À bord et à terre/Chapitre 20

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 248-261).


CHAPITRE XX.


Passe ton chemin, monde implacable ; je ne regrette aucun des biens que ta m’as repris ! Passe, au nom du ciel, — seulement laisse-moi ce que tu ne m’as jamais donné.
Lunt.


Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, il ne nous restait qu’à faire tous nos efforts pour adoucir et améliorer la situation dans laquelle Marbre persistait à se mettre. Il n’y avait pas d’ennemis à craindre, pas de précautions, par conséquent, à prendre pour sa défense ; nous réunîmes ce qui restait de planches et d’autres matériaux au chantier pour lui construire une cabane qui lui offrît un abri plus sûr qu’une tente contre les tempêtes du tropique. Elle avait douze pieds de large sur quinze à dix-huit pieds de long ; on y adapta trois fenêtres et une porte provenant du bâtiment naufragé. La chaleur du climat rendait une cheminée inutile, mais les Français avaient établi à terre leur cambuse : on la plaça sous un abri convenable à peu de distance de la cabane, les forces d’un seul homme ne pouvant suffire pour la bouger de place. Nous fîmes aussi, à l’aide de poteaux et de cordages, une enceinte autour d’un terrain de deux acres d’étendue, là où le sol nous parut le meilleur et l’exposition la plus favorable, de manière à mettre les légumes à l’abri des attaques de la basse-cour. Marbre ne savait pas grand’chose en fait de jardinage ; la terre fut labourée, les graines que nous avions trouvées dans le jardin français, semées de nos propres mains. Je fis apporter du bâtiment naufragé tout ce qui pouvait être de quelque utilité à notre ami. Comme nous étions près de quarante, et que nous ne fîmes pas autre chose pendant plusieurs jours, la besogne alla vite, et tout fut mis en bon ordre dans l’île ; j’y apportais le même intérêt qu’une mère qui prépare le trousseau de son enfant.

Marbre était rarement avec nous pendant ce temps ; il se plaignait que nous ne lui laisserions rien à faire, tout en étant touché des soins que nous prenions pour assurer son bien-être. Nous avions trouvé la chaloupe des Français mouillée sous le vent de l’île, et nous nous en étions servis comme moyen de transport entre le bâtiment et le rivage ; elle était grande, doublée en cuivre, et gréée en lougre. Je m’occupai, — et ce fut mon dernier soin, — de la mettre en état de servir au besoin, si Marbre éprouvait le désir d’abandonner sa solitude et de se diriger vers quelque autre île à travers cette mer paisible. Je fis établir deux mâts avec les vergues, les voiles et les écoutes ; je fis ensuite passer tout autour de l’embarcation en dehors, et à quelques pouces au-dessous du plat-bord, une forte ceinture, qui y fut clouée solidement. De cette ceinture partaient des rabans terminés par des œillets, à travers lesquels je fis passer une filière qui traversait aussi des trous faits dans plusieurs montants, qui s’emboîtaient sur les bancs. L’effet, quand la filière fut roidie, fut de donner à la chaloupe la protection de cette espèce de pavois, qui inclinait assez vers le bord pour laisser un passage découvert entre les deux côtés de l’embarcation. À la filière et aux rabans étaient attachés des prélarts, dont l’extrémité inférieure était fortement assujettie aux flancs extérieurs de la chaloupe ; par cet arrangement, les lames ne pouvaient pénétrer dans l’intérieur, à moins d’une de ces mers furieuses contre lesquelles toutes les précautions auraient été impuissantes.

Marbre m’avait observé avec intérêt pendant que je présidais à ces arrangements. Un soir, — j’avais annoncé l’intention de partir le lendemain matin, et le major était déjà à bord avec sa fille, — il me prit par le bras et m’entraîna à l’écart, comme s’il avait à me parler d’une affaire importante ; il était aisé de voir qu’il était fortement ému ; sa main tremblait, et j’avais quelque espoir qu’il allait m’annoncer quelque changement dans ses projets.

— Dieu vous bénisse, Miles ! Dieu vous bénisse, mon bon ami ! dit-il dès que personne ne put nous entendre ; si je pouvais regretter quelque chose au monde, ce serait un ami tel que vous. Oui, je pourrais vivre sans père ni mère, sans frère ni sœur, sans bâtiment, sans la confiance de mes armateurs, sans même une bonne réputation, si, sur mille personnes, j’étais sûr d’en rencontrer une qui vous ressemblât. Mais vous êtes jeune, vous ne connaissez pas les hommes ; ainsi n’en parlons plus. Tout ce que je demande à présent, c’est que vous en finissiez avec cette manie de me mâcher toute la besogne ; autrement, vous ne me laisserez rien à faire. Je suis en état d’équiper cette chaloupe tout aussi bien que qui que ce soit, sachez-le bien.

— Je le sais parfaitement, mon bon ami ; mais ce que je sais aussi, c’est que vous ne le feriez pas. J’espère que vous nous suivrez en mer dans cette chaloupe, et que vous viendrez reprendre votre ancienne place à notre tête à bord de la Crisis.

Marbre secoua la tête, et il vit sans doute à ma manière que je comptais peu sur un pareil résultat ; nous fîmes quelques pas en silence ; puis, tout à coup, il me dit d’un ton qui prouvait à quel point il était troublé :

— Miles, vous me donnerez de vos nouvelles, n’est-ce pas ?

— De mes nouvelles, et comment ? le service de la malle n’est pas encore établi entre cette île et New-York.

— Je radote, n’est-il pas vrai ? et je perds la mémoire. Que voulez-vous, je généralisais sur l’amitié et les sentiments semblables, et l’idée m’est échappée. Je sais que lorsque vous serez parti je serai retranché du reste du monde, et que je ne reverrai peut-être jamais une figure humaine ; mais qu’importe ? mon temps ne peut être long à présent, et j’aurai la basse-cour pour compagnie. Il faut vous dire, Miles, que miss Merton m’a donné sa bible hier, et, à ma demande, elle m’a montré le passage où il est question de Moïse exposé au milieu des joncs ; je l’ai parcouru, et il m’est facile à présent de voir pourquoi l’on m’a appelé Moïse.

— Mais Moïse, pour avoir été exposé, n’a pas cru nécessaire d’aller vivre dans un désert.

— Parce que ce Moïse-là n’avait pas à rougir de ses parents ; c’était la crainte et non la honte qui l’avait fait exposer. Et puis Moïse n’a jamais laissé une bande de vauriens français prendre un brave et noble navire comme la Crisis, avec un équipage de quarante homme pour la défendre !

— Allons, Marbre, vous avez trop de bon sens pour raisonner ainsi ; heureusement il n’est pas trop tard pour revenir sur vos pas, et j’aurai soin de donner à entendre que vous ne l’avez fait que par amitié pour moi.

Ce fut le commencement d’un dernier effort de ma part pour décider mon ami à renoncer à son projet insensé. Je parlai pendant une heure, et je ne cessai que quand je fus court d’haleine et à bout d’arguments. Je revins sur cette idée de l’isolement où il se trouverait en cas de maladie ; mais c’était une raison peu concluante pour un homme qui ne savait pas même ce que c’était qu’un mal de tête ; quant à la société, il la fuyait quand il était à terre, il s’en vantait même, et il ne pouvait encore apprécier les effets d’une entière solitude. Une ou deux fois il laissa échapper l’idée que je pourrais peut-être revenir un jour, mais plutôt d’un ton de plaisanterie qu’avec une intention sérieuse. Il semblait parfois éprouver quelques vagues appréhensions ; mais je ne pus néanmoins lui arracher aucune concession. Je finis par le prévenir que la Crisis mettrait définitivement à la voile le lendemain, les intérêts des armateurs pouvant se trouver compromis par un plus long délai.

— Je le sais, Miles, répondit Marbre, et brisons là. Tout est prêt, et voici Neb qui vient vous annoncer que le canot vous attend. Je vais faire mon apprentissage et passer ma première nuit seul dans mon île. Demain matin, je suppose que vous aimerez à venir donner une dernière poignée de main à un vieux camarade, et naturellement vous me chercherez sur le bord de la mer. Bonne nuit ! mais avant de nous quitter, j’ai à vous remercier de la provision de vêtements que je vois que vous avez fait mettre dans ma cabane. J’en avais à peine besoin ; car j’ai des aiguilles et du fil à monter une boutique de mercier, et la vieille toile laissée par les Français m’assure des vestes et des pantalons pour le reste de mes jours. Bonne nuit, mon cher enfant. Dieu vous bénisse ! Dieu vous bénisse !

Il faisait presque nuit ; mais je pus voir que les yeux de Marbre étaient humides, et je sentis que sa main tremblait encore. Je le quittai, ayant encore un faible espoir que cette nuit de solitude, la première où il serait complètement abandonné à lui-même, pourrait diminuer son désir de se faire ermite. Dès que je fus à bord, j’annonçai que l’équipage devait se rassembler au point du jour, et qu’aussitôt nous lèverions l’ancre.

Talcott vint m’appeler au moment indiqué. Je l’avais nommé premier lieutenant, et j’avais pris un des Philadelphiens pour second officier. C’était un jeune homme qui avait toutes les qualités requises pour l’emploi, et même une de plus qu’il n’était nécessaire : l’amour de la boisson ; mais les ivrognes ne vont pas trop mal sur un bord où une discipline convenable est maintenue. En vérité, Neptune doit être un profond moraliste ; car, à en juger par tous les jeunes gens qu’on envoie en mer, plus ou moins malades au moral, il a de terribles plaies de ce genre à cicatriser. Talcott eut ordre de démarrer ; quant à moi, je montai dans un canot et je me rendis à terre, dans l’intention de faire une dernière tentative auprès de Marbre.

La basse-cour était déjà en mouvement, et se rassemblait près de la porte de la cabane, où Marbre avait coutume de lui donner à manger le matin. J’ouvris la porte, j’entrai : il n’y avait personne dans l’intérieur ; Marbre était déjà sorti. Sans doute après avoir passé la nuit sans dormir, il était allé respirer l’air frais du matin. Je le cherchai dans le bois voisin, sur la plage, dans toutes ses promenades ordinaires, mes recherches furent inutiles. Malgré mon empressement de retourner à bord, j’allais me porter sur un point éloigné de l’île, où je savais que Marbre se rendait quelquefois quand il était enfoncé dans ses rêveries, quand, en jetant par hasard les yeux sur la baie, je ne vis plus la chaloupe française que j’avais fait équiper avec tant de soin pour lui. Elle était grande ; elle avait été construite pour porter une ancre de bossoir, et elle avait été mouillée sous son grappin et attachée en outre par une amarre à terre, assez solidement pour qu’il y eût aucun danger qu’elle eût pu être mise en mouvement, par un temps si tranquille, sans le secours des mains. Je rejoignis aussitôt mon canot, et quelques minutes après j’étais à bord.

Je procédai immédiatement à un appel général : il ne manquait personne. Il en résultait que Marbre avait fait sortir seul la chaloupe de ce bassin naturel. Les matelots qui avaient été de quart furent questionnés : aucun d’eux n’avait rien vu ni rien entendu. Pendant que M. Talcott continuait ses dispositions, je montai au haut du grand mât de hune, d’où la vue dominait sur toute l’île, à l’exception de quelques taillis, sur la baie et sur une grande partie de la pleine mer. Nulle part on ne voyait ni Marbre ni la chaloupe ; il était rigoureusement possible qu’il se fût caché derrière le bâtiment naufragé, encore eût-il fallu qu’il eût pris la précaution d’amener les mâts.

Notre dernière ancre venait d’être ramenée, les huniers avaient été hissés avant mon ascension, et tout était prêt pour recevoir le vent. Trop inquiet pour descendre sur le pont dans de pareilles circonstances, et bien placé pour reconnaître la position des récifs, je résolus de rester où j’étais, et de diriger en personne la marche du bâtiment à travers la passe. L’ordre avait été donné d’établir le foc et la brigantine, et de brasser les vergues de l’avant. Au bout d’une minute, la Crisis avait pris son élan, et se dirigeait d’un pas ferme vers la sortie du bassin. Comme il y avait des bancs de corail presque à fleur d’eau, je fus obligé de faire la plus grande attention aux manœuvres jusqu’au moment où entrant dans la baie extérieure, nous nous trouvâmes en grande partie à l’abri de ce danger. Je pus alors regarder autour de moi avec plus de liberté. Notre changement de position ouvrait devant nous une vue nouvelle ; mais la chaloupe ne paraissait pas.

Bientôt nous passâmes à une encâblure du bâtiment naufragé. Pour n’avoir rien à me reprocher, j’envoyai un canot dans cette direction ; mais ces recherches ne furent pas plus heureuses que les précédentes. Décidément Marbre s’était mis en mer, entièrement seul. Talcott était d’avis que notre ami, honteux de nous rejoindre, et ne pouvant se décider au dernier moment à rester dans sa solitude, s’était dirigé vers quelque île habitée. J’avais peine à le croire ; il me semblait que, dans ce cas, Marbre eût plutôt attendu que nous fussions partis ; cependant il m’était impossible de trouver une explication plus plausible.

Nous restâmes pendant plusieurs heures autour du récif. Du haut de mon observatoire, je crus une fois distinguer sur l’Océan un point noir qui ressemblait à la voile d’une chaloupe ; mais il y avait tant d’oiseaux qui voltigeaient de tous les côtés et rasaient l’eau aux rayon du soleil, que ce pouvait bien en être un. Enfin, à midi, je donnai l’ordre de brasser au vent et de pousser au large. Il fallut me faire violence, et j’avais hésité longtemps. La Crisis s’éloigna rapidement de la terre, et à deux heures, la ligne de cocotiers qui bordait l’horizon derrière nous disparut sous les vagues. À partir de ce moment, je n’espérai plus de jamais revoir Moïse Marbre ; et cette certitude hissa dans tous les cœurs une impression de tristesse qui fut longtemps à se dissiper complètement.

Le major Merton et sa fille restèrent sur la dunette presque toute la matinée ; mais le vieux militaire était trop accoutumé à la discipline pour hasarder une seule remarque. Quand nous nous réunîmes pour dîner, la conversation tomba naturellement sur la disparition de notre ancien ami.

— C’est vraiment dommage qu’une mauvaise honte ait empêché Marbre d’avouer sa méprise, dit le major, et de profiter de cette excellente occasion d’aller à Canton, où il aurait pu passer sur un autre bâtiment, s’il l’avait cru nécessaire.

— Comme nous le ferons sans doute, n’est-ce pas, cher père ? ajouta Émilie avec une intention marquée. Il sera bien temps de débarrasser le capitaine Wallingford de nos personnes.

— Ainsi donc, une société aussi aimable serait, suivant vous, un embarras, miss Merton ? répondis-je vivement. Vous n’en croyez rien, j’en suis sûr ; à présent que M. Le Compte a construit cette dunette, et que vous êtes logés un peu plus commodément, le moment de la séparation viendra toujours pour moi beaucoup trop vite.

Un sentiment de satisfaction se peignit sur le visage d’Émilie, tandis que le major semblait pensif : après un moment de silence, il reprit :

— Je serais plus honteux encore de l’embarras que nous donnons, surtout en voyant que Wallingford ne veut accepter, ni pour lui ni pour ses armateurs, aucune compensation même de la dépense que nous occasionnons, si nous avions pu faire autrement. Mais dès que nous serons arrivés à Canton, nous nous embarquerons sur le premier bâtiment anglais qui voudra nous recevoir.

Je me récriai contre un pareil arrangement ; et cependant je n’avais guère de bonnes raisons à donner pour le combattre. Je ne pouvais aller ni en Angleterre, ni à Bombay ; et c’était entre ces deux routes que le major pouvait seulement hésiter. La conversation se prolongea encore quelque temps ; et, lorsque je me retirai, je remarquai qu’Émilie semblait plus triste.

C’est une longue route à parcourir que la moitié de la mer Pacifique ; et ce fut une grande ressource pour Talcott et pour moi, pendant ces longues semaines de loisir, de pouvoir jouir de la société que le hasard nous avait si heureusement procurée. Je tirai un grand profit de mes rapports continuels avec les Mertons. Le major, sans avoir rien de brillant, avait un esprit cultivé, et à notre âge deux jeunes gens ne pouvaient se trouver chaque jour, presque à chaque heure, avec une jeune personne telle qu’Émilie sans perdre un peu de la rudesse ordinaire de notre profession, pour prendre les manières plus douces et plus aimables des salons. Si, au lieu d’être ridiculement timide auprès des femmes, j’acquis un peu d’aplomb et d’assurance, je le dus assurément à cette heureuse circonstance.

Enfin j’entrai dans la mer de la Chine, et, ayant le vent favorable, j’arrivai promptement à Canton. Obligé de m’occuper des intérêts de mes armateurs, je débarquai mes passagers à Wampoa, et nous nous quittâmes après nous être promis mutuellement de ne point partir sans nous être revus. Je n’eus pas de peine à placer le bois de sandal et les peaux, ni à me procurer les thés, les nankins et les porcelaines indiqués dans les instructions données au capitaine Williams. Je profitai aussi de l’occasion pour faire personnellement quelques emplettes, qui me semblaient de nature à faire plaisir à la future maîtresse de Clawbonny, quelle qu’elle pût être. Je ne pouvais faire un meilleur emploi de mes économies, d’autant plus que mes instructions m’y autorisaient.

En un mot, les six ou huit semaines que je passai à Canton furent d’un grand avantage pour ceux qui avaient un intérêt dans la Crisis. Je vendis ma cargaison à des prix très-avantageux, et les denrées que j’achetai en échange se trouvaient être au contraire à très-bas prix. En cela je n’avais aucun mérite, et pourtant on m’en sut un gré infini ; tant il est vrai que dans le commerce, comme dans la guerre, le bonheur est pour beaucoup. Néanmoins il est certain que je me donnai beaucoup de mal ; car je sentais toute la responsabilité qui, pour la première fois, pesait sur moi. Aussi éprouvai-je un véritable soulagement quand les écoutilles furent enfin fermées et que le bâtiment fut prêt à mettre à la voile.

C’était alors un devoir pour moi, aussi bien qu’un plaisir, d’aller rendre visite au major Merton que je n’avais vu qu’une ou deux fois depuis deux mois. Il avait passé tout ce temps à Wampoa, tandis que j’étais toujours ou dans les factoreries ou à bord. Le major était occupé au moment où j’arrivai, et Émilie me reçut seule. Quand elle apprit que j’allais partir, et que je venais prendre congé d’elle, elle parut éprouver un sentiment pénible. J’étais ému de mon côté ; seulement j’éprouvai moins de scrupule à lui exprimer mes regrets.

— Dieu seul sait, miss Merton, ajoutai-je après les premières explications, quand il nous sera permis de nous revoir.

Le lecteur se rappellera qu’aujourd’hui je suis un vieillard, et que la vanité n’a plus de prise sur moi ; que je suis donc historien aussi impartial des faits que le permettent quelques derniers restes de faiblesse humaine. Émilie tressaillit quand je fis allusion à la durée probable de notre séparation, et elle devint toute pâle. Sa jolie petite main tremblait tout en tenant son aiguille, et elle semblait livrée à une agitation que je ne l’avais pas encore vue éprouver au même point, elle qui d’ordinaire était si calme et si maîtresse d’elle-même. Je sais maintenant pourquoi je ne me jetai pas à ses pieds pour la supplier de m’accompagner aux États-Unis, quoique, lorsque je me suis mis à réfléchir froidement à tout ce qui s’était passé, j’aie été étonné moi-même de mon stoïcisme. Je n’affirmerai pas que je fusse la seule cause de l’agitation d’Émilie ; mais j’avoue qu’il m’était impossible de l’expliquer d’une manière qui me fût plus agréable. L’arrivée du major Mcrton, à cet instant, empêcha une explosion qui semblait imminente, et nous rappela à nous-mêmes. Quant au major, il était loin de paraître dans son état ordinaire ; et j’en fus frappé à tel point que je commençai par lui demander s’il était malade.

— Pour toujours, je le crains, Miles, répondit-il. Mon médecin vient de m’avertir franchement que si je ne gagne pas un climat froid le plus tôt possible, il ne me donne pas six mois à vivre.

— Alors venez avec moi, Monsieur, m’écriai-je avec un empressement qui prouvait ma sincérité. Il est temps encore, puisque je ne pars que demain.

— On me défend d’aller à Bombay, ajouta le major en regardant sa fille avec anxiété ; et il faut que je renonce à ma place, du moins pour bien longtemps.

— Tant mieux, major. Dans quatre ou cinq mois, je vous débarque à New-York où vous trouverez le climat qu’il vous faut. C’est comme amis, et non comme passagers, que vous viendrez avec moi. Votre table deviendra la mienne ; car mes emplettes remplissent tellement ma chambre, que c’est à peine s’il me reste la place nécessaire pour y coucher.

— Votre délicatesse égale votre générosité, Miles ; mais vos armateurs, que diraient-ils ?

— Ils n’ont aucun droit de se plaindre. D’après nos conventions, si je prends des passagers, c’est mon affaire. Tout au plus pourrait-il leur être dû une indemnité pour l’eau et pour les rations que fournit le bâtiment ; si vous insistez pour la leur payer, c’est à peine d’une centaine de dollars qu’il s’agira.

— À ces conditions, je profiterai avec reconnaissance de votre offre. Permettez-moi seulement de vous faire une dernière question : pouvez-vous toucher à Sainte-Hélène ?

— Mais, oui, si vous le désirez. Je dirai même que cela peut être nécessaire pour la santé de l’équipage.

— Eh ! bien, là je vous quitterai s’il se présente une occasion pour l’Angleterre ; car je ne puis tarder à m’y rendre. Voilà qui est convenu, mon cher Miles ; demain matin je serai prêt.

Jamais Émilie ne m’avait paru plus belle que pendant qu’elle écoutait cet arrangement. Elle se trouvait soulagée de toute inquiétude immédiate pour son père, et je crus aussi qu’elle n’était pas fâchée de voir retarder l’instant de notre séparation. Des mois devaient s’écouler avant notre arrivée à Sainte-Hélène ; et qui pouvait prévoir ce qui se passerait d’ici-là ? Comme j’avais beaucoup à faire pour le moment, je pris congé du père et de la fille, très-content du résultat de ma visite. Le lecteur en conclura que j’étais amoureux ; il se trompera. Non, je n’étais pas amoureux ; mais j’avais, pour me servir d’une phrase à la mode dans certaines sectes, l’imagination montée. Lucie, même alors, tenait dans mon cœur une place que j’ignorais moi-même ; mais il n’était pas dans la nature qu’un tout jeune homme passât des mois entiers presque seul avec une jeune fille charmante, sans se sentir attiré vers elle par un penchant irrésistible. Les circonstances étaient propres à exercer la constance du berger le plus fidèle. Il faut se rappeler aussi que je ne savais aucunement si Lucie avait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’elle portait à Rupert ; tandis qu’Émilie… Mais je ne veux pas que le papier retrace toutes les folles idées que la suffisance présentait à mon imagination.

Le lendemain, à l’heure dite, j’eus le bonheur de recevoir à bord mes anciens passagers. Talcott en éprouva autant de joie que moi-même ; car lui aussi prenait plaisir à la société d’Émilie. On a souvent dit qu’à bord des bâtiments anglais allant aux Indes orientales, on ne fait que se quereller et que faire l’amour. La cause, dans les deux cas, est la même : le voisinage ; et ce rapprochement qui, dans les natures un peu rudes, engendre l’hostilité, produit chez celles qui sont plus tendres des résultats tout opposés. Nous mîmes à la voile, et je n’ai pas besoin de dire combien je trouvai de charmes à un voyage toujours si long et si monotone. Ma chambre étant encombrée, je passais la plus grande partie de mon temps sur la dunette. Talcott était musicien ; je jouais assez bien du violon ; nous accompagnions Émilie, et nous faisions des trios délicieux qui, dans des temps moins prosaïques, auraient fait sortir les naïades de leurs retraites.

En passant le détroit de la Sonde, je racontai à mes hôtes l’affaire du John avec les pros, et la manière dont il s’était perdu sur la côte de Madagascar. La conversation se trouva ramenée naturellement sur Marbre. Toutes les fois que nous parlions de lui, les opinions étaient très-partagées. Le major pensait que notre pauvre ami devait être au fond de la mer ; car il ne croyait pas possible qu’un seul homme pût manœuvrer une chaloupe. Talcott, qui avait des idées plus justes de ce qu’un marin pouvait faire, pensait qu’il s’était porté sous le vent, dans l’espoir de trouver quelque île habitée, préférant la société même de Cannibales à une solitude complète. Moi, je présumais qu’au contraire il avait cherché à gagner dans le vent, comme l’embarcation y était singulièrement propre, pensant y rencontrer quelques-uns des baleiniers qui croisaient dans des parages peu éloignés. Émilie fit ce soir-là une remarque dont je ne pus m’empêcher d’être frappé.

— Si la vérité vient jamais à être connue, Messieurs, dit-elle, je suis tentée de croire qu’on découvrira que le pauvre M. Marbre n’a quitté l’île que pour échapper à vos importunités, qu’il y est revenu dès que le bâtiment a été hors de vue ; et qu’au moment où nous parlons, il savoure les délices de la vie d’ermite.

Elle pouvait avoir raison ; et en tout cas c’était la supposition la plus consolante. Comme mon intention était de passer encore plusieurs années sur mer, je me promis secrètement de vérifier par moi-même ce qu’il en était, si l’occasion s’en présentait jamais. Cependant la Crisis était arrivée à un endroit de l’Océan où le commandant d’un navire ne pouvait se tenir trop sur ses gardes. Aussi des hommes étaient-ils toujours en vigie pour découvrir les ennemis, s’il s’en présentait. Il paraît qu’il n’était pas dans notre destinée de passer dans ces parages complètement inaperçus.

Le lendemain, de grand matin, Talcott accourut me réveiller.

— Vite, debout, commandant, s’écria-t-il : les pirates s’assemblent autour de nous comme des corbeaux autour d’un cadavre. Le malheur veut que nous ayons peu d’espace et peu de brise. Tout annonce que la matinée sera chaude.

En moins de trois minutes j’étais sur le pont où tous les matelots accoururent aussitôt, la plupart n’ayant pas encore eu le temps de passer leurs vestes. Le major Merton était déjà sur la dunette, sa longue-vue à la main, tandis que les deux lieutenants démarraient les canons, et mettaient le bâtiment en état de faire une défense honorable. La situation était pour moi toute nouvelle. J’avais été déjà six fois en présence d’ennemis, et deux fois en qualité de commandant ; mais jamais dans des circonstances aussi décisives. La mer semblait couverte d’ennemis. Le major déclara qu’il ne comptait pas moins de vingt-huit pros, et que plusieurs avaient de l’artillerie. Il était évident qu’ils agissaient de concert, et que, pour nous prendre plus sûrement, ils avaient établi une sorte de blocus autour de nous. Néanmoins la Crisis était ardente pour un bâtiment marchand, et il n’y avait pas un seul homme à bord qui ne parût bien décidé à opposer une vigoureuse résistance. Quant à Neb, sa bouche fendue jusqu’aux oreilles exprimait son plaisir par la grimace qui lui était habituelle ; car l’affaire ne lui semblait qu’une plaisanterie. Et cependant ce nègre n’aurait pas osé aller le soir dans certains endroits de la ferme de Clawbonny, et rien n’aurait pu le décider à traverser seul un cimetière, même en plein soleil. C’était le mélange le plus bizarre de terreur superstitieuse et de courage héroïque.

Il était encore de bonne heure, quand les pros furent assez près pour commencer sérieusement leurs opérations. Ils débutèrent par nous envoyer une bordée d’environ douze canons, qu’ils avaient à bord. Les boulets vinrent traverser en sifflant nos mâts et nos agrès, presque dans toutes les directions ; et trois s’y arrêtèrent, quoiqu’ils ne fussent pas assez gros pour faire grand mal. Nos hommes étaient à leurs postes ; nous avions réussi à établir le service des deux batteries, mais il ne restait presque personne pour veiller aux bras et aux écoutes, et les officiers seuls n’avaient point d’occupation spéciale.

M. Merton devait sentir que sa liberté et celle de sa fille, peut-être même leurs vies, étaient à la merci d’un tout jeune homme ; cependant ses habitudes militaires de subordination étaient si profondes, qu’il ne hasarda pas même une observation. J’avais mon plan, et personne ne devait se permettre d’intervenir. C’était en avant et des deux côtés de nos bossoirs que les pros se montraient surtout en force, serrés l’un contre l’autre au nombre de vingt environ, et décidés sans doute à nous aborder, si l’occasion s’en présentait ; tandis qu’à l’arrière, ils étaient clairsemés. Les pirates avaient pris ces dispositions, dans la persuasion où ils étaient que nous continuerions à nous porter en avant.

L’ordre fut donné de carguer la grande voile et de mettre du monde sur les cargues de la brigantine. Il fallut pour cela dégarnir la batterie de tribord. Quand tout fut prêt, la barre fut mise au vent, et le bâtiment vira de bord vivement en tenant le plus près. En tournant, nous lâchâmes toute notre bordée de tribord au milieu de la foule de nos ennemis ; et la distance étant suffisante pour que la mitraille pût s’éparpiller, cette bordée fut efficace. Dès que nous fûmes orientés à l’autre bord, nous ouvrîmes un feu bien nourri à bâbord et à tribord sur toutes les embarcations qui s’approchaient trop. Les canots les plus proches virèrent de bord à leur tour pour nous donner chasse ; mais comme nous étions passés à l’arrière de plus d’un demi-mille, nous eûmes le temps de nous ouvrir un passage hors du cercle, et de forcer tous les pros qui étaient devant nous à chercher un refuge au milieu du reste de leur flottille. La manœuvre fut parfaitement exécutée ; et au bout de vingt minutes nous cessâmes notre feu. Tous nos ennemis nous restaient alors à l’ouest, et ne formaient qu’un seul groupe. C’était un avantage immense ; car nous n’avions plus qu’une seule batterie à servir ; nous ne pouvions plus être enfilés ; et notre feu produirait plus d’effet, dirigé sur une masse plus compacte. J’oubliais de dire que le vent était au sud.

La Crisis vira alors vent devant, portant ses basses-voiles et ses perroquets. La Crisis serrait bien le vent, et tout faisait présager qu’elle allait passer au vent de tous les pros, qui s’étaient concentrés autour de leur amiral. Six des plus hardis parurent toutefois décidés a s’y opposer, et venant au plus près, ils s’efforcèrent de croiser notre route sur l’avant, en nous tirant alors leur bordée. La Crisis se porta en avant comme pour les couper ; puis, quand elle se crut assez près, elle laissa porter de trois points environ, et tout à coup elle s’élança vivement au centre même de la flottille. Les ennemis, pris au dépourvu, nous ouvrirent un passage, et nous passâmes à travers toute la ligne, vomissant la mitraille par toutes nos bouches à la fois. Au milieu de la fumée, et dans le plus fort de l’action, trois ou quatre pros firent mine de vouloir s’approcher, comme pour tenter un abordage : je ne changeai rien à mes dispositions, et je ne retirai personne du service des pièces qui continuaient à faire merveille. Je pense que les pirates trouvèrent à la fin qu’il faisait trop chaud ; car ils cessèrent de nous poursuivre, et cinq minutes après nous étions complètement hors de leur rayon.

À en juger par la confusion qui semblait régner parmi les pirates, ils avaient dû être rudement traités. Un canot avait été coulé bas, et cinq ou six embarcations s’étaient réunies à l’entour, pour chercher à sauver l’équipage. Trois autres avaient souffert dans leur mâture, et tous indiquaient par leurs mouvements qu’ils en avaient assez. Dès que j’en fus bien certain, je repris ma route première. Les pros qui nous restaient au vent firent mine de vouloir nous suivre pendant quelque temps. Trouvant la plaisanterie trop prolongée, je virai vivement de bord pour tomber sur ces obstinés ; mais ils ne se le firent pas dire deux fois, et nous tournèrent précipitamment le dos en courant au plus près. Nous changeâmes encore une fois les amures, et nous poursuivîmes notre route sans être inquiétés davantage.

J’appris par la suite d’un capitaine de bâtiment marchand que nos assaillants avaient perdu quarante-sept hommes, et qu’il avait entendu dire que l’officier qui commandait la Crisis était le même qui commandait le John, lors de son affaire dans les mêmes parages. Nous eûmes quelques agrès coupés, quelques mâts endommagés, et deux blessés dont l’un se trouva être Neb. Le matelot blessé mourut avant notre arrivée au Cap, plutôt faute d’un bon chirurgien que des suites mêmes de sa blessure. Quant à Neb, nous n’étions pas encore à Sainte-Hélène, qu’il avait déjà repris son service. Pendant tout le temps de l’engagement, il était resté la bouche tellement béante, en faisant sa grimace habituelle, que je m’étonnais qu’un des pros n’y fût pas entré tout entier.

Je relâchai à Sainte-Hélène, comme je l’avais promis ; mais ne trouvant pas de bâtiment, mes passagers se décidèrent à m’accompagner à New-York. Émilie s’était conduite admirablement pendant le combat, et ce fut une joie pour tout l’équipage d’apprendre qu’elle restait à bord. Les matelots protestaient qu’elle leur portait bonheur ; ils oubliaient que c’était par une suite de circonstances malheureuses au contraire que la pauvre enfant se trouvait dans la position où elle était maintenant.

Il n’arriva rien de remarquable dans notre traversée de Sainte-Hélène à New-York. Elle fut longue, mais sans ennui. Enfin nos calculs nous apprirent que nous ne devions pas être loin de la terre. Le major et Émilie montèrent sur la dunette pour jouir du premier coup d’œil, et peu d’instants après le cri désiré se fit entendre. Un point brumeux commençait à apparaître sous le vent. Il se condensa de plus en plus, et présenta bientôt les contours et les échancrures d’une montagne. La pointe du Hook, les terres qui s’élèvent derrière en amphithéâtre, se montrèrent successivement. Nous passâmes rapidement devant le phare, et, doublant le Spit, nous entrâmes dans la baie supérieure juste une heure avant le coucher du soleil. C’était la fin d’une des plus belles journées du mois de juin 1802.