Zola, Dumas, Maupassant/Science et religion

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Zola, Dumas, MaupassantLéon Chailley (p. 169-231).


DEUXIÈME PARTIE




SCIENCE ET RELIGION


SCIENCE ET RELIGION




I


On m’a posé ces deux questions :

1o Que faut-il comprendre sous le mot de religion ?

2o La morale peut-elle être indépendante de la religion, et comment ?

Je vais essayer, dans la mesure de mes forces, de répondre à ces questions, si importantes et si bien posées.

La plupart des hommes de culture moderne considèrent comme établi que l’essence de toute religion est dans la personnification et la divinisation des forces de la nature, et dans leur adoration produite par la peur superstitieuse qu’inspirent ses phénomènes inexpliqués.

Cette opinion est admise sans examen approfondi par la société cultivée de notre époque, et, loin de soulever les contradictions des savants, elle trouve en général précisément parmi eux sa confirmation définitive. Si parfois une voix s’élève, comme celle de Max Müller, pour attribuer à la religion une autre origine et un autre sens, elle est couverte par les affirmations unanimes de l’opinion admise.

Si même, au commencement du siècle, les penseurs les plus éminents repoussaient les doctrines catholiques ou protestantes, à l’exemple des encyclopédistes de la fin du siècle dernier, personne parmi eux ne contestait que la religion en général ne fût la condition indispensable de la vie de l’homme. Sans parler des déistes tels que Bernardin de Saint-Pierre, Diderot et Rousseau, Voltaire édifiait un monument à Dieu, Robespierre instituait la fête de l’Être suprême. Mais de notre temps, grâce à la doctrine frivole et superficielle d’Auguste Comte, qui croyait sincèrement, comme la plupart des Français, que le christianisme n’est autre chose que le catholicisme, et qui voyait par conséquent dans le catholicisme la complète réalisation du christianisme, il est admis que la religion n’est qu’une phase déjà surannée du développement de l’humanité. Il est admis que l’humanité a déjà traversé deux périodes : celle de la religion et celle de la métaphysique, et qu’elle entre aujourd’hui dans une troisième, supérieure, celle de la science, et que tous les phénomènes religieux ne sont que la survivance d’un organe spirituel jadis nécessaire à l’humanité, mais qui a perdu depuis longtemps sa raison d’être. Il est admis que l’essence de la religion est dans la reconnaissance d’êtres imaginaires et dans leur adoration, comme, déjà dans l’antiquité, l’a cru Démocrite, et comme l’affirment les philosophes modernes et les historiens de la religion.

Tout d’abord la conception d’êtres invisibles et surnaturels n’est pas toujours le résultat de la terreur inspirée par les phénomènes inexpliqués de la nature. Nombre d’esprits éminents aussi bien dans le passé qu’à notre époque, tels que Socrate, Descartes, Newton, etc., repoussent absolument cette explication. Et en réalité, elle ne répond nullement à la question essentielle : D’où vient, chez tous les hommes, la croyance en des êtres invisibles et surnaturels ?

Il est naturel que les hommes aient été effrayés par le tonnerre et les éclairs ; mais pourquoi ont-ils imaginé un être supérieur, Jupiter, qui se trouve quelque part et qui lance de temps à autre ses flèches sur eux ?

Il est naturel que les hommes aient été frappés par la vue de la mort ; mais pourquoi ont-ils inventé les âmes des morts avec lesquelles ils entrent en communication imaginaire ? Ils pouvaient se cacher devant le tonnerre, fuir devant la terreur de la mort ; eh bien, non, ils ont inventé un Être éternel et puissant dont ils se considèrent comme dépendants, et ils ont inventé l’âme vivante, et non pas seulement par peur mais pour d’autres causes encore. Et c’est évidemment dans ces autres causes que se trouve l’essence de ce qu’on appelle la religion.

De plus, tout homme qui a ressenti un jour, même dans l’enfance, un sentiment religieux, sait par sa propre expérience que ce sentiment a toujours été provoqué, non pas par les phénomènes extérieurs, effrayants, mais par la conscience intime, absolument étrangère à la peur, de son isolement et de sa faiblesse physique et de sa fragilité morale. C’est pourquoi l’homme peut savoir, autant par l’observation extérieure que par l’expérience intime, que la religion ne consiste pas dans l’adoration des divinités par suite de la terreur superstitieuse qui n’est propre aux hommes que dans une période donnée de leur développement, mais dans quelque chose absolument indépendant de la peur et du degré de civilisation auquel l’homme est parvenu, puisque la conscience de ses facultés limitées au milieu du monde infini et de sa fragilité morale, c’est-à-dire de son impuissance à faire son devoir, a toujours été et sera toujours en lui tant que l’homme restera l’homme.

En effet, tout homme, aussitôt sorti de l’état animal de la première enfance, durant lequel il ne vit que guidé par les exigences de la nature animale, tout homme parvenu à l’état de raison ne peut pas ne pas remarquer que tout ce qui vit autour de lui se régénère sans mourir et obéit invariablement à la même loi éternelle et définie, tandis que lui seul, en se considérant comme un être séparé du monde existant, est condamné à la mort, à la disparition dans l’espace et dans l’éternité, et que seul, il a la conscience douloureuse de la responsabilité de ses actes. Cette constatation faite, tout homme sensé ne peut pas ne pas réfléchir et ne pas se demander : Pourquoi cette existence éphémère, restreinte et instable au milieu de cet univers éternel, immuable et infini ? En entrant dans la véritable existence humaine, l’homme ne peut pas éviter cette question.

Cette question se pose toujours à tout homme, et il lui faut y répondre d’une façon ou d’une autre. Et c’est dans la réponse à cette question qu’est l’essence de toute religion. Et l’essence de toute religion est seulement dans la réponse à la question : Pourquoi suis-je et quelle est ma relation avec le monde infini qui m’entoure ? Toute la métaphysique de la religion, toutes les doctrines sur les divinités et sur l’origine du monde ne sont en somme que les signes extérieurs de la religion, dépendant des conditions géographiques, ethnographiques ou historiques.


II


Il n’y a pas une religion, depuis la plus élevée jusqu’à la plus grossière, qui n’ait pas dans sa base cette relation de l’homme avec le monde qui l’entoure. Il n’y a pas une cérémonie religieuse des plus grossières ni un culte des plus raffinés qui ne reposent sur la même base. Toute doctrine religieuse est l’expression de la relation de son fondateur, qui se reconnaît comme homme, avec l’univers infini.

L’expression de ces relations varie selon les conditions ethnographiques et historiques dans lesquelles se trouvent le fondateur de la religion et le peuple qui l’a adoptée. En outre, cette expression est toujours diversement commentée et défigurée par les disciples du maître, qui généralement est en avant, de centaines et même des milliers d’années, sur l’état intellectuel et moral des masses. C’est pourquoi les expressions de ces relations de l’homme avec l’univers, c’est-à-dire les religions, semblent très nombreuses ; mais en réalité il n’y en a que trois :

1o Primitive et individuelle ;

2o Païenne et sociale ;

3o Chrétienne ou divine.

Et même ces relations se réduisent à vrai dire à deux seulement. Individuelle, qui consiste à voir le sens de la vie dans le bonheur individuel conquis isolément ou bien en commun avec d’autres individualités ; et chrétienne, qui consiste à voir le sens de la vie dans le service de Celui qui a placé l’homme sur la terre. Quant à la relation sociale de l’homme avec l’univers, elle n’est, en réalité, que le développement de la relation individuelle.

La première de ces relations, qui est la plus antique, est celle qui se rencontre aujourd’hui chez les hommes placés au degré inférieur du développement. Elle consiste en ce que l’homme se reconnaît comme un être indépendant et ne vivant que pour la conquête de la plus grande somme possible de bonheur personnel, sans se préoccuper de la souffrance dont son bonheur peut être la source pour ses semblables.

De cette première relation avec le monde, qui est celle de tout enfant, et qui fut celle de toute l’humanité primitive à l’époque de la phase païenne de son développement, et qui est encore aujourd’hui celle de nombre d’individus isolés d’une moralité grossière et de peuplades sauvages, découlent toutes les religions antiques païennes, de même que les formes inférieures des religions plus modernes, bouddhisme, taocisme, mahométisme, etc.[1]. De cette même relation avec le monde découle aussi le spiritualisme moderne ayant à sa base la conservation de l’individu et son bonheur. Tous les cultes païens, les adorations d’êtres ayant les mêmes jouissances que l’homme, tous les sacrifices et les prières pour obtenir les joies terrestres découlent de cette relation.

La deuxième relation de l’homme avec l’univers, sociale, celle qui l’établit à la deuxième phase de son développement et qui est propre principalement aux hommes faits, consiste en ce que le sens de la vie est dans le bonheur non pas de l’individu mais d’un certain groupement d’individus : famille tribu, peuple et même humanité (tentative de religion positiviste).

Dans ce cas, le sens de la vie est transmis de l’individualité à la famille, à la tribu, au peuple, au groupe dont le bonheur est considéré comme le but de l’existence. Il en découle toutes les religions du même caractère patriarcal et social : la religion chinoise et japonaise, la religion du peuple élu — juive, — la religion d’État romaine, la religion prétendue humaine des positivistes. Toutes les cérémonies de l’adoration des ancêtres en Chine et au Japon, et de l’adoration des empereurs à Rome, reposent sur cette relation.

La troisième relation de l’homme avec l’univers, chrétienne, celle que ressent tout homme âgé et à laquelle, à mon avis, arrive aujourd’hui toute l’humanité, consiste en ce que le sens de la vie apparaît à l’homme non plus dans la conquête du bonheur personnel ou de celui d’un groupe, mais bien dans la soumission à la Volonté qui a produit l’homme et l’univers, pour atteindre non pas un but humain, mais celui de cette Volonté.

De cette relation découle la doctrine religieuse la plus élevée qui nous soit connue et dont les principes se retrouvent déjà chez les pythagoriciens, les thérapeutes, les esséniens, les Égyptiens et les Perses, chez les brahmines, les bouddhistes et les taocistes, dans leurs conceptions les plus élevées, mais qui n’a reçu sa pleine et dernière expression que dans le christianisme pur.

Toutes les religions possibles, quelles qu’elles soient, se divisent donc en ces trois relations des hommes avec le monde.

Tout homme, sorti de la période animale de son existence, reconnaît forcément l’une de ces trois relations, et c’est cette reconnaissance qui détermine sa véritable religion, à quelque confession qu’il croie extérieurement appartenir.


III


Tout homme doit certainement avoir une représentation quelconque de sa relation avec l’univers, parce qu’un être qui raisonne ne peut pas vivre sans relation aucune avec le monde qui l’entoure. Et comme l’humanité n’a trouvé jusqu’à présent que trois de ces relations, chaque homme doit nécessairement adopter l’une d’elles, et, qu’il le veuille ou non, il appartient à l’une des trois religions fondamentales de l’humanité.

C’est pourquoi l’affirmation si répandue des hommes cultivés du monde chrétien, qu’ils se sont élevés à un si haut degré de développement qu’ils n’ont plus besoin d’aucune religion, est absurde parce que, en réalité, en ne reconnaissant pas la religion chrétienne, la seule qui convienne à notre époque, ils professent sans s’en douter une religion inférieure, sociale ou païenne.

Un homme sans religion, c’est-à-dire sans relation avec l’univers, est aussi impossible qu’un homme sans cœur. Il peut être inconscient de sa religion comme il peut ignorer qu’il a un cœur, mais il ne peut pas plus exister sans l’une que sans l’autre.

Mais on dira peut-être que la définition de notre relation avec le monde extérieur est l’affaire de la philosophie ou de la science en général ; non celle de la religion. Je ne le pense pas. Je crois, au contraire, que cette supposition que la science, et la philosophie y comprise, puisse définir notre relation avec le monde extérieur, est tout à fait erronée et a été la cause principale de ce fouillis d’opinions qui règnent dans notre société actuelle sur la religion, la science et la morale.

La science, y compris la philosophie, ne pouvait pas établir la relation de l’homme avec l’infini, parce que cette relation existait avant qu’une science ou une philosophie quelconque pût être créée.

De même qu’il est impossible à l’homme de trouver la direction, à l’aide de n’importe quel mouvement — tout mouvement ayant nécessairement une direction — il est impossible, à l’aide de la philosophie ou de la science, de trouver la direction que ce travail intellectuel doit prendre — tout travail intellectuel ayant nécessairement une direction quelconque. — Et cette direction c’est la religion qui l’indique.

Tous les systèmes philosophiques connus, depuis Platon jusqu’à Schopenhauer, suivaient toujours la direction que leur donnait la religion.

La philosophie de Platon et de ses disciples était païenne ; elle recherchait les moyens d’acquérir la plus grande somme possible de bonheur, autant pour l’individu que pour le groupe dans l’État.

La philosophie du moyen âge, procédant de la même conception païenne de la vie, recherchait les moyens de salut de l’individualité, c’est-à-dire l’acquisition du plus grand bonheur possible pour l’individu, dans la vie future. Et c’est seulement dans ses essais théocratiques qu’elle traitait de l’organisation des sociétés.

La philosophie moderne, celle des Hegel comme celle de Comte, a pour base la conception de la vie sociale et religieuse. La philosophie pessimiste de Schopenhauer et de Hartman qui a voulu s’affranchir de la conception religieuse juive, est tombée malgré elle sous l’influence du bouddhisme.

La philosophie n’a donc toujours été et ne sera toujours que l’étude des relations de l’homme avec l’univers établies par la religion, puisque, avant que la religion les eût établies, il ne pouvait y avoir de données pour des investigations philosophiques. De même en ce qui concerne les sciences exactes dans le sens étroit de ce mot. Une pareille science n’a toujours été et ne sera toujours que l’étude de tous les objets et de tous les phénomènes sujets à l’investigation, par suite d’une certaine relation de l’homme avec le monde établie par la religion.

La science a toujours été et sera toujours non pas la connaissance du « tout », comme le croient naïvement aujourd’hui les savants, puisque ce tout comprend un nombre infini d’objets et de phénomènes, mais seulement la connaissance de ce que la religion met progressivement en lumière parmi le nombre infini d’objets, de phénomènes et de conditions qui peuvent être étudiés. C’est pourquoi il n’y a pas une science, mais il y en a autant qu’il y a de degrés de développement de la religion.


IV


Chaque religion embrasse un certain nombre de phénomènes sujets à l’étude ; c’est pourquoi la science de chaque époque et de chaque peuple porte toujours l’empreinte de la religion au point de vue de laquelle elle envisage l’objet de ses études.

C’est ainsi que la science païenne, rétablie à l’époque de la Renaissance, et qui règne encore dans notre société actuelle, a été et continue à être seulement l’étude des conditions grâce auxquelles l’homme pourrait réaliser son plus grand bonheur, et des phénomènes qui peuvent le lui assurer. La science et la philosophie brahmine et bouddhiste n’avaient en vue que l’étude des conditions qui pourraient nous délivrer de nos souffrances. La science juive, le talmud, n’avait en vue que l’étude des conditions que l’homme doit observer pour ne pas enfreindre sa convention avec Dieu et pour maintenir le peuple élu à la hauteur de sa mission. La science vraiment chrétienne, celle qui commence seulement à éclore, est l’étude des conditions grâce auxquelles l’homme peut apprendre les prescriptions de la volonté supérieure qui l’a envoyé sur la terre, et les appliquer dans la vie.

Ni la philosophie ni la science ne peuvent établir les relations de l’homme avec l’infini, parce que cette relation doit exister avant qu’une science, une philosophie quelconque puisse être créée. En outre, la science est impuissante à accomplir cette mission parce qu’elle étudie les phénomènes naturels par la seule raison et indépendamment des sentiments intimes du chercheur. Or, la relation de l’homme avec l’infini doit être établie non seulement par la raison, mais encore par le sentiment, par l’ensemble des forces spirituelles de l’homme.

On a beau lui expliquer que tout ce qui existe est simplement composé d’atomes, que l’essence de la vie est une substance ou une volonté, ou bien que la chaleur, la lumière, le mouvement, l’électricité sont des manifestations diverses de la seule et même énergie, tout cela n’indiquera pas à l’homme sa place dans l’univers, à lui, être qui sent, qui souffre, qui se réjouit, qui s’attriste et qui espère.

Cette place, seule, la religion la lui indique ; elle lui dit : L’univers existe pour toi ; donc prends de cette vie tout ce que tu peux prendre ; — ou bien : Tu es membre d’un peuple élu de Dieu ; sers ce peuple, accomplis tout ce que Dieu te commande et tu conquerras, avec ton peuple, le plus grand bonheur qui te soit accessible ; — ou bien : Tu es l’instrument de la Volonté supérieure qui t’a envoyé sur la terre pour l’accomplissement de ta mission ; pénètre cette Volonté, accomplis-la, et tu feras pour ton bonheur le plus que tu pourras faire.

Pour comprendre la philosophie et les sciences, il faut des études préparatoires ; pour suivre la religion, ce n’est pas nécessaire, le plus borné, le plus ignorant peut suivre l’enseignement de la religion.

Pour trouver sa relation avec l’univers qui l’entoure, l’homme n’a besoin d’aucune connaissance scientifique ; la multiplicité des sciences, en encombrant l’intelligence, est plutôt un empêchement à la solution cherchée. Ce qu’il faut, c’est cette renonciation, au moins temporaire, aux vanités mondaines, cette conscience de notre nullité et cette sincérité qui se rencontrent le plus souvent, comme dit l’Évangile, chez les enfants et chez les simples.

C’est pourquoi nous voyons souvent que les hommes les plus ignorants et les plus simples comprennent et acceptent consciemment et très facilement la conception supérieure de la vie, la conception chrétienne, tandis que les hommes les plus cultivés et les plus savants continuent à croupir dans le plus grossier paganisme.

Ainsi nous voyons des hommes, parmi les plus instruits et les plus cultivés, trouver le sens de la vie dans la jouissance individuelle ou dans la délivrance des souffrances, comme le croyait le très intelligent et le très instruit Schopenhauer, tandis qu’un simple moujik sectaire, illettré, trouve sans efforts le sens de la vie là où l’ont trouvé les plus grands sages de la terre, les Épictète, les Marc-Aurèle, les Sénèque, à savoir que l’homme est l’instrument de la Volonté de Dieu, qu’il est le fils de Dieu.


V


Mais quel est le moyen de trouver ce sens de la vie, sans la science ni la philosophie ? Si ce savoir n’est ni philosophique ni scientifique, quel est-il ? comment le définir ?

À ces questions, je ne puis répondre autrement qu’en rappelant que, puisque la science de la Religion est celle sur laquelle se fonde toute autre science et qui précède toute autre science, nous ne pouvons pas la définir, n’ayant pas de moyens de définition.

En théologie, cette science est appelée révélation, et ce nom, si on ne lui attribuait pas une signification erronée, serait parfaitement juste, parce que cette science est acquise non par l’étude et par les efforts d’un homme ou d’un groupe d’hommes, mais par la pénétration de la raison infinie qui se dévoile, qui se révèle progressivement aux hommes.

Pourquoi, il y a dix mille ans, les hommes n’ont-ils pas pu comprendre que l’essence de leur vie n’est pas seulement dans le bonheur individuel, et pourquoi, plus tard, ont-ils eu la révélation de la conception supérieure de la vie : familiale, sociale, nationale ? Pourquoi ont-ils enfin la révélation de la conception chrétienne de la vie ? et pourquoi s’est-elle révélée précisément à tel homme ou à tels hommes, à telle époque, à tel endroit et sous une telle forme ?

S’efforcer de répondre à ces questions en cherchant les causes de ce phénomène dans les conditions historiques de l’époque, dans la vie et le caractère des hommes qui ont accepté les premiers cette conception de la vie, serait vouloir répondre à la question : Pourquoi le soleil, en se levant, éclaire-t-il certains objets avant les autres ?…

Le soleil de la vérité, en s’élevant de plus en plus au-dessus de la terre, l’éclaire progressivement et il se reflète dans les objets que les rayons rencontrent les premiers et qui sont les plus propres à la réfraction.

Quant aux aptitudes de certains hommes à se pénétrer mieux que les autres de la vérité qui s’élève, elles ne sont pas dans les qualités exceptionnelles de l’intelligence, mais dans celles du cœur ; ce sont : la renonciation aux vanités mondaines, la conscience de notre nullité matérielle, la sincérité. Ce sont ces qualités que nous voyons chez tous les fondateurs de religion et non la science approfondie.

Je crois que ce qui empêche par-dessus tout le véritable progrès de notre humanité chrétienne, est précisément ce fait que les savants, qui aujourd’hui occupent la place de Moïse par la conception païenne de la vie, ont décidé que le christianisme est une phase usée du développement moral de l’homme, et que leur conception païenne — celle qui est réellement surannée et antique — est précisément la conception supérieure, celle que l’humanité doit désormais adopter. Et non seulement ils ne comprennent pas le véritable christianisme, qui est la conception supérieure de la vie, mais ils ne cherchent même pas à le comprendre.

La source du malentendu est dans ce fait que les savants, voyant que leur doctrine n’est pas d’accord avec la doctrine chrétienne, ont déclaré que c’est la doctrine chrétienne qui est erreur, c’est-à-dire qu’ils se sont imaginé que la doctrine chrétienne est restée en arrière de dix-huit cents ans sur la science, tandis qu’en réalité, c’est leur doctrine qui est en arrière de dix-huit cents ans sur la doctrine chrétienne qui commence à être reconnue par la majorité des hommes.

En effet, il n’y a pas d’hommes qui aient une notion plus erronée du sens véritable de la religion et de la moralité que les savants. Et ce qui est plus surprenant encore, c’est que la science moderne, en faisant réellement de grands progrès dans le domaine physique, ne serve en rien à la vie morale des hommes, qu’elle leur soit même parfois nuisible.

C’est pourquoi j’estime que la science est impuissante à établir la relation de l’homme avec tout ce qui l’entoure ; seule la religion le peut.


VI


La religion est donc l’expression de la relation de l’homme avec l’infini. Et si la religion est la définition de la relation de l’homme avec le monde extérieur, la définition du sens de la vie, la morale est l’indication et l’explication des actes de l’homme qui résultent de sa relation avec l’infini.

Et puisqu’il y a trois relations de l’homme avec le monde extérieur, il y a aussi trois morales seulement :

1o La morale primitive, sauvage ;

2o La morale païenne, individuelle ou sociale ;

Et 3o La morale chrétienne, ou divine.

De la première relation de l’homme avec le monde extérieur découlent les doctrines morales communes à toutes les religions païennes, et qui ont pour but le bonheur individuel ; c’est pourquoi elles définissent toutes les conditions qui procurent à l’individu la plus grande somme possible du bonheur et elles donnent le moyen d’y parvenir. Ce sont les doctrines : épicurienne dans sa manifestation la plus basse ; mahométane, promettant à l’individu le bonheur grossier dans ce monde et dans l’autre ; enfin mondaine et utilitaire, qui a pour but le bonheur de l’individu dans ce monde seulement.

De la même doctrine, qui a pour but le bonheur individuel, découle la morale bouddhique, dans sa forme grossière et aussi le pessimisme mondain.

De la deuxième relation de l’homme avec le monde extérieur, découlent les doctrines morales qui ont pour but le bonheur des groupements sociaux. D’après ces doctrines, le bonheur individuel n’est admis que dans la mesure que permet le bonheur du groupe. Cette relation a eu son expression dans les doctrines morales de l’antiquité grecque et romaine et dans celles des Chinois et des Juifs qui sacrifiaient toujours l’individu à la société. Enfin la morale moderne, qui nous impose le sacrifice de l’individu pour le bonheur de la majorité s’y rattache également, ainsi que, d’ailleurs, la morale de la plupart des femmes, qui sacrifient leur bonheur à celui de leur famille et surtout à celui de leurs enfants.


VII


Toute l’histoire ancienne et une partie de l’histoire moderne, sont pleines de récits d’exploits de cette morale socio-familiale. Aujourd’hui encore la majorité des hommes, en croyant professer le christianisme, suit en réalité la morale païenne et la donne comme idéal pour l’éducation de la jeunesse.

De la troisième relation chrétienne, et qui ne voit dans l’homme qu’un instrument de la volonté supérieure, découlent toutes les doctrines supérieures connues : la doctrine de Pythagore, la doctrine stoïque, bouddhique, brahmique, taocique, dans leurs manifestations les plus nobles, et chrétienne dans sa conception actuelle imposant la renonciation non seulement à notre propre bonheur, mais encore au bonheur de la famille, à celui de la société, afin d’accomplir la volonté de celui qui nous a créés.

De cette troisième relation découle la morale réelle de chaque homme, indépendamment de celle qu’il professe où qu’il prêche.

Ainsi, donc, l’homme qui voit le sens de la vie dans la réalisation de la plus grande somme de bonheur individuel, y conformera toujours ses actes, demeurera toujours égoïste malgré toutes ses affirmations qu’il considère comme moral de vivre pour le bonheur de la famille, de la société, de la nation, de l’humanité, de consacrer sa vie à l’accomplissement de la volonté de Dieu. S’il a à choisir, il sacrifiera non pas son bonheur à celui de la famille, de la nation, ou à la volonté de Dieu, mais tout cela à son propre bonheur ; parce qu’en voyant le sens de la vie dans son bonheur personnel, il ne peut agir autrement, tant qu’il n’aura pas modifié ses idées sur sa relation avec l’univers.

De même l’homme dont le sens de la vie est dans le dévouement à sa famille (comme la plupart des femmes) ou à la nation (comme les hommes des nations opprimées) ; sa morale, malgré sa foi chrétienne, sera toujours familiale ou nationale et non pas chrétienne. Quand il sera obligé de choisir entre le bonheur familial ou social d’une part, et l’accomplissement de la volonté de Dieu de l’autre, il préférera nécessairement le bonheur du groupe pour lequel il vit comme il le croit, parce que c’est là seulement qu’il voit le sens de sa vie.

Enfin l’homme qui voit sa relation avec le monde dans l’accomplissement de la volonté de Celui qui l’a envoyé sur la terre, sacrifiera tous les liens qui l’unissent aux hommes pour ne pas enfreindre la volonté du Créateur.

La morale ne peut pas être indépendante de la religion car, non seulement elle n’est que la conséquence de la religion, mais elle se trouve impliquée[2] dans la religion.

Toute religion est la réponse à la question : Quel est le sens de ma vie ? Cette question peut donner lieu à plusieurs réponses : Le sens de la vie est dans le bonheur individuel et par conséquent il faut profiter de tous les biens accessibles ; — ou encore : Il se trouve dans le bonheur d’un certain groupe et par conséquent il faut y concourir par tous les efforts ; — ou enfin : Il est dans l’accomplissement de la volonté du Créateur et il faut chercher à connaître cette volonté et l’accomplir.

La morale est contenue dans l’explication de la vie donnée par la religion, c’est pourquoi elle ne peut en être séparée.

Cette vérité devient particulièrement évidente devant les tentatives des philosophes non chrétiens, pour établir sur la philosophie leur doctrine de morale supérieure. Ces philosophes reconnaissent que la morale chrétienne est nécessaire, qu’on ne peut s’en passer ; et ils voudraient la lier d’une façon quelconque à leur philosophie non chrétienne, et ils la présentent même comme si elle découlait de cette philosophie païenne ou sociale.

Ces tentatives démontrent, mieux que toute autre chose, que la morale chrétienne est non seulement indépendante de la philosophie, mais encore qu’elle lui est en complète contradiction.


VIII


La morale vraiment chrétienne exige, outre le sacrifice de l’individu au profit du groupe, son complet abandon et celui du groupe pour le service de Dieu. La philosophie païenne recherche par contre les seuls moyens de réalisation du plus grand bonheur possible de l’individu ou du groupe. Il en résulte une contradiction inévitable avec la morale chrétienne.

Il n’y a qu’un seul moyen de cacher cette contradiction : entasser dogmes sur dogmes, plus abstraits les uns que les autres. C’est à quoi se sont livrés les philosophes depuis la Renaissance jusqu’à nos jours ; et c’est à cela qu’on doit attribuer l’impossibilité d’appliquer à la vie les maximes de la nouvelle philosophie. Sauf Spinosa dont la philosophie est basée sur les véritables principes chrétiens, quoiqu’il n’ait pas appartenu officiellement à la religion chrétienne ; sauf le génial Kant, qui a établi sa morale indépendamment de sa métaphysique, tous les auteurs philosophes, même le brillant Schopenhauer, n’établissent qu’artificiellement un lien entre leur morale et leur métaphysique.

On sent que la morale chrétienne est quelque chose d’immuable et qui n’a besoin d’aucun appui, tandis que la philosophie en est réduite à inventer des formules qui lui permettent de dire avec une apparence de vérité que la morale n’est qu’une partie d’elle-même. Mais toutes ces formules ne semblent justifier cette thèse qu’à condition qu’on ne les examine que théoriquement. Aussitôt qu’on les applique à la vie pratique, la contradiction des principes philosophiques avec ce que nous appelons la morale, apparaît dans toute son évidence. Le malheureux Nizche, devenu récemment si célèbre, est précieux surtout par sa révélation de cette contradiction. Il est irréfutable quand il dit que toutes les règles de la morale, au point de vue de la philosophie non chrétienne actuelle, ne sont que mensonge et hypocrisie et qu’il est bien plus profitable, plus agréable et plus raisonnable de former une association de Uebermenschen (hommes supérieurs) et d’être l’un d’eux que de rester dans cette foule qui doit leur servir de marchepied.

Aucune philosophie, ayant pour point de départ la conception païenne, n’est en mesure de prouver à l’homme qu’il est plus dans son intérêt de vivre pour un bonheur qui lui est étranger, qu’il ne comprend pas, que de rechercher son propre bonheur ou celui de sa famille ou de sa société, bonheur qu’il comprend et qu’il poursuit.

La philosophie basée sur le bonheur égoïste ne pourra jamais prouver à un homme sensé, conscient de ses intérêts, qu’il doit abandonner un bien certain simplement parce qu’il doit le faire, parce que c’est un devoir impérieux.

En effet, il est impossible de prouver ce devoir au point de vue de la philosophie païenne. Pour démontrer que tous les hommes sont égaux, qu’ils doivent consacrer leur vie au bien du prochain, il faut trouver une autre définition de leur relation avec le monde qui les entoure. Il faut montrer que la situation de l’homme est telle que le sens de sa vie est seulement dans l’accomplissement de la volonté de Celui qui l’a envoyé sur la terre, et que cette volonté exige que chacun consacre sa vie au service de tous. Or, la religion seule est capable de le faire.

On peut en dire autant des tentatives de conciliation de la morale chrétienne avec les principes de la science païenne. Aucun sophisme ne pourra cacher cette vérité que la loi de l’évolution, base de toute la science moderne, s’appuie elle-même sur la loi de la lutte pour l’existence et la survivance du plus apte, du mieux adapté au milieu (the fittest), et que, par suite, tout homme, pour atteindre le bonheur, doit être ce fittest et rendre fittest la société à laquelle il appartient.

Effrayés des déductions logiques de cette loi, certains naturalistes cherchent à la masquer par des théories ingénieuses. Ces tentatives n’arrivent qu’à faire ressortir davantage l’implacabilité de cette loi qui préside à la vie de tout le monde organique, y compris l’homme, considéré seulement comme animal.


IX


Au moment même où j’écrivais cette étude a paru en traduction russe le discours sur l’évolution et la morale que Huxley a prononcé dans une société anglaise.

À l’exemple du célèbre professeur russe Békétov, et de bien d’autres qui ont écrit sur le même sujet et avec le même insuccès, le savant anglais cherche à démontrer que la lutte pour l’existence n’est pas contraire à la morale et que, si l’on acceptait la loi de la lutte pour l’existence comme principe fondamental de la vie, la morale, loin de disparaître, ne ferait que progresser.

Le discours de Huxley est émaillé de bons mots, d’extraits de poésies et contient des vues générales sur la religion et la philosophie des anciens ; aussi devient-il si touffu et si embrouillé que c’est à grand’peine qu’on peut y démêler l’idée fondamentale. Toutefois la voici : La loi de l’évolution est contraire à la loi de la morale ; les anciens du monde grec et du monde indien le reconnaissaient déjà. Leur philosophie et leur religion les ont conduits toutes deux à la doctrine du sacrifice. Cette doctrine, de l’avis de l’auteur, est erronée ; la vraie doctrine peut se résumer ainsi : il existe une loi que l’auteur appelle cosmique, d’après laquelle tous les êtres luttent entre eux, et les plus aptes (the fittest) seuls survivent. L’homme est également soumis à cette loi et c’est grâce à elle qu’il est devenu tel qu’il est aujourd’hui. Mais elle est contraire à la loi morale. Comment les concilier ? L’auteur répond : Par le progrès social qui tend à empêcher le processus cosmique et à le remplacer par un autre, le processus moral, dont le but n’est plus de laisser survivre le plus apte, mais le meilleur dans le sens moral.

D’où vient ce processus moral ? M. Huxley ne le dit pas. Il explique seulement que le principe de ce processus consiste en ce fait que d’abord les hommes, comme les animaux, aiment la société et maîtrisent les instincts nuisibles à cette société, et qu’ensuite les membres de la société empêchent par la force les actes qui lui sont préjudiciables.

M. Huxley semble donc croire que ce processus, qui force les hommes à maîtriser leurs passions pour préserver le groupe dont ils font partie, et la peur d’être punis pour la violation de cet accord, constituent justement cette loi morale dont il a à démontrer l’existence.

La morale est quelque chose qui se développe, qui progresse sans cesse ; c’est pourquoi les moyens de faire respecter les règles d’une société quelconque, que M. Huxley considère comme des moyens de fixer la morale, loin de la rendre stable, aideront à sa destruction. Tout anthropophage qui cesse de manger ses semblables, viole par cela même les règles de la société, tandis que tout acte réellement moral mais contraire aux habitudes reçues sera également en contradiction avec la volonté de la société. C’est pourquoi lorsqu’apparaît une loi d’après laquelle les hommes sacrifient leur intérêt à la cohésion du groupe, elle n’est pas une loi morale mais généralement une loi contraire à la morale. C’est toujours la même lutte pour l’existence, seulement à l’état latent, la lutte pour l’existence passée de l’individualité au groupe. Ce n’est pas la fin de la lutte, mais seulement son élargissement.

Si la lutte pour la vie et la survivance du mieux armé (the fittest) est la loi immuable de tout le monde organique, y compris l’homme regardé seulement comme animal, aucune argumentation sur le progrès social et la prétendue loi morale qui en sort, on ne sait comment, comme un deus ex machinâ, ne peut porter atteinte à cette loi.

Si le progrès social groupe les hommes comme l’assure Huxley, la lutte pour l’existence divisera les familles et les peuples, et cette lutte, loin d’être plus morale, est encore plus cruelle et plus monstrueuse que la lutte entre les individus, comme la réalité des faits nous le montre.

Même, en admettant l’impossible, si l’humanité, grâce au seul progrès social, se fondait dans mille ans en un seul tout, formait un seul peuple et un seul État, la lutte entre hommes ne cesserait point ; elle revêtirait seulement une autre forme, celle qui nous apparaît aujourd’hui dans toutes les agglomérations d’hommes en groupes sociaux. Les membres d’une même famille ou d’une même nation luttent entre eux autant et même plus que contre les étrangers. Et si les faibles survivent dans la famille et dans l’État actuels, ce n’est nullement à cause du progrès social, mais parce que les hommes unis en familles et en nations sont doués de sentiments de dévouement et d’affection. Si, en dehors de la famille, de deux enfants survivrait seulement celui qui est fittest, tandis qu’au sein de la famille, auprès d’une bonne mère, ils survivent tous les deux, ce n’est point parce que les hommes sont unis en familles, mais parce que la mère a de l’affection et du dévouement pour ses enfants.

Dire que le progrès moral développe la moralité, c’est dire que la construction des cheminées produit la chaleur.

La chaleur provient du soleil, et les cheminées ne produisent la chaleur qu’autant qu’elles sont remplies de charbon, cette chaleur solaire concentrée. De même, la moralité vient de la religion, et le progrès social ne développe la moralité qu’autant qu’il a pour base la religion.

Les cheminées peuvent être allumées et donner de la chaleur, ou ne pas être allumées et rester froides. De même les formes sociales peuvent être morales, et agir moralement sur la société, ou n’être pas morales et rester sans aucune action sur la société.

La morale chrétienne ne peut pas être fondée sur la conception païenne de la vie ; elle ne peut être déduite ni de la philosophie ni de la science non chrétienne. Non seulement elle ne peut en être déduite, mais elle ne peut même pas être mise d’accord avec elles.

C’est ainsi d’ailleurs que le comprend toute philosophie ou science sérieuse et conséquente avec elle-même : « Si nos maximes ne concordent pas avec la morale, tant pis pour elle » dit, avec raison, cette philosophie ou cette science ; et elle poursuit ses recherches.

Les traités de morale, qui ne sont pas basés sur la religion et les catéchismes laïques, sont si répandus qu’on pourrait croire qu’ils servent de guides à l’humanité. En réalité elle est guidée seulement par le sentiment religieux qu’elle a toujours eu ; tandis que tous ces traités et catéchismes ne sont que des contrefaçons de ce qui découle naturellement de la religion.

La morale laïque avec ses préceptes fait penser à un homme qui, ignorant la musique, prendrait tout à coup la place d’un chef d’orchestre et agiterait son bras devant des musiciens expérimentés. L’exécution, par habitude, continuerait régulièrement pendant quelque temps ; mais il est évident que le mouvement d’un bâton ignorant finirait par troubler les musiciens et détruire l’harmonie. Le même chaos commence à régner dans les esprits par suite des tentatives faites par les spécialistes, d’enseigner aux hommes une morale non basée sur la véritable religion dont l’humanité commence à être pénétrée.

Ces tentatives éveillent l’idée de l’enfant qui, voulant transplanter une plante, arrache la racine qui lui paraît inutile, et la replace ainsi dans la terre. Or, sans base religieuse, aucune véritable morale ne peut exister, de même que sans racine la plante ne peut vivre.

En somme, la religion est une certaine relation établie par l’homme entre lui et l’univers infini. Et la morale est notre guide de tous les jours, résultant de cette relation.

  1. Quoique le bouddhisme exige de ses disciples la renonciation aux biens du monde et à la vie elle-même, il se base néanmoins sur cette même relation de l’individu à l’univers qui a pour but le bonheur personnel ; il y a cependant cette différence que le paganisme véritable reconnaît à l’homme le droit de jouir, tandis que le bouddhisme ne lui reconnaît que celui de ne pas souffrir. Le paganisme professe que le monde doit servir au bonheur de l’individu, le bouddhisme, lui, professe que le monde doit disparaître, puisqu’il est la source des souffrances de l’homme. Le bouddhisme n’est donc que le paganisme à rebours.
  2. En français dans le texte.