À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVI (p. 161-182).
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À la dure
PRÉFACE

Ce livre est simplement un récit personnel et non une histoire prétentieuse ou une dissertation philosophique. C’est la relation de plusieurs années de vagabondages variés, et son but est plutôt d’aider le lecteur fatigué en voyage à perdre une heure, que de l’affliger par de la métaphysique ou de l’impatienter avec de la science. Pourtant, il y a des renseignements dans ce volume ; des renseignements au sujet d’un épisode intéressant de l’histoire de l’Extrême-Occident, sur lequel aucun livre n’a été écrit par des personnes qui aient été présentes sur les lieux et qui aient vu de leurs propres yeux les événements de cette époque. Je fais allusion à l’origine, au développement et à l’apogée de la fièvre des mines d’argent dans le Nevada, épisode curieux à quelques égards ; le seul de son espèce qui soit arrivé dans le pays et le seul, ma foi, qui probablement y arrivera jamais.

Oui, à tout prendre, il y a vraiment pas mal de renseignements dans mon livre. Je le regrette vivement, mais, réellement, je n’ai pas pu faire autrement ; les renseignements suintent naturellement de moi, comme l’outre-mer très précieux suinte de la loutre. Quelquefois j’aurais donné des mondes, à ce qu’il me semblait, pour retenir mes constatations ; mais c’est impossible. Plus je calfate mes sources et me rends imperméable, plus ma sagesse coule. Par conséquent, je ne peux réclamer entre les mains du lecteur qu’indulgence et non justice.

CHAPITRE PREMIER
Mon frère est nommé secrétaire du Nevada. — J’envie ses aventures en perspective. — Je suis nommé son secrétaire particulier. — Mon contentement est complet. — Prêt en une heure. — Rêves et visions. — Sur le Missouri. — Un gaillard de bateau.

Mon frère venait d’être nommé secrétaire du territoire du Nevada, place d’une telle importance, qu’elle impliquait à la fois les charges et dignités de Trésorier, Contrôleur, Secrétaire d’État, et Gouverneur délégué en l’absence du Gouverneur. Un salaire de 1 800 dollars par an et le titre de « M. le Secrétaire » donnaient à cette haute position un air de grandeur imposant et romanesque.

J’étais jeune et ignorant et j’enviais mon frère. Je convoitais sa splendeur financière et honorifique, mais particulièrement et spécialement le long, l’étrange voyage qu’il allait faire, et le monde nouveau et curieux qu’il allait explorer. Il allait voyager, je n’avais jamais quitté la maison et ce mot de voyage avait pour moi un charme séducteur. Bientôt il allait se trouver à des centaines et des centaines de milles de distance, au milieu des grandes plaines et des déserts, dans les montagnes de l’Extrême-Occident ; il verrait des bisons, des Indiens, des chiens de prairies et des antilopes ; il allait avoir toutes sortes d’aventures, peut-être se faire pendre ou scalper, se donner tant de bon temps, écrire à la maison pour nous raconter tout cela, et devenir un héros. Il allait voir les mines d’or et les mines d’argent, et peut-être, se promenant un soir au sortir de son bureau, ramasserait-il sur une côte deux ou trois seaux de lingots brillants et de pépites d’or et d’argent. Puis, il deviendrait très riche, il retournerait à la maison par mer et il pourrait parler aussi tranquillement de San-Francisco, de l’Océan et de « l’isthme » que s’il n’y avait rien de drôle à avoir vu ces merveilles face à face. Ce que je souffrais en contemplant son bonheur, la plume ne peut le décrire. Aussi, quand il m’offrit, de sang-froid, la position sublime de secrétaire particulier auprès de lui, il me sembla voir le ciel et la terre passer et le firmament s’enrouler comme un cornet de papier. Je n’avais plus rien à désirer. Ma satisfaction était complète. Au bout d’une heure ou deux j’étais prêt à partir. Nous avions très peu de paquets à faire, puisque nous devions prendre la poste depuis la frontière du Missouri jusqu’au Nevada et qu’on n’acceptait qu’une petite quantité de bagages par tête.

Le chemin de fer du Pacifique n’existait pas dans ce bon temps d’il y a dix ou douze ans ; il n’y en avait pas un seul rail.

Je me proposais de ne rester au Nevada que trois mois. Je voulais y voir tout ce que je pouvais de nouveau et de curieux, et puis courir à la maison reprendre mon travail. Je ne pensais guère que je ne verrais finir ces trois mois d’excursion de vacances qu’au bout de six ou sept années extraordinairement longues.

Je rêvai toute la nuit d’Indiens, de déserts et de barres d’argent, et, le lendemain, en temps voulu, nous prîmes passage à Saint-Louis à bord d’un bateau à vapeur remontant la rivière du Missouri.

Nous mîmes six jours à aller de Saint-Louis à Saint-Joseph, Ce trajet fut si ennuyeux, si endormant, si insignifiant qu’il n’a pas laissé plus d’impressions dans ma mémoire que s’il avait duré six minutes au lieu d’autant de journées. Nulle trace ne subsiste aujourd’hui à ce sujet, dans mon esprit, si ce n’est un mélange confus, de troncs d’arbres à l’air sinistre, sur lesquels nous faisions passer délibérément une de nos roues ; de rochers contre lesquels nous buttions et nous buttions jusqu’à ce que nous nous retirions pour les escalader dans un endroit moins dur ; de bancs de sable où nous nous perchions de temps en temps et où nous nous reposions jusqu’à ce que nous sortions nos béquilles pour nous en déloger (à la perche).

En fait, le bateau aurait presque pu aller à Saint-Joseph par terre, car, je ne sais comment, il allait à pied la plupart du temps, se hissant sur les rocs et grimpant sur les troncs d’arbre, patiemment et laborieusement tout le long de la journée. Le capitaine disait que son bateau était un « fameux gaillard » et qu’il ne lui manquait que plus de « mordant » et une roue plus grande. Moi je me disais que ce qui lui manquait, c’était une paire d’échasses, mais j’eus la sagacité profonde de ne pas le dire.

CHAPITRE II
Arrivée à Saint-Joseph. — On ne tolère que vingt-cinq livres de bagages. — Dernier adieu aux gants de chevreau et aux habits de soirée. — Armés jusqu’aux dents. — L’ « Allen ». — Une arme folâtre. — On nous persuade d’acheter une mule. — Liste des objets de luxe. — Nous quittons les « États ». — « Notre équipage ». — Dépêches pour les Indiens. — Entre un clin d’œil et un tremblement de terre. — Une sphinge moderne et l’accueil qu’elle nous fit. — Une aimable génisse..

La première chose que nous fîmes, l’heureux soir où nous débarquâmes à Saint-Joseph, fut de dénicher le bureau de la poste aux chevaux où nous prîmes nos billets à 150 dollars pièce jusqu’à Carson City (Nevada) par la route de terre.

Le lendemain matin, aux premiers rayons de l’aurore, nous avalâmes un déjeuner rapide et nous nous hâtâmes vers le lieu du départ. Alors un inconvénient se présenta auquel nous n’avions pas bien réfléchi avant, à savoir qu’on ne peut pas faire passer une lourde malle de voyage pour 25 livres de bagages, parce qu’elle pèse beaucoup plus. Cependant c’était tout ce que nous pouvions emporter, 25 livres chacun. Ainsi nous dûmes nous précipiter sur nos malles, les ouvrir, y opérer un triage en un rien de temps. Nous réunîmes nos 25 livres par tête réglementaires dans la même valise et nous réexpédiâmes par eau nos malles à Saint-Louis. Ce fut une triste séparation, car maintenant nous n’avions plus d’habits à queue ni de gants de chevreau blancs à mettre aux réceptions pawnies dans les montagnes Rocheuses, plus de chapeaux tuyaux de poêle, ni de bottines vernies, ni aucune des autres choses nécessaires à qui ambitionne une vie calme et paisible. Nous étions réduits au pied de guerre. Chacun de nous endossa un habillement de drap lourd et rude, y compris une chemise de soldat en flanelle, et des bottes de pionnier, et dans la valise nous empilâmes quelques chemises blanches, du linge et des objets de toilette. Mon frère, le Secrétaire, emporta environ trois kilos de Dictionnaire complet, car nous ne savions pas, pauvres innocents, que ces choses-là s’achetaient à San-Francisco la veille et arrivaient le lendemain à Carson City.

J’étais armé jusqu’aux dents avec un misérable petit Smith et Wesson à sept coups, du même calibre que les pilules homéopathiques ; il fallait les sept coups complets pour faire une dose pour adulte. Moi, je trouvais ça grandiose. Il me semblait que c’était là une arme dangereuse. Elle n’avait qu’un défaut, on ne pouvait rien atteindre avec. Un de nos « conducteurs » s’en servit quelque temps contre une vache : tant que la bête se tint immobile et resta sage, elle ne courut aucun danger ; mais dès qu’elle commença à circuler et qu’elle cessa de servir de cible au tireur, il lui arriva malheur. Le Secrétaire portait en bandoulière un revolver Colt de petit volume en guise de protection contre les Indiens ; crainte d’accidents il ne l’avait pas chargé. M. Georges Bemis était sinistrement formidable. Georges Demis était notre compagnon de voyage. Nous ne l’avions jamais vu auparavant. Il portait à la ceinture un vieil « Allen » authentique, ce que les gens irrévérencieux appelaient un « moulin à poivre ». Le seul fait de presser sur la détente, armait et faisait partir le pistolet. Pendant la course de la détente, le chien se mettait à se lever et le barillet à tourner et tout d’un coup le chien s’abattait et la balle filait. Viser le long du barillet en mouvement et atteindre l’objet visé était un exploit qui n’avait probablement jamais été accompli sur la terre avec un « Allen ». Mais l’arme de Georges méritait tout de même confiance parce que, ainsi que le dit plus tard un des cochers de la malle-poste, « si elle ne réussissait pas du côté qu’elle se lançait, elle amenait autre chose. » Et c’était vrai. Elle « se lança », un jour, sur un deux de pique cloué à un arbre, et « amena » une mule qui se trouvait à 30 mètres sur la gauche. Bemis ne voulait pas de la mule ; mais le propriétaire s’avança avec un fusil de chasse à deux coups, et, je ne sais comment, lui persuada de l’acheter. C’était une arme folâtre que cet « Allen ». Quelquefois les six canons partaient du même coup et il n’y avait plus de sécurité dans le pays qu’en arrière de l’arme.

Nous prîmes deux ou trois couvertures contre les gelées dans la montagne. En fait d’objets de luxe, nous fûmes modestes, nous n’en emportâmes pas, excepté quelques pipes et cinq livres de tabac à fumer. Nous avions deux grands bidons pour le transport de l’eau, et nous prîmes aussi plein un petit sac à plombs de monnaie blanche, pour nos dépenses journalières en fait de déjeuners et dîners.

Vers huit heures tout était prêt et nous étions de l’autre côté de la rivière.

Nous sautâmes dans la malle-poste, le cocher fit claquer son fouet, et nous roulâmes, laissant « les États » derrière nous. C’était une superbe matinée d’été, et le paysage entier étincelait de soleil. Il y avait une fraîcheur et une animation dans la brise, ainsi qu’une exhilarante sensation d’affranchissement de toute espèce de soucis et de responsabilités, qui nous fit presque croire que les années que nous avions passées dans la ville close et chaude, au milieu des tracas et de l’assujétissement, avaient été gaspillées et perdues. Nous filions à travers le Kansas, et au bout d’une heure et demie nous étions déjà au large dans les grandes Plaines. À cet endroit le terrain ondulait — succession grandiose d’élévations et de dépressions régulières aussi loin que l’œil pouvait atteindre — pareil au soulèvement majestueux du sein de l’Océan après une tempête. Et partout il y avait des champs de blé, accentuant de carrés d’un vert plus foncé cette étendue illimitée de terre couverte d’herbes. Mais tout à l’heure cette mer sur terre ferme allait perdre son « roulis » et s’allonger pendant sept cents milles (1 200 kil.) aussi plate qu’un plancher.

Notre voiture se balançant d’avant en arrière et de droite à gauche était une grande malle-poste, de la plus somptueuse espèce, un imposant berceau à quatre roues. Elle était tiré par six chevaux : à côté du cocher était assis le « conducteur », capitaine légitime de l’esquif : car il avait pour fonction de prendre sous sa responsabilité et sa surveillance les dépêches, les bagages, les messageries et les voyageurs. Nous étions à nous trois les seuls voyageurs pour cette fois. Nous nous tenions à l’intérieur sur la banquette du fond. À peu près tout le reste de la voiture était rempli par des sacs de dépêches, car nous emportions avec nous le courrier en retard des trois jours précédents. Touchant presque nos genoux, un mur perpendiculaire de matières postales s’élevait jusqu’au plafond de la voiture. Il y en avait un gros tas ficelé sur l’impériale avec des courroies et les deux coffres d’avant et d’arrière étaient pleins. Nous en avions deux mille sept cents livres à bord ; le cocher dit : « Un peu pour Brigham, Carson et Frisco, mais le gros du tas pour les Indiens, qu’est si puissamment remuant sans qu’ils ont plein de sermons à lire ». Mais comme à ce moment précis il arbora sur sa physionomie une formidable convulsion, donnant l’idée d’un clin d’œil englouti par un tremblement de terre, nous devinâmes que sa remarque avait l’intention d’être facétieuse et signifiait que nous pourrions bien décharger la plus grande partie de notre cargaison postale dans un coin des Plaines et l’abandonner aux Indiens ou au premier venu.

Nous changions de chevaux tous les dix milles, pendant toute la journée, et nous volions, pour ainsi dire, sur la route dure et unie. Nous sautions à terre pour nous dégourdir les jambes chaque fois que la malle s’arrêtait, de sorte que la nuit nous trouva dispos et allègres.

Après souper il monta une femme qui habitait environ à une cinquantaine de milles plus loin, et chacun de nous dut à tour de rôle aller s’asseoir à l’impériale à côté du cocher et du conducteur. Apparemment ce n’était pas une femme communicative. Assise là, dans le crépuscule s’épaississant, elle rivait un regard fixe sur un moustique qui lui perçait le bras, tout doucement elle élevait son autre main jusqu’à la portée de l’insecte, puis elle lui lançait une tape qui aurait fait chanceler une vache : ensuite elle restait à contempler le cadavre avec une satisfaction tranquille, car elle ne ratait jamais son moustique ; son tir était mortel à petite portée. Jamais elle n’enlevait les carcasses, elle les laissait là comme appât. Assis à côté de cette horrible sphinge, je la regardai tuer quarante ou cinquante moustiques ; je la regardais et j’attendais qu’elle dit quelque chose… Enfin, je lui dis :

— Les moustiques sont assez méchants, par ici, madame.

— Je vous crois !

— Plaît-il, madame ?

— Je vous crois ! »

Alors mise à son aise, elle se retourna et dit :

— Le diable me soulève si je ne commençais pas à vous prendre pour des sourds-muets. Oui, pardi ! Je restais là assise, crevant de moustiques et me d’mandant ce qui vous f’sait mal. En premier, je croyais que vous étiez sourds-muets, après je croyais que vous étiez malades ou toqués, ou quequ’chose comme ça, après petit à petit je me dis que vous étiez un paquet de foutus imbéciles qui ne savaient pas quoi dire. D’oùsque vous venez ?

La sphinge n’était plus une sphinge ! Les fontaines de son grand abîme étaient descellées, elle fit pleuvoir les neuf parties du discours quarante jours et quarante nuits, métaphoriquement parlant, et elle nous ensevelit sous un déluge navrant de bavardage trivial qui ne laissait aucune falaise, aucun sommet propre à loger une répartie émerger au-dessus d’un chaos houleux de grammaire déchiquetée et de prononciation décomposée.

Nous souffrîmes, nous souffrîmes et nous souffrîmes, oh combien ! Elle continua heure après heure, tant que je regrettai d’avoir jamais ouvert la question moustique et de l’avoir mise en train. Elle ne s’arrêta plus avant d’être arrivée à destination vers la pointe du jour ; et alors elle nous réveilla, en quittant la voiture (car nous dodelinions depuis longtemps) pour nous dire :

— Eh ben ! les gars, descendez à Cottonwood et mettez en panne une paire de jours, et je vous rejoindrai dans la soirée, et si je peux vous faire plaisir en vous glissant un mot de temps en temps, je m’en charge. On vous dira que j’ai toujours été une espèce de difficile et de sainte-n’y touche, pour une fille qu’a poussé dans les bois, et vrai, je le suis, avec les gueux et la racaille, et une fille doit l’être, si elle veut être quelque chose, mais quand je trouve des gens qu’est mes égaux, je compte que je suis une génisse assez sociable tout de même.

Nous résolûmes de ne pas « mettre en panne à Cottonwood ».

CHAPITRE III
« La soupente qu’est cassée ». — Un courrier bien distribué. — Sommeil mouvementé. — Un lapin-bourricot en méditation et au travail. — Un moderne Gulliver. — Le buisson de sauge. — Pardessus alimentaires. — Triste sort d’un chameau. — Avertissement aux expérimentateurs.

Environ une heure et demie avant le point du jour, nous filions moelleusement le long de la route. Si moelleusement que notre berceau ne se balançait que d’un mouvement léger, assoupissant, qui nous enveloppait graduellement de sommeil et nous émoussait l’entendement, lorsque quelque chose céda sous notre poids. Vaguement nous y fûmes sensibles, et en même temps indifférents. La malle s’arrêta. Nous entendîmes le cocher et le conducteur se parler, au dehors, chercher partout une lanterne et jurer parce qu’ils ne la trouvaient pas, mais quel que fût l’événement, il ne nous concernait pas et cela ne faisait qu’accroître notre bien-être, de penser à ceux qui travaillaient là dans la nuit noire, tandis que nous étions capitonnés dans notre nid, les rideaux tirés. Mais voici que, d’après le bruit, il parut y avoir un examen de la voiture et la voix du cocher dit :

— Nom de nom, la soupente qu’est cassée !

Cela me secoua et me réveilla tout à fait, comme le sentiment mal défini d’un malheur a toujours une tendance à le faire. Je me dis : « Voyons, une soupente, cela fait sans doute partie d’un cheval ; et sans doute c’en est une partie vitale d’après l’inquiétude qui est dans la voix du cocher. Une jambe peut-être, et pourtant comment a-t-il pu se casser la jambe en valsant sur une pareille route ? Non, ça ne peut pas être la jambe. C’est impossible à moins qu’il ne l’ait lancée à la tête du cocher. Voyons, qu’est-ce que ça peut bien être que la soupente d’un cheval, je me le demande ? Enfin, en tous cas, ne montrons pas notre ignorance au public. »

À ce moment, la figure du conducteur parut à un coin de rideau soulevé et sa lanterne nous illumina, nous et notre muraille de sacs postaux. Il nous dit :

— Messieurs, il faudra que vous descendiez un petit peu, soupente cassée.

Nous dévalâmes sous une fine pluie pénétrante et nous nous sentîmes tout dépaysés et tout navrés. Quand j’eus découvert que ce qu’on appelait une « soupente », c’était la combinaison massive de courroies et de ressorts qui maintenait suspendue la caisse de la voiture, je dis au cocher :

— Je n’ai encore jamais vu de soupente aussi usée que ça autant que je me rappelle. Comment est-ce arrivé ?

— Tiens, c’est arrivé qu’on a voulu faire tenir dans une seule voiture le courrier de trois journées voilà comment c’est arrivé, dit-il, et justement nous sommes rendus à la vraie adresse qu’est écrite sur tous les sacs de journaux qu’étaient pour jeter aux Indiens pour les faire tenir tranquilles. C’est une veine insensée, passe qu’il fait si constitutionnellement noir, que j’aurais passé devant sans m’en douter, si c’te soupente-là avait pas cassé.

Je compris qu’il était en travail d’un de ses fameux clins d’œil, quoique je ne pusse voir sa figure, parce qu’il était penché sur sa besogne ; lui souhaitant une heureuse délivrance, j’allai aider les autres à décharger les sacs de dépêches. Quand ils furent tous dehors, ils formèrent une grande pyramide au bord de la route. La soupente raccommodée, nous remplîmes de nouveau les deux coffres, mais nous ne mîmes rien sur l’impériale et seulement moitié moins qu’avant à l’intérieur.

Le conducteur rabattit tous les dossiers et remplit la voiture de sacs à mi-hauteur de bout en bout. Sur quoi, nous protestâmes hautement, parce que nous n’avions plus de sièges Mais le conducteur fut plus sage que nous, et dit qu’un lit valait mieux que des sièges et qu’en outre cet arrangement protégeait sa soupente. Nous ne demandâmes plus de sièges. Le lit pour la flânerie était infiniment préférable. Je passai dans la suite mainte journée amusante à m’y coucher et à lire les Statuts et le Dictionnaire, en me demandant ce qui allait arriver aux personnages.

Le conducteur dit qu’il enverrait de la prochaine station, un garde pour veiller sur les sacs abandonnés, et nous reprîmes notre route.

C’était maintenant le point du jour ; en étendant nos jambes pleines de crampes de toute leur longueur sur les sacs postaux et en regardant par les carreaux à travers les vastes déserts de verdure couverts d’une brume fraîche et pulvérulente jusqu’au point où le levant marquait l’horizon comme d’un point d’interrogation, notre plaisir parfait prit la forme d’une extase tranquille et heureuse.

La voiture courait à une allure vertigineuse ; la brise faisait claquer les vêtements accrochés et les rideaux de la manière la plus exhilarante, notre berceau se balançait voluptueusement eu tous sens, le battement des sabots, le fouet du cocher et ses « hue ! allons donc ! » étaient une musique : le terrain se déroulant, les arbres se précipitant semblaient nous jeter de muets hourrahs au passage, puis se retourner derrière nous, pleins d’admiration ou d’envie ou de quelque chose ; et tandis que nous étions couchés, que nous fumions le calumet de paix et que nous comparions toute cette joie aux années de l’ennuyeuse vie des villes qui l’avaient précédée, nous sentions qu’il n’était au monde qu’un seul bonheur parfait et sans mélange et que nous l’avions trouvé.

Après déjeuner, à une station quelconque dont j’ai oublié le nom, nous grimpâmes tous trois sur le siège, derrière le cocher et nous laissâmes le conducteur faire un somme sur notre lit. Et petit à petit quand le soleil m’eut assoupi, je m’étendis à plat ventre sur l’impériale, me retenant à la légère tringle de la galerie et je dormis une heure ou plus. Cela peut donner une idée de ces routes sans pareilles. D’instinct, un dormeur se cramponne toujours violemment aux barreaux quand la voiture cahote, mais quand elle ne fait que bercer et se balancer, l’étreinte est inutile. Les cochers et les conducteurs de la ligne avaient l’habitude tout en restant à leur place, de dormir trente ou quarante minutes d’affilée, sur de bonnes routes, pendant qu’on marchait à une vitesse de 13 ou 16 kilomètres à l’heure. Je les ai vus le faire souvent. En cela, il n’y avait pas de danger, un dormeur se raccrochera toujours à temps aux barreaux quand la voiture cahote. Ces gens-là étaient surmenés et il ne leur était pas possible de rester éveillés tout le temps.

Ensuite nous passâmes à Marysville ; nous franchîmes le Big-Blue et le Little-Sandy ; environ un mille plus loin, nous entrâmes dans le Nebraska. Encore un mille plus loin, nous arrivâmes au Big-Sandy, à 288 kilomètres de Saint-Joseph.

Comme le soleil se couchait, nous vîmes le premier spécimen d’un animal, que, sur une étendue de 3 500 kilomètres de montagnes et de déserts, du Kansas jusqu’au Pacifique, on appelle familièrement le « lapin-bourricot ». Il est bien nommé. Il est pareil à n’importe quel autre lapin, si ce n’est qu’il est d’un tiers ou de moitié plus gros, qu’il a les jambes plus longues proportionnellement à sa taille, et qu’il a les oreilles les plus absurdes qui aient jamais coiffé aucune créature, excepté le bourricot. Quand il est au repos, qu’il pense à ses péchés, ou qu’il rêve sans crainte de danger, ses oreilles majestueuses se dressent au-dessus de lui, bien en vue, mais le craquement d’une brindille lui cause une frayeur presque mortelle, et alors il penche légèrement ses oreilles en arrière et s’élance vers son logis. Tout ce que vous pouvez voir, pendant la minute suivante, c’est sa longue silhouette grise, s’allongeant toute droite et se « tirant » à travers les courts buissons de sauge, la tête levée, l’œil fixe et les oreilles un peu rejetées en arrière, mais jalonnant constamment l’endroit où se trouve l’animal comme s’il portait un foc. De temps en temps, il fait un bond merveilleux avec ses longues jambes, bien au-dessus des sauges ratatinées, et marque un saut qui rendrait un cheval envieux. Puis il descend une longue et gracieuse pente et disparaît bientôt mystérieusement : il s’est tapi derrière un bouquet de sauge et y restera assis, aux aguets et tremblant jusqu’à ce que vous arriviez à six pieds de lui, sur quoi il repartira. Mais il faut tirer une fois sur cette bête si on veut la voir mettre tout son cœur dans ses talons et faire de son mieux. Alors, complètement effrayée, elle couche ses longues oreilles sur son dos, s’allonge comme une aune de drapier à chaque bond qu’elle fait et éparpille derrière elle les kilomètres avec une facilité pleine d’indifférence qui enchante.

Nous fîmes « se ramasser » notre spécimen, comme dit le conducteur. Le Secrétaire le mit en route avec une balle du Colt, je commençai à lui cracher dessus avec mon arme ; au même moment, la bordée tout entière du vieil « Allen », partit avec un fracas retentissant et on peut dire sans exagération que le lapin devint frénétique. Il baissa les oreilles, leva la queue et détala pour San-Francisco, à une vitesse qu’on ne peut décrire que comme un éclair suivi d’une éclipse. Il était hors de vue depuis longtemps que nous entendions encore le sifflement de sa fuite.

Je ne me rappelle pas où nous rencontrâmes le premier buisson de sauge, mais puisque j’en ai parlé, je peux aussi bien le décrire. C’est une chose facile à faire, car si le lecteur réussit à se figurer un chêne vénérable et noueux réduit à la taille d’un petit buisson de deux pieds de haut, avec son écorce rugueuse, son feuillage, ses rameaux entremêlés et toutes ses parties complètes, il a la peinture exacte du buisson de sauge. Souvent, pendant des après-midi de loisir dans les montagnes, je me suis couché par terre, la figure sous un buisson de sauge et je me suis imaginé pour m’amuser que les moucherons, au milieu du feuillage, étaient des oiseaux lilliputiens ; que les fourmis marchant et contre-marchant autour de la tige, étaient des troupeaux lilliputiens, et que j’étais moi-même un maraudeur gigantesque de Brobdignac, guettant un petit citoyen de l’endroit pour le manger.

C’est la miniature exquise de l’imposant monarque de la forêt que ce buisson de sauge. Son feuillage est d’un vert grisâtre et donne cette teinte au désert et à la montagne. Il a l’odeur de notre sauge domestique et la tisane de sauge fabriquée avec a le goût de celle que tous les enfants connaissent si bien. Le buisson de sauge est une plante singulièrement rustique et pousse en plein dans l’épaisseur du sable et parmi les rocs dénudés où rien, dans le règne végétal, n’essaierait de croître, excepté le « bunch grass ». Les buissons de sauge poussent à une distance de trois à six ou sept pieds l’un de l’autre, sur toute la surface des montagnes et des déserts de l’Extrême-Occident jusqu’à la frontière de la Californie. Il n’y a aucune espèce d’arbres dans le désert, pendant des centaines de kilomètres, il n’y a aucune végétation dans un véritable désert, excepté le buisson de sauge et son cousin le « bois à graisse » qui lui ressemble tellement, que la différence entre eux est nulle. Les feux de bivouac et les dîners chauds seraient impossibles dans le désert sans le buisson de sauge ami. Son tronc est aussi gros que le poignet d’un enfant (et va jusqu’à l’épaisseur du bras d’un homme) et ses branches anguleuses sont moitié aussi grosses que son tronc ; le tout forme un bois dur, sain, excellent, qui ressemble beaucoup à celui du chêne.

Quand une troupe bivouaque, la première chose à faire est de couper des buissons de sauge ; et au bout de quelques minutes, on en à une pile opulente toute prête. On creuse un trou d’un pied de large, de deux pieds de profondeur et de deux pieds de longueur, et on casse la sauge et on l’y brûle jusqu’à ce qu’il soit plein jusqu’au bord de charbons allumés. Puis on se met à faire la cuisine et il n’y a pas de fumée, et par conséquent pas de jurons. Un feu semblable dure toute la nuit et n’a que très peu besoin d’être rechargé ; il constitue un feu de bivouac très sociable et autour duquel les réminiscences les plus impossibles paraissent plausibles, instructives et profondément amusantes.

Le buisson de sauge est un très bon combustible, mais en fait de légume, c’est un insuccès signalé. Aucun être ne peut en souffrir le goût, excepté le lapin-bourricot et son fils illégitime, le mulet. Mais leur témoignage concernant ses facultés nutritives est sans valeur, parce qu’ils mangent des pommes de pin, de l’anthracite, du fil de laiton, des tuyaux de plomb, des vieilles bouteilles et tout ce qui leur tombe sous la dent, et s’en vont avec un air aussi reconnaissant que s’ils avaient eu des huîtres à dîner. Les mulets, les bourriquets et les chameaux ont des appétits que n’importe quoi soulage temporairement, mais que rien n’assouvit. Une fois, en Syrie, près des sources du Jourdain, un chameau entreprit mon pardessus pendant qu’on plantait les tentes et l’examina d’un œil critique, d’un bout à l’autre, avec autant d’attention que s’il avait eu l’idée de s’en commander un pareil ; ensuite, après avoir médité dessus en le regardant comme article d’habillement, il se mit à le considérer comme article d’alimentation. Il posa le pied dessus, arracha une des manches avec ses dents, et la mâcha et remâcha en l’ingurgitant graduellement, ouvrant et fermant tout le temps les yeux en une sorte d’extase religieuse, comme s’il n’avait jamais rien goûté dans sa vie d’aussi bon qu’un pardessus. Puis il fit claquer ses lèvres une fois ou deux et alla chercher l’autre manche. Ensuite, il tâta du col de velours, et sourit d’un tel sourire de contentement qu’il était facile de voir qu’il regardait ce morceau comme le plus délicat d’un pardessus. Les pans vinrent après, de compagnie avec des capsules à percussion, du sucre candi et de la pâte de figues de Constantinople. Ensuite ma correspondance de journaliste tomba à terre, et il en essaya : c’étaient des lettres manuscrites pour les journaux de mon pays. Mais là il foulait un terrain dangereux. Il commença par rencontrer dans ces documents des passages d’un sérieux solide qui lui pesa sur l’estomac ; et de temps à autre il mordait dans une plaisanterie qui le secouait à lui déconsolider la mâchoire ; sa position commençait à devenir critique, mais il tint bon avec grand courage et ferme espoir jusqu’à l’instant où il finit par trébucher sur des affirmations qu’un chameau lui-même ne pouvait pas avaler impunément. Il se mit à étrangler et à étouffer, les yeux lui sortirent de la tête, ses jambes de devant s’écartèrent, en un quart de minute environ il tomba aussi roide que l’établi d’un charpentier, et expira dans une agonie indescriptible. J’allai lui retirer le manuscrit de la bouche et je vis que cette bête délicate était morte étouffée par une des narrations les plus modérées et les plus anodines que j’aie jamais soumises à un public confiant.

J’allais dire, quand j’ai été détourné de mon sujet, que quelquefois on trouve des buissons de sauge de cinq ou six pieds de haut, avec une envergure de branchage et de feuillage en proportion, mais que leur hauteur habituelle est de deux à deux pieds et demi.

CHAPITRE IV
Nous faisons notre lit. — Les assauts du Dictionnaire complet. — À une station. — Notre cocher, grand et brillant dignitaire. — Étrange situation pour une cour. — Les aménagements. — Doubles portraits. — Un héritage de famille. — Ce digne hôtelier. — « Le bazar et l’installage », — Un exilé. — Le slumgullion. — Une table bien servie. — L’hôtelier s’étonne. — L’étiquette à table. — Mules mexicaines sauvages. — Malle-poste et chemin de fer.

Pendant que le soleil tombait et que la fraîcheur du soir venait, nous fîmes nos préparatifs de couchage. Nous remuâmes les sacs à lettres en cuir et les sacs à imprimés en toile noueuse (noueuse et bossuée à cause des bouts et des coins de revues, de boîtes et de livres qui en ressortaient). Nous les remuâmes et nous les redisposâmes de manière à rendre notre lit aussi uni que possible. Et nous y réussîmes, bien qu’après toute notre peine, il eût un air un peu tourmenté et houleux comme un petit morceau de mer orageuse. Ensuite nous poursuivîmes nos bottes dans les recoins entre les sacs de poste où elles s’étaient nichées et nous les mîmes. Nous décrochâmes alors nos habits, nos vestes, nos pantalons et nos grosses chemises de laine, des appuis-main où ils s’étaient balancés toute la journée et nous les revêtîmes, car il n’y avait de dames ni aux stations ni dans la voiture, et, le temps étant chaud, nous nous étions mis à notre aise en nous déshabillant jusqu’à nos « dessous » dès neuf heures du matin. Tout étant prêt maintenant, nous rangeâmes le Dictionnaire toujours inquiet là où il pouvait reposer aussi tranquillement que possible et nous plaçâmes les bidons à eau et les pistolets là où nous pouvions les retrouver dans l’obscurité. Puis nous fumâmes une pipe finale, et nous échangeâmes une dernière histoire ; après quoi, nous mîmes les pipes, le tabac et le sac de monnaie dans les petites cavités et renfoncements des sacs postaux, nous tirâmes les rideaux tout autour de la voiture et nous la rendîmes aussi sombre que « l’intérieur d’une vache » comme dit le conducteur dans son langage pittoresque. Il y faisait certainement aussi sombre que possible, on ne pouvait rien y distinguer même vaguement. Et, à la fin, nous nous enroulâmes comme des vers à soie, chacun dans sa couverture, et nous nous laissâmes tranquillement aller au sommeil.

Lorsqu’on s’arrêtait pour changer de chevaux, nous nous réveillions et nous essayions de nous rappeler où nous étions, nous y réussissions et au bout d’une minute ou deux la voiture repartait et nous aussi. Nous commencions à entrer dans un pays sillonné çà et là de petits ruisseaux. Ceux-ci avaient de chaque côté des rives élevées et à pic et chaque fois que nous dégringolions d’une rive et que nous regrimpions sur l’autre, cela embrouillait passablement notre groupe. D’abord nous tombions tous en tas à l’avant de la voiture, presque sur notre séant ; et une seconde après nous étions projetés à l’autre extrémité, la tête en bas. Nous nous débattions et nous gigotions aussi et nous nous garions des bouts et des coins des sacs de lettres qui s’effondraient autour de nous et par dessus nous ; quand la poussière s’était élevée au milieu du tumulte, nous éternuions tous en chœur, la plupart d’entre nous grognaient et poussaient des exclamations impatientes dans le genre de : « Retirez donc votre coude d’entre mes côtes. — Est-ce que vous ne pourriez pas finir de pousser ? »

Chaque fois que notre avalanche se précipitait d’un bout de la voiture à l’autre, le Dictionnaire complet l’accompagnait ; et chaque fois qu’il l’accompagnait, il endommageait quelqu’un. Dans un de ses trajets il « écorça » le coude du Secrétaire ; au suivant, il me donna dans le creux de l’estomac ; et au troisième, il retroussa le nez de Bemis au point de lui faire voir l’intérieur de ses narines, à ce qu’il prétendit. Les pistolets et l’argent coulèrent tout de suite au fond ; mais les pipes, les tuyaux de pipes, le tabac et les bidons cavalcadaient et cascadaient à la suite du Dictionnaire à chaque assaut qu’il nous livrait, et lui fournissaient aide et protection en nous versant du tabac dans les yeux et de l’eau dans le cou.

Pourtant, tout considéré, ce fut une nuit très confortable. Elle passa graduellement, et lorsqu’enfin une lueur grise et froide se montra par la fente des rideaux, nous bâillâmes et nous nous étirâmes avec satisfaction, nous développâmes nos cocons et nous trouvâmes que nous avions eu tout ce qu’il nous fallait de sommeil. Petit à petit, comme le soleil montait et chauffait le monde, nous ôtâmes nos habits et nous nous préparâmes à déjeuner. Nous étions juste à l’heure, car, cinq minutes après, le cocher donna aux notes sauvages de sa trompe leur volée par dessus les solitudes herbeuses, puis nous découvrîmes une hutte basse ou deux dans le lointain. Le roulement de la voiture, le battement des sabots de nos six chevaux, les commandements brefs du cocher, s’éveillèrent en une emphase plus accentuée et plus énergique, et nous vînmes nous ranger le long de la station à notre allure la plus brillante. C’était un enchantement que ces anciens voyages en malle-poste.

Nous sautâmes dehors dans notre petit déshabillé. Le cocher lança à terre sa poignée de rênes, bâilla et s’étira complaisamment, retira ses épais gants de daim avec beaucoup de délibération et une dignité intolérable, sans accorder la plus légère attention à une douzaine de questions aimables sur sa santé, d’apostrophes humblement facétieuses et flatteuses, et d’offres de services obséquieuses de la part de cinq ou six employés ou palefreniers hirsutes et à demi-sauvages en train de dételer prestement nos bêtes et de faire sortir le nouveau relais hors de l’écurie ; car aux yeux du cocher de malle-poste de cette époque les employés et palefreniers étaient une espèce de créatures ordinaires et vulgaires, utiles dans leur métier et aidant à constituer l’univers, mais pas la sorte de gens auxquels une personne de distinction pût se permettre de s’intéresser ; tandis qu’au contraire aux yeux de l’employé et du palefrenier le cocher de malle-poste était un héros, un haut et brillant dignitaire, l’enfant favori du monde, l’envie du peuple, le point de mire des nations. Quand ils lui parlaient, ils acceptaient son silence insolent avec douceur et comme étant la conduite naturelle et convenable d’un si grand homme ; quand il ouvrait les lèvres, ils se suspendaient à ses paroles avec admiration (il ne faisait jamais l’honneur d’une remarque à un individu en particulier, mais il l’adressait avec une large généralité aux chevaux, aux écuries, au pays d’alentour, et aussi aux subalternes humains) ; quand il lançait à un palefrenier une personnalité goguenarde et blessante, ce palefrenier était heureux toute la journée ; quand il lâchait son unique plaisanterie, vieille comme les montagnes, grossière, juronnante, bête et infligée au même auditoire dans les mêmes termes chaque fois qu’il s’arrêtait là, les manants s’esclaffaient, se tapaient sur la cuisse et juraient qu’ils n’avaient jamais rien entendu de si drôle dans leur vie. Et comme ils se précipitaient autour de lui quand il demandait une cuvette d’eau, une gourde d’idem, ou du feu pour la pipe ! Mais ils auraient insulté sur le champ un voyageur s’il s’était oublié assez pour implorer une faveur auprès d’eux. Ils avaient l’art de cette insolence aussi bien que le cocher à qui ils l’empruntaient ; car, qu’on ne l’oublie pas, le cocher de grande ligne n’avait guère moins de mépris pour ses voyageurs que pour ses palefreniers.

Les palefreniers et les employés traitaient le réellement puissant conducteur de la malle simplement selon le meilleur de ce qu’ils croyaient être la politesse, mais le cocher était le seul être devant lequel ils s’inclinaient, le seul qu’ils adoraient. Avec quelle admiration ils le contemplaient en haut de son siège quand il se gantait avec une lenteur délibérée pendant que quelque heureux palefrenier lui tendait son faisceau de rênes et attendait patiemment qu’il le prît ! Et comme ils le bombardaient d’exclamations glorieuses quand il claquait son long fouet, et partait en caracolant.

Les bâtiments de la station étaient des huttes longues et basses, faites de briques couleur de boue séchées au soleil, assemblées sans mortier (les Espagnols appellent ces briques « adobés » nom que les Américains ont abrégé en « dobies »). Leurs toits dont la pente était si faible que ce n’est pas la peine d’en parler, étaient de chaume et gazonnés et recouverts d’une épaisse couche de terre d’où partait une végétation assez luxuriante d’herbes et de plantes sauvages.

C’était la première fois que nous voyions dans une maison la cour au-dessus du grenier. Les bâtiments consistaient en granges, en écuries pour 12 ou 15 chevaux, et en une hutte en guise de salle à manger pour les voyageurs. Cette dernière contenait des réduits pour le chef de station et un ou deux palefreniers. On pouvait s’accouder sur les gouttières et il fallait se baisser avant de passer la porte. En place de fenêtre il y avait un trou carré à peu près assez large pour livrer passage au corps d’un homme, mais il n’y avait pas de vitres. Il n’y avait pas de parquet, mais le sol était en terre battue. Il n’y avait pas de fourneau, mais la cheminée servait à tous les usages. Il n’y avait pas d’étagères, pas de buffets, pas d’office. Dans un coin se dressait un sac de farine tout ouvert, et nichés au pied se trouvaient une couple de cafetières en fer battu, noires et vénérables, une théière en fer battu, un petit sac de sel et un quartier de lard.

À l’extérieur, à la porte de l’antre du chef de station, une cuvette de fer blanc était posée à terre. À côté il y avait un seau d’eau et un morceau de savon jaune en barre ; à la gouttière, une vieille chemise de laine bleue pendait d’une manière significative, mais cette dernière était la serviette particulière du chef de station et il n’y avait que deux personnes dans la société qui auraient pu se risquer à s’en servir, le cocher et le conducteur. Le second ne voulait pas par bienséance ; le premier ne voulait pas, parce qu’il ne tenait pas à encourager les avances d’un chef de station. Nous avions des serviettes dans notre valise : elles auraient pu aussi bien être au fond de la Mer Morte. Nous (et le conducteur) nous servions de nos mouchoirs et le cocher de son pantalon et de ses manches. À côté de la porte, à l’intérieur, était accroché un vieux petit cadre de miroir contenant dans un coin inférieur deux petits fragments du miroir primitif. Cette combinaison vous offrait à la vue, quand vous vous regardiez, un portrait à deux coups, avec une moitié de votre tête surélevée de cinq centimètres au-dessus de l’autre moitié.

À ce cadre de miroir était suspendu un demi-peigne au bout d’une ficelle, mais s’il me fallait décrire ce patriarche ou mourir, je crois que je me commanderais des échantillons de cercueils. Il remontait à Esaü et à Samson et depuis avait toujours été en accumulant des cheveux, ainsi que certaines impuretés. Dans un coin de la pièce trois ou quatre carabines ou mousquets étaient rassemblés avec des cornes à poudre et des sachets de munitions. Les gens de la station portaient des pantalons d’étoffe grossière de fabrication rustique, dont le fond et les entrejambes étaient doublés d’amples applications de basane faisant fonctions de jambières quand l’homme montait à cheval, de sorte que ce pantalon moitié bleu sombre et moitié jaune était inexprimablement pittoresque. Il était fourré dans de hautes bottes, aux talons armés de grands éperons espagnols dont les barrettes et les chaînettes de fer cliquetaient à chaque pas. L’homme portait une barbe et des moustaches immenses, un vieux chapeau mou, une chemise de laine bleue, pas de bretelles, pas de gilet, pas d’habit, dans une gaîne de cuir à la ceinture, un grand et long revolver de marine (suspendu à droite, le chien en avant), et, ressortant de sa botte, un couteau bowie-knife à manche de corne. Le mobilier de la cabane n’était ni fastueux ni encombrant. Les chaises à bascule et les canapés étaient absents et l’avaient toujours été mais s’étaient fait représenter par deux tabourets à trois pattes, un banc de sapin de quatre pieds de long et deux caisses à chandelles, vides. La table était formée d’une planche graisseuse sur tréteaux et ni la nappe ni les serviettes n’étaient venues, on ne les attendait pas non plus. Chaque homme avait devant lui un plat d’étain bossué, un couteau et une fourchette, une chopine d’étain et le cocher avait une soucoupe de terre de fer qui avait vu de meilleurs jours.

Naturellement cet archiduc siégeait au haut bout de la table. Il y avait dans le couvert une pièce isolée et solitaire qui avait un air touchant de noblesse en ruines. C’était l’huilier. Il était en maillechort, mutilé et oxydé, mais il se trouvait là si absurdement déplacé qu’il avait l’air d’un roi en haillons exilé chez des barbares, et la majesté de son origine commandait le respect malgré sa dégradation. Il ne lui restait qu’un seul carafon, et encore sans bouchon, constellé de piqûres de mouches, le goulot cassé, avec deux doigts de vinaigre dans le fond et une douzaine de mouches confîtes, les pattes en l’air et la mine longue d’avoir été s’établir là.

Le chef de station brandit un disque de pain de la semaine précédente, ayant la forme et la dimension d’un fromage ancien modèle, et en tailla des lames qui étaient aussi bonnes que des pavés Nicholson et plus tendres.

Il découpa une tranche de lard pour chaque personne, mais seuls les vieux routiers aguerris se mirent en devoir de le manger, car c’était du lard de réforme que les États-Unis ne voulaient pas donner aux soldats dans les forêts et que la Compagnie de transports avaient acheté au rabais pour la nourriture des voyageurs et des employés. Peut-être avons-nous rencontré ce lard de réforme plus avant dans les Plaines que la section où je le place, mais nous l’avons rencontré, on ne peut pas dire le contraire.

Puis il nous versa une boisson qu’il appelait du « slumgullion », et il est difficile de croire qu’il n’avait pas reçu une inspiration du ciel le jour où il l’avait baptisée. En réalité, cela avait la prétention d’être du thé, mais il y avait dedans trop de lavette à vaisselle, de sable et de vieille couenne de lard pour tromper un voyageur intelligent. Il n’y avait ni sucre ni lait, pas même une cuiller pour remuer le mélange.

Nous ne pouvions pas manger le pain ni la viande, ni boire le « slumgullion ». Et en regardant le mélancolique carafon de vinaigre, je pensais à l’histoire (déjà très très vieille, à cette époque) du voyageur qui s’assit devant une table où il n’y avait rien qu’un maquereau et un pot de moutarde. Il demanda à l’amphitryon si c’était tout. L’amphitryon dit : « Tout. Comment, éclairs et tonnerre ! il me semble qu’il y a là assez de maquereau pour six. — Mais je n’aime pas le maquereau. — Oh bien ! servez-vous de la moutarde. »

En d’autres temps j’avais trouvé l’histoire bonne, très bonne, mais ici elle prenait une vraisemblance lugubre qui lui enlevait toute drôlerie.

Notre déjeuner était servi, mais nos mâchoires restaient au repos.

Je goûtai et je flairai et je dis que je préférerais du café, à ce que je croyais.

Le patron de la station s’arrêta foudroyé et me dévisagea sans parler. À la fin, quand il revint à lui, il se tourna légèrement de côté et dit, sur le ton de quelqu’un qui réfléchit à quelque chose de trop vaste pour son imagination : « Du café ! celle-là me dégote par exemple, nom de Dieu !

Nous ne pouvions pas manger et il n’y avait aucune conversation entre les palefreniers et les piqueurs, nous étions tous à la même table. Du moins la conversation se bornait à une simple demande rapide échangée de temps en temps d’un employé à l’autre. Elle se faisait toujours sous la même forme, et était toujours brutalement amicale. Sa saveur et sa nouveauté occidentale me piquèrent au premier abord et m’intéressèrent ; mais ensuite elle devint monotone et perdit son charme. C’était :

— Passez le pain, fils de putois !

Non, j’oublie, le mot n’était pas putois, il me semble qu’il était plus fort que cela ; et même j’en suis sûr, mais il m’est sorti de la mémoire apparemment. Toutefois, cela n’a pas d’importance, probablement qu’il était trop fort pour être imprimé. C’est dans mon souvenir le point de repère qui m’indique où pour la première fois j’ai rencontré le parler nouveau et vigoureux des plaines et des montagnes de l’Ouest.

Nous laissâmes le déjeuner en payant chacun notre dollar, nous regagnâmes notre lit de sacs de lettres dans la voiture, et trouvâmes une consolation dans nos pipes. C’est à cet endroit que nous avons subi le premier amoindrissement de notre équipage princier. Nous quittâmes nos six beaux chevaux et prîmes six mulets à la place. Mais c’étaient des bêtes mexicaines et sauvages ; il fallait un homme à la tête de chacune d’elles pour les tenir solidement pendant que le cocher se gantait et se préparait. Et quand à la fin il empoigna les rênes et donna le signal, la voiture se lança hors de la station comme si elle sortait de la gueule d’un canon. Comme ces animaux frénétiques détalaient ! C’était un galop emporté et furieux et l’allure ne se modéra pas un moment avant que nous ayons brûlé 16 ou 18 kilomètres et que nous nous soyons précipités au milieu du groupe de petites huttes et d’écuries de la station suivante.

Nous volâmes ainsi toute la journée. À deux heures de l’après-midi la zone boisée qui borde la Platte du Nord et en marque les sinuosités à travers le vaste parquet uni des Plaines devint visible. À quatre heures nous passâmes un bras de la rivière ; à cinq heures nous passâmes la Platte elle-même et nous atterrîmes à Fort-Kearney à cinquante-six heures de St-Joseph, et à 483 kilomètres.

Voilà ce que c’était que courir la poste sur la grande ligne de terre, il y a dix ou douze ans, quand il n’y avait peut-être pas en Amérique dix personnes bien comptées qui s’attendissent à vivre assez pour voir un chemin de fer suivre cette route jusqu’au Pacifique. Aujourd’hui le chemin de fer est là, pourtant, et mille comparaisons et contrastes cocasses se peignent à mon esprit quand je lis, dans le Times de New-York, le compte rendu suivant d’une excursion récente au pays même que je viens de décrire. Je puis à peine comprendre le nouvel état des choses.

« À TRAVERS LE CONTINENT

« Dimanche, à 4  h.  20 du soir, nous roulâmes hors de la station d’Omaha et partîmes vers l’ouest pour notre longue course. Une couple d’heures après, on annonça le dîner, un événement pour ceux d’entre nous qui avaient encore à éprouver ce que c’est que de manger dans l’un des hôtels roulants de Pullman ; donc, passant dans la première voiture en avant de notre palais-dortoir, nous nous trouvâmes dans le wagon-salle à manger. Ce fut une révélation pour nous que ce premier dîner de dimanche. Et bien que, chaque jour, pendant quatre jours, nous ayons déjeuné, dîné et soupé, notre compagnie tout entière ne cessa d’admirer la perfection des arrangements et les merveilleux résultats obtenus. Sur des tables couvertes d’un linge de neige et garnies de services en argent massif, des serviteurs d’Éthiopie en costumes d’une irréprochable blancheur placèrent comme par magie un repas dont Delmonico lui-même n’aurait pas eu sujet de rougir ; et même, à quelques égards, il serait difficile à ce chef distingué d’égaler notre menu ; car, outre tout ce qui constitue ordinairement un dîner de première catégorie, n’avions-nous pas notre côtelette d’antilope (le gourmet qui n’en a pas goûté, ah ! que sait-il du festin des prémices de la terre ?), notre délicieuse truite du ruisseau de la montagne, des fruits de choix, et (sauce piquante et inachetable) notre air des Prairies, embaumé, et obligatoirement apéritif. Vous pouvez en être sûrs, nous fîmes justice à ces bonnes choses, et tout en les arrosant de rasades de Krug mousseux pendant que nous filions cinquante kilomètres à l’heure, nous convînmes que nous n’avions jamais mené la vie à plus grandes guides.

« (Nous battîmes ce record, deux jours après, en faisant 43 kil. 5 en 27 minutes sans que nos verres pleins jusqu’au bord répandissent une goutte de Champagne.)

« Après dîner, nous nous rendîmes dans notre wagon-salon, et comme c’était le soir du sabbat, nous entonnâmes quelques vieilles hymnes. Les voix masculines et féminines se mariaient agréablement dans l’air du soir pendant que notre train, avec son grand œil de Polyphème étincelant et éclairant de longues perspectives de Prairies, se ruait dans la nuit et dans le désert. Ensuite au lit, dans des couchettes luxueuses, où nous dormîmes du sommeil des justes et ne nous réveillâmes que le lendemain (lundi) matin à 8 heures pour nous trouver au passage de la Platte du Nord à 483 kilomètres d’Omaha et à 15 h. 40 de notre point de départ. »

(À suivre.)
Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.