À bord et à terre/Chapitre 19

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 236-248).


CHAPITRE XIX.


Cherche la côte sablonneuse qui forme la limite de la terre enchantée, et observe l’onde écumante jusqu’au moment où l’esturgeon viendra danser à la surface au clair de la lune.
Drake.


Je n’ai qu’un mot à dire du bâtiment baleinier. Après quelques mots échangés, nous lui rendîmes son canot, et il nous quitta pour retourner à sa pêche, pendant que nous nous dirigions vers l’île.

Aucun incident ne signala le reste de notre traversée. Nous atteignîmes le lieu de notre destination dix jours après avoir retrouvé Marbre ; et le navire ainsi que le schooner rentrèrent sans difficulté dans le bassin. Tout y était exactement dans l’état où nous l’avions laissé deux mois auparavant. Les tentes étaient dressées ; chaque objet était à la place où il avait été jeté dans la précipitation du départ, tout était empreint de ce caractère d’immobilité qui annonce une complète solitude. Le temps et l’intempérie des saisons auraient pu seuls amener quelques changements. Le bâtiment naufragé était toujours enfoncé sur le roc, et semblait y faire partie inhérente du grand paysage qui l’entourait.

C’est toujours un soulagement de sortir de la prison d’un bâtiment, ne fût-ce que pour errer au milieu des sables arides d’une plage déserte. À peine les bâtiments furent-ils amarrés, que tout l’équipage, à qui on avait donné un jour de congé, se répandit sur le rivage. Il n’y avait plus d’ennemis à craindre, et chacun s’apprêtait à jouir à sa manière de sa liberté. Les uns préparaient des lignes et commençaient à pêcher ; d’autres tendaient des seines ; les moins diligents cherchaient des noix de coco ou s’amusaient à ramasser des coquillages, qui étaient en grand nombre et d’une beauté remarquable. Je chargeai quelques matelots de m’en faire une collection pour Clawbonny en les indemnisant de leurs peines, et je conserve encore ces souvenirs de mes premières aventures.

Émilie et sa femme de chambre prirent possession de leur ancienne tente, où je fis porter tout ce qui pouvait leur être nécessaire. Comme nous avions l’intention de rester huit ou dix jours, chacun chercha à s’arranger le moins mal possible, et il fut permis d’apporter à terre ce qu’on voulait. Depuis notre départ de Londres, nous avions été prisonniers, sauf le court intervalle de notre première visite à cette même île, et on jugea convenable de laisser un peu à nos matelots leurs coudées franches. Marbre fut le premier à me le conseiller. Cet homme, si sévère et si dur en apparence, était aussi porté à la tolérance, en temps opportun, qu’aucun commandant sous lequel j’aie servi. Ce qui déconcertait l’observateur superficiel, c’était cette sorte d’ironie qu’il mettait parfois dans sa sévérité. J’ai entendu parler d’un contre-maître de la marine militaire, qui, pour menacer l’équipage d’une de ses visites officielles, avait coutume de leur crier : Attendez-moi, concitoyens, j’arrive dans la minute. — Eh bien, voilà comme était Marbre, quand il était en verve. Endurci lui-même de bonne heure à la fatigue, il était assez insensible pour lui comme pour les autres aux souffrances qui tenaient à la profession de marin, mais je l’ai toujours connu très-humain au demeurant.

J’avais chargé Neb de veiller particulièrement à ce qu’il ne manquât rien aux Mertons, et de se mettre à leur disposition. À huit heures il vint nous présenter les compliments du major, et inviter de sa part le capitaine Wallingford et le capitaine Marbre à déjeuner.

— Vous voyez, Miles, dit mon compagnon après avoir répondu qu’il allait se rendre à l’invitation, — grâce à l’arrangement que je vous ai proposé pour le schooner, nous voici tous deux capitaines pour le moment. Le capitaine Marbre et le capitaine Wallingford ! Puissent-ils faire voile longtemps de conserve ! mais, voyez-vous, l’art pas plus que la nature ne m’a jamais destiné à ce rang-là.

— Mais, quand deux capitaines sont ensemble, c’est le plus âgé qui commande. C’est le commodore Marbre que nous devons vous appeler.

— Pas de plaisanteries, Miles, répondit Marbre avec un grand sérieux. C’est grâce à vous, par suite, je l’espère, de la bonne opinion que vous avez de moi, que je commande même ce petit schooner moitié français, moitié américain. C’est mon second et, je crois, mon dernier commandement. Depuis dix jours je me suis mis à généraliser en grand sur ma vie, et j’en suis venu à cette conclusion que le Seigneur m’a créé pour être votre second, et non vous pour être le mien. Quand la nature a des vues particulières sur quelqu’un, elle ne le jette pas, comme moi, à la dérive parmi les hommes.

— Je ne vous comprends pas, monsieur Marbre. Si je connaissais votre histoire, peut-être tout s’expliquerait-il.

— Miles, voulez-vous me faire un plaisir ? il ne vous en coûtera pas beaucoup, et vous m’obligerez sensiblement.

— Dites, Monsieur ; vous n’avez qu’à commander.

— Eh bien ! qu’il ne soit plus question de « Monsieur » entre nous, ce n’est plus convenable. Appelez-moi Marbre ou Moïse, comme moi je vous appelle Miles.

— Soit, mon cher Marbre ; mais voilà deux ans que vous me promettez votre histoire, soit dit en passant.

— Elle peut être racontée en peu de mots, et elle ne vous sera pas inutile. La vie d’un homme, convenablement généralisée, vaut pour le moins tout autant que la plupart des sermons ; elle est pleine de ce que j’appelle la morale des idées. Vous savez sans doute à qui je dois mes noms ?

— Mais vraisemblablement à vos parrain et marraine, comme nous tous, je suppose.

— Vous êtes cette fois plus près de la vérité que vous ne pensez, mon garçon. Je n’avais qu’une semaine, m’a-t-on dit, quand un beau matin on me trouva dans un panier au milieu de l’atelier d’un marbrier, sur une pierre qu’on taillait pour un tombeau ; je présume qu’on avait choisi cette place pour que les ouvriers ne pussent manquer de me trouver, quand ils se mettraient à l’ouvrage. C’était sur le bord même de la Rivière, dans la ville d’York.

— Et voilà tout ce que vous savez de votre origine ?

— Et je ne désire pas en savoir davantage. Pourquoi voudrais-je connaître des parents qui me renient ? Vous, Miles, vous avez connu, vous avez aimé votre mère ?

— Si je l’ai aimée ! jusqu’à l’adoration, mon cher Marbre, si jamais personne en fut digne sur la terre !

— Oui, oui, c’est un sentiment que je puis comprendre, reprit Marbre en faisant un trou dans le sable avec son talon, et d’un air triste et pensif. — Ce doit être une grande consolation d’aimer et de respecter une mère. J’ai vu des jeunes gens mettre de côté leurs épargnes pour leurs mères, beaucoup plus volontiers qu’ils ne l’auraient fait pour eux-mêmes. N’importe, en appareillant je suis entré tout d’abord dans un de ces courants infernaux du pauvre capitaine Robbins, et depuis ce moment je n’ai pas cessé d’être ballotté au gré du vent. — On n’avait pas même eu la pudeur de griffonner un nom sur un chiffon de papier, et de l’attacher sur le panier ; il eût suffi d’ouvrir le premier roman pour en trouver un ; mais non, on m’a jeté sur cette pierre tumulaire, en m’isolant de tout ce qui pouvait me rattacher à l’humanité, et en me laissant généraliser sur la vie tant que je voudrais !

— Et le tailleur de pierre vous trouva le lendemain matin ?

— Vous parlez comme un oracle. Voyant le panier dans lequel il avait apporté son dîner la veille, et qu’il avait oublié d’emporter, il le secoua pour en faire tomber les restes, avant de le passer à l’enfant qui devait s’en charger, et je roulai sur la pierre froide.

— Pauvre enfant ! et que fit-on de vous ?

— On m’envoya à la Maison de Charité, les tailleurs de pierre ayant naturellement le cœur dur, à ce que je suppose. Sans doute mon père faisait aussi ce métier-là, à en juger par sa conduite. Quoi qu’il en soit, je fus inscrit sur les registres sous le n° 19 ; ce fut le nom que je portai pendant huit jours ; au bout de ce temps, je devins Moïse Marbre.

— Singulier choix que firent là vos parrains !

— Comment donc ? Moïse, m’a-t-on dit, est tiré de l’Écriture ; il y est question de quelqu’un de ce nom, qui fut jeté comme moi à la dérive.

— Oui, pour ce qui est du panier et de l’abandon, l’histoire est la même. Mais du moins on avait mis le panier à flot, au lieu de le jeter sur une pierre tumulaire, comme pour lui faire entrevoir la tombe dès le berceau.

— Ma foi, peu s’en fallut que Pierre de Tombeau ne devînt mon nom ; mais, par réflexion, on le trouva trop lugubre. On voulut ensuite me donner le nom de la personne à qui la pierre était destinée ; mais elle s’appelait Zollickoffer, et l’on pensa que je ne viendrais jamais à bout de le prononcer. Enfin, on m’appela Marbre, nom solide du moins, à défaut d’autre mérite.

— Êtes-vous resté longtemps dans la Maison de Charité, et à quel âge a commencé votre carrière de marin ?

— À huit ans, je levai l’ancre et je dis adieu à la maison hospitalière. À cette époque, notre pays appartenait aux Anglais, ou du moins il était traité comme s’il leur eût appartenu ; car j’ai entendu dire à de plus savants que moi qu’il était toujours à nous, le roi d’Angleterre se trouvant seulement être notre roi ; mais j’étais né sujet de l’Angleterre ; et comme aujourd’hui j’ai juste quarante ans, vous comprenez que je me suis embarqué pour la première fois plusieurs années avant la révolution.

— Très-bien. Vous avez dû servir pendant cette guerre, dans l’un ou dans l’autre parti ?

— Dites dans tous les deux, et vous ne vous tromperez pas. En 1775, j’étais gabier de misaine à bord du vaisseau le Romeny de cinquante canons ; puis ensuite je passai à bord du Connecticut de soixante-quatorze.

— Du quoi ? demandai-je tout surpris. Est-ce que les Anglais avaient un vaisseau de guerre nommé le Connecticut ?

— Mais quelque chose d’approchant. J’ai toujours cru que c’était un honneur que John Bull faisait aux Yankees.

— Peut-être le nom du bâtiment était-il le Carnatic ? Il y a quelque rapport dans la prononciation.

— Du diable si vous n’avez pas mis le doigt dessus, Miles ! Ma foi, j’en suis bien aise, car j’ai planté là le navire, et je n’aurais pas aimé à jouer un pareil tour à un compatriote. Oui, je passai à bord d’un de nos sloops, et je m’escrimai à régler mes comptes avec mes anciens maîtres. Je fus fait prisonnier pour mes peines, et je manquai d’avoir le cou allongé, parce qu’on prétendait que j’étais Anglais. Prouvez-le, leur disais-je, prouvez seulement où je suis né, et après, vous ferez de moi ce que vous voudrez. J’étais prêt à me laisser pendre pour savoir où j’étais né, car il y avait des fois où je pensais n’être pas né du tout.

— Vous êtes Américain, Marbre, sans contredit, et de l’île de Manhattan.

— Mais, comme il est peu probable qu’on aille importer un enfant de huit jours pour le planter sur une pierre tumulaire, je suis assez porté à le croire. Quoi qu’il en soit, après la guerre, quand je fus sorti de prison, — c’était peu de temps après votre naissance, capitaine Wallingford, — je me mis régulièrement à la besogne, et depuis lors j’ai toujours servi comme officier à bord de quelque bâtiment de commerce.

— Et pendant tout ce temps, mon bon ami, vous avez toujours vécu seul dans le monde, sans parents ?

— Complètement seul. Combien de fois, en me promenant dans les rues de New-York, ne me suis-je pas dit : dans toute cette foule, il n’y a personne qui me soit quelque chose. Mon sang ne coule dans les veines d’aucun autre homme !

Ces mots furent prononcés avec un sentiment de tristesse et d’amertume qui me surprit. Ce n’était pas de Marbre que j’aurais attendu ce langage. J’étais jeune alors ; mais depuis l’expérience m’a fait connaître combien l’apparence est souvent trompeuse, combien de souffrances réelles se cachent souvent sous un sourire, et combien de sensibilité vraie sous une apparente indifférence. Voilà pourtant l’injustice criante du monde, toujours prompt à décider sur de simples conjectures, se constituant juge, et juge sans appel, sans se donner la peine et souvent sans avoir même les moyens d’examiner !

— Nous sommes tous de la même famille, mon bon ami, répondis-je dans une bonne intention, — quoique séparés plus ou moins par les circonstances.

— Que parlez-vous de famille ? ma famille, c’est moi seul ; je n’en aurai jamais d’autre.

— Convenez que c’est un peu votre faute ? pourquoi ne pas vous être marié ?

— Parce que mes parents ne m’en ont pas donné l’exemple, répondit Marbre avec une sorte de rudesse. — Puis me frappant légèrement sur l’épaule, comme pour adoucir l’aigreur de sa repartie, il ajouta en changeant de ton : Mais allons, Miles, le major et sa fille nous attendent pour déjeuner, et nous ferons mieux d’aller les rejoindre. À propos de mariage, voilà une femme toute trouvée pour vous, mon garçon.

— En êtes-vous bien sûr, Marbre ? répondis-je pendant que nous nous dirigions vers la tente. — D’abord, le major Merton pourrait bien ne pas se soucier de marier sa fille à un Yankee.

— Oui, à un Yankee tel que moi ; mais vous, c’est bien différent. Combien de générations comptez-vous dans cet endroit que vous appelez Clawbonny ?

— Quatre, de père en fils.

— Eh bien ! vous connaissez le vieux proverbe espagnol : il faut trois générations pour faire un gentilhomme. Vous êtes donc gentilhomme, et vous avez encore du reste.

— Comment connaissez-vous donc si bien les proverbes espagnols ?

— Celui-là surtout, n’est-ce pas ? cela vous étonne. Un homme qui n’a aucun lien qui le rattache ni au passé, ni à l’avenir, qui ne devrait avoir de mémoire que pour la pierre tumulaire, le panier et la Maison de Charité !

— Mais, quelle que soit l’opinion de son père sur la quatrième génération, dis-je en riant, pour détourner l’attention de mon compagnon de ces pensées amères, miss Merton pourrait ne pas la partager.

— Alors, ce serait bien votre faute, mon garçon. Comment ? vous la tenez ici, claquemurée au milieu de l’Océan, ayant tout le temps de lui dire tout ce qui vous passe par la tête, et vous ne lui feriez pas baisser pavillon ? Vous ne seriez pas alors le Miles Wallingford que je me figure.

Je fis en riant une réponse évasive, et, comme nous étions tout près de la tente, il fallut changer de conversation. Le lecteur pourra le trouver étrange ; mais c’était la première fois que la possibilité d’épouser Émilie Merton se présentait à mon esprit. À Londres, les relations que j’avais eues avec elle avaient à peine été empreintes de cette légère teinte de romanesque qui se glisse toujours plus ou moins dans les liaisons de jeunes gens de dix-neuf ans et de jeunes filles de seize. Lorsque je revis Émilie à la Terre de Marbre, il me sembla que je retrouvais une amie, mais rien de plus. Pendant le mois que nous avions passé sur le même bâtiment, cette intimité s’était graduellement accrue, et j’avoue que depuis qu’elle était à bord, la Crisis avait pris à mes yeux un tout autre aspect que du temps du pauvre capitaine Williams. Malgré tout, il y avait quelque chose — un je ne sais quoi que je n’aurais pu définir — qui m’empêchait de tomber positivement amoureux de ma charmante compagne de voyage. Mais les insinuations de Marbre ne m’en étaient pas moins agréables, et elles me préparèrent à savourer encore mieux le plaisir de revoir mes amis.

Nous reçûmes l’accueil le plus amical. Toutes les fois que Marbre m’accompagnait, le major ne manquait pas de rappeler de quelle manière notre connaissance s’était formée. Son jardin fit en partie les frais du déjeuner ; il s’y trouvait encore quelques légumes ; et quatre poules laissées dans l’île dans la précipitation de son départ, avaient commencé à pondre, de sorte que nous eûmes le régal, si rare pour un marin, de manger des œufs frais.

— Émilie et moi, nous nous regardons ici comme de vieux habitants, dit le major en jetant les yeux autour de lui, — la table avait été mise en plein air, sous un bouquet d’arbres ; — et je me résignerais sans peine à passer dans cette île le reste de mes jours, si ce n’était ma chère enfant qui pourrait trouver la société de son vieux père un peu monotone à son âge.

— Eh bien, major, vous n’avez qu’à parler, et il n’est pas un de nos officiers qui ne se fît un plaisir de lui tenir compagnie. Il y a d’abord M. Talcott, charmant garçon, bien élevé et du meilleur ton ; et puis, nous avons le capitaine Wallingford. Celui-là, je réponds de lui. Il laisserait là Clawbonny et toutes ses dépendances, bien qu’il soit le quatrième de son nom, pour être le roi ou le prince de Galles de cette île, en pareille société.

Ce n’était pas moi, c’était Marbre qui parlait ; et pourtant j’aurais voulu de grand cœur qu’il n’eût rien dit. Je ne savais quelle contenance faire, et je plaignais Émilie, qui devait être encore plus embarrassée que moi. Le major et Marbre n’en continuèrent pas moins leur conversation, comme si de rien n’était.

— Sans doute, sans doute, reprit le premier, le romanesque plaît toujours aux jeunes gens, et il paraît même qu’ici les têtes grisonnantes n’en sont pas à l’abri. Savez-vous, Messieurs, que, du premier moment où j’ai mis le pied dans cette île, j’ai désiré vivement d’y finir mes jours ? Ce n’est pas une idée en l’air que j’exprimais tout à l’heure.

— Je suis heureuse néanmoins, cher père, dit Émilie en riant, que le désir n’ait pas été assez vif pour amener une proposition formelle.

— C’est vous qui êtes le grand obstacle ; car que faire ici d’une fille maussade, dont l’imagination serait toujours à courir les bals et les théâtres ?

— Et qu’y feriez-vous vous-même, major, sans compagnons, sans livres, sans occupations ?

— Ce qu’un homme sage doit faire, Miles ; réfléchir sur le passé. Et puis Émilie n’a-t-elle pas sa bibliothèque, et avec des livres j’aurais des compagnons. Pour de l’occupation, je n’en manquerais pas. Songez donc que j’aurais tout à créer ici, et quel plaisir de jouir du fruit de ses travaux ! Oh ! je serais ici comme un prince, et comme un prince régnant par-dessus le marché.

— Oui, major, vous seriez à vous seul le capitaine et tout l’équipage ; mais je crois que vous seriez bientôt las du gouvernement, et que vous ne tarderiez pas à abdiquer

— Peut-être, Miles ; et pourtant c’est une idée qui me sourit, — qui me sourirait encore plus sans ma fille. J’ai très-peu de parents, et ce qui est assez bizarre, c’est que les plus proches que j’aie sont de votre pays, Messieurs. Ma mère était de Boston, où mon père, qui était négociant, l’épousa ; et il s’en est fallu de très-peu que moi-même je ne fusse Yankee, car je ne suis né que huit jours après l’arrivée de mes parents en Angleterre. Du côté de mon père, je me connais à peine cinq parents, et encore assez éloignés ; du côté de ma mère, tous sont des étrangers pour moi. Jamais non plus je n’ai possédé un seul pied de cette terre où nous vivons.

— Ni moi, interrompit Marbre avec chaleur.

— Mon père était le cadet de la famille ; et en général les fils cadets en Angleterre ne sont rien moins que propriétaires. Jamais je ne me suis trouvé en position d’acquérir même l’espace de terre suffisant pour me faire enterrer ; tandis qu’ici, voyez-vous, voilà un domaine tout entier qu’il n’y a qu’à se baisser pour posséder. Combien pensez-vous qu’il puisse y avoir d’acres de terre dans cette île, Messieurs ; j’entends de terre qu’on puisse cultiver, abstraction faite des falaises, des sables et des rochers ?

— Cent mille ! s’écria Marbre avec un aplomb qui nous fit beaucoup rire.

— Je serai plus modéré dans mon appréciation, répondis-je. En comparant à la ferme de Clawbonny, je dirai six à huit cents.

— Eh bien, c’est encore assez pour faire un joli domaine. Mais je vois qu’Émilie prend l’alarme, et qu’elle tremble déjà de devenir l’héritière de possessions aussi étendues. Ainsi n’en parlons plus.

Le déjeuner était fini ; le major se leva de table, et alla faire un tour de promenade avec Marbre dans la direction du bâtiment naufragé. J’engageai Émilie à mettre son chapeau, et nous allâmes aussi faire une petite excursion de notre côté.

— Mon père a eu là une singulière idée, dit-elle après un moment de réflexion ; savez-vous que ce n’est pas la première fois qu’il en parle ? Quand nous étions ici auparavant, il y revenait tous les jours.

— Ce projet serait bon pour de tendres amants, répondis-je en riant ; mais il s’expliquerait moins de la part d’un père et de sa fille. Je puis concevoir à la rigueur que deux jeunes gens, vivement attachés l’un à l’autre, passent une ou deux années dans une pareille solitude sans en finir avec la vie ; mais je doute qu’ils allassent beaucoup plus loin, et je crois qu’ils s’empresseraient de construire un canot pour s’éloigner.

— Vous n’êtes point romanesque, à ce que je vois, monsieur Wallingford, reprit Émilie d’un ton qui sentait le reproche ; j’avoue que, pour moi, je pourrais être heureuse partout, ici comme à Londres, entourée de mes plus chers amis.

— Ah ! c’est bien différent. Formons ici une petite colonie composée de votre père et de vous, de l’honnête Marbre, du bon M. Hardinge, de Rupert, de ma chère Grace et de Lucie, et vous me trouverez tout résigné à mon sort.

— Et quelles sont ces personnes que vous aimez si tendrement, monsieur Wallingford, que leur présence vous ferait paraître charmante une île déserte ?

— En premier lieu, le major Merton est un officier en retraite au service de l’Angleterre, qui a été nommé à des fonctions civiles dans l’Inde. C’est un homme qui peut avoir cinquante ans, plein d’amabilité et d’instruction, qui ferait un excellent lord-chancelier. Il a une fille qui…

— Passons ; j’en sais plus sur elle et sur ses mauvaises qualités que vous-même. — Mais qu’est-ce que cette Grace si chère ?

— C’est ma sœur, Mademoiselle, ma sœur unique. Quant à M. Hardinge, c’est mon tuteur, et Rupert et Lucie sont ses enfants. Mon tuteur est ministre, et ce serait un personnage important dans notre colonie. Il nous aiderait à observer convenablement le dimanche, et puis il pourrait célébrer les mariages au besoin.

Cette plaisanterie, dont Lucie, l’honnête et chère enfant, eût ri toute la première, quoique peut-être en rougissant un peu, fut prise plus au sérieux par miss Merton, qui affecta de changer brusquement de sujet, et qui mit la conversation sur la santé de son père. Une fois sur ce terrain, elle se montra naturelle et pleine d’affection. Il lui tardait de voir le major sortir des latitudes chaudes. Il avait contracté dans les Indes occidentales une maladie de foie, dont il s’était cru guéri, — autrement il n’eût jamais accepté un emploi à Bombay, — mais il était à craindre que ce ne fût une illusion, et elle eût voulu qu’il fût déjà dans un climat froid, ce qui prouvait qu’à ses yeux tout ce qui avait été dit au sujet de l’île n’était qu’une simple plaisanterie. Je reconduisis ma belle compagne jusqu’à sa tente après lui avoir promis de presser le départ le plus possible. Ce n’était pas que je crusse le séjour de l’île dangereux, malgré sa position : les vents alizés et les brises de mer, joints à ses épais ombrages, en formaient une des régions du tropique les plus délicieuses.

En quittant Émilie, je rejoignis Marbre, qui se promenait seul dans une allée d’arbres que le pauvre Le Compte avait tracée lui-même, et qu’il appelait son gaillard d’arrière.

— Ce major Merton est un homme sensé, me dit-il dès que nous fûmes côte à côte ; voilà un philosophe comme je les aime.

— Et que vous a-t-il donc dit de si frappant, mon ami ?

— C’est toujours cette diable d’idée qu’il a qui me trotte par la tête, de finir ici le grand voyage, au lieu de suer sang et eau pour monter deux ou trois degrés de plus sur l’échelle de promotion, pour faire ensuite une plus lourde chute.

— Mais le major ne m’a jamais dit qu’il eût éprouvé quelque déception semblable.

— Ce n’est pas du major que je parle, Miles, c’est de moi. Pour tout vous dire, cette idée me sourit, et je suis à peu près décidé à rester ici, quand vous partirez.

Je regardai Marbre avec étonnement. Il était évident qu’il ne plaisantait pas ; il avait pris au sérieux les châteaux en Espagne du major. Déjà j’avais remarqué l’attention profonde avec laquelle il l’écoutait pendant le déjeuner, et la vivacité avec laquelle il s’était exprimé lui-même ; mais j’étais loin d’en avoir soupçonné le motif. Quoi qu’il en soit, je connaissais trop bien l’homme pour savoir que je ne gagnerais rien à le heurter de front, et qu’il serait très-difficile de le faire revenir de ses idées. Le véritable motif était évidemment la mortification qu’il avait éprouvée lorsqu’il venait de prendre à peine le commandement de la Crisis ; car il était trop loyal et trop fier pour songer un moment à s’abriter derrière mon succès.

— Vous n’y avez pas encore assez réfléchi, mon ami, répondis-je d’une manière évasive, sachant qu’il serait inutile de tourner la chose en plaisanterie ; attendez jusqu’à demain, peut-être aurez-vous changé d’avis.

— Je ne crois pas, Miles. Ici se trouve tout ce dont j’ai besoin. Quand vous aurez emporté tout ce que vous jugerez utile pour le service du bâtiment, ou dans l’intérêt des armateurs, il restera encore de quoi nourrir vingt hommes comme moi.

— Ce n’est point la nourriture qui m’inquiète ; l’île offre de grandes ressources sous ce rapport ; mais songez à l’affreuse solitude dans laquelle vous vous trouveriez, à cette vie sans but, sans objet, aux chances de maladie, à la mort, si cruelle dans un pareil abandon. L’homme n’a pas été mis au monde pour vivre seul ; il lui faut de la société, et…

— J’y ai réfléchi, et cette existence est de mon goût. Ici, je serai tout à fait dans mon élément, comme un ermite. Je ne dis pas qu’il ne me serait pas agréable d’avoir quelqu’un avec moi, vous, par exemple, ou Talcolt, ou le major, ou même Neb ; car, pour avoir des compagnons, il faut qu’ils soient bons ; autrement il vaut mille fois mieux s’en passer. Ainsi donc je resterai seul. Vous parlerez sans doute de l’île quand vous serez de retour au pays, et peut-être quelque bâtiment touchera-t-il ici de temps en temps par curiosité de voir le vieil ermite ; de sorte que j’aurai de vos nouvelles tous les quatre ou cinq ans.

— Merci du ciel ! Marbre, vous ne persisterez pas dans un projet aussi insensé !

— Regardez ma position, Miles, et décidez vous-même. Je suis sans ami sur la terre, — j’entends sans ami naturel ; car je ne doute pas de votre amitié, et me séparer de vous sera la chose la plus pénible de toutes ; mais je n’ai pas un parent, pas un coin de terre, personne pour désirer mon retour, pas même une masure pour reposer ma tête. Eh ! bien, cette île du moins est à moi, jusqu’à un certain point, puisque je l’ai découverte.

— Vous avez une patrie, Miles, et tout bon Américain doit l’aimer.

— Eh bien, ma patrie sera ici. Ce sera encore l’Amérique, puisque, par droit de découverte, elle est en la possession d’Américains. Je suis né Yankee du moins, et je mourrai Yankee. Depuis 77, j’ai toujours navigué sous ce pavillon, mon garçon, et vous pouvez compter que je ne naviguerai sous aucun autre.

— Et que dirai-je à tous les marins qui me demanderont de vos nouvelles, et qui ont si souvent parcouru les mers avec vous ?

— Dites-leur que l’homme qui avait été trouvé est à présent perdu, répondit Marbre avec amertume. Mais je ne suis pas assez fou pour me croire un être aussi important que voulez bien le supposer. Si on s’occupe de moi, ce sera tout au plus dans quelque gazette, pour remplir quelques lignes, à défaut de meurtre, de vol, ou d’empoisonnement d’une mère avec six petits enfants.

— Et puis après tout, quand j’y réfléchis bien, c’est tout au plus s’il y a de quoi subsister ici, repris-je en affectant un air de doute. Je ne sais si le fruit du cocotier est sain toute l’année, et il doit y avoir des saisons où les arbres ne portent pas de fruits.

— Ne craignez rien. J’ai mon fusil de chasse, et vous me laisserez bien un ou deux mousquets avec quelques munitions. Maintenant que l’île est connue, les bâtiments qui passeront renouvelleront mes provisions. Pour le moment je ne manquerai de rien. Il y a des poules, des porcs en quantité suffisante, et tout cela croît et multiplie. J’ai compté quinze barils de sucre sur le rivage, et il en reste une trentaine à bord du bâtiment naufragé, et tous au-dessus de l’eau. J’ai pour ressources la chasse et la pêche. Je puis planter des légumes, je puis semer du grain ; le terrain paraît excellent, et tout y viendra comme une bénédiction. J’ai une caisse d’outils qui sont à moi ; je suis assez bon charpentier, pas mauvais serrurier. Comment donc ! mais il y a des milliers de malheureux dans les grandes villes qui troqueraient de grand cœur leurs rues boueuses et leur pauvreté contre ma solitude et mon abondance.

Je commençai à penser que Marbre n’était pas dans un état d’esprit normal, et je changeai de sujet. La journée se passa à ne rien faire, comme je l’avais décidé. Le lendemain on se mit activement à l’ouvrage. Le cuivre, les marchandises anglaises, les parties de la cargaison française qui pouvaient se vendre aisément aux États-Unis, furent transportés à bord du schooner. Marbre avait annoncé publiquement sa détermination de rester dans l’île, de renoncer à la mer et de se faire ermite. Pour commencer, il abandonna le commandement de la Polly, et je fus obligé de le confier à notre troisième lieutenant, officier très-capable qui en avait déjà été chargé. À la fin de la semaine, le schooner était prêt, et, désespérant de rien obtenir de Marbre, je donnai l’ordre d’appareiller, en recommandant au lieutenant de doubler le cap Horn, et surtout d’éviter le détroit de Magellan. J’écrivis aux armateurs le détail de tout ce qui s’était passé, et mes plans pour l’avenir, me bornant à dire que M. Marbre avait cru, par des motifs de délicatesse, devoir résigner ses fonctions, depuis la reprise du bâtiment ; et qu’à l’avenir je serais chargé de leurs intérêts. Le schooner partit avec ces dépêches.

Quant à la Crisis, elle était toute prête ; et si je différais encore, c’était pour Marbre. J’eus recours à l’influence du major Merton ; mais par malheur le major s’était tellement prononcé en faveur du projet, quand il n’était qu’à l’état de simple spéculation, qu’il avait mauvaise grâce à se réfuter lui-même. Émilie ne fut pas plus heureuse. Il fallait ou employer la force ou céder. Après une longue consultation avec le major, ce fut à ce dernier parti que je me résignai.