions les gouttes de pluie clapoter sur l’impériale, les roues grincer sur le gravier boueux, le vent gémir tout bas et, sans cesse, nous étions sous le coup de cette sensation absurde, inhérente aux voyages de nuit dans un véhicule bien calfeutré, la sensation de rester parfaitement immobiles à la même place, malgré les cahots et le roulis de la voiture, le piétinement des chevaux et le grincement des roues. Nous écoutâmes longtemps en tendant nos facultés et en retenant notre haleine ; chaque fois qu’un de nous se relâchait avec un long soupir de soulagement et se préparait à dire quelque chose, un camarade poussait invariablement un « Écoutez » soudain et immédiatement l’expérimentateur se roidissait et, de nouveau, écoutait.

Ainsi se succédèrent les ennuyeuses minutes et décades de minutes, jusqu’au moment où nos corps raidis s’embrumèrent enfin en une vague somnolence et où nous nous endormîmes, si on peut nommer un tel état d’un mot aussi fort, car c’était un sommeil qui ne tenait qu’à un cheveu. C’était un sommeil fourmillant et grouillant d’une confusion baroque et pénible de lambeaux et de bouts de rêves, un sommeil qui était un chaos. Subitement, rêves et sommeil ainsi que le silence maussade de la nuit retentirent d’une détonation vibrante et furent déchirés par un hurlement de détresse, oh ! si traînant et si sauvage ! Puis nous entendîmes à dix pas de nous :

— Au secours ! au secours ! au secours ! (c’était la voix du cocher).

— Tuez-le ! Tuez-le comme un chien !

— On m’assassine ! Qui est-ce qui me passe un pistolet ?

— Vivement, coupez-lui la tête ! coupez-lui la tête !

(Deux coups de pistolet ; une confusion d’appels et le piétinement d’une quantité de pieds, comme si une foule entourait et enserrait quelque objet ; plusieurs coups lourds et sourds, comme d’une massue ; une voix qui implorait : « Non, messieurs, non, je vous en prie. Je suis mort. » Puis un gémissement plus faible suivi d’un autre coup et la malle-poste partit comme un trait dans les ténèbres laissant derrière nous ce sombre mystère).

Quelle alerte ce fut ! huit secondes couvriraient amplement l’espace de temps que cette scène occupa, peut-être même bien cinq. Nous n’eûmes que le temps de nous précipiter sur un rideau, de le déboucler et de le déboutonner dans une hâte maladroite et impuissante, lorsque notre fouet claqua prestement au-dessus de nos têtes et nous dévalâmes à grand fracas une « rampe » de la montagne.

Nous ruminâmes ce mystère pendant le reste de la nuit, car elle était déjà très avancée. Il dut demeurer pour le moment un mystère ; tout ce que nous pûmes tirer du conducteur en réponse à nos hélements, ce fut des sons qui, au milieu du fracas des roues, semblaient dire : « Je vous raconterai ça demain matin. »

Nous allumâmes donc nos pipes, nous ouvrîmes un coin de rideau en guise de cheminée, et nous nous étendîmes dans les ténèbres, écoutant chacun raconter à tour de rôle quel effet la chose lui avait fait, par combien de milliers d’Indiens il nous croyait d’abord attaqués, quel souvenir il avait gardé des bruits subséquents et de l’ordre où ils s’étaient produits. Nous fîmes aussi des théories, mais aucune théorie ne pouvait expliquer que la voix du cocher fût là, dehors, ni pourquoi ses meurtriers parlaient un si bon anglais, si vraiment ils étaient Indiens.

Nous fumâmes et nous bavardâmes à notre aise pendant le reste de la nuit, nos appréhensions de mauvais augure s’étant dissipées comme par enchantement au contact d’une réalité qui les précisait.

Jamais nous n’obtînmes grand éclaircissement sur cette sombre aventure. Tout ce que nous pûmes reconstituer au moyen des bribes de renseignements recueillis au matin était : que la bagarre eut lieu à une station ; que nous y changions de cochers, et que le cocher remplacé avait dit du mal de quelques bandits qui infestaient la région, « car il n’y a pas un homme par ici dont la tête ne soit à prix et qui ose se montrer dans les comptoirs », dit le conducteur ; il avait dit du mal de ces individus et aurait dû « arriver avec son pistolet armé posé tout prêt sur le siège à son côté et commencer la danse lui-même, parce que le premier Jeannot venu aurait deviné qu’ils l’attendraient ».

Ce fut tout ce que nous pûmes recueillir, et il nous fut loisible de constater que ni le conducteur ni le nouveau cocher ne prenaient guère la chose à cœur. Manifestement ils avaient peu de respect pour quelqu’un qui émettait des opinions malsonnantes sur les autres et ensuite se présentait devant eux sans être prêt à « soutenir son avis », ainsi qu’ils exprimaient agréablement l’acte de tuer tout semblable qui n’aimerait pas les opinions susdites. Et non moins clairement ils méprisaient l’homme assez indiscret pour se risquer à exciter le courroux de bêtes sauvages aussi complètement dénuées de scrupules que ces brigands, et le conducteur ajouta :

— Je vous le dis, Slade lui-même ne ferait pas pire.

Cette remarque opéra une révolution entière dans ma curiosité. Je ne me souciais plus des Indiens, je perdis même toute préoccupation au sujet de l’homme assassiné. Il y avait une telle magie dans ce nom : Slade ! Nuit et jour, à présent, j’étais toujours prêt à abandonner tout sujet sur le tapis pour écouter quelque nouveau détail sur Slade et ses effroyables exploits. Avant même d’arriver à Overland-Ville, nous avions commencé à entendre parler de Slade et de sa « division » (car il était agent de division) sur la Grande Ligne ; et, depuis l’heure où nous avions quitté Overland-Ville, nous avions entendu les cochers et les conducteurs parler uniquement de ces trois choses : la Californie, les mines d’argent du Nevada, et ce risque-tout, Slade. Et la conversation sur Slade était de beaucoup la plus fréquente. Nous étions parvenus graduellement à nous figurer ce fait exact : que Slade était un homme dont le cœur, les mains et l’âme étaient trempés du sang de ceux qui offensaient sa dignité ; un homme qui vengeait épouvantablement outrages, injures, insultes ou mépris de quelque sorte que ce fût, sur le champ s’il pouvait, des années après si le manque d’occasion prochaine l’y contraignait ; un homme torturé nuit et jour par sa haine jusqu’à ce que la vengeance l’eût apaisée, et pas une vengeance ordinaire non plus, mais la destruction complète de son ennemi, rien moins ; un homme dont le visage étincelait d’une terrible joie quand il surprenait un adversaire et le prenait au dépourvu. Fonctionnaire capable et éminent de la Grande Ligne, bandit parmi les bandits et pourtant leur implacable fléau, Slade était à la fois le plus sanguinaire, le plus dangereux et le plus précieux citoyen des déserts sauvages de la montagne.

CHAPITRE X
Histoire de Slade.

Oui vraiment, les deux tiers de la conversation des cochers et des conducteurs roulaient sur ce Slade depuis la veille de notre arrivée à Julesbourg.

Afin que le lecteur oriental puisse clairement concevoir ce qu’est un spadassin des Montagnes Rocheuses dans tout son épanouissement, je réduirai toute cette masse de cancans de la Grande Ligne en un récit continu que je lui soumettrai sous la forme suivante :

Slade naquit dans l’Illinois d’une bonne famille. À l’âge de 26 ans il tua un homme dans une querelle et s’enfuit du pays. À Saint-Joseph, Missouri, il entra dans l’un des premiers convois d’émigrants pour la Californie et fut chargé du poste de chef de convoi. Un jour dans les Plaines il eut une violente dispute avec l’un de ses charretiers et tous deux tirèrent leurs revolvers, mais le charretier fut l’artiste le plus leste et le premier en garde. Aussi Slade lui représenta que c’était pitié de gaspiller du sang pour si peu de chose et lui proposa de jeter les pistolets à terre et de vider la querelle à coups de poings. Le charretier confiant y consentit et jeta son pistolet, sur quoi Slade rit de sa naïveté et le tua net.

Il s’échappa pendant quelque temps menant une vie sauvage, passant la moitié de son temps à faire la guerre aux Indiens et l’autre moitié à esquiver un sheriff de l’Illinois envoyé pour l’arrêter après son premier meurtre. On dit que dans un seul combat contre les Indiens il tua trois sauvages de sa propre main, leur coupa ensuite les oreilles et les envoya avec ses compliments au chef de la tribu.

Slade conquit bientôt une renommée de résolution intrépide et ce lui fut un mérite suffisant pour lui procurer la place importante d’agent de division de la Grande Ligne à Julesbourg au lieu de M. Jules, révoqué. Depuis quelque temps déjà, les chevaux de la Compagnie étaient fréquemment volés et ses voitures retardées par des bandes de malfaiteurs qui riaient à l’idée que quelqu’un eût la témérité de ressentir ces outrages. Slade les ressentit promptement. Les brigands éprouvèrent bientôt que le nouvel agent était un homme qui n’avait peur de rien au monde. Il fit courte besogne de tous les coupables. Il en résulta que les retards cessèrent, que la propriété de la Compagnie fut respectée et que, quoi qu’il arrivât ou aux dépens de qui que ce fût, les voitures de Slade firent leur trajet, à tout coup ! Il est vrai que pour amener ce changement salutaire Slade dut tuer plusieurs hommes, les uns disent trois, d’autres quatre et d’autres six, mais le monde gagna à leur perte. La première difficulté grave qu’il eut fut avec l’ex-agent Jules qui avait la réputation d’être lui-même un spadassin sans scrupules. Jules détestait Slade qui l’avait supplanté, et tout ce qu’il attendait, c’était une belle et bonne occasion de se battre avec lui. Bientôt Slade osa employer un homme que Jules avait autrefois congédié. Ensuite, Slade se saisit d’un attelage de chevaux de poste qu’il accusa Jules d’avoir détourné et caché quelque part pour son usage personnel. La guerre était déclarée et pendant un jour ou deux les deux hommes parcoururent les rues, sur leurs gardes, à la recherche l’un de l’autre, Jules armé d’un fusil de chasse à deux coups et Slade de son revolver historique. Finalement comme Slade entrait dans un magasin, Jules lui vida le contenu de son fusil dans le corps, de derrière la porte. Slade tint bon et Jules attrapa quelques mauvais coups de revolver en échange. Puis les deux hommes tombèrent et furent emportés à leurs domiciles respectifs, jurant tous les deux que la prochaine fois un meilleur tir ferait une besogne plus mortelle. Tous les deux furent alités longtemps, mais Jules fut sur pied le premier, et rassemblant ses biens il les emballa sur une paire de mulets et s’enfuit dans les Montagnes Rocheuses pour reprendre des forces avant le jour du règlement de comptes. Pendant bien des mois il ne fut plus question de lui et graduellement tout le monde l’oublia, excepté Slade. Slade n’était pas un homme à pardonner. Au contraire, la rumeur publique disait que Slade ne cessa pas d’offrir une récompense à qui le lui livrerait, mort ou vif !

Quelque temps après, voyant que l’administration énergique de Slade avait rendu la paix et l’ordre à l’une des plus mauvaises divisions de la route, la Compagnie de la poste le transféra dans la division de Rocky Ridge dans les Montagnes Rocheuses pour voir s’il pourrait y accomplir le même miracle. C’était le paradis des bandits et des spadassins. Il n’y avait pas semblant de lois dans le pays. La violence était de règle. La force était la seule autorité reconnue. Les malentendus les plus simples se dénouaient séance tenante au revolver ou au couteau. Les assassinats se commettaient en plein jour avec une fréquence sémillante et personne ne s’avisait d’ouvrir des enquêtes à leur sujet. On considérait que les auteurs de la tuerie avaient obéi à leurs raisons particulières ; s’y immiscer aurait paru de la part de tierces personnes une indélicatesse. Après un meurtre, tout ce que l’étiquette des Montagnes Rocheuses exigeait d’un spectateur, c’était qu’il aidât le monsieur à enterrer son gibier, autrement sa maussaderie lui aurait été payée de retour la première fois qu’il aurait tué un homme lui-même et qu’il aurait eu besoin d’un coup de main de ses voisins pour l’enterrer.

Slade établit sa résidence avec calme et sérénité au milieu de cet essaim de voleurs de chevaux et d’assassins et, la première fois que l’un d’eux exhiba ses insolentes brutalités en sa présence, il le tua net. Il commença une campagne contre les brigands et au bout d’un laps de temps singulièrement bref il avait complètement arrêté leurs déprédations sur la cavalerie de la Compagnie, recouvré un grand nombre de chevaux volés, tué plusieurs des pires coupe-jarrets du district, et conquis un ascendant si redouté sur les autres qu’ils le respectaient, l’admiraient, le craignaient et lui obéissaient ! Il accomplit dans les mœurs de la communauté le même changement merveilleux qui avait marqué son administration à Overland-Ville. Il captura deux hommes qui avaient volé des bêtes de la Compagnie et de ses propres mains il les pendit. Il était le juge suprême du district aussi bien que le jury et exécuteur des hautes œuvres, et non seulement en cas d’offenses contre ses patrons, mais encore contre les émigrants de passage. Un jour, des émigrants eurent leur bétail volé ou perdu et le dirent à Slade qui visitait leur camp par hasard. Avec un seul compagnon il se rendit à cheval à une ferme dont il soupçonnait les propriétaires et, ouvrant la porte, il commença le feu, en tuant trois et blessant le quatrième.

D’un petit livre sanguinairement intéressant sur le Montana, j’extrais le paragraphe suivant :

En voyage, la tyrannie de Slade était absolue. Il descendait à une station, y élevait une querelle, jetait la maison par les fenêtres et en maltraitait les habitants avec la dernière cruauté. Les infortunés n’avaient aucun moyen de redressement à leur disposition, et étaient contraints à se remettre de leur mieux. Dans l’une de ces occasions, il tua le père de Jemmy, le beau petit garçon de demi-sang, qu’il adopta et qui vécut avec sa veuve après son exécution. Les histoires de Slade pendant des gens, des innombrables bagarres à coups de pistolet, de couteau et de massue où il joua le principal rôle, forment une partie de la légende de la ligne postale. Quant aux querelles et aux coups de feu de moindre importance il est absolument certain qu’une biographie détaillée de Slade ne serait qu’un long récit de tels exercices. »

Slade était un tireur sans rival au revolver de marine. La légende dit qu’un beau matin à Rocky Ridge, se sentant à l’aise, il vit approcher un homme qui l’avait offensé auparavant : remarquez quelle bonne mémoire il avait en pareille matière. « Messieurs », dit Slade en dégainant, « ceci est un coup à vingt bons pas ; je vais lui couper le troisième bouton de son habit ». Ce qu’il fit. Les assistants étaient tous dans l’admiration. Et ils allèrent tous aussi à l’enterrement.

Une fois, un homme qui tenait une petite buvette à la station, fit quelque chose qui fâcha Slade, et s’en alla faire son testament. Un jour ou deux après, Slade entra et demanda de l’eau-de-vie. L’homme allongea le bras sous son comptoir (ostensiblement pour saisir une bouteille, peut-être pour saisir autre chose), mais Slade lui sourit de ce sourire particulièrement aimable et satisfait que ses voisins avaient appris depuis longtemps à reconnaître comme un arrêt de mort déguisé et lui dit : Pas de ça ! passez-moi l’article cher. » Donc le pauvre débitant dut tourner le dos pour prendre le cognac cher sur la planche et, quand il se retourna de nouveau, il regardait dans la gueule du pistolet de Slade. « Et un instant après, ajouta mon interlocuteur avec gravité, c’était un des hommes les plus morts qui aient jamais vécu. »

Les cochers et les conducteurs nous racontèrent que quelquefois Slade laissait un ennemi exécré pendant des semaines sans aucunement le molester, le regarder ni en parler, qu’en tout cas il l’avait fait une ou deux fois. Les uns disaient qu’ils croyaient qu’il agissait ainsi pour bercer ses victimes d’insouciance et pouvoir les attaquer à l’improviste, et d’autres disaient croire qu’il économisait ainsi un ennemi comme un écolier économise un gâteau et fait durer le plaisir le plus possible en s’en gorgeant par anticipation. L’un de ces cas fut celui d’un Français qui avait offensé Slade. À la surprise générale, Slade ne le tua pas sur place, mais le laissa tranquille pendant un temps considérable. Finalement, cependant, il se rendit à la maison du Français un soir, très tard, frappa et, lorsque son ennemi ouvrit la porte, il le tua raide, il repoussa le cadavre à l’intérieur de la porte d’un coup de pied, mit le feu à la maison et brûla le mort, sa veuve et ses trois enfants ! J’ai entendu cette histoire de la bouche de plusieurs personnes, et toutes croyaient évidemment ce qu’elles disaient. Elle peut être vraie, elle peut être fausse, « Qui veut noyer son chien, etc. "

Slade fut capturé un jour par une troupe de gens décidés à le lyncher. Ils le désarmèrent, l’enfermèrent dans une solide cabane en rondins et mirent un poste à le garder. Il obtint de ses geôliers d’envoyer chercher sa femme pour qu’il pût la voir une dernière fois. C’était une femme brave, aimante et énergique. Elle sauta à cheval et galopa pour la vie ou la mort. Quand elle arriva, on la laissa entrer sans la fouiller, et avant qu’on eût pu refermer la porte, elle sortit d’un seul geste une paire de revolvers et elle et son seigneur et maître se mirent en marche en bravant la bande. Puis, sous un feu nourri, ils montèrent tous deux sur le même cheval et s’enfuirent sains et saufs !

Dans la suite des temps, les myrmidons de Slade capturèrent son ancien ennemi Jules, qu’ils découvrirent dans une cachette bien choisie au fond des solitudes de la montagne, gagnant une vie précaire avec sa carabine. Ils l’amenèrent à Rocky Ridge, pieds et points liés, et le déposèrent, au milieu de la cour aux chevaux, le dos contre un poteau. On dit que le plaisir qui illumina la figure de Slade quand il apprit cela fut quelque chose d’effroyable à contempler. Il examina son ennemi pour s’assurer qu’il était solidement attaché, et alla se coucher, content d’attendre au matin avant de savourer le régal de sa mort. Jules passa la nuit dans la cour aux chevaux, pays où les nuits chaudes sont inconnues. Dans la matinée, Slade s’exerça sur lui au revolver, lui entaillant la chair par ci par là et de temps en temps lui coupant un doigt, tandis que Jules le suppliait de le tuer d’un seul coup et de le délivrer de ses tourments. Enfin, Slade rechargea son arme et, marchant à sa victime, fit sur elle quelques remarques psychologiques et l’acheva. Le corps resta sur place une demi-journée, personne ne se risquant à y toucher sans ordres ; alors Slade commanda une corvée et assista lui-même à l’enterrement. Mais il coupa d’abord les oreilles du mort et les mit dans la poche de sa veste où il les porta quelque temps avec une grande satisfaction. Voilà l’histoire telle que je l’ai entendu souvent raconter et telle que je l’ai lue imprimée dans les journaux de Californie. Elle est sans doute correcte dans ses traits essentiels.

En temps voulu, nous arrivâmes à une station de poste et nous nous assîmes à déjeuner dans la société mi-sauvage et mi-civilisée de montagnards barbus et armés, garçons de ferme et employés. Le fonctionnaire le plus distingué, le plus tranquille et le plus affable que nous ayons encore rencontré sur la route au service de la Compagnie de la poste était la personne assise au haut bout de la table, à côté de moi. Jamais jeune homme n’ouvrit les yeux et ne frémit comme moi quand j’entendis qu’on l’appelait Slade !

C’en était, du roman ! et j’étais assis en tête à tête avec lui. Je le voyais, je le touchais, je jouais avec pour ainsi dire ! Ici, tout près de moi, était le véritable ogre qui, dans des combats, des rixes et de diverses manières, avait enlevé la vie à vingt-six êtres humains, ou tout le monde mentait à son égard ! Je suppose que je fus le garçon le plus fier qui ait jamais voyagé pour visiter des pays curieux et des êtres extraordinaires.

Il était si amical et si affable que je l’aimais en dépit de son effrayante histoire. Il n’était guère possible de croire que cet agréable personnage fût l’impitoyable fléau des bandits, le croquemitaine qui servait aux mères-nourrices de la montagne d’épouvantail pour leurs enfants. Et aujourd’hui encore je ne me rappelle rien de remarquable en Slade, excepté que sa figure était plutôt large des pommettes ; que les pommettes étaient placées bas et que les lèvres étaient particulièrement minces et droites. Mais cela suffit pour me faire quelque impression, car depuis je vois rarement un visage possédant ces caractères sans m’imaginer que son propriétaire est un homme dangereux.

Le café manqua. Du moins il fut réduit à une seule tasse de fer blanc, et Slade allait la prendre quand il s’aperçut que ma tasse était vide. Il offrit poliment de me la remplir, mais quoique j’en eusse envie, je refusai poliment. Je craignais qu’il n’eût encore tué personne de la matinée et qu’il put avoir besoin de distraction. Mais il insista avec une courtoisie ferme pour me remplir ma tasse en disant que j’avais voyagé toute la nuit et que je la méritais plus que lui et, tout en parlant, il me versa le liquide, jusqu’à la dernière goutte.

Je le remerciai et je le bus, mais cela ne me fit aucun bien, car je ne pouvais me sentir assuré que tout à l’heure il n’allait pas regretter de me l’avoir donné et se mettre en devoir de me tuer en guise de consolation. Mais rien de semblable n’arriva. Nous le quittâmes avec ses vingt-six cadavres à son compte et j’éprouvai une douce satisfaction à la pensée qu’en prenant soin du n° 1 à la table du déjeuner j’avais évité heureusement d’être le n° 27. Slade vint près de la voiture et surveilla le départ, ordonnant d’abord quelques modifications dans l’arrangement, des sacs de lettres pour notre bien-être, puis nous primes congé de lui, persuadés que nous en réentendrions parler, un jour ou l’autre, et nous demandant en quelle circonstance ce serait.

(À suivre.)
Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.


  1. Voir La revue blanche des 1er  et 15 octobre 1901.