À l’assaut du Pôle Sud

Voyages et aventures
dans les régions antarctiques
1599 — 1906
(pp. 137-152)
◄   Chapitre V Chapitre VII   ►


VI

L’EXPÉDITION DE « L’ANTARCTIC »

En 1901. — Le célèbre voyageur Otto Nordenskjöld. — L’Antarctic. — Pour aller voir le grand désert blanc. — « Le dernier grand espace qui est demeuré mystérieux ». — La terre Louis-Philippe. — Le canal d’Orléans. — Un jour mémorable. — Le 15 janvier. — Vallée du Dépôt. — « La cache ». — L’approvisionnement trouvé. — La petite île Paulet. — Les manchots. — L’Île Seymour. — Le chef et cinq compagnons. — Loin des autres. — L’hiver épouvantable. — En excursion. — La vaine attente. — Les jours et les nuits. — La grande banquise. — Perspective par Gail. — Les fourrures. — Curieuses mœurs des phoques. — Le phoque barbu. — Le morse. — Phoque du Groënland. — Animal précieux. — Vêtements, combustible et viande. — Le chauffage d’une semaine. — Le docteur Ekelöf. — La station du Snow Hill. — Le canot. — Rames et gaffes. — Massacres. — Les nids. — Quelques cailloux. — Découverte de débris végétaux. — Aux siècles reculés. — Singulières promenades. — La tempête. — Une effroyable débâcle. — Sur la glace. — Transport des bagages. — L’Uruguay. — Délivrés !

En 1901, le célèbre voyageur Otto Nordenskjöld[1] à la tête d’une petite troupe d’explorateurs, se dirigeait à son tour vers les latitudes méridionales.

Par une froide matinée d’automne, chargé de missions scientifiques, il quittait les côtes brumeuses de la Suède sur le navire l’Antarctic.

« Ce n’était pas, disait-il, en partant, à ceux qui venaient lui serrer la main, pour aller chercher la chaleur et le soleil qu’il quittait ainsi volontairement sa patrie, mais pour aller voir le grand désert blanc qui enveloppe le Pôle Sud, pour aller explorer le grand inconnu antarctique, le dernier grand espace de notre planète qui soit demeuré mystérieux. »

La traversée devait être assez longue : les jours de mer succédaient aux jours de mer.

Après avoir quitté la Terre de Feu, cette pointe extrême de l’Amérique, l’Antarctic fit une contre relâche aux îles Shetland pour reprendre la marche vers le sud.

Une terre toute couverte de neige ne devait pas tarder à apparaître. C’était la Terre Louis-Philippe découverte par l’amiral Dumont d’Urville.

Après avoir exploré le Canal d’Orléans, Nordenskjöld donnait l’ordre de poursuivre la route vers les régions plus au sud, où il désirait faire de nouvelles découvertes ou tout au moins de curieuses explorations.

« Le 15 janvier, a-t-il dit plus tard, fut un jour mémorable dans l’histoire de l’expédition !

» Le matin nous nous engagions dans un large détroit ouvert entre l’île de Joinville et le continent. C’était une grande porte vers l’inconnu du sud. À cette passe, j’ai donné le nom de l’Antarctic, notre cher navire, qui fut plus tard englouti à quelques milles de là dans le sud-ouest. »

Sur la rive ouest de cette passe, le voyageur notait une plaine dépouillée de neige qui se trouvait sur le bord de la mer et qui pouvait servir à l’établissement d’une station d’hiver. Il inscrivait cette terre dans son journal de bord sous le nom de Vallée du Dépôt, pour le cas où il serait obligé d’y installer un jour, « une cache ».

La cache mérite bien son nom. C’est un endroit, désigné pour les voyageurs des régions glacées, où ils déposent en cachette des approvisionnements qu’ils peuvent retrouver à leur retour, en cas de perte de leur navire ou de leurs provisions.

Plus d’un voyageur, perdu dans les glaces, a été fort heureux de retrouver une de ces caches qui ont sauvé de la famine lui et les siens.

La cache est une précaution utile. Elle renferme du charbon et des vivres en certaine quantité ; elle est une sauvegarde en cas de mauvais jours.

Poursuivant ensuite sa route vers l’est, le voyageur arriva devant la petite île Paulet, qui n’est autre chose qu’un volcan éteint. Il y avait donc un volcan là où maintenant il y a tant de glaces !

Les matelots y débarquèrent au milieu d’une foule compacte de manchots ou pingouins[2].

C’est d’après les voyageurs de cette région l’île qui renferme la plus nombreuse colonie d’oiseaux qu’on n’ait jamais vue. On y trouve des centaines de mille de pingouins. Sur la grève, des bandes de phoques, dormant au soleil, joignaient leur note pittoresque.

Le navire l’Antarctic, continuant sa route après un court arrêt, ne devait pas tarder à arriver à l’île Seymour.

On était au mois de février 1902, et les voyageurs n’allaient pas tarder à se trouver captifs au milieu de l’infranchissable amas de glaces australes.

À l’arrivée à l’île Seymour, l’expédition devait se partager en trois escadres, afin de faciliter les recherches et les explorations.

Parlant du jour où les voyageurs se séparaient, Nordenskjöld a dit : « Ce jour-là, je ne me doutais guère quel rôle ces trois localités : la Vallée du Dépôt, l’île Paulet et l’île Seymour devaient jouer dans l’histoire de l’expédition.

» Sur ces trois points, notre troupe devait se trouver partagée, et chaque escouade mise de longs mois dans l’ignorance absolue du sort des autres. »

Le chef de l’expédition, séparé du reste de ses compagnons, était resté avec cinq d’entre eux sur l’île de Snow Hill, prolongement de l’île Seymour où il devait s’établir.

Il avait, à regret, laissé s’échapper son cher navire l’Antarctic, qu’il ne devait plus revoir, et il allait rester une année entière sans revoir non plus, d’ailleurs, ses compagnons, qu’il croyait perdus et qui eux-mêmes craignaient pour son sort.

L’hiver fut absolument épouvantable ; il y eut d’effroyables ouragans, des tempêtes de neige aveuglante et un froid terrible.

« Le climat de cette région, a écrit le voyageur, est, à coup sûr, un des plus désagréables de la terre ! »

Nordenskjöld profita du commencement du printemps pour partir en excursion vers le sud avec deux de ses compagnons. Ils explorèrent les régions voisines, poursuivirent des recherches scientifiques et étudièrent la rare flore et la rare faune de la contrée.

Il revint avec ses compagnons au commencement de novembre 1902, espérant qu’il ne tarderait pas à voir la débâcle des glaces et que son cher navire l’Antarctic viendrait le prendre avec les voyageurs qu’il avait volontairement abandonnés.

Hélas ! rien ne devait venir ; les jours et les nuits allaient se passer au milieu d’une vaine attente, tristement émouvante.

La banquise, la grande banquise, que les voyageurs aiment tant voir se briser, se désagréger, devait rester immobile.

« Au début, a dit le voyageur, cette situation ne nous inspira aucune crainte ; mais, peu à peu, il devint évident que notre détention se prolongerait au-delà du terme prévu.

» Cette perspective n’était pas précisément gaie ; mais ce n’était pas le moment de perdre du temps en vaines rêveries. Nos approvisionnements tiraient vers la fin ; avant tout il fallait nous procurer les vivres et le combustible pour un second hivernage. »

Pour braver les intempéries d’un climat aussi rigoureux et qui ne pardonne pas, il faut adopter un costume plus pratique que gracieux. L’élégance est mise de côté : le voyageur et ses compagnons durent se vêtir d’un costume composé de fourrures et de peaux de phoques, portées le poil en dessous.

Le phoque est un animal des plus précieux pour les voyageurs des pays avoisinant les pôles.

On sait que le phoque[3] est un mammifère pinnipède.

Les phoques ont des mœurs curieuses ; ils émigrent par troupes ; ils nagent avec rapidité, ils sont bons plongeurs ; mais, en revanche, leur marche est très embarrassée sur terre ; ils ont l’ouïe et l’odorat très développés ; leur cri est un aboiement rauque ; ils s’apprivoisent facilement.

Une espèce spéciale vit dans le Grand Océan et dans l’Océan Glacial : c’est le phoque barbu. Il est de grande taille et atteint jusqu’à trois mètres de long ; il vit sur les côtes désertes, s’éloigne peu de terre ; nage et plonge très bien ; se meut dans l’eau avec souplesse et agilité, mais ne peut rester submergé plus de cinq à six minutes.

C’est un animal précieux en ces terres désolées, car il fournit aux voyageurs assez téméraires pour se rendre en ces parages le vêtement, le combustible et la viande !

La chasse aux phoques est une nécessité absolue ; il faut faire le guet, pour essayer de le prendre, ce qui n’a rien de bien réjouissant par une température glaciale.

Aussitôt un phoque capturé et tué, on le laisse jusqu’à ce que la gelée ait solidifié ses dépouilles en bloc. On le découpe alors, on retire la peau et les poils qui servent de vêtements précieux ; la chair se découpe en fragments pour la nourriture des hommes et des chiens, et la graisse sert de combustible.

« Nous jetions dans le poêle, graisse, peau et poils tout à la fois, a raconté Nordenskjöld ; un phoque fournissait le chauffage pendant une semaine, et, grâce à ce procédé, nous avions dans la cabane une température de 10 à 15 degrés au-dessus de zéro. Ce combustible présentait de tels avantages, que jamais plus nous n’employâmes de charbon de terre. »

« Les phoques nous fournirent également de la viande, mais elle fut principalement employée à la nourriture des chiens ; pour nous-mêmes, nous préférions les manchots. »

C’est à l’île Seymour que Nordenskjöld devait aller chercher les pingouins en compagnie du médecin de l’expédition, le docteur Ekelöf, et de l’un des matelots nommé Jonassen, habile à cette chasse d’ailleurs assez facile.

Mais, avant de quitter la station de Snow Hill (c’est ainsi que l’explorateur avait nommé l’endroit de l’hivernage), les voyageurs durent attendre quelques jours pendant lesquels ils durent travailler avec ardeur à porter canot et bagages à travers des flasques[sic] adhérentes au rivage, la banquise étant restée fixe.

« Enfin, le canot est à la mer, écrivait le voyageur dans ses notes journalières ; il glisse tantôt entre d’énormes icebergs qui, à travers le brouillard, prennent l’aspect de châteaux fantastiques, tantôt à travers l’eau libre, tantôt à travers une bouillie glaciaire si dense qu’on a l’impression de ramer dans une mer de goudron. Parfois ce chenal devient si étroit que l’on doit travailler à l’élargir, en repoussant les blocs avec les rames et les gaffes.

» Partout c’est un grouillement de pingouins. Dans cet élément, qui est pourtant le leur, ces êtres singuliers ne font guère l’effet d’oiseaux : comme des poissons, ils nagent, en effet, entre deux eaux, sur de longues distances à la queue leu leu ; puis, subitement, ils font saillir leurs corps difformes au-dessus de la surface. De loin, on a l’impression d’apercevoir le fameux serpent de mer. »

On se livre sur les manchots plutôt à des massacres qu’à des chasses.

Ces oiseaux, qui, avec les phoques, fournissent aux voyageurs les moyens de soutenir la lutte pour la vie dans cet effrayant désert glacé, ont des mœurs bien curieuses. Ils ont plutôt l’aspect de nains avec leur station droite et leur queue traînante que d’oiseaux véritables.

Ils ne voient pas souvent de représentants de l’espèce humaine ; aussi se laissent-ils approcher sans défiance. Ils ne se sauvent qui si on les effraie ou si on les provoque.

Écoutons ce que raconte un savant, un hardi explorateur :

« L’hiver, dit-il, les manchots émigrent vers le nord et au printemps, avant la débâcle, reviennent au sud, traversant la nappe de glace en longues colonnes, pour nicher sur les terres antarctiques. Très simples leurs nids : quelques pierres assemblées, et, dans ce simple abri, à tour de rôle, plusieurs couples viennent couver et élever leurs petits.

» Lorsqu’une troupe considérable de ces manchots débarque sur une terre, les derniers arrivants ont naturellement beaucoup de peine à trouver les quelques cailloux dont ils ont besoin pour leurs nids ; aussi bien, les vols de ces matériaux de construction sont-ils fréquents. Un malfaiteur est-il découvert, aussitôt une bataille éclate. Les deux adversaires se précipitent l’un sur l’autre, se lardent de coups de bec et se frappent de leurs ailes. »

Voulant avoir de la viande fraîche, Nordenskjöld, le docteur et le matelot firent un grand carnage parmi les nombreuses troupes de pingouins, qui allaient ainsi fournir involontairement des réserves de viande fraîche.

La nuit même de cette expédition, une tempête épouvantable de neige se déchaîna. C’était un bonheur pour les exilés de la banquise, car ils espéraient que cela briserait, disloquerait la terrible muraille de glace.

Le lendemain, Nordenskjöld voulut voir si la banquise était disloquée, et il se rendit vers la pointe la plus haute de l’île.

« L’île Seymour, nous a-t-il dit, est peut-être la portion la plus intéressante de tout l’Antarctique. Cette terre n’est, en effet, qu’un énorme entassement de fossiles, surtout de vestiges d’animaux marins, souvent admirablement conservés, de souches d’arbres silicifiés et d’empreintes de plantes. La découverte de ces débris végétaux prouve que ces déserts glacés, aujourd’hui les plus effroyables de la terre, ont été, à une époque antérieure, recouverts d’une magnifique végétation. »

Cette appréciation du célèbre voyageur est, d’ailleurs, confirmée depuis longtemps, pour d’autres régions par d’illustres savants.

On sait, par exemple, qu’on a retrouvé dans la Sibérie — si froide aujourd’hui — des restes, des vestiges d’animaux ne pouvant vivre que dans des climats chauds ou tempérés.

On y a retrouvé aussi des traces de végétaux gigantesques comparés à ceux de nos jours et qui n’auraient pu y croître si la température avait été identique à celle d’aujourd’hui.

Comme on le voit, il en a été de même pour les régions avoisinant les pôles où vivaient alors, en ces siècles reculés, des animaux inconnus de nos jours.

Mais, revenons à nos voyageurs. Ils virent que la banquise avait été effectivement disloquée par la tempête, mais que celle-ci ne l’avait pas entraînée plus au nord, ce qui aurait permis à un navire d’arriver jusqu’aux explorateurs.

La nuit suivante, il y eut encore une violente tempête.

Puis, ce furent des accalmies remplacées par des tempêtes et réciproquement, ce qui ne changeait guère la situation.

Le chef de l’expédition et ses compagnons étaient obligés de se contenter d’espérances, de faire la chasse aux manchots, d’escalader les montagnes de glace pour explorer l’horizon et de faire des promenades de nuit au bord de l’océan.

« Singulières ces promenades, a dit l’éminent voyageur. La pleine lune jette un rayonnement intermittent dans le défilé des nuages, un jour glabre coupé d’ombres, et, dans cette étrange lumière, apparaissaient d’étranges silhouettes : toujours les pingouins.

» Réveillés par nos passages, ils nous regardent d’un air étonné sans se départir du calme habituel ; tantôt, au contraire, ils se mettent sur la défensive, croyant à l’imminence d’une attaque. »

Le 10 février, l’espoir semble renaître au cœur des voyageurs, car les glaces se sont retirées très loin, dans le nord. Ils comptent sur la délivrance et, pensant apercevoir l’arrivée de leur cher navire l’Antarctic, ils ne cessent de voyager sur les côtes de l’île.

Hélas ! le cher navire, si impatiemment attendu, ne devait plus jamais reparaître !

Voici ce que nous trouvons, à la date du 12 février, dans le journal de bord du commandant.

« Quel été froid et venteux ! à grand peine nous avons réussi à abattre les cinquante pingouins dont nous avions encore besoin pour compléter notre approvisionnement. Nos vivres sont presque épuisés, et nous avons attaqué le dépôt installé lors du premier passage de l’Antarctic à Snow Hill.

» Cette « cache » nous réserve la plus agréable surprise. Autour d’un paquet de thé, nous trouvons un vieux journal allemand.

» Ce fragment de papier imprimé, nous le saluons comme un message du monde civilisé. Avec joie, nous le dévorons, depuis le titre jusqu’aux annonces ; même Jonassen, notre matelot, considère avec intérêt ces caractères dont il ne comprend pas un seul mot.

» La tempête rugit d’heure en heure ; elle augmente, et c’est avec la plus grande peine que je parviens à l’observatoire. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais ce brave Nordenskjöld avait beau s’ingénier pour essayer de voir arriver l’Antarctic, l’Antarctic n’arrivait pas, et pour cause, car il n’existait plus !

Pendant que, du haut de son observatoire, Nordenskjöld attendait fébrilement son navire, un drame terrible se déroulait à 70 kilomètres de là.

L’Antarctic sombrait, éventré par les glaces, au milieu d’une effroyable débâcle.

Et ce fut terrible pour la petite troupe composée des treize hommes qui avaient suivi le navire.

Pendant que le commandant se désespère à Snow Hill, attendant son navire et craignant de demeurer pour toujours sur l’île désolée, les gens de l’Antarctic passent par de bien dures épreuves.

Là, où ils se trouvent, souffle un vent terrible qui renverse tout ; les glaces se brisent, se heurtent avec violence, s’amoncellent, coupant la route que les hommes sont obligés de se faire à coups de hache.

À chaque instant, ils traversent l’eau dans les embarcations, la banquise ayant laissé de vastes clairières, puis ils retirent de l’eau ces embarcations, de peur qu’elles ne soient, elles aussi, brisées entre les glaçons qui s’entrechoquent.

Puis, comme si ce n’était pas encore assez de tous ces ennemis, ne voilà-t-il pas qu’ils sont obligés de déplorer la perte de bagages et objets précieux !

Le transport des bagages avait dû naturellement se faire en plusieurs voyages, et cela rapidement à cause de la tempête.

Lorsqu’une partie du matériel et des approvisionnements avait été transportée à une certaine distance, les hommes revenaient vite chercher le reste ; mais, hélas ! ils ne trouvaient plus rien ! Les approvisionnements avaient disparu probablement entre des blocs de glace, qui s’étaient subitement resserrés et soudés.

On chercha vainement, rien ne fut retrouvé.

L’obscurité était grande, et ce ne fut qu’après de longues heures d’angoisse, après des recherches sur la banquise, que les hommes de l’Antarctic se trouvèrent réunis, hélas ! avec de bien petites épaves du désastre.

Les objets les plus précieux avaient été perdus.

Perdus les skis, qui auraient été si utiles pour lutter de vitesse !

Perdue la provision de sel !

Perdus les sacs de thé réconfortant !

Perdues les rares et succulentes conserves !

Les malheureux purent enfin débarquer à l’île Paulet le 28 février seulement, et dans quelle situation !

Il fallut qu’ils se refissent un approvisionnement de viande et de combustible. Heureusement qu’il y avait encore des pingouins et des phoques.

Sous ce climat atroce, meurtrier, un abri était indispensable. Ils en firent un.

« Dans cette hutte, a raconté un témoin, les sacs de couchage furent disposés en deux rangées parallèles ; la tempête soufflait, et le froid était si intense que les naufragés étaient obligés de demeurer blottis dans leurs sacs ; le temps devenait-il doux, le sol de la hutte, ramolli par le dégel, devenait un bourbier nauséabond.

» Heureusement qu’un secours allait venir bientôt. Un navire, l’Uruguay, cherchant la mission française du docteur Charcot, dont on n’avait pas de nouvelles, devait retrouver Nordenskjöld et ses compagnons. »

Nordenskjöld, délivré par l’Uruguay, a raconté ainsi, à son retour, le sauvetage de ses compagnons.

« … Cependant, dans la nuit claire, la canonnière argentine, l’Uruguay, avançait au secours des pauvres naufragés.

» … J’étais sur le pont, contemplant le panorama, un des plus désolés que l’on pût voir. Nous approchons de terre, la hutte dans laquelle sont blottis les naufragés, mes anciens et chers compagnons, devient visible ; puis, tout à coup, le calme du grand désert de glace est déchiré par le hurlement de la sirène de l’Uruguay. Nos camarades sortent tout effarés de leur tanière.

» Trois heures plus tard, nous nous trouvions tous réunis, heureux, contents, sur le pont du navire. »

C’était la fin des angoisses, la fin d’une étrange existence ; c’était la délivrance !

Au cours de leurs recherches, Nordenskjöld et les savants de son expédition, découvrirent sur la terre de Graham des débris fossilisés d’animaux et de plantes qui paraissaient devoir venir de grands animaux, éléphants et baleines ou de plantes de grandes dimensions ; ce qui prouve qu’en des siècles reculés, il y avait là une faune et une flore tout autres que celles de nos jours.

Dans les terres, ont été découvertes des coquilles de mollusques, recouvertes plus ou moins d’une enveloppe sablonneuse.

Ceci semble indiquer que les rivages et les îles de ces contrées élèvent peu à peu leur niveau depuis une période géologique relativement récente.

D’ailleurs, les habitants de l’extrême sud de l’Amérique pensent également que les fondrières et les déserts empiètent journellement sur les forêts : des lierres serpentent encore en dehors de la limite septentrionale des bois, mais les voyageurs ne rencontrent plus aucun arbre forestier, vieux ou jeune, sur ce même espace.

Des faits semblables ont été observés tout à l’opposé du globe, en Norvège.

« Je fus frappé, a écrit le célèbre botaniste W. Hooker, de trouver la preuve de l’existence antérieure de grands arbres à Hammerfest, où il ne pousse que quelques bouleaux rabougris. Des troncs d’arbres morts, appartenant à la même espèce et d’une dimension considérable, sont encore debout ; leurs branches encore chargées de menues brindilles et leur écorce encore bien intacte indiquent qu’ils appartiennent au genre hatula, et tendraient à faire supposer que leur destruction est de date récente. Mais l’air de Hammerfest possède une propriété particulière contre la décomposition ; de sorte que ces restes d’arbres peuvent très bien exister depuis des siècles, car de mémoire d’homme on n’y a vu croître des arbres d’une telle dimension bien que la tradition rapporte qu’autrefois la terre de Hammerfest était couverte de sapins d’une grande beauté. »

Du reste, la lecture des voyages de Parry nous a appris que le hardi navigateur, avait constaté, au fond de la baie Repulse, la présence d’un squelette énorme de baleine, sur un plateau de plus de cent pieds au-dessus du niveau de la mer.

D’après les récents voyages de Gerlache, de Scott, de Charcot, on ne peut séparer l’histoire de ces débris fossilisés d’animaux et de plantes, de celle du mammouth dont les restes sont dispersés en Asie et en Amérique.

On sait fort bien maintenant que ce pachyderme était pourvu d’une fourrure, et que les plantes qui lui servaient de nourriture ont leurs analogues actuels dans le nord de la Sibérie et le sud extrême de l’Amérique.


◄   Chapitre V Chapitre VII   ►

Notes :
  1. Nordenskjöld avait déjà fait ses preuves à propos du Pôle Nord. En 1870, il avait ouvert, le premier, le passage du nord-ouest avec le célèbre navire la Vega. Il a aussi exploré le Spitzberg, où il atteignit, avec le Sofia, la latitude de 80° 42’.
  2. Il y avait jadis une espèce de pingouins plus grande que celle d’aujourd’hui. C’était le grand pingouin qui vivait encore, au commencement du dix-neuvième siècle, en Patagonie, en Finlande, aux Hébrides, aux îles Féroé. Il avait un manteau noir brillant, la gorge brune, une tache blanche ovale autour des yeux, le ventre et le bout des ailes bleus. Owen en a trouvé dans les débris de cuisine (Kjokkenneddins) du Danemark et dans des restes de repas de l’époque de la pierre en Écosse.
  3. Il se distingue du morse en ce que ses canines supérieures ne sont pas prolongées en longues défenses.
    Les régions du Groënland possèdent une espèce de phoque appelée phoque du Groënland, qui a la tête plus allongée et pas de duvet ; il est gris pâle, noir ou tacheté dans son jeune âge.