Zola, Dumas, Maupassant/Guy de Maupassant

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Zola, Dumas, MaupassantLéon Chailley (p. 95-168).


GUY DE MAUPASSANT




I


Tourguénev, pendant le séjour qu’il fit chez moi, en 1881, je crois, prit dans sa valise un petit livre français intitulé la Maison Tellier et me le remit.

« Lisez ça à l’occasion, » me dit-il, du même ton détaché en apparence dont il se servit un an auparavant en me remettant la livraison de la Revue la Richesse russe (Rouskoc Bogatstva), qui contenait un article de Garchine alors à ses débuts. Évidemment, aujourd’hui comme alors à l’égard de Garchine, il craignait de m’influencer dans l’un ou dans l’autre sens et il désirait avoir mon opinion en toute indépendance.

« C’est un jeune écrivain français, dit-il, — voyez, ce n’est pas mal ; il vous connaît et vous prise fort, » ajouta-t-il, comme s’il voulait me disposer en sa faveur.

« Comme homme il me rappelle Droujinine ; comme lui c’est un excellent fils, un excellent ami, un homme d’un commerce sûr, et de plus il est en relations avec les ouvriers, les dirige, les aide. Même sa manière d’être avec les femmes me rappelle Droujinine. »

Et Tourguénev me raconta quelque chose d’étonnant, d’invraisemblable sur le procédé de Maupassant sous ce rapport.

À cette époque, en 1881, j’étais au plus fort du travail de la transformation de ma conception sur le monde, et, dans cette transformation, l’activité qu’on appelle artistique, et à laquelle je m’étais complètement adonné auparavant, avait perdu pour moi non seulement l’importance que je lui attribuais avant, mais elle m’était encore devenue franchement désagréable, en raison de la place exagérée qu’elle avait occupée dans ma vie et qu’elle occupe en général dans les idées des classes riches.

Aussi des œuvres comme celles que m’avait recommandées Tourguénev n’avaient-elles, à cette époque, aucun attrait pour moi. Mais pour lui faire plaisir je lus le livre qu’il m’avait donné.

Dès le premier récit de la Maison Tellier, malgré l’inconvenance et l’insignifiance du sujet traité, je ne pus ne pas constater chez son auteur l’existence de ce qu’on appelle le talent.

L’auteur possédait ce don spécial, — le talent, — qui est la faculté de concentrer son attention sur tel ou tel objet, et d’y voir quelque chose de nouveau, quelque chose que les autres ne voient pas. Ce don, Maupassant le possédait évidemment.

Mais à en juger par le petit volume que je venais de lire, il était malheureusement dépourvu de la principale des trois conditions, sauf le talent, indispensables à toute œuvre artistique. Ces conditions sont : 1o un rapport normal, c’est-à-dire moral, entre l’auteur et le sujet qu’il traite ; 2o la clarté de l’exposition ou la beauté de la forme, ce qui est tout un ; et 3o la sincérité, c’est-à-dire un réel sentiment d’amour ou de haine pour ce que dépeint l’artiste. De ces trois conditions, Maupassant ne possédait que les deux dernières et était complètement dépourvu de la première ; il n’existait pas chez lui un rapport normal, c’est-à-dire moral, entre lui et les sujets qu’il traitait.

À en juger par ce que j’avais lu, Maupassant avait du talent, c’est-à-dire un don d’attention qui lui permettait de découvrir dans les choses et dans les manifestations de la vie les côtés qui leur sont propres mais qui restent invisibles aux autres hommes. Il possédait également la beauté de la forme, c’est-à-dire il exprimait clairement, simplement et artistiquement ce qu’il voulait dire. Enfin, il possédait cette condition nécessaire à la création de toute œuvre d’art et sans laquelle elle ne produit aucune action : la sincérité ; c’est-à-dire, il ne feignait pas d’aimer ou de haïr, mais il aimait et haïssait réellement ce qu’il décrivait.

Malheureusement, étant dépourvu de la première condition, sinon de l’essentielle, qui donne de la valeur à l’œuvre d’art, du rapport normal et moral entre lui et ce qu’il dépeignait, c’est-à-dire de la faculté de distinguer entre le bien et le mal, il aimait et dépeignait ce qu’il ne fallait pas aimer et dépeindre, et il n’aimait pas et ne dépeignait pas ce qu’il fallait aimer et dépeindre.

C’est ainsi que, dans ce petit volume, l’auteur décrit avec force détails et avec amour comment les femmes séduisent les hommes et comment les hommes séduisent les femmes, même certaines vilenies difficiles à comprendre, qui sont dépeintes dans la Femme de Paul, et il décrit non seulement avec indifférence mais avec mépris, comme des brutes, les ouvriers des champs.

La nouvelle, Une Partie de campagne, m’a frappé particulièrement par cette ignorance de la distinction entre le bien et le mal. L’auteur nous y présente comme une plaisanterie des plus charmantes et des plus drôles la description détaillée de la façon dont deux messieurs, en se promenant en canot, les bras nus, ont séduit en même temps, l’un la vieille mère et l’autre la jeune fille, sa fille à elle.

La sympathie de l’auteur est tout entière pour les deux vauriens, et cela au point qu’il semble non seulement négliger mais simplement ne pas voir ce qu’ont dû sentir, ce qu’ont dû éprouver la mère et la fille séduites, le père et le jeune homme, sans doute le fiancé de la jeune fille. Il s’ensuit que non seulement nous nous trouvons en présence d’une description révoltante d’un crime répugnant présenté sous forme de farce, mais encore l’incident lui-même est faussement raconté, parce que le récit ne se rapporte qu’au côté le plus insignifiant du sujet : le plaisir goûté par les vauriens.


II


Le même volume contient la nouvelle : Histoire d’une fille de ferme, que Tourguénev m’avait particulièrement recommandée et qui me déplut particulièrement, à cause du rapport anormal entre l’auteur et le sujet traité.

L’auteur ne voit visiblement, chez tous les travailleurs qu’il décrit, que la brute qui ne peut pas s’élever au-dessus de l’amour physique et de l’amour maternel. Aussi sa description ne donne-t-elle qu’une impression incomplète et artificielle.

L’incompréhension de la vie et des intérêts de la masse populaire et sa représentation comme un ramassis de demi-brutes, mues seulement par la sensualité, l’animosité et la cupidité, constitue l’un des principaux et des plus graves défauts de la plupart de nos auteurs français modernes, et parmi eux de Maupassant. Ce défaut marque non pas seulement ce récit, mais encore tous ceux où il parle du peuple ; il le décrit toujours comme composé de brutes stupides et grossières qui prêtent seulement à rire.

Certes les auteurs français doivent mieux connaître que moi les qualités de leurs compatriotes. Mais quoique Russe, quoique n’ayant pas vécu au milieu du peuple français, j’affirme cependant qu’en décrivant leurs compatriotes comme ils le font, les auteurs français sont dans l’erreur, et que le peuple français ne peut pas être tel qu’ils le dépeignent. S’il existe une France telle que nous la connaissons, avec ses véritables grands hommes, avec l’appoint énorme des progrès qu’ils ont fait faire à la science, à l’art, aux idées sociales et au perfectionnement moral de l’humanité, le peuple de travailleurs qui a soutenu et qui soutient la France sur ses épaules, et qui produit ses grands hommes, n’est pas composé de brutes, mais d’hommes doués de qualités d’âme élevées. C’est pourquoi je ne crois pas à ce qu’on écrit dans les romans comme La Terre, dans les nouvelles de Maupassant, de même que je ne croirais pas qu’une belle maison pût être sans fondement.

Il est fort possible que ces hautes qualités du peuple ne soient pas précisément celles qu’on m’ait dépeintes dans La petite Fadette et dans La Mare au Diable (récits de George Sand). Mais ces qualités existent ; je le sais à n’en pas douter, et l’écrivain qui, comme Maupassant, dans ses récits populaires, ne décrit avec sympathie que les hanches et les gorges des servantes bretonnes, et avec dégoût et raillerie la vie des travailleurs, commet une faute grave au point de vue artistique, car il ne prête son attention qu’au côté le moins intéressant du sujet, le côté physique, et en néglige l’autre, le plus important, le côté moral qui est l’essence même du sujet.

En somme, la lecture du petit livre prêté par Tourguénev me laissa parfaitement indifférent vis-à-vis du jeune auteur.

Les nouvelles. Une partie de Campagne, La Femme de Paul et L’Histoire d’une fille de ferme, m’ont paru alors si répugnantes, que je n’ai pas même remarqué le beau conte : Le Papa de Simon, et Sur l’Eau, si remarquable par la description de la nuit qu’on y trouve.

« À notre époque, où tant de gens sont avides d’écrire, il ne manque pas d’hommes de mérite qui ne savent à quoi employer leur talent ou qui l’emploient hardiment à décrire ce qu’on ne doit pas et ce qu’il est inutile de décrire, » me suis-je dit, et je l’ai répété à Tourgénev.

Et je ne pensai plus à Maupassant.


III


Le premier volume de Maupassant qui me tomba plus tard entre les mains fut Une Vie, qu’un de mes amis me conseilla de lire. Du coup ce livre me fit changer d’opinion sur Maupassant, et depuis j’ai lu avec intérêt tout ce qui portait sa signature.

Une Vie est un roman de premier ordre ; non-seulement c’est la meilleure œuvre de Maupassant, mais peut-être même le meilleur roman français depuis Les Misérables de Victor Hugo. Outre la puissance remarquable de talent qu’il révèle chez son auteur, c’est-à-dire, cette attention particulière soutenue, dirigée sur le sujet traité et grâce à laquelle l’auteur voit des traits absolument nouveaux dans la vie qu’il décrit, on trouve réunies dans ce roman, à un degré presque égal, les trois conditions nécessaires à la production d’une véritable œuvre artistique : 1o Un rapport normal, c’est-à-dire moral, entre l’auteur et le sujet qu’il traite, 2o la beauté de la forme et 3o la sincérité, c’est-à-dire l’amour de l’auteur pour ce qu’il décrit.

Cette fois la vie n’est plus, pour l’auteur, une suite d’aventures de débauchés ; ici, le fond du roman, comme le titre l’indique, est la description d’une vie détruite, de la vie d’une femme innocente et charmante, prête à tout ce qui est noble, et détruite précisément par cette sensualité des plus grossières et des plus bestiales qui apparaissait à l’auteur, dans ses récits antérieurs, comme le phénomène le plus essentiel de la vie. Cette fois la sympathie de l’auteur se porte vers le bien.

La forme, belle déjà dans le premier récit, est poussée ici à un degré de perfection si élevé, qu’aucun prosateur français ne l’a encore atteint, à mon avis. De plus, et surtout, l’auteur aime réellement et avec ardeur la famille de braves gens qu’il décrit, et il déteste profondément ce mal grossier qui détruit le bonheur et la tranquillité de cette famille et de l’héroïne du roman.

C’est pourquoi tous les événements et tous les personnages de ce récit sont si présents à la mémoire : la mère, faible, bonne, déjà à son déclin ; le père, noble, faible aussi, mais charmant de caractère, et la fille encore plus charmante dans sa simplicité, sa réserve, toujours portée vers le bien ; puis les sentiments mutuels, leur premier voyage, leurs domestiques, leurs voisins, le fiancé, avare, grossièrement sensuel, minutieux, impudent, qui trompe, comme c’est toujours le cas, une jeune fille, innocente, par le procédé habituel, en idéalisant le sentiment le plus grossier ; puis, c’est le mariage, la Corse, avec de délicieuses descriptions de la nature ; enfin, la vie à la campagne, la vulgaire trahison du mari, sa main-mise sur la propriété, son conflit avec le beau-père, l’esprit de conciliation des bons et la victoire de l’impudence, les relations du voisinage. Tout cela, c’est la vie même, avec sa complication et sa diversité.

Non seulement tout cela est vivant et bien décrit, mais on y sent encore un ton ému, pathétique, qui se communique au lecteur malgré lui. On sent que l’auteur aime cette femme, et qu’il l’aime non pas pour la beauté de ses formes, mais bien pour son âme, pour tout ce qu’il y a de bon en elle ; il la plaint, il souffre pour elle, et ce sentiment se communique involontairement au lecteur. Et la question : « Pourquoi cette belle créature a-t-elle été perdue ? Cela devait-il nécessairement arriver ? » se dresse d’elle-même dans l’âme du lecteur et le force à réfléchir à la signification, au sens de la vie humaine.

Malgré quelques fausses notes qu’on rencontre çà et là dans le roman, comme par exemple, la description détaillée de la peau d’une jeune fille, ou bien les détails choquants et sur la façon dont, en suivant les conseils de l’abbé, la femme délaissée est redevenue mère, détails qui détruisent tout le prestige de pureté de l’héroïne ; malgré aussi l’histoire mélodramatique et peu naturelle de la vengeance du mari offensé, malgré ces taches, non seulement ce roman m’a paru très beau, mais j’ai vu derrière cette œuvre non plus un amuseur de talent qui ne savait pas et ne voulait pas savoir ce qui est bien et ce qui est mal, tel que Maupassant m’apparut d’après son premier livre, mais un homme sérieux dont les regards pénétraient profondément dans la vie et qui commençait à s’y orienter.


IV


Le roman que j’ai lu ensuite était Bel-Ami. Bel-Ami est un livre très sale. L’auteur s’y donne évidemment libre carrière dans la description de ce qui l’attire. Il semble parfois abandonner son antipathie pour son héros et se met de son bord. Mais, dans l’ensemble, Bel-Ami, comme Une Vie, garde dans le fond une idée et un sentiment sérieux. La pensée fondamentale de Une Vie est la perplexité devant la cruauté stupide d’une vie de souffrance, d’une femme excellente, perdue par la sensualité grossière d’un homme. Dans Bel-Ami, ce n’est plus seulement de la perplexité, mais bien l’indignation de l’auteur à la vue de la prospérité et des succès d’une brute sensuelle et qui, par sa sensualité même, arrive à une haute position sociale, indignation éprouvée aussi devant la corruption du milieu dans lequel son héros peut réussir. Là, l’auteur paraît se demander : « Pourquoi, dans quel but cet être bon et charmant a-t-il été perdu ? Pourquoi cela est-il arrivé ? » Ici, il semble répondre : « Tout ce qui est bon a péri et périt dans notre société parce qu’elle est débauchée, insensée et horrible. »

La dernière scène du roman exprime cette pensée avec une force particulière. Le mariage, dans une église à la mode, d’un vaurien triomphant, décoré de la Légion d’honneur, avec une pure jeune fille, fille d’une femme âgée, d’une conduite irréprochable, qu’il a séduite ; mariage béni par un évêque et considéré par tous les assistants comme un acte louable et tout naturel. Dans ce roman, malgré l’accumulation de détails orduriers, où semble malheureusement se complaire l’auteur, apparaît la même observation profonde de la vie.

Lisez la conversation du vieux poète avec Duroy lorsqu’ils sortent ensemble d’un dîner chez les Walter. Le vieux poète dévoile la vie devant son jeune interlocuteur, et il la lui montre telle qu’elle est, avec l’inévitable et l’éternelle compagne de route, et avec sa fin — la mort.

« Elle m’a émietté, la gueuse, dit-il en parlant de la mort ; elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir… Je la vois de si près (la mort) que j’ai souvent envie d’étendre le bras pour la repousser. Elle couvre la terre et emplit l’espace. Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà. »

Tel est le sens des discours du poète qui vieillit.

Mais Duroy, qui est l’heureux amant de toutes les femmes qui lui plaisent, est si débordant de force et d’énergie lubriques qu’il entend sans entendre, et comprend sans comprendre les paroles du vieux poète. Il entend et il comprend, mais la source de la vie lascive s’échappe de son être avec une telle force que cette vérité évidente lui promettant la même fin ne le trouble pas.

C’est cette contradiction intérieure qui, outre le but satirique du livre, constitue l’idée principale de Bel-Ami. La même pensée se révèle dans les belles scènes où est décrite la mort du journaliste phtisique.

L’auteur se demande : « Qu’est-ce qu’une vie semblable ? Comment résoudre cette contradiction entre l’amour de la vie et la fatalité de la mort ? » mais il ne répond pas. Il semble chercher, attendre, et il ne résout la question ni dans un sens ni dans un autre ; aussi la conception morale de la vie subsiste encore dans ce roman.

Mais, dans les romans qui suivent, cette conception commence à se voiler ; l’appréciation des manifestations de la vie s’obscurcit, et dans ses derniers romans elle est complètement dénaturée.

Dans Mont-Oriol, Maupassant semble réunir les motifs de ses deux romans précédents et se répéter quant au fond.

Malgré la belle description pleine de finesse et d’humour d’une station balnéaire à la mode, et de l’exercice de la profession médicale, on y retrouve le même mâle, Paul, aussi plat et aussi dénué de cœur que le mari dans Une Vie, et la même femme trompée, perdue, résignée, faible, isolée, la charmante femme toujours seule, et, comme dans Bel-Ami, le même triomphe impassible de la nullité et de la banalité.

L’idée est la même, mais l’attitude morale de l’auteur à l’égard du sujet traité est déjà bien inférieure à ce qu’elle était, surtout dans le premier roman. L’appréciation intérieure de l’auteur du bien et du mal commence à s’embrouiller. Malgré ses désirs raisonnés, de demeurer impartial et objectif, il est évident que le vaurien Paul a toute sa sympathie. Aussi, l’histoire de l’amour de ce Paul, de ses tentatives de séduction et de sa réussite produit une fausse impression. Le lecteur ne sait pas où veut en venir l’auteur. Est-ce pour montrer la nullité et la lâcheté de Paul qui se détourne avec indifférence de la femme et l’outrage simplement parce que sa taille s’est déformée par la grossesse d’un enfant dont il est le père, ou, au contraire, est-ce pour montrer combien il est facile et agréable de vivre comme vit ce Paul ?

Dans les romans suivants : Pierre et Jean, Fort comme la Mort, et Notre Cœur, le rapport moral entre l’auteur et ses personnages s’obscurcit encore davantage, et dans le dernier il disparaît complètement.

Tous ses romans gardent déjà un cachet d’indifférence, de hâte dans l’exécution, de quelque chose de factice, et surtout la même absence du rapport moral, normal entre l’auteur et la vie qu’on constate dans ses premiers écrits.

Ces phénomènes coïncident juste avec l’époque où s’établit la réputation de Maupassant comme auteur à la mode. Il est la victime de cette affreuse séduction de notre temps ainsi que l’est tout écrivain renommé, surtout lorsqu’il attire les lecteurs comme Maupassant.

Les succès de ses premiers romans, les éloges des journaux, les flatteries du monde et surtout des femmes, d’une part ; l’augmentation de plus en plus élevée des honoraires sans qu’ils puissent cependant jamais correspondre aux besoins qui grandissent plus vite encore, d’autre part ; enfin, les obsessions des directeurs de journaux et de revues qui renchérissent l’un sur l’autre, qui flattent, qui supplient et qui ne pensent plus au mérite réel des œuvres proposées par l’écrivain, et qui acceptent avec enthousiasme tout ce qui porte la signature d’un nom en vogue auprès du public, toutes ces séductions sont si grandes que certainement elles étourdissent l’écrivain : il s’abandonne et, bien qu’il continue à soigner la forme de ses romans, aussi bien sinon plus qu’avant, et que même il aime ce qu’il décrit, il l’aime non pas parce que c’est bien et moral, c’est-à-dire aimé de tous, et il déteste ce qu’il dépeint non pas parce que ce qu’il décrit est mal et haï de tous, mais simplement parce qu’il se trouve par hasard que ceci lui plaît et que cela lui déplaît.

Tous les romans de Maupassant, à partir de Bel-Ami, portent ce cachet de hâte dans le travail et principalement d’inventions peu réelles. À partir de cette époque, Maupassant ne fait plus ce qu’il faisait avant dans ses deux premiers romans, il ne prend plus pour base de ses œuvres certains principes moraux sur lesquels il s’appuyait pour décrire les actes de ses héros ; mais il écrit ses romans comme tous les romanciers de métier, c’est-à-dire invente les personnages et les situations les plus intéressants, les plus émouvants et les plus actuels, et en construit son œuvre en l’ornant de toutes les observations qu’il a pu faire et qui s’adaptent à la charpente du roman sans le moindre souci du rapport entre les exigences de la morale et les événements décrits. Tel est le cas de Pierre et Jean, de Fort comme la Mort, et de Notre Cœur.


V


Bien que nous soyons habitués à lire dans les romans français que les familles vivent toujours en trois et qu’il y a toujours un amant connu de tous, sauf du mari, il y a quelque chose qui reste pour nous incompréhensible : comment tous les maris sont-ils toujours bêtes, cocus et ridicules (en français dans le texte), alors que tous les amants, qui, en fin de compte, se marient et deviennent des maris, non seulement ne sont ni ridicules ni cocus, mais encore sont des héros ?

Et le fait que toutes les femmes sont débauchées et toutes les mères sont des saintes est encore moins compréhensible.

C’est sur ces situations, les plus fausses, les plus invraisemblables et surtout les plus profondément immorales, que sont construits Pierre et Jean et Fort comme la Mort ; aussi, les souffrances des personnages qui se trouvent dans ces situations nous touchent-elles peu.

La mère de Pierre et de Jean, qui a pu passer toute une vie en trompant son mari, nous inspire peu de sympathie lorsqu’elle doit avouer sa faute à son fils ; elle en inspire encore moins lorsqu’elle se justifie en affirmant qu’elle ne pouvait pas manquer la chance de bonheur qui s’offrait à elle.

Bien moins encore pouvons-nous avoir de sympathie pour l’homme qui, dans Fort comme la Mort, a passé sa vie à tromper son ami, à débaucher sa femme, et qui s’afflige aujourd’hui que l’âge l’empêche de débaucher aussi la fille de sa maîtresse.

Quant au dernier roman, Notre Cœur, il ne révèle plus aucun dessein poursuivi par l’auteur, sauf la description des nuances variées de l’amour physique. On y décrit un libertin, désœuvré et rassasié de jouissances, qui ne sait lui-même ce qu’il lui faut : tantôt il se met avec une femme plus libertine encore que lui, qui n’a même pas l’excuse d’un entraînement des sens, une libertine cérébrale ; tantôt il la quitte pour aller avec une servante, puis il revient à la première et, semble-t-il, vit avec les deux. S’il y a encore dans Pierre et Jean et dans Fort comme la mort des scènes touchantes, ce dernier roman n’inspire plus que de la répugnance.

La question posée dans le premier roman de Maupassant, Une Vie, est la suivante : Voici un être humain, bon, intelligent, charmant, porté vers le bien, et cet être est sacrifié pour une raison inconnue, d’abord à un mari grossier, méticuleux, bête et brutal, puis à un fils qui ressemble au père, et il périt sans profit pour personne, n’ayant été utile à rien.

Pourquoi cela ? C’est ainsi que l’auteur pose la question et paraît ne pas y répondre. Mais tout son roman, tous les sentiments de sympathie pour la femme perdue et les sentiments de haine pour ce qui l’a perdue, servent déjà de réponse à sa question. S’il est un homme, s’il est un seul homme qui ait compris la souffrance de cette femme et qui l’ait exprimée, elle est déjà rachetée, comme le dit Job à ses amis qui lui disaient que personne ne connaîtrait ses souffrances. Il a connu la souffrance, il l’a comprise et elle est rachetée. Ici, l’auteur d’Une Vie a connu, compris et montré aux hommes cette souffrance, et cette souffrance est rachetée par cela même qu’elle est comprise des hommes et que tôt ou tard elle sera anéantie.

Dans le roman suivant, Bel-Ami, l’auteur ne demande plus pourquoi la souffrance va à l’homme qui ne le mérite pas, mais il demande pourquoi la richesse et la gloire vont à l’indigne, et quelles sont ces richesses et cette gloire et comment on les acquiert. Et de même cette question renferme en elle-même la réponse qui consiste dans la négation de tout ce que la foule prise si fort.

Le sujet de ce second roman est encore sérieux, mais le rapport moral entre l’auteur et le sujet traité s’y affaiblit déjà notablement ; et, tandis que dans le premier roman les taches de sensualité le déparaient de temps à autre seulement, dans Bel-Ami elles prennent de l’extension et nombre de chapitres sont entièrement écrits avec de la boue, comme si l’auteur semblait s’y complaire.

Dans Mont-Oriol, les questions : pour quelle cause, pourquoi cette charmante femme souffre-t-elle ? pourquoi le succès et la joie de ce mal brutal ? ne se posent plus ; il semble y être admis que cela doit être ainsi ; les exigences morales ne se font presque plus sentir. En revanche, on y trouve sans nécessité aucune, sans qu’aucune exigence artistique les y appelle, des descriptions sales et sensuelles. La description détaillée du tableau qui représente l’héroïne dans sa baignoire peut servir d’exemple frappant de cette violation faite à l’art par suite de l’absence du rapport juste entre l’auteur et le sujet traité. Cette description est parfaitement inutile ; elle ne se rattache en rien ni aux événements extérieurs du roman, ni à son sens intérieur : Deux bulles d’air paraissent sur un corps rose.

— Bon, et après ? demande le lecteur.

— Plus rien, répond l’auteur, je décris ceci parce que ces descriptions me plaisent.

Dans les deux romans qui ont suivi, Pierre et Jean et Fort comme la Mort, aucune exigence morale n’apparaît déjà plus. Les deux sont bâtis sur la débauche, la fausseté et le mensonge qui jettent les personnages dans des situations tragiques.

Dans le dernier roman, Notre Cœur, la situation des personnages est la plus monstrueuse, la plus sauvage et la plus immorale qu’on puisse imaginer ; et ces gens ne luttent même plus, mais recherchent seulement des jouissances, — celles de la vanité, celles des sens, — et l’auteur semble être plein de sympathie pour leurs efforts. La seule conclusion que l’on puisse tirer de ce dernier roman est que le plus grand bonheur de la vie est l’union sexuelle et que, par conséquent, il faut profiter de ce bonheur de la manière la plus agréable qu’on puisse imaginer.

Cette attitude immorale vis-à-vis de l’existence est encore plus poignante dans le demi-roman Yvette. Le sujet de cette œuvre horrible par son immoralité est le suivant : une jeune fille charmante, pure dans l’âme, mais dissolue en apparence sous l’influence du milieu de débauche où vit sa mère, induit en tentation un libertin. Il s’éprend d’elle. Mais il se figure qu’elle comprend la portée des paroles risquées apprises dans la société de sa mère et qu’elle répète comme un perroquet sans se douter de leur véritable sens. La croyant pervertie, il lui propose grossièrement une liaison passagère. Cette proposition, venant d’un homme qu’elle aime, l’outrage, lui fait horreur et lui ouvre les yeux sur sa position et sur celle de sa mère, et elle souffre profondément. C’est la rencontre d’une âme jeune et belle avec le monde pervers, situation profondément touchante, admirablement rendue, sur laquelle l’auteur aurait pu terminer son récit au lieu de le continuer sans aucune nécessité pour l’action ni pour l’idée générale, en faisant pénétrer de nuit chez la jeune fille le monsieur en question qui la viole. Dans la première partie du roman, l’auteur est évidemment du côté de la jeune fille ; mais, dans la seconde, il a subitement passé du côté du débauché. Et c’est ainsi qu’une impression détruit l’autre, et tout le roman s’écroule ; il s’émiette comme du pain mal fait.


VI


Dans tous les romans postérieurs à Bel-Ami (je ne parle pas de ses nouvelles qui constituent son principal mérite et sa réelle gloire ; il en sera question plus tard), Maupassant s’est évidemment soumis à une théorie qui domine non seulement dans son milieu parisien, mais encore partout chez les artistes, et suivant laquelle il n’est nullement nécessaire pour la production d’une œuvre artistique de posséder la moindre notion sur ce qui est bien et sur ce qui est mal ; au contraire, l’artiste doit même complètement ignorer toutes les questions morales ; cette ignorance serait son véritable mérite.

Suivant cette théorie, l’artiste peut ou doit rendre ce qui est vrai, ce qui existe ou ce qui est beau, par conséquent ce qui lui plaît ; il peut même aller jusqu’à la peinture de ce qui peut fournir un document utile à la science. Quant à s’inquiéter de ce qui est immoral ou moral, de ce qui est bien ou mal, ce n’est pas là le but de l’artiste.

Un jour, un peintre célèbre me montrait son tableau représentant une procession ; tout y était admirablement rendu, mais on n’y voyait nullement le sentiment de l’artiste à l’égard du sujet traité.

— Alors, vous considérez ces cérémonies comme utiles ? faut-il les accomplir ou ne le faut-il pas ? demandai-je au peintre.

L’artiste, avec une certaine condescendance pour ma naïveté, me répondit qu’il n’en savait rien et qu’il ne considérait pas comme nécessaire de le savoir : son but était de peindre la vie.

— Mais au moins aimez-vous l’idée du sujet traité ?

— Je n’en sais rien.

— Alors vous détestez ces cérémonies ?

— Ni l’un ni l’autre, me répondit, avec un sourire de compassion pour ma bêtise, ce peintre moderne, cet artiste de haute culture qui peint la vie sans en comprendre le sens et sans aimer ni détester ses manifestations.

Maupassant pensait malheureusement de la même façon.

Voici ce qu’il dit dans la préface de Pierre et Jean :

« En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient : « Consolez-moi, amusez-moi, attristez-moi, attendrissez-moi, faites-moi rêver, faites-moi rire, faites-moi frémir, faites-moi pleurer, faites-moi penser. » Seuls, quelques esprits d’élite demandent à l’artiste : « Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. »

C’est pour satisfaire à cette exigence de quelques esprits d’élite que Maupassant a écrit ce roman en s’imaginant naïvement que ce que l’on considère comme beau dans ce monde est le beau même, au service duquel l’art doit se trouver.

Dans le monde où fréquentait Maupassant, ce beau, au service duquel l’art doit se trouver, était, et est encore représenté surtout par la femme jeune et belle, pour la plupart à demi couverte ; le beau, c’est d’avoir des relations charnelles avec elle.

C’était la façon de penser non seulement de tous les confrères en art de Maupassant, peintres, sculpteurs, romanciers et poètes, mais même des philosophes qui ont été les maîtres des jeunes générations. Ainsi le célèbre Renan, blâmant le christianisme de n’avoir pas compris la beauté de la femme, dit tout simplement dans son Marc-Aurèle (page 555) :

« Le défaut du christianisme apparaît bien ici : il est trop uniquement moral ; la beauté chez lui est tout à fait sacrifiée. Or, aux yeux d’une philosophie complète, la beauté, loin d’être un avantage superficiel, un danger, un inconvénient, est un don de Dieu comme la vertu. Elle vaut la vertu ; la femme belle exprime aussi bien une face du but divin, une des fins de Dieu, que l’homme de génie ou la femme vertueuse. Elle le sait, et de là sa fierté. Elle sent instinctivement le trésor infini qu’elle porte en son corps ; elle sait bien que, sans esprit, sans talent, sans grande vertu, elle compte entre les premières manifestations de Dieu : et pourquoi lui interdire de mettre en valeur le don qui lui a été fait, de sertir le diamant qui lui est échu ?

» La femme, en se parant, accomplit un devoir ; elle pratique un art, art exquis en un sens, le plus charmant des arts. Ne nous laissons pas égarer par le sourire que certains mots provoquent chez les gens frivoles. On décerne la palme du génie à l’artiste grec qui a su résoudre le plus délicat des problèmes, orner le corps humain, c’est-à-dire orner la perfection même, et l’on ne veut voir qu’une affaire de chiffons dans l’essai de collaborer à la plus belle œuvre de Dieu, à la beauté de la femme ! La toilette de la femme, avec tous ses raffinements, est du grand art à sa manière.

» Les siècles et les pays qui savent y réussir, sont les grands siècles, les grands pays, et le christianisme montra, par l’exclusion dont il frappa ce genre de recherches, que l’idéal social qu’il concevait ne deviendrait le cadre d’une société complète que bien plus tard, quand la révolte des gens du monde aurait brisé le joug étroit imposé primitivement à la secte par un piétisme exalté. »

(De sorte que dans l’opinion de ce guide de la jeunesse, les tailleurs et les coiffeurs parisiens ne réparent qu’aujourd’hui l’erreur commise par le christianisme et redonnent à la beauté sa véritable et haute signification.)

Pour qu’il n’y ait pas de doute sur la façon d’entendre la beauté, le même célèbre écrivain, historien et savant, a écrit un drame, l’Abbesse de Jouarre, dans lequel il a montré qu’avoir commerce avec une femme c’est être au service de la beauté, c’est-à-dire que c’est un acte bon et noble.

Ce drame frappe par le manque absolu de talent chez son auteur et surtout par la grossièreté des propos que Darcy tient à l’abbesse. Dès les premiers mots on s’aperçoit de quel amour cet homme parle à une jeune fille, représentée comme innocente et d’une haute pureté morale, et qui ne se sent point outragée par ces propos.

On nous montre dans ce drame comment des hommes d’une haute moralité ne trouvent rien de mieux à faire en face de la mort à laquelle ils sont condamnés, et dont quelques heures les séparent, que de céder à une passion bestiale.

En sorte que, dans le milieu où Maupassant a grandi et s’est formé, on considérait et on considère encore très sérieusement, comme une chose depuis longtemps décidée et reconnue par les hommes les plus intelligents et les plus savants, que la représentation de la beauté féminine et de l’amour, est le véritable but du « grand art ».

C’est à cette théorie effrayante par sa stupidité que s’est soumis Maupassant lorsqu’il est devenu un écrivain à la mode. Et, comme on devait s’y attendre, ce faux idéal l’a amené dans ses romans à commettre une série d’erreurs et à produire des œuvres de plus en plus faibles.

C’est ici qu’apparaît la différence radicale qui existe entre les exigences du roman et celles de la nouvelle.


VII


Le roman a pour but, pour but extérieur même, la description de plusieurs vies humaines. Aussi, celui qui écrit un roman doit avoir une notion nette et bien arrêtée de ce qui est le bien et de ce qui est le mal dans la vie. C’est ce que n’avait pas Maupassant. Au contraire, en vertu de la théorie qu’il avait adoptée, il a admis que cela ne devait pas exister.

S’il avait été un romancier comme certains écrivains dénués de tout talent et auteurs de romans sensuels, il aurait, sans talent, tranquillement décrit le mal au lieu du bien, et ses romans auraient formé une œuvre complète et intéressante pour les gens ayant les mêmes idées que l’auteur. Mais Maupassant était un écrivain de talent, c’est-à-dire qu’il voyait les choses dans leur essence et que, par suite, il découvrait la vérité malgré lui ; malgré lui, il voyait le mal dans ce qu’il voulait considérer comme le bien. C’est pourquoi dans tous ses romans, à l’exception du premier, sa sympathie est continuellement hésitante ; tantôt il nous représente le mal pour le bien, tantôt il reconnaît le mal comme étant le mal, tantôt il passe d’un bond à l’une et à l’autre de ces conceptions. Or, cela détruit la base même sur laquelle repose toute la charpente du roman, cela détruit l’impression artistique.

Les hommes dépourvus du sentiment artistique croient souvent qu’une œuvre d’art présente un aspect harmonieux parce que les mêmes personnages y agissent, parce que tout y est bâti sur la même intrigue ou parce que la vie du même homme y est décrite. C’est faux. Cela peut paraître ainsi à l’observateur superficiel seul : le lien qui cimente toute œuvre d’art en un seul tout, et qui donne ainsi l’illusion de la reproduction de la vie, ne se trouve pas dans l’unité des personnages et des situations, mais dans l’attitude indépendante que garde l’auteur à l’égard du sujet traité.

En réalité, lorsque nous lisons ou nous contemplons une œuvre d’art d’un auteur nouveau, la principale question qui naît en nous est toujours celle-ci :

« Allons, quel homme es-tu ? Et par quoi te distingues-tu des autres hommes que je connais, et que me diras-tu de nouveau sur la façon dont on doit envisager notre vie. »

Quel que soit le sujet que l’artiste dépeint : des saints ou des brigands, des rois ou des valets, nous cherchons et nous n’apercevons que l’âme de l’artiste lui-même. Et si c’est un écrivain déjà connu de nous, la question que nous nous posons n’est plus de savoir qui il est, mais nous lui demandons : « Et bien ! qu’as-tu de nouveau à me dire ? Quels nouveaux côtés de la vie me découvres-tu à présent ? »

Aussi, l’écrivain qui n’a pas un point de vue net, défini et nouveau sur le monde, et plus encore celui qui considère que c’est inutile, ne peut pas créer une œuvre d’art véritable. Il peut écrire bien et beaucoup, mais ce ne sera pas une œuvre d’artiste. C’est ce qui arriva à Maupassant en ce qui concerne ses romans.

Dans ses deux premiers romans, dans son premier surtout, Une Vie, se trouvait cette attitude nette, définie et nouvelle à l’égard de la vie ; aussi, ce fut une œuvre d’art. Mais aussitôt qu’entraîné par la théorie en vogue, il eut décidé que cette attitude de l’auteur à l’égard de la vie était inutile et qu’il écrivait seulement pour faire quelque chose de beau[1], ses romans ont cessé d’être des œuvres artistiques.

Dans Une Vie et dans Bel-Ami, l’auteur sait qui il faut aimer et qui il faut haïr, et le lecteur est d’accord avec lui, a confiance en lui, croit à l’existence des personnages qui lui sont décrits. Mais dans Notre Cœur et dans Yvette, l’auteur ne sait plus qui il faut aimer et qui il faut haïr, et le lecteur non plus. Et, en l’ignorant, le lecteur ne croit plus aux événements décrits et ne s’y intéresse pas.

C’est pourquoi tous les romans de Maupassant, sauf les premiers ou à vrai dire le premier seul, sont faibles en tant que romans. Et si Maupassant ne nous avait laissé que ces romans, il n’aurait été qu’un exemple frappant de la manière dont une intelligence brillamment douée peut se perdre à cause du milieu mensonger dans lequel elle s’est développée et grâce aux théories fausses sur l’art, inventées par des gens qui n’aiment pas l’art et qui même ne le comprennent pas.

Heureusement Maupassant a écrit des petits récits dans lesquels il ne s’est point soumis à la fausse théorie qu’il avait acceptée, et il n’a pas écrit quelque chose de beau[2], mais il a dit ce qui l’émouvait ou ce que lui indiquait son sentiment moral. Et d’après ces récits, non pas d’après tous mais d’après les meilleurs d’entre eux, on voit comment ce sentiment moral se développait et augmentait chez l’auteur.

Et c’est là précisément la vertu étonnante de tout talent. Pourvu que, sous l’influence d’une fausse théorie, il ne se fasse pas violence à lui-même, le talent fait l’éducation de celui qui le possède, le guide dans la voie du développement moral, lui fait aimer ce qui est digne d’amour et lui fait détester ce qui vaut la haine.

L’artiste n’est un artiste que parce qu’il voit les choses non pas telles qu’il veut les voir mais telles qu’elles sont. Celui qui possède le talent, — l’homme, — peut se tromper, mais le talent pourvu qu’on lui laisse libre carrière comme Maupassant l’a fait dans ses récits, découvrira, mettra à nu, l’objet décrit et le fera aimer s’il en est digne et le détester s’il le mérite.

Il arrive à tout véritable artiste lorsque, sous l’influence du milieu, il commence à décrire ce qu’il ne devrait pas décrire, ce qui arriva à Balaam lorsque, désirant donner sa bénédiction, il se mit à maudire ce qu’en effet il était tenu de maudire, et lorsque, voulant maudire, il se mit à bénir ce qu’il était tenu de bénir ; il fait involontairement non pas ce qu’il veut mais ce qu’il doit faire ; c’est ce qui est arrivé à Maupassant.


VIII


Il n’y a peut-être pas eu d’écrivain qui ait été aussi sincèrement persuadé que Maupassant, que tout le bonheur, que le sens même de la vie réside dans la femme, dans l’amour, et qui ait décrit, avec une pareille force de passion, la femme et son amour sous toutes les faces. Et il n’y a jamais eu peut-être d’écrivain qui ait montré, avec une clarté et une précision comparables, tous les côtés horribles de ce phénomène qui lui semblait être le moyen le plus élevé d’obtenir le plus grand bonheur possible de la vie. Plus il en approfondissait l’étude, plus ce phénomène se dépouillait de tout voile à ses yeux, et il n’en restait plus que les conséquences terribles.

Lisez son histoire du fils idiot, la nuit passée avec la fille (l’Ermite), le marin et sa sœur (le Port), le Champ d’oliviers, la Petite Roque, Miss Harriet, l’Anglaise, Monsieur Parent, l’Armoire (une jeune fille endormie dans une armoire), le mariage dans Sur l’eau et, expression ultime de tout le reste, Un cas de divorce.

Ce que disait Marc-Aurèle en cherchant le moyen de détruire la séduction de la représentation de ces péchés, Maupassant le représente en tableaux artistiques et éclatants qui bouleversent l’âme. Il voulait exalter l’amour, mais plus il le connut, plus il le maudit. Il le maudit, et pour les detresses et les souffrances qu’il porte avec lui, et pour les désenchantements qui le suivent, et surtout pour ce qu’il y a en lui de contrefaçon du véritable amour et de duperie, cause de souffrances d’autant plus douloureuses pour l’homme qu’il s’est abandonné à lui avec plus de confiance.

Le puissant développement moral de l’auteur, au cours de sa carrière littéraire, est marqué en traits ineffaçables dans ses délicieux contes et dans son meilleur livre, Sur l’eau.

Et ce développement ne se manifeste pas seulement dans ce détrônement, d’autant plus réel qu’il n’est pas voulu, de l’amour physique, il apparaît dans toutes les exigences morales de plus en plus hautes dont il demande à la vie la réalisation.

Ce n’est pas dans l’amour physique seul qu’il perçoit la contradiction interne entre les exigences de la nature animale de l’homme et celles de sa raison ; il la voit dans toute l’organisation du monde.

Il voit que le monde, le monde matériel tel qu’il est, n’est pas non-seulement le meilleur des mondes possible, mais qu’au contraire il pourrait être tout autre qu’il n’est, — pensée exprimée d’une manière frappante dans le Horla, — et qu’il ne satisfait pas aux exigences de la raison et de l’amour ; il voit qu’il y a un autre monde, ou du moins que l’âme de l’homme souhaite la venue de cet autre monde.

Il n’est pas tourmenté seulement par l’absence dans le monde matériel du bon sens et de la beauté, il souffre encore de l’esprit de désunion et d’hostilité qui y règne.

Je ne connais pas un cri de désespoir plus poignant — cri de l’homme égaré qui sent sa solitude, — que l’expression donnée à cette idée dans l’un des meilleurs de ses récits, Solitude.

Un phénomène qui a tourmenté le plus Maupassant, et à l’étude duquel il est revenu maintes fois, c’est le douloureux état de solitude où se trouve l’âme ; c’est l’existence de cette barrière qui se dresse entre l’homme et ses semblables, barrière, comme il dit lui-même, d’autant plus sensible que le rapprochement physique est plus étroit.

Qu’est-ce donc qui le tourmente ? et que voudrait-il ? Qu’est-ce qui renverse cette barrière ? qu’est-ce qui fait cesser cette solitude ? L’amour. Non pas l’amour de la femme, cet amour dont il est las, — mais l’amour pur, spirituel et divin. Et c’est cet amour-là que cherche Maupassant ; c’est vers lui, vers ce libérateur de la vie depuis longtemps nettement dévoilé à tous, qu’il se précipite avec un effort douloureux en s’arrachant des liens dont il se sent entravé.

Il ne sait pas encore dire le nom de ce qu’il cherche, il ne veut pas prononcer des lèvres seules ce nom, de peur de profaner sa divinité. Mais son effort muet, manifesté par l’horreur de la solitude, est d’une sincérité telle qu’il attire et entraîne avec une force bien plus grande que celle de maints et maints sermons sur l’amour prononcés des lèvres seulement.


IX


Le tragique de la vie de Maupassant était que, tout en étant placé dans un milieu de la plus monstrueuse immoralité, il se dégagea de la conception de la vie de ce milieu par la puissance de son talent et par la lumière exceptionnelle qui était en lui. Il était déjà proche de la délivrance, il respirait déjà l’air de la liberté ; mais ayant perdu dans cette lutte ses dernières forces, n’ayant pas pu faire un suprême effort, il périt avant la délivrance.

Cette tragédie de la perte d’une vie se reproduit de nos jours pour la majorité des hommes de notre temps qu’on appelle les hommes cultivés.

D’une façon générale, les hommes n’ont jamais vécu sans explication du sens de la vie qu’ils traversaient. Partout et toujours apparurent des hommes d’avant-garde, puissamment doués, les prophètes, comme on les appelle, qui expliquèrent aux hommes le sens et la signification de leur vie ; et toujours les gens de la force moyenne, incapables de pénétrer par eux-mêmes ce sens, ont suivi l’explication de la vie que leur révélait le prophète.

Ce sens de la vie, le christianisme en a donné l’explication il y a dix-huit cents ans, explication simple, claire, indubitable et pleine de joie, comme le prouve l’avis de tous ceux qui se laissent guider dans leur vie par les principes qui en découlent.

Mais voici que des hommes vinrent qui interprétèrent ce sens de la vie d’une telle façon qu’il est devenu une absurdité. Et les hommes furent placés en face de ce dilemme : ou bien accepter le christianisme tel qu’il est interprété par le catholicisme : Lourdes, le Pape, le dogme de l’Immaculée Conception, etc., ou bien continuer à vivre en prenant pour guide les enseignements de Renan ou d’hommes semblables à lui, c’est-à-dire à vivre sans aucun principe, sans aucune conception de la vie en s’adonnant simplement à leurs instincts sensuels tant qu’ils sont ardents, en se laissant aller à leurs habitudes lorsque ces instincts sont émoussés.

Et les hommes, ceux de la masse, choisissent l’un ou l’autre, parfois l’un et l’autre : d’abord toute licence, puis le catholicisme. Et les hommes vivent ainsi pendant des générations, se couvrant de théories diverses inventées non pas dans le but d’apprendre la vérité, mais pour la cacher. Et ceux de la masse surtout, les gens bornés se trouvent heureux.

Mais il y a d’autres hommes, — il y en a peu, ils sont rares, — qui, comme Maupassant, voient les choses de leurs propres yeux, telles qu’elles sont, qui en perçoivent la signification, qui voient les contradictions de la vie cachées à d’autres, qui se représentent nettement à quoi doivent forcément les amener ces contradictions et en cherchent déjà d’avance la solution. Ils la cherchent partout sauf où elle est, c’est-à-dire dans le christianisme, parce qu’il leur apparaît comme une absurdité surannée qui a fait son temps et dont la monstruosité les repousse.

Et, leur effort de trouver à eux seuls cette solution restant vain, ils arrivent à la conviction qu’il n’y a pas de solution, que le principe de la vie est de porter toujours en soi-même ses contradictions insolubles.

Arrivés à cette conclusion, ces hommes, s’ils sont faibles, sans énergie, se font à cette vie absurde, s’enorgueillissent même de cette situation, se faisant un mérite de leur ignorance même et la considérant comme une marque de haute culture ; mais les autres, — les natures énergiques, droites, douées, — comme l’était Maupassant, succombent sous cette contradiction ; elles sortent de cette vie absurde d’une façon ou de l’autre.

Cela rappelle la situation des hommes dans le désert qui, altérés, cherchaient de l’eau partout, sauf auprès de ceux qui étaient à la source. Il est vrai que ceux qui étaient à la source la souillaient et offraient une boue fétide au lieu de l’eau pure qui ne cessait de couler sous cette boue. Telle était la situation de Maupassant : il ne pouvait pas croire, il n’avait évidemment jamais soupçonné que la vérité qu’il cherchait était depuis longtemps découverte et qu’elle était si près de lui ; il ne pouvait croire non plus que l’homme puisse exister dans la contradiction où il se sentait vivre.

D’après les principes dans lesquels il avait grandi, au milieu desquels il vivait, que venaient confirmer tous les instincts d’un être jeune, d’une nature forte, spirituellement et physiquement, la vie, c’est la jouissance, et la principale jouissance, c’est la femme et l’amour de la femme, jouissance qui se double par réflexion lorsqu’on décrit cet amour et qu’on le provoque chez les autres.

Tout cela serait pour le mieux, mais lorsqu’on examine de plus près ces jouissances, il s’en dégage des phénomènes complètement étrangers et opposés à cet amour et à cette beauté ; la femme est défigurée, on sait trop pourquoi, la grossesse l’enlaidit, elle accouche salement ; puis ce sont les enfants qu’on ne veut pas avoir ; puis viennent les trahisons, les cruautés, puis les souffrances morales, puis simplement la vieillesse et enfin la mort.

Et puis, somme toute, cette beauté-là est-elle réellement la beauté ? Puis, pourquoi tout cela ? Tout cela serait certes bon si seulement on pouvait arrêter la vie. Mais c’est qu’elle passe. Et qu’est-ce que cela signifie : la vie passe ? La vie passe, cela signifie les cheveux qui tombent, qui blanchissent, les dents qui se gâtent, les rides, une haleine forte. Avant même que tout finisse, tout devient affreux, répugnant, on remarque le rouge et le blanc du fard, la sueur, la puanteur, la laideur. Où est donc l’idole dont j’étais l’admirateur ? Où est-elle, la beauté ? Car elle est tout. Et elle n’y est plus. Plus rien. Plus de vie.

Mais ce n’est pas encore tout qu’il n’y ait plus de vie dans ce qui semblait la vie : c’est toi-même qui commences à t’en aller, c’est toi qui faiblis, tes facultés baissent, tu es en train de te décomposer ; des gens, sous tes yeux, t’enlèvent les jouissances qui constituaient tout le bonheur de la vie.

Et cela n’est rien encore : la possibilité d’une autre vie commence à poindre à tes yeux, quelque chose d’autre, une autre union avec les hommes et le monde entier, une union qui ne comporterait pas toutes ses duperies, quelque chose d’autre que rien ne peut détruire, qui est vrai et toujours beau.

Mais cela ne peut pas être. Ce n’est que l’énervante vision d’une oasis lorsque nous savons qu’elle n’existe pas et que tout est du sable.

Maupassant a atteint ce tragique moment de la vie où commença pour lui la lutte entre le mensonge de la vie qui l’entourait et la vérité dont il commençait à avoir conscience. Les premiers symptômes de la renaissance spirituelle se manifestaient déjà en lui.

Et ce sont les tourments de cette nouvelle naissance qu’il a exprimés dans ses meilleures œuvres, en particulier dans les petits récits que nous imprimons dans cette édition[3].

Si sa destinée n’avait pas été de mourir dans les douleurs de la renaissance, mais de naître à nouveau, il nous aurait donné des œuvres grandes et instructives. Mais même ce qu’il nous a donné pendant le cours de sa nouvelle naissance est déjà beaucoup.

Soyons donc reconnaissants à cet homme fort et droit pour ce qu’il nous a donné.

2/14 avril 1894.
  1. En français dans le texte.
  2. En français dans le texte.
  3. Le comte Tolstoï a fait traduire, en russe, et publier sous sa direction plusieurs volumes de nouvelles de Guy de Maupassant.