Zola, Dumas, Maupassant/Zola et Dumas

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Zola, Dumas, MaupassantLéon Chailley (p. 47-91).


ZOLA ET DUMAS

(« LE NON-AGIR »)




I


Le rédacteur d’une Revue parisienne, supposant que l’opinion de deux écrivains célèbres sur l’état actuel des esprits ne serait pas sans intérêt pour moi, m’a envoyé deux extraits de journaux français contenant, l’un le discours de M. Zola prononcé au banquet de l’Association générale des Étudiants, l’autre une lettre de M. A. Dumas au rédacteur en chef du Gaulois.

Ces documents sont en effet d’un profond intérêt pour moi, tant à cause de leur opportunité et de la renommée de leurs auteurs que de ce qu’il serait difficile de trouver dans la littérature actuelle, sous une forme plus succincte, plus énergique et plus éclatante, l’expression des deux forces fondamentales qui composent la résultante suivant laquelle se meut l’humanité ; l’une, la force de la routine, qui tâche de retenir l’humanité dans la voie qu’elle suit ; l’autre, celle de la raison et de l’amour, qui la pousse vers la lumière.

M. Zola n’approuve pas cette foi en quelque chose de vague et mal défini que recommandent à la jeunesse française ses nouveaux guides ; et lui-même lui conseille de croire à quelque chose qui n’est ni plus clair ni mieux défini : la science et le travail.

Un philosophe chinois, peu connu, nommé Lao-Tseu, fondateur d’une doctrine religieuse (la première et la meilleure traduction de son livre : De la voie de la vertu, est celle de Stanislas Julien), pose comme fondement de sa doctrine le tao, mot qui se traduit par raison, voie, vertu. Si les hommes suivaient la loi du tao ils seraient heureux. Or, le tao ne peut être atteint que par le non-agir, selon la traduction de M. Julien.

Tous les malheurs de l’humanité proviennent, selon Lao-Tseu, non pas de ce que les hommes négligent de faire ce qui est nécessaire, mais de ce qu’ils font ce qui ne l’est pas ; de sorte que si les hommes pratiquaient, comme il le dit, le non-agir, ils seraient non seulement débarrassés de leurs calamités personnelles, mais encore de celles inhérentes à toute forme de gouvernement, ce dont se préoccupe tout particulièrement le philosophe chinois.

L’idée de Lao-Tseu paraît bizarre, mais il est impossible de ne pas être de son opinion quand on considère les résultats des occupations de la grande majorité des hommes de notre siècle.

Que tous les hommes travaillent avec constance, et le travail leur rendra la vie saine et joyeuse, et les délivrera du tourment de l’infini, nous dit M. Zola. Travailler. Mais à quoi ? Les fabricants et les vendeurs d’opium, de tabac, d’eau-de-vie, tous les tripoteurs de la bourse, les inventeurs et les fabricants d’engins de destruction, tous les militaires, tous les geôliers, tous les bourreaux travaillent, mais il est évident que l’humanité ne ferait que gagner si tous ces travailleurs cessaient leur travail.

Mais la recommandation de M. Zola ne concerne peut-être que les gens dont les travaux sont inspirés par la science ? La plus grande partie du discours de M. Zola est en effet destinée à la réhabilitation de la science, qu’il suppose attaquée. Eh bien ! je reçois continuellement, de divers auteurs qui ne trouvent point d’appréciateurs, des brochures, opuscules, livres imprimés et manuscrits, produits de leur travail scientifique.

L’un a résolu définitivement, dit-il, la question de la gnoséologie chrétienne, un autre a écrit un livre sur l’éther cosmique, un troisième a résolu la question sociale, un quatrième la question d’Orient, un cinquième rédige une Revue théosophique, un sixième, en un gros volume, a résolu le problème du cavalier dans le jeu d’échecs.

Tous ces gens travaillent assidûment et au nom de la science, mais je crois ne pas me tromper en disant que le temps et le travail de mes correspondants ont été employés d’une manière non seulement inutile, mais encore nuisible, car ils ne travaillent pas seuls, car des milliers de gens sont occupés à fabriquer le papier, les caractères et les machines nécessaires à l’impression de leurs ouvrages, et à nourrir, vêtir et entretenir tous ces travailleurs de la science.

Travailler au nom de la science ? Mais le mot science a un sens tellement large et si peu défini, que ce que certaines gens considèrent comme science, est considéré par d’autres comme une vaine futilité, et non seulement par des profanes, mais par des prêtres de la science même. Tandis que les savants spiritualistes regardent la jurisprudence, la philosophie et même la théologie comme les sciences les plus nécessaires et les plus importantes, les positivistes considèrent précisément ces mêmes sciences comme des enfantillages n’ayant aucune valeur scientifique ; et réciproquement, ce que les positivistes estiment comme la science des sciences, la sociologie, est considéré par les théologiens, les philosophes et les spiritualistes comme un assemblage d’observations et d’assertions arbitraires et inutiles. De plus, dans une seule et même branche, en philosophie de même que dans les sciences naturelles, chaque système a d’ardents défenseurs et de non moins ardents détracteurs, également compétents, bien que soutenant des opinions diamétralement opposées.

Enfin, ne voit-on pas chaque année de nouvelles découvertes scientifiques qui, après avoir émerveillé les badauds du monde entier et fait la gloire et la fortune de leurs inventeurs, sont reconnues ensuite pour de ridicules erreurs par ceux mêmes qui les avaient prônées ?

Nous savons tous que ce que les Romains considéraient comme la science par excellence, comme l’occupation la plus importante, ce dont ils se glorifiaient devant les barbares, était la rhétorique, c’est-à-dire un exercice dont nous nous moquons aujourd’hui et qui n’a pas même, parmi nous, rang de science. Il est également difficile de comprendre de nos jours l’état d’esprit des savants du moyen âge, si pleinement convaincus que toute la science se concentrait dans la scolastique.

Or, si notre siècle ne fait pas exception, ce que nous n’avons aucun droit de supposer, il ne faut pas une grande hardiesse d’esprit pour conclure, par analogie, que parmi les connaissances qui occupent principalement l’attention de nos savants et qu’on appelle sciences, il s’en trouve nécessairement qui auront pour nos descendants la même valeur qu’ont pour nous la rhétorique des anciens et la scolastique du moyen âge.


II


Le discours de M. Zola est surtout dirigé contre certains guides de la jeunesse qui l’engagent à revenir aux croyances religieuses ; car M. Zola, comme champion de la science, se croit leur adversaire ; mais au fond il ne l’est pas, puisque son raisonnement s’appuie sur la même base que celui de ses adversaires : la foi, comme il le dit lui-même.

C’est une opinion généralement admise, que la religion et la science sont opposées l’une à l’autre. Elles le sont en effet, mais seulement par rapport au temps, c’est-à-dire que ce qui était considéré par les contemporains comme science, devient très souvent religion pour leurs descendants. Ce qu’on désigne ordinairement par le nom de religion est le plus souvent la science du passé, tandis que ce qu’on appelle science est en grande partie la religion du présent.

Nous disons que l’affirmation des Hébreux que le monde a été créé en six jours, que les fils seront punis pour les péchés de leurs pères, que certaines maladies peuvent être guéries par la vue d’un serpent, sont les données de la religion ; tandis que nous appelons données de la science les affirmations de nos contemporains que le monde s’est créé de lui-même en tournant autour d’un centre qui est partout, que toutes les espèces proviennent de la lutte pour l’existence, que les criminels sont les produits de l’hérédité, qu’il existe des micro-organismes en forme de virgules qui provoquent certaines maladies. Il est facile de voir, en se transportant en imagination dans l’état d’esprit d’un ancien Hébreu, que pour lui la création du monde en six jours, le serpent guérissant les maladies, etc., étaient des données de la science à son plus haut degré de développement tout, comme, pour un homme de notre temps, la loi de Darwin, les virgules de Koch, l’hérédité, etc.

Et de même que l’Hébreu croyait non pas précisément à la création du monde en six jours, au serpent guérissant certaines maladies, etc., mais à l’infaillibilité de ses prêtres et, par cela même, à toutes leurs affirmations, de même la grande majorité des gens civilisés de notre temps croient non pas à la formation des mondes par la rotation, ni à l’hérédité, ni aux virgules, mais à l’infaillibilité de leurs prêtres laïques qu’on appelle savants et qui affirment avec le même aplomb que les prêtres hébreux tout ce qu’ils prétendent savoir.

Je dirai même que si les anciens prêtres, qui n’étaient contrôlés que par leurs collègues, se permettaient parfois des écarts à la vérité rien que pour le plaisir d’étonner et de mystifier leur public, les prêtres de la science moderne en font autant avec une égale effronterie.

La majeure partie de ce qu’on appelle religion, n’est que la superstition du passé ; la majeure partie de ce qu’on appelle science n’est autre chose que la superstition du présent. Et la proportion d’erreur et de vérité est, je suppose, à peu près la même dans l’une et dans l’autre. Par conséquent, travailler au nom d’une croyance quelle qu’elle soit, religion ou science, est non seulement un moyen douteux d’améliorer l’existence des hommes, mais un moyen dangereux, qui peut produire plus de mal que de bien.

Consacrer sa vie à remplir les devoirs imposés par la religion : prières, communion, aumônes ; ou bien, d’après le conseil de M. Zola, la vouer à certains travaux scientifiques, c’est courir un risque trop audacieux, car on peut apprendre à la veille de sa mort que le principe religieux ou scientifique, au service duquel on avait consacré toute sa vie, n’était qu’une ridicule erreur !…

Avant même d’avoir lu le discours dans lequel M. Zola fait un mérite du travail, quel qu’il soit, j’ai toujours été étonné de cette opinion établie, surtout en Europe, que le travail est une espèce de vertu. J’ai toujours cru qu’il n’était pardonnable qu’à un être privé de raison, comme la fourmi de la fable, d’élever le travail au rang de vertu et de s’en glorifier. M. Zola assure que le travail rend l’homme bon ; j’ai toujours remarqué le contraire. Sans parler du travail égoïste, toujours mauvais, dont le but est le bien-être ou la gloire de celui qui travaille, le travail conscient, orgueil du travailleur, rend non seulement la fourmi, mais l’homme cruels. Qui de nous ne connaît ces hommes inaccessibles à la vérité et à la bonté, qui sont toujours tellement occupés qu’ils n’ont jamais le temps non seulement de faire le bien, mais même de se demander si leur œuvre n’est pas nuisible ? Vous dites à vos gens : votre travail est inutile, peut-être même pernicieux, en voici les raisons ; attendez, examinons la chose. Ils ne vous écoutent pas et répliquent avec ironie : Vous êtes à votre aise pour raisonner ; mais moi, ai-je le temps de discuter ? J’ai travaillé toute ma vie et le travail n’attend pas ; j’ai à rédiger un journal quotidien avec un demi-million d’abonnés ; je dois organiser l’armée ; j’ai à construire la tour Eiffel, à organiser l’exposition de Chicago, à percer l’isthme de Panama, à faire des recherches sur l’hérédité, sur la télépathie ou sur le nombre de fois que tel ou tel auteur classique a employé tel ou tel mot.

Les hommes les plus cruels de l’humanité, les Néron et les Pierre Ier, ont été constamment actifs, ne restant pas un instant livrés à eux-mêmes, sans occupation ou sans distraction.

Si même le travail n’est pas un vice, il ne peut à aucun point de vue être envisagé comme un mérite.

Le travail, pas plus que la nutrition, ne peut être une vertu ; le travail est un besoin dont la privation est une souffrance, et l’élever au rang de mérite est aussi monstrueux que d’en faire autant pour la nutrition. La seule explication de cette étrange valeur attribuée au travail dans notre société est que nos ancêtres ont érigé l’oisiveté en attribut de noblesse, presque de mérite, et que les gens de notre temps ne se sont pas encore complètement libérés de ce préjugé.

Le travail, l’exercice de nos organes, ne sauraient être un mérite, parce qu’il est toujours une nécessité pour chaque homme ainsi que pour chaque animal, comme le certifient également les galopades d’un veau attaché à une corde et, parmi nous, les exercices stupides auxquels s’adonnent les gens riches et bien nourris, de notre monde, qui ne trouvent pas d’emploi plus raisonnable et plus utile de leurs facultés mentales que la lecture des journaux et des romans, et le jeu des échecs et des cartes, et de leurs facultés musculaires que la gymnastique, l’escrime, le lawn-tennis, les courses.

À mon avis, non seulement le travail n’est pas une vertu, mais dans notre société, défectueusement organisée, il est plus souvent un agent d’anesthésie morale, comme le tabac, le vin et autres moyens de s’étourdir et se cacher le désordre et le vide de l’existence ; et c’est précisément sous ce jour que M. Zola recommande le travail à la jeunesse.


III


Il y a une grande différence entre la lettre de M. Dumas et le discours de M. Zola, sans parler de la différence extérieure qui consiste en ce que le discours de M. Zola semble rechercher l’approbation de la jeunesse à laquelle il est adressé, tandis que la lettre de M. Dumas ne flatte pas les jeunes gens, ne leur dit pas qu’ils sont des personnages importants et que tout dépend d’eux (ce qu’ils ne doivent jamais croire s’ils veulent être bons à quelque chose), mais au contraire leur signale leurs défauts habituels, leur présomption et leur légèreté. La principale différence entre ces deux écrits consiste en ce que le discours de M. Zola a pour but de retenir les hommes sur la voie dans laquelle ils se trouvent en leur faisant accroire que ce qu’ils savent est précisément ce qu’il leur est nécessaire de savoir et ce qu’ils font précisément ce qu’ils doivent faire, tandis que la lettre de M. Dumas leur montre qu’ils ignorent l’essentiel de ce qu’ils devraient savoir et ne vivent pas comme ils devraient vivre.

Plus les hommes croiront qu’ils peuvent être amenés malgré eux, par une force extérieure agissant d’elle-même, religion ou science, à un changement bienfaisant de leur existence et qu’ils n’ont qu’à travailler dans l’ordre établi, plus difficilement ce changement s’accomplira et c’est surtout par là que pèche le discours de M. Zola.

Au contraire, plus les hommes croiront qu’il ne dépend que d’eux-mêmes de modifier leurs rapports mutuels et qu’ils peuvent le faire quand ils le voudront en s’aimant les uns les autres au lieu de s’entre-déchirer comme ils le font, plus cela deviendra possible. Plus les hommes se laisseront aller à cette suggestion, plus ils seront entraînés à réaliser la prédiction de M. Dumas. Et c’est là le grand mérite de la lettre de M. Dumas.

M. Dumas n’appartient à aucun parti, à aucune religion ; il a aussi peu de foi dans les superstitions du passé que dans celles du présent, et c’est précisément à cause de cela qu’il observe, qu’il pense et qu’il voit non seulement le présent, mais aussi l’avenir, comme ceux que l’on appelait dans l’antiquité les voyants. Il paraîtra étrange à ceux qui, en lisant un écrivain, ne voient que le contenu d’un livre et non pas l’âme de l’auteur, que M. Dumas, l’auteur de La Dame aux Camélias et de L’Affaire Clémenceau, ce même Dumas voie l’avenir et prophétise. Mais si bizarre que cela vous paraisse, la prophétie, se faisant entendre non pas dans le désert ou sur les bords du Jourdain de la bouche d’un ermite couvert de peaux de bêtes, mais apparaissant dans un journal quotidien au bord de Seine, n’en reste pas moins prophétie.

Les paroles de M. Dumas en ont tous les caractères : 1o comme toute prophétie, elle est tout à fait contraire à la disposition générale des hommes au milieu desquels elle se fait entendre ; 2o cependant tous ceux qui l’entendent ressentent sa vérité, et 3o surtout, elle pousse les hommes à réaliser ce qu’elle prophétise.

M. Dumas prédit que les hommes, après avoir tout essayé, se mettront sérieusement à appliquer à la vie la loi de l’amour fraternel et que ce changement se produira beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. On peut contester la proximité de ce changement, même sa possibilité ; mais il est évident que s’il se produisait, il résoudrait toutes les contradictions, toutes les difficultés, et détournerait tous les malheurs dont nous menace la fin de notre siècle.

La seule objection, ou plutôt la seule question qu’on puisse faire à M. Dumas, est celle-ci : Si l’amour du prochain est possible, inhérent à la nature humaine, pourquoi s’est-il passé tant de milliers d’années (car le commandement d’aimer Dieu et son prochain n’est pas un commandement du Christ mais encore de Moïse) sans que les hommes, qui connaissaient ce moyen de bonheur, ne l’aient pratiqué ? Quelle est la cause qui empêche la manifestation de ce sentiment si naturel et si bienfaisant pour l’humanité ? Il est évident que ce n’est pas assez de dire : aimez-vous les uns les autres. Cela se dit depuis trois mille ans ; on ne cesse de le répéter sur tous les tons du haut de toutes les chaires religieuses et même laïques ; mais les hommes n’en continuent pas moins à s’exterminer au lieu de s’aimer comme on le leur prêche depuis tant de siècles. De nos jours il n’est douteux pour personne que si, au lieu de s’entre-déchirer en recherchant chacun son propre bonheur, celui de sa famille ou de sa patrie, les hommes s’aidaient les uns les autres, s’ils remplaçaient l’égoïsme par l’amour, s’ils organisaient leur vie sur le principe collectiviste au lieu du principe individualiste, comme le disent dans leur mauvais jargon les sociologues, s’ils s’aimaient entre eux comme ils s’aiment eux-mêmes, si au moins ils ne faisaient pas aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur fût fait, comme cela a été bien dit depuis deux mille ans, la dose de bonheur personnel que recherche chaque homme serait plus grande et la vie humaine en général serait raisonnable et heureuse au lieu d’être ce qu’elle est, une suite de contradictions et de souffrances.

Personne ne doute que si les hommes continuent à s’arracher les uns aux autres la propriété du sol et les produits de leur travail, la revanche de ceux qui sont privés du droit de travailler à la terre et des produits de leur labeur ne se fera pas attendre, et que tous les opprimés reprendront avec violence et vengeance tout ce qui leur a été enlevé. Personne ne doute non plus que les armements réciproques des nations n’aboutissent à de terribles massacres, à la ruine et à la dégénération de tous les peuples enchaînés dans ce cercle d’armements. Personne ne doute que l’ordre de choses actuel, s’il se prolonge encore pendant quelques dizaines d’années, n’amène une débâcle imminente et générale. Nous n’aurions qu’à ouvrir les yeux pour voir l’abîme vers lequel nous avançons. Mais on dirait que s’est réalisée sur les hommes de notre temps la prophétie que citait Jésus : ils ont des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir, et un entendement pour ne pas comprendre.

Les hommes de nos jours continuent à vivre comme ils ont vécu, et ne discontinuent pas de faire ce qui doit inévitablement les perdre. D’ailleurs les hommes de notre monde chrétien reconnaissent tous sinon la loi religieuse de l’amour, du moins la règle morale de ce principe chrétien : ne pas faire à autrui ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît, mais ils ne l’observent point. Évidemment il y a une raison majeure qui les empêche de faire ce qui leur est avantageux, ce qui les sauverait des dangers qui les menacent et ce que leur dicte la loi de leur Dieu et leur conscience. Faut-il dire que l’amour appliqué à la vie est une chimère ? Mais alors pourquoi, depuis tant de siècles, les hommes se laisseraient-ils tromper par ce rêve irréalisable ? Il serait temps de le reconnaître. Or, les hommes ne peuvent se résoudre ni à suivre dans leur vie la loi de l’amour, ni à en abandonner l’idée. D’où cela vient-il ? Quelle est la raison de cette contradiction qui dure depuis des siècles ? Ce n’est pas que les hommes de notre temps n’aient le désir, ni la possibilité de faire ce que leur dictent à la fois et leur bon sens et le danger de leur état, et surtout la loi de celui qu’ils nomment Dieu et leur conscience, mais c’est qu’ils font précisément ce que M. Zola leur conseille de faire : ils sont occupés, ils travaillent tous à un travail commencé depuis longtemps et dans lequel il est impossible de s’arrêter pour se concentrer, réfléchir à ce qu’ils devraient être. Toutes les grandes révolutions dans la vie des hommes se font dans la pensée. Qu’un changement se produise dans la pensée des hommes et l’action suivra aussi immanquablement la direction de la pensée que la barque suit la direction donnée par le gouvernail.



IV


Dès sa première prédication Jésus ne disait pas aux hommes : aimez-vous les uns les autres (il enseigna l’amour plus tard à ses disciples), mais il disait ce que prêchait avant lui Jean-Baptiste, le repentir, le μετάνοια, c’est-à-dire le changement de la conception de la vie. Μετανοεῖτε, changez votre conception de la vie ou bien vous périrez tous, disait-il. Le sens de votre vie ne peut pas consister dans la poursuite de votre bien-être personnel ou de celui de votre famille ou de votre nation, parce que ce bonheur ne peut être atteint qu’au détriment de celui de votre prochain. Comprenez bien que le sens de votre vie ne peut consister que dans l’accomplissement de la volonté de celui qui vous a envoyé dans cette vie et qui exige de vous non pas la poursuite de vos intérêts personnels, mais l’accomplissement de son but, à lui : l’établissement du royaume des cieux, comme le disait Jésus.

Μετανοεῖτε, changez de manière de concevoir la vie ou bien vous périrez tous, disait-il, il y a 1800  ans ; et il ne cesse de le faire à présent par toutes les contradictions et tous les maux de notre temps, qui proviennent tous de ce que les hommes ne l’ont pas écouté et n’ont pas accepté la conception de la vie qu’il leur proposait. Μετανοεῖτε, disait-il, ou bien vous périrez tous. Et l’alternative est la même. La seule différence est qu’elle est plus pressante de nos jours. S’il était possible, il y a 2000 ans, du temps de l’Empire Romain, même du temps de Charles-Quint, même avant la Révolution et les guerres napoléoniennes, de ne pas voir la vanité, je dirai même l’absurdité des tentatives faites pour acquérir le bonheur personnel, de la famille, de la nation ou de l’État, par la lutte contre tous ceux qui recherchent le même bonheur personnel de la famille ou de l’État, cette illusion est devenue parfaitement impossible de notre temps pour chaque homme qui s’arrêterait, ne fût-ce que pour un instant, dans sa besogne et réfléchirait à ce qu’il est, à ce qu’est le monde autour de lui et à ce qu’il devrait être. De sorte que si j’étais appelé à donner un conseil unique, celui que je jugerais le plus utile aux hommes de notre siècle, je ne leur dirais qu’une chose : au nom de Dieu, arrêtez-vous pour un instant, cessez de travailler, regardez autour de vous, pensez à ce que vous êtes, à ce que vous devriez être, pensez à l’idéal.

M. Zola dit que les peuples ne doivent pas regarder en haut, ni croire à une puissance supérieure, ni s’exalter dans l’idéal. Probablement M. Zola sous-entend sous le mot idéal ou bien le surnaturel, c’est-à-dire le fatras théologique de la Trinité, de l’Église, du Pape, etc., ou bien l’inexpliqué, comme il le dit, les forces du vaste monde dans lequel nous baignons. Et dans ce cas les hommes feront bien de suivre le conseil de M. Zola. Mais c’est que l’idéal n’est ni le surnaturel, ni l’inexpliqué. L’idéal est au contraire tout ce qu’il y a de plus naturel et de plus, je ne dirai pas expliqué, mais de plus certain pour l’homme.

L’idéal, en géométrie, c’est la ligne parfaitement droite et le cercle dont tous les rayons sont égaux ; en science, c’est la vérité pure ; en morale, la vertu parfaite. Bien que toutes ces choses, la ligne droite comme la vérité pure et la vertu parfaite n’aient jamais existé, elles nous sont non seulement plus naturelles, plus connues et plus expliquées que toutes nos autres connaissances ; mais ce sont les seules choses que nous connaissions véritablement et avec une entière certitude.

On dit vulgairement que la réalité, c’est ce qui existe ; ou bien que ce n’est que ce qui existe qui est réel. C’est tout le contraire : la vraie réalité, celle que nous connaissons véritablement, c’est ce qui n’a jamais existé. L’idéal est la seule chose que nous connaissions avec certitude et il n’a jamais existé. Ce n’est que grâce à l’idéal que nous connaissons quoi que ce soit, et c’est pourquoi l’idéal seul peut nous guider comme individus et comme humanité dans notre existence. L’idéal chrétien est devant nous depuis dix-huit siècles ; il brille de notre temps avec une telle intensité qu’il faut faire de grands efforts pour ne pas voir que tous nos maux proviennent ce que nous ne le prenons pas pour guide. Mais plus il devient difficile de ne pas le voir, plus certains hommes augmentent d’efforts pour nous persuader de faire comme eux, de fermer les yeux, afin de ne pas le voir. Pour être bien sûr d’arriver, il faut surtout jeter la boussole par-dessus bord, — disent-ils, et ne point s’arrêter. Les hommes de notre monde chrétien ressemblent à des gens qui, pour déplacer quelque objet qui leur gâte l’existence, le tirent dans des directions opposées et n’ont pas le temps de s’accorder sur la direction dans laquelle ils devraient travailler. Il suffirait à l’homme actuel de s’arrêter un instant dans son activité et de réfléchir, de comparer les exigences de sa raison et de son cœur avec les conditions de la vie telle qu’elle est, pour s’apercevoir que toute sa vie, toutes ses actions sont en contradiction incessante et criante avec sa raison et son cœur. Demandez séparément à chaque homme de notre temps quelles sont les bases morales de sa conduite, et presque tous vous diront que ce sont les principes chrétiens ou bien ceux de la justice. Et en le disant ils seront sincères. D’après l’état de leur conscience, tous ces hommes devraient vivre comme des chrétiens ; regardez-les, ils vivent comme des bêtes féroces. De sorte que, pour la grande majorité des hommes de notre monde chrétien, l’organisation de leur vie n’est pas le résultat de leur manière de voir et de sentir, mais de ce que certaines formes, nécessaires jadis, continuent d’exister à l’heure qu’il est uniquement par l’inertie de la vie sociale.


V


Dans les temps passés, quand les maux produits par la vie païenne n’étaient pas encore aussi évidents et surtout les principes chrétiens si généralement acceptés, si les hommes trouvaient moyen de soutenir consciemment le servage des ouvriers, l’oppression des uns par les autres, la loi pénale et surtout la guerre, il est devenu complètement impossible à l’heure qu’il est d’expliquer la raison d’être de toutes ces institutions. Les hommes de notre temps peuvent continuer leur vie païenne, mais ils ne peuvent plus l’excuser.

Pour que les hommes changent leur manière de vivre et de sentir, il faut avant tout qu’ils changent leur manière de penser ; et pour qu’un tel changement se produise, il faut que les hommes s’arrêtent et soient attentifs à ce qu’ils doivent comprendre. Pour pouvoir entendre ce que leur crient ceux qui voudraient les sauver, ceux qui courent en chantant vers le précipice doivent cesser leur vacarme et s’arrêter.

Que les gens de notre monde chrétien s’arrêtent dans leurs travaux et réfléchissent un instant à leur état, et involontairement ils seront amenés à accepter la conception de la vie donnée par le christianisme ; conception tellement naturelle, tellement simple et répondant si complètement aux besoins de l’esprit et du cœur de l’humanité, qu’elle se produirait presque d’elle-même dans l’entendement de celui qui se serait libéré, ne fût-ce que pour un instant, de l’enchevêtrement dans lequel le tiennent les complications de son travail et du travail des autres.

Le festin est servi depuis dix-huit siècles ; mais l’un ne vient pas parce qu’il vient d’acheter un terrain, l’autre parce qu’il se marie, un troisième parce qu’il faut qu’il aille essayer ses bœufs, un quatrième parce qu’il construit un chemin de fer, une usine, accomplit une œuvre de missionnaire, travaille au parlement, à une banque, à un ouvrage scientifique, artistique ou littéraire. Personne, depuis deux mille ans, n’a le loisir de faire ce que conseillait Jésus au commencement de sa prédication : regarder autour de lui, penser aux résultats de notre travail, et se demander : Que suis-je ? Pourquoi ? Serait-il possible que cette force qui m’a produit avec ma raison et mon désir d’aimer et d’être aimé ne l’ait fait que pour me tromper, pour que, m’étant imaginé que le but de ma vie est mon bien-être personnel, que ma vie m’appartient et que j’ai le droit d’en disposer, de même que de la vie des autres êtres comme il me plaira, j’arrive enfin à la conviction que ce bien-être personnel, ou de la famille, ou de la patrie que je poursuivais ne peut être atteint, et que plus je m’efforcerai à l’atteindre, plus je me trouverai en contradiction avec ma raison et mon désir d’aimer et d’être aimé, et plus j’éprouverai de désenchantements et de souffrances.

Et n’est-il pas plus probable que, n’étant pas venu au monde spontanément, mais d’après la volonté de celui qui m’y a envoyé, ma raison et mon désir d’aimer et d’être aimé ne m’ont été donnés que pour me guider dans l’accomplissement de cette volonté ?

Une fois cette μετάνοια accomplie dans la pensée de l’homme, la conception de la vie païenne et égoïste remplacée par la conception chrétienne, l’amour du prochain deviendrait plus naturel que ne le sont à présent la lutte et l’égoïsme. Et une fois l’amour du prochain devenu naturel à l’homme, les nouvelles conditions de la vie chrétienne se formeraient spontanément, tout comme, dans un liquide saturé de sel, les cristaux se forment dès qu’on cesse de le remuer.

Et pour que cela se produise et que les hommes s’organisent conformément à leur conscience, il ne leur faut aucun effort positif ; ils n’ont au contraire qu’à s’arrêter dans les efforts qu’ils font. Si les hommes employaient seulement la centième partie de l’énergie qu’ils dépensent dans leurs occupations matérielles, contraires à toute leur conscience, à éclairer autant que possible les données de cette conscience, à les exprimer aussi clairement que possible, à les populariser et surtout à les pratiquer beaucoup plus tôt et plus facilement que nous ne le pensons s’accomplirait au milieu de nous ce changement que prédit M. Dumas, et qu’ont prédit tous les prophètes, et les hommes acquerraient le bien que leur promettait Jésus par sa bonne nouvelle : « Recherchez le royaume des cieux et tout le reste vous sera accordé par surcroît. »

9 août 1893.