À bord et à terre/Chapitre 18

À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 224-236).


CHAPITRE XVIII.


Première Sorcière. — Salut !
Deuxième Sorcière. — Salut !
Troisième Sorcière. — Salut !
Première Sorcière. — Moindre que Macbeth, et plus grand.
Deuxième Sorcière. — Pas si heureux, et beaucoup plus heureux cependant.

Macbeth.


Si Marbre avait été avec nous quand je repris possession de Crisis, rien n’aurait manqué à mon bonheur ; mais son absence était une cause d’inquiétude et de regret qui se mêlait à notre triomphe. J’eus le soir même un moment d’entretien avec le major Merton, pour le tranquilliser, car Émilie, en entendant le bruit du combat, avait éprouvé de vives alarmes ; mais lorsqu’elle apprit que tout était terminé, et de quelle manière, ses craintes s’évanouirent pour faire place à la satisfaction d’avoir recouvré sa liberté.

Je ne tardai pas à lever l’ancre et à gagner le large. Il était nécessaire de dérober nos mouvements le plus possible, pour échapper à certaines questions embarrassantes qui auraient pu venir du gouvernement espagnol au sujet de la violation d’un territoire neutre. Une observation du major Merton me mit sur mes gardes, et je résolus de disparaître aussi rapidement que j’étais arrivé, afin de faire perdre mes traces. Au point du jour, le schooner et la Crisis étaient déjà à quatre lieues de la terre, et « sur la grande route des nations », qui, soit dit en passant, était alors infestée par des voleurs tout autant que toute autre grande route.

Au lever du soleil, nous ensevelîmes les morts. Cette cérémonie fut faite avec la solennité ordinaire ; la joie de la victoire ne pouvait étouffer les tristes réflexions qui calment si vite l’enthousiasme le plus ardent. Je plaignais le pauvre Le Compte. Ses procédés généreux à notre égard, son amour respectueux pour Émilie, la délicatesse de ses sentiments, se représentaient vivement à mon souvenir. Je ne l’avais connu qu’un mois ; mais que ce mois avait renfermé pour moi d’événements importants !

Il restait à décider ce que nous ferions à présent. La Crisis avait la même cargaison qu’au moment où les Français l’avaient prise, augmentée seulement des marchandises dont ils se proposaient de trafiquer sur la côte de l’Amérique du Sud. C’étaient des soieries et divers articles de fantaisie, avec un peu de vin, et elles seraient chez nous d’une défaite presque aussi facile que dans l’Amérique espagnole. J’avais une aversion prononcée pour la contrebande, et puisque le bâtiment avait rempli ses instructions primitives sur ce point, je ne voyais pas la nécessité de continuer davantage ce triste métier. Retourner à l’île où les Français avaient laissé sous une tente des objets de prix, tels que le plomb qu’ils n’avaient pas employé, et divers ballots apportés par le navire venant de Bombay, c’était assurer aux armateurs de la Crisis un profit plus considérable que tout ce que pourrait produire un commerce illicite sur la côte.

Pendant que je discutais cette question avec Talcott et le nouveau premier lieutenant, le cri de : une voile ! se fit entendre. Un grand navire venait de sortir tout à coup des brouillards du matin, à un mille de distance ; et dans le premier moment, je crus que j’étais tombé sous les batteries d’un vaisseau de guerre espagnol. Un regard plus attentif nous convainquit que, quoique fortement armé, ce n’était qu’un de ces lourds bâtiments de commerce qui faisaient périodiquement la traversée entre l’Espagne et ses colonies. Nous fîmes vivement branle-bas, chacun courut à son poste, et je ne fis aucun effort pour éviter les nouveaux-venus. Les Espagnols semblaient plus inquiets que nous ; leur pays était alors en guerre avec l’Angleterre. Dès qu’ils virent le pavillon américain, ils témoignèrent le désir de communiquer avec moi. Ne me souciant pas de les recevoir à bord, j’offris d’aller rendre visite à leur commandant. Il me reçut avec le cérémonial ordinaire, et après quelques phrases insignifiantes, il me remit entre les mains quelques journaux américains où se trouvait le traité de paix entre les États-Unis et la France. En en parcourant les articles, je reconnus que je m’y étais pris à temps pour me remettre en possession de la Crisis. Si j’avais attendu jusqu’au jour actuel, à midi, c’eût été un acte illégal. Il est vrai que les deux nations étaient déjà en paix quand les Français s’en étaient emparés ; mais ils étaient encore dans la limite des délais d’usage pour les captures faites sur des mers éloignées. C’est une belle chose que la guerre, et toutes ses conséquences !

Dans le cours de la conversation, j’appris du capitaine espagnol que la petite vérole avait fait de grands ravages dans son équipage, et qu’il comptait toucher à Valparaiso pour le compléter. Il ne se croirait pas à l’abri des croiseurs anglais, disait-il, si avant de doubler le cap il n’avait réuni sur son bord des forces imposantes. Je saisis cette idée, et je lui demandai si des Français ne feraient pas son affaire. La France et l’Espagne avaient le même ennemi, et rien ne serait plus facile que de renvoyer les Français de Cadix à Marseille. L’arrangement fut conclu à l’instant même.

De retour sur mon bord, je rassemblai les prisonniers ; je leur fis connaître la proposition du capitaine espagnol, en leur apprenant que la paix était conclue entre nos deux pays, et que c’était pour eux une excellente occasion de retourner en France. Ils acceptèrent avec joie ; tout est préférable à la captivité. Avant leur départ, je leur recommandai beaucoup de prudence dans les récits qu’ils feraient de leurs aventures ; il y allait de leur intérêt comme du nôtre ; car s’ils disaient que la Crisis avait été reprise par nous dans les eaux espagnoles, on pourrait remonter aux circonstances qui l’avaient amenée dans ces parages ; et les mines étaient le châtiment infligé dans cette partie du monde aux contrebandiers. Les Français s’engagèrent au silence. Je ne sais s’ils tinrent parole ; ce qui est certain, c’est qu’aucune plainte ne fut jamais adressée, du moins à ma connaissance, au gouvernement des États-Unis.

Les Français, en partant, eurent la permission d’emporter tous leurs effets, ce qui, selon l’usage, comprenait sans doute une partie de ceux des autres. Les deux navires firent alors voile chacun de son côté, les Espagnols vers la côte, et nous vers notre île. Je me sentais déchargé d’un grand fardeau, et je pus m’occuper d’autres soins. Je confiai le commandement de la Polly au second lieutenant, devenu le premier par mon avancement, en lui donnant deux matelots expérimentés pour officiers, avec six hommes d’équipage. De cette manière Talcott devint le premier lieutenant de la Crisis, et je fus ravi de pouvoir lui donner un grade dont il était digne à tous égards.

Au coucher du soleil, je revis Émilie pour la première fois depuis le jour où elle était partie de la Terre de Marbre à bord de la Crisis, La pauvre enfant était pâle, et il était évident que, malgré sa joie d’avoir recouvré la liberté et d’être à l’abri des poursuites de l’infortuné Le Compte, elle ne pouvait penser à sa mort sans qu’un voile de tristesse se répandît sur son front. Le cœur de la femme est ainsi fait : il éprouve toujours une sympathie secrète pour celui qui subit l’influence de ses charmes. Et puis le pauvre Le Compte avait d’excellentes qualités ; il avait toujours eu pour Émilie les attentions les plus délicates ; et s’il avait eu le tort de l’aimer, c’est une offense qu’on pardonne aisément.

Notre entrevue participa du caractère de notre situation ; elle fut empreinte tout à la fois de douceur et d’amertume. Si je me réjouissais de ma victoire, je donnais des larmes à Marbre, et même à nos ennemis, tandis que le major et sa fille ne pouvaient oublier toutes les circonstances pénibles de leur position.

— En vérité, dit Émilie en regardant affectueusement son père, Nous sommes un peu comme le tombeau de Mahomet, suspendus entre le ciel et la terre, entre les Indes et l’Amérique, sans trop savoir où nous poserons le pied. La mer Pacifique est devenue pour nous l’air natal, et nous avons tout le loisir de le respirer.

— Vous avez raison, ma chère enfant. — Mais, Wallingford, qu’est devenu le capitaine Marbre au milieu de tous ces grands événements ? Vous ne l’avez pas laissé, comme Sancho Pança, pour gouverner Barataria, pendant que vous veniez reprendre son bâtiment ?

Je lui racontai la manière dont notre vieil ami avait disparu, et lui demandai s’il n’avait point entendu parler du schooner ou du bâtiment baleinier dans la nuit de la tempête ?

— Nullement, répondit le major ; loin de m’attendre à revoir jamais la Belle Emilie, je supposais que vous alliez partir pour Canton ; c’est ce que le pauvre Le Compte m’avait dit lui-même. Ce dont je suis certain, c’est qu’aucune voile n’a été signalée à bord pendant toute la traversée. Nous n’avons pas non plus essuyé de tempête. Au contraire le temps a été constamment magnifique.

Je me fis apporter le livre de loch, et je reconnus en effet, d’après la route que la Crisis avait suivie, que ce ne pouvait pas être elle que nous avions aperçue.

Mais je ne dois point passer sous silence une galanterie du capitaine Le Compte. Il était mieux fourni en charpentiers qu’en matelots, à en juger du moins par la promptitude avec laquelle il avait construit le schooner. En revenant de la Terre de Marbre, il avait employé ses ouvriers à élever une dunette sur le gaillard d’arrière de la Crisis, et l’ouvrage venait d’être terminé. Il y avait un très-joli salon bien aéré, avec deux chambres communiquant entre elles par de légères galeries. On reconnaissait le goût français à l’élégance de l’ameublement. Émilie et son père devaient prendre possession de ce petit appartement le jour même. J’étais étonné que M. Le Compte, qui pouvait avoir à lutter contre la marine la plus formidable du monde, eût fait une construction qui pouvait entraver sensiblement la marche du bâtiment. Comme marin, je ne l’aurais pas ordonnée ; mais maintenant qu’on était en paix, je me décidai à la laisser subsister, du moins tant que miss Merton resterait à bord.

Le soir même, j’installai le major dans une des chambres et sa fille dans l’autre. Imitant les prévenances du pauvre Le Compte, je les fis servir à part, quoique la plupart du temps je fusse invité à prendre mes repas avec eux. Le major, qui s’entendait un peu en chirurgie, voulut soigner lui-même la blessure que j’avais reçue à l’épaule, pendant qu’Émilie avait pour moi ces mille attentions délicates dont son sexe a seul le secret. En moins de quinze jours, ma blessure était guérie ; mais Émilie avait encore une foule de soins à me recommander, d’avis à me donner : on eût dit que la convalescence ne devait jamais finir.

Quant à la traversée, elle fut telle qu’on peut s’y attendre, avec les vents alisés de la mer Pacifique. Le bâtiment eut ses bonnettes dehors presque tout le temps, et nous faisions régulièrement de cent vingt à deux cents milles dans les vingt-quatre heures. Les lieutenants étaient chargés des quarts, et je n’avais guère autre chose à faire qu’à causer avec le major et sa fille dans le joli salon que Le Compte nous avait préparé ; à écouter le piano d’Émilie, qui avait été transféré de la prise, et ensuite sauvé du naufrage ; ou bien à faire une lecture à haute voix dans quelques-uns des deux ou trois cents volumes joliment reliés, qui composaient sa bibliothèque. On aimait encore à lire dans ce temps-là Pope, Young, Milton et Shakespeare ; quoiqu’on y joignît bien aussi, pour la petite pièce, mistress Radcliffe, miss Burney, et l’auteur du Moine, Lewis. Quant à Smollet et à Fielding, on les avait laissés à leur place, qui n’était pas la bibliothèque d’une jeune personne. Il y avait aussi des ouvrages plus sérieux, et je crois que je les avais dévorés tous, avant la fin de la traversée. La vie de mer à bord d’un bâtiment bien ordonné laisse beaucoup de moments de loisir ; et une collection de bons livres est une chose qu’on ne devrait jamais oublier quand on équipe un bâtiment, et qu’on cherche à réunir tout ce qui peut contribuer au bien-être de l’équipage.

Dans une pareille société, le temps ne pouvait paraître long à un jeune marin qui n’avait pas lieu d’être mécontent de son début dans la carrière. Je ne puis dire que je fusse amoureux, quoique l’image d’Émilie, quand elle n’était pas devant mes yeux, me poursuivît souvent jusque dans mes rêves. Je me surprenais aussi parfois à établir des comparaisons entre elle et Lucie, sans trop savoir pourquoi. La fille de M. Hardinge avait un fonds de connaissances solides, pratiques, qu’Émilie ne possédait pas, et elle avait un sens moral encore plus délicat ; mais sous le rapport des talents de convention, pour tout ce qui se rapportait au monde, à ses usages, à cette finesse de sentiments et de manière qu’il peut seul donner, celle-ci avait l’avantage. Avec plus d’expérience moi-même, j’aurais reconnu que l’une et l’autre n’étaient encore que des provinciales ; — car, en 1801, pour le ton et pour les manières, l’Angleterre n’était qu’une province plus grande seulement que les États-Unis, et les habitants des deux pays auraient été remarqués pour leur étrangeté dans les cercles plus raffinés du continent européen. Plus simple, Lucie eût été préférée par la moitié de mes compatriotes ; et pourtant doit-on blâmer celle qui, sans rien outrer, se conforme à certaines règles de convention qui souvent constituent la grâce à nos yeux ? J’aurais voulu qu’Émilie pût prêter à Lucie un peu de son art, et lui emprunter en retour beaucoup de son naturel. La perfection, suivant moi, c’est que l’art soit si bien caché qu’on puisse le prendre pour la nature. Je ne parle que des dehors, bien entendu ; car, pour tout le reste, la nature doit reprendre tous ses droits.

Pour la beauté, tantôt je donnais la palme à Émilie, tantôt, quand mes souvenirs me reportaient à Clawbonny, au moment surtout de ma dernière visite, Lucie reprenait l’avantage. À ne considérer que le teint, les yeux, et peut-être aussi les dents, quoique celles de Lucie fussent blanches et égales, la jeune Anglaise l’emportait évidemment ; mais à voir le charmant sourire de l’Américaine, la coupe de sa figure, son pied, sa main, toute sa personne en un mot, neuf juges sur dix lui auraient donné la préférence. Un charme particulier leur était commun ; et ce charme, quoique je l’aie retrouvé au plus haut degré dans une Italienne, est surtout inhérent à la race anglo-saxonne : je veux parler de cette expression qui peint la pureté et la tendresse de la femme réunies, celle que les peintres aiment à donner aux figures d’anges, elles l’avaient l’une et l’autre à un très-haut point, et je crois qu’elles le devaient en grande partie au bleu céleste de leurs yeux. Jamais je ne me le suis figuré compatible avec des yeux noirs ou bruns, quelle que fût la beauté de la personne. Grace le possédait aussi, même peut-être à un degré supérieur ; mais Grace, il y avait près de deux ans que je ne l’avais vue, ainsi que Lucie ; et à leur âge que de changements ces deux années n’avaient-elles pas dû apporter dans leurs personnes !

Je ne pousserai pas plus loin la comparaison pour le moment, et je ne dirai rien du caractère. Ce n’est pas à vingt ans qu’on est encore un juge très-compétent dans une matière aussi grave, et la suite des événements suppléera à mon silence.

Il y avait quinze jours que nous étions en mer, quand venant à parler de la pêche des perles, je me rappelai mon trésor. Un bâtiment qui a un nombreux équipage est une espèce de Capharnaüm où presque tous les métiers se trouvent représentés. Sur les petits bâtiments, il faut des matelots ; mais les vaisseaux de guerre, les corsaires, les lettres de marque, peuvent, comme aurait dit le pauvre Marbre, généraliser un peu. Nous avions à bord de la Crisis un certain nombre d’ouvriers, de ces honnêtes artisans qui éprouvent le besoin de mettre d’eux-mêmes quelque restriction à leur liberté, et, entre autres, un orfèvre. Cet homme m’avait offert de percer mes perles et de les enfiler, ce que j’avais accepté. Il avait mis la plus grosse au milieu, et, entremêlant les autres suivant leur grosseur, il en avait fait un charmant collier auquel il avait mis un fermoir convenable, et qui était assez grand pour se jouer gracieusement autour du cou d’une femme.

Quand je montrai ce beau bijou, qui eût pu faire envie à une reine, Émilie ne put retenir un mouvement d’admiration ; le major le prit dans ses mains et l’examina avec attention.

Pour tout ce qui tient au bien-être substantiel, le bourgeois américain est peut-être plus avancé que tout autre individu de la même classe dans un autre pays, mais il n’entend rien absolument à tout ce qui est de représentation ; aussi ne lui demandez pas l’usage de telle pierre précieuse, de tel bijou, de tel joyau ; le plus souvent il n’en connaît pas même le nom. Vous n’en trouverez pas un sur vingt, même aujourd’hui, qui soit capable de distinguer un saphir d’une améthyste, ou une turquoise d’un grenat. Sous ce rapport, j’étais Américain jusqu’au bout des ongles ; et je n’avais même aucune idée de la valeur comme objet de commerce. Il n’en était pas de même du major : il en avait fait une sorte d’étude, et le lecteur jugera de ma surprise quand je l’entendis s’écrier :

— Ce collier, entre les mains de Rundle et de Bridge, se vendrait à Londres mille livres sterling.

— Mille livres sterling, mon père ! dit Émilie.

— Je le crois ; ce n’est pas tant la grosseur des perles que je considère, — quoique celles-ci soient remarquables, même sous ce rapport ; — c’est leur couleur, leur transparence, leur eau, comme on dit.

— Je croyais que ce mot ne s’appliquait qu’aux diamants, dit Émilie avec un intérêt que j’aurais voulu qu’elle n’eût pas montré.

— Il s’applique aussi aux perles, mon enfant ; celles-ci sont de la première eau, ce sont les plus estimées en Europe. — Oui, Wallingford, si vous envoyiez ce collier à Londres, je suis sûr que vous en retireriez de six à huit cents livres sterling pour le moins.

— Je ne le vendrai jamais, Monsieur, à moins d’y être absolument forcé.

— Jamais ! répéta le major pendant qu’Émilie me regardait avec une attention que je ne pouvais m’expliquer. Et, de par Neptune, que ferez-vous d’un pareil ornement, vous ?

— Je le garderai ; il est bien à moi ; c’est de mes propres mains que je l’ai retiré du sein de la mer, que j’ai détaché les perles de leur enveloppe première, et jamais bijou acheté à prix d’argent ne pourrait avoir la même valeur à mes yeux.

— Savez-vous que ce sera une fantaisie assez coûteuse. Voyons, combien a-t-on de son argent, dans votre partie du monde, Wallingford ?

— Six pour cent, à New-York, Monsieur, sur bonne hypothèque.

— Et savez-vous ce que mille livres sterling, converties en dollars, rapporteraient à ce taux, Miles ? Calculez, et vous verrez si ce n’est pas payer bien cher le plaisir de pouvoir dire qu’on a un collier de perles dont on ne peut rien faire.

— Mais j’en ferai quelque chose, Monsieur ; j’ai une sœur, je puis le lui donner ; ou bien, si je me marie, je le donnerai certainement à ma femme.

Je vis poindre sur les lèvres du major un sourire presque imperceptible que j’étais trop jeune, et, je puis ajouter, trop Américain pour comprendre. Je ne voyais rien d’inconvenant à ce que la femme d’un homme qui pouvait avoir deux mille dollars de rente portât à son cou deux années de son revenu, ou qu’elle se montrât magnifique dans une seule partie de sa toilette, quand tout le reste ferait un contraste choquant. Nous rions tous quand nous entendons parler de chefs indiens portant des uniformes et des chapeaux à trois cornes sans autres vêtements, mais nous fermons les yeux sur des inconséquences qui nous sont personnelles, et qui souvent ne sont pas moins ridicules aux yeux des autres. Pour moi, il me semblait tout naturel que mistress Wallingford portât le collier qui appartenait légitimement à son mari. Émilie ne sourit pas ; mais elle continuait à tenir le collier dans sa petite main potelée, qui rivalisait de blancheur avec les perles, et que le rapprochement faisait paraître encore plus jolie. Je me hasardai à la prier de mettre le collier à son cou ; ses joues se couvrirent d’une légère rougeur, mais elle obéit.

— Ma foi, Émilie, s’écria le père enchanté, cette parure vous va si bien que je commence à revenir sur ce que j’ai dit ; on n’a pas besoin d’être riche pour porter un si bel ornement.

Il est certain qu’il était impossible de voir rien de plus ravissant que miss Merton ainsi parée. La blancheur éblouissante de sa peau, les contours admirables de ses épaules, le vif éclat que le plaisir donnait à tous ses traits, ajoutaient beaucoup à la beauté du tableau. Il eût été difficile de dire qui gagnait le plus au rapprochement, du collier ou de la jeune fille, tant ils s’harmonisaient bien ensemble. Je ne pouvais me lasser de regarder Émilie ; aussi cherchai-je à faire durer le plaisir, en la priant de porter le collier le reste de la journée. Émilie ne se fit pas beaucoup prier, et je ne saurais dire qui d’elle ou de moi prit plus de plaisir à ce jeu ; car s’il est agréable d’admirer, il ne l’est pas moins peut-être d’être admirée.

Quand je retournai le soir au salon, Émilie avait le collier à la main ; ses yeux aussi limpides, aussi transparents que les perles elles-mêmes, étaient fixés sur le bijou. Je m’arrêtai un moment à la porte pour la contempler : jamais je ne l’avais vue si délicieusement belle ; ses traits manquaient ordinairement de cette expression mobile où se reflète la pensée, quoiqu’ils eussent celle que j’ai appelée angélique ; mais dans cette occasion, ils me semblaient pleins d’éloquence. Serait-il possible, murmurait tout bas l’amour-propre, — et quel est le jeune homme qui en est complètement exempt, — serait-il possible qu’elle pensât dans ce moment combien la femme de mistress Wallingford sera heureuse un jour ? Suis-je pour quelque chose dans cet air pensif, ce regard fixe, cette expression qui indique à la fois le doute et le bonheur ?

— J’allais vous envoyer chercher, capitaine Wallingford, dit Émilie dès qu’elle m’aperçut, avec une rougeur qui semblait venir à l’appui de mes conjectures, et qui était encore plus vive dans ce moment qu’à aucune autre époque de cette délicieuse journée, — pour vous prier de reprendre votre trésor.

— Était-ce une trop grande responsabilité que de le garder, ne fût-ce que pendant une nuit ?

— Oui, vraiment ; et puis, vous savez : c’est un honneur réservé à mistress Wallingford.

Ces paroles furent dites en souriant et avec un air aimable et doux ; mais pourtant de manière à laisser entrevoir une équivoque. Ce n’était point là la sensibilité profonde et naturelle de Grace, ni la franchise toute ronde de Lucie, et je ne pus m’empêcher de remarquer le contraste. Je pris le bracelet, je serrai la main du major, puis celle de la jeune fille, comme c’était mon usage toutes les fois que j’arrivais ou que je prenais congé d’elle, et je me retirai.

J’étais en train de m’habiller le lendemain matin, quand Neb accourut, les yeux tout écarquillés, et son collier de perles à lui brillant entre deux lèvres qui auraient fourni à un cannibale deux fameuses bouchées. Dès que j’avais été installé dans mon nouveau grade, je l’avais fait venir à l’arrière et l’avais mis près du poste des officiers, où il était plus à portée de me servir que quand il était exclusivement matelot du gaillard d’avant ; cependant il continuait à faire son quart, car il y aurait eu de la cruauté à le priver de ce plaisir.

— Oh ! maître Miles ! maître ! s’écria-t-il dès qu’il put parler ; le canot ! le canot !

— Comment, le canot ? Est-ce que quelqu’un est tombé à la mer ?

— Le canot baleinier, — pauvre capitaine Marbre, — le canot !

— Serait-il possible ! Neb, courez dire à l’officier de quart de mettre en panne dès qu’il le pourra ; je monte à l’instant.

Je pensai que la Providence nous avait enfin conduits sur les tracer du malheureux canot baleinier, et que nous allions voir les restes mutilés de quelques-uns de nos anciens compagnons, — du pauvre Marbre, sans doute, si j’avais bien compris Neb. Eh bien, que la volonté de Dieu soit faite ! Je fus bientôt habillé, et, en montant, j’entendis un mouvement extraordinaire qui prouvait que l’intérêt de nos matelots était excité au plus haut degré. Lorsque je mis le pied sur le pont, on venait de mettre le grand hunier sur le mât et de coiffer les voiles ; tout l’équipage était dans l’agitation, et il me fallut quelque temps pour en découvrir la cause.

La matinée était brumeuse, et d’abord la vue ne s’étendait pas à plus d’un mille autour du bâtiment. Mais peu à peu le soleil en se levant dissipa le brouillard, et la vigie aperçut le canot dont Neb m’avait parlé. Au lieu de le voir flotter à la merci des ondes, avec les restes de son malheureux équipage gisant au fond, comme je m’y attendais, quand je pus le distinguer pour la première fois, il n’était pas à un mille de distance, et venait droit à nous avec une rapidité qui prouvait que les bras ne manquaient pas aux avirons.

À cet instant la vigie cria : une voile ! et en effet un bâtiment nous restait à quatre ou cinq milles sous le vent. Il faisait de la voile pour rejoindre son canot, dont il avait été sans doute séparé par la nuit et par le brouillard. Ce n’était donc qu’un baleinier et son canot ; et en dirigeant une longue-vue sur tous les points de l’horizon, Talcott découvrit bientôt, à un mille au vent du canot, une baleine morte auprès de laquelle était un autre canot, attendant l’approche de son bâtiment qui, sans aucun doute, sur son prochain bord, devait le rejoindre.

— Je suppose qu’ils désirent nous parler, monsieur Talcott, dis-je alors. C’est sans doute un bâtiment américain. Le capitaine est dans le canot et désire nous charger de quelques lettres ou de quelques messages.

Tout à coup Talcott poussa un grand cri : — Hourra ! camarades, s’écria-t-il, trois fois hourra ! je vois le capitaine Marbre dans ce canot aussi distinctement que le canot lui-même.

Ce furent alors des acclamations réitérées qui durent aller droit au cœur du pauvre Marbre. Trois minutes après, il était sur le pont de son vieux bâtiment. Il m’était impossible de dire une parole ; et le pauvre Marbre était à peu près dans le même cas, quoiqu’il fût mieux préparé à l’entrevue.

— Je vous ai reconnu, Miles, dit-il enfin, pendant que de grosses gouttes coulaient de ses yeux, je vous ai reconnu ainsi que l’infernale Polly, dès que le brouillard s’est levé. Voilà donc ma Crisis sous son ancien pavillon, et ces maudits Français ne pourront pas se pavaner chez eux à nos dépens ! Bien, mon garçon, très-bien ! je suis aussi content que si j’avais moi-même été vainqueur.

C’était toujours le même homme, vigoureux et bien portant. Ce fut dans tout l’équipage à qui lui serrerait le premier la main, à qui le féliciterait, et il se passa un grand quart d’heure avant qu’il lui fût possible de raconter ce qui lui était arrivé. Quand enfin le silence fut un peu rétabli, il s’essuya les yeux et chercha à raffermir sa voix :

— Vous savez comment je vous ai quittés, mes amis, dit-il en commençant, et dans quelle intention. Ce fut une demi-heure avant la bourrasque que je vous vis pour la dernière fois. J’étais alors assez près du bâtiment pour reconnaître que c’était un baleinier ; et persuadé que je vous verrais le matin, je crus plus prudent de chercher à l’accoster, que de me mettre à la recherche du schooner dans l’obscurité. Je trouvai dans le capitaine un ancien camarade qui cherchait lui-même un canot qui avait été entraîné en dérive la nuit précédente. Quoique charmés de nous revoir, nous n’avions pas de temps à perdre en compliments, vous comprenez bien. Il courut des bordées, d’abord pour vous parler, et ensuite à cause de la rafale. Pendant que M. Walligford serrait sans doute le vent pour me trouver, nous laissions arriver pour ménager notre mâture ; et le lendemain, plus de schooner à aucun point de l’horizon. Comment nous sommes-nous perdus : c’est ce que je ne saurais dire ; car je n’irai pas croire que vous m’ayez laissé là de gaieté de cœur, au milieu de l’Océan.

— Nous sommes restés en croisière pendant toute la journée, sans nous éloigner de plus de cinq milles du point où nous nous étions séparés, m’écriai-je avec chaleur.

— Oui, oui, commandant, dirent ensemble tous les matelots, nous avons fait tout ce que des hommes pouvaient faire pour vous trouver.

— Je le sais ! vous n’aviez pas besoin de le dire ; je l’aurais juré. Eh bien, voilà toute l’histoire. Il fallait rester à bord du baleinier on se jeter à la mer, il n’y avait pas d’autre alternative ; et je suis d’autant plus charmé du parti que j’ai pris, que nous voilà de nouveau réunis, quoique à cent milles de l’endroit où nous nous étions séparés.

— Et voilà votre vieux navire, commandant, tel que vous l’avez quitté. Je suis heureux de pouvoir le remettre moi-même entre vos mains.

— Qui a mis là cette maudite dunette ? Est-ce vous ou le Français, Miles ?

— C’est le Français. Maintenant que la paix est conclue, il importe peu, et c’est un appartement très-convenable pour le major et pour sa fille.

— Les voilà bien ! ils gâtent le plus beau gaillard d’arrière qu’il y ait sur l’Océan, en y ajoutant cette superfluité !

— Mais à présent que vous voilà le maître, commandant, vous pourrez faire enlever tout cela dès que vous voudrez.

— Moi, faire enlever quelque chose ! moi, reprendre le commandement du bâtiment à un homme qui l’a si bien gagné ! Que je sois damné, si j’en fais rien !

— Commandant, vous m’étonnez. Vous cédez à une émotion passagère que votre bon sens, que votre devoir même à l’égard de vos armateurs vous feront bientôt surmonter.

— Vous vous trompez, Miles Wallingford, répondit Marbre solennellement. J’y ai pensé du premier moment que j’ai reconnu le bâtiment, et aussitôt mon parti a été pris. Leurs intérêts seront beaucoup mieux dans vos mains que dans les miennes. Vous avez de l’éducation, vous, et c’est la chose capitale, Miles. Pour ce qui est d’appareiller un navire, de l’arrimer, d’en prendre soin dans les gros temps, ou de trouver ma route à travers l’Océan, je suis votre homme, et j’entends ne le céder à personne ; mais quand il en faut venir aux chiffres et aux calculs, ce n’est plus ça.

— Vous m’affligez plus que je ne puis dire, monsieur Marbre ; nous avons été si longtemps ensemble…

— Nous n’étions pas ensemble à la reprise de ce bâtiment, mon garçon.

— Mais je n’ai fait qu’exécuter ce que, sans un accident, vous auriez fait vous-même.

— Je n’en sais rien. J’ai réfléchi mûrement à la chose, quand j’ai été un peu maître de moi ; et je crois que nous nous serions fait frotter si nous avions attaqué les Français en pleine mer. Votre plan valait beaucoup mieux, et vous l’avez exécuté de main de maître. Écoutez, Miles : voici tout ce que je puis faire, et rien de plus. Vous retournez à notre île, à ce que j’apprends, pour y recueillir ce qu’on y a laissé, et de là vous appareillez pour Canton ?

— C’était mon projet, et je vois avec plaisir que vous semblez l’approuver.

— Arrivé là, remplissez le schooner de tout ce qui ne sera pas utile à Canton ; le cuivre, par exemple, les marchandises anglaises, que sais-je ? je le conduirai à New-York, pendant que vous continuerez le voyage à bord de la Crisis, comme vous avez seul le droit de le faire.

J’eus beau employer tour à tour tous les arguments, Marbre fut inébranlable, et le soir même il était à bord de la Polly, dont il avait pris le commandement.