Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 04
CHAPITRE IV.
Nous avons dit qu’après la funeste rencontre du marquis avec Adolphe, celui-ci se sauva prudemment du lieu de la scène ; il arriva chez lui sans être vu. Alors, sans perdre un moment, il courut louer, sous un nom supposé, une petite maison à quelque distance de Venise, pour le tems qu’il avait encore à rester sur le territoire ; il espérait, par ce moyen, éluder les poursuites qu’on ne manquerait pas de faire contre lui, pour le meurtre de Lorédani. En rentrant, il trouva Laurina qui l’attendait avec impatience. Son air la frappa ; elle lui prit tendrement la main (car tel était l’empire que le traître avait acquis sur le cœur de cette femme), et lui demanda à quoi elle devait attribuer l’altération de ses regards.
Adolphe pressa cette main, et la regardant fermement, lui dit : Laurina, je viens de commettre une action que mon cœur désavoue, mais à laquelle la nécessité m’a forcé. Avant que je vous en apprenne davantage, dites-moi que vous ne me haïrez pas pour ce que j’ai fait involontairement.
» Vous haïr, s’écria-t-elle, oh ! Adolphe, je ne le pourrais jamais, eussiez-vous commis un meurtre.
» Un meurtre ! répéta l’amant, d’un air sombre ; je ne le pense pas… mais j’ai blessé fortement, je le crains,… votre époux, Laurina ! »
Un cri perçant fut la seule réponse de Laurina épouvantée. Son crime se présenta avec horreur devant ses yeux : elle quitta Adolphe, et courut, selon que l’impulsion du remord la guidait, à la demeure de son époux infortuné. Adolphe, qui crut d’abord qu’elle ne l’évitait qu’à cause de l’émotion du moment, ne soupçonna pas qu’elle fût partie, il ne s’en apperçut que quelques heures après. Quand il en fut assuré, sa colère et ses craintes n’eurent point de bornes. La fatale passion que la marquise lui avait inspirée ; cette passion auteur de mille maux à-la-fois, n’avait pas encore été si forte qu’en ce moment. Dans une âme telle que celle d’Adolphe, avec un pareil caractère, l’opposition ou les difficultés ne pouvaient qu’en augmenter la violence. Il eût, à cette époque, enduré la mort plutôt que d’y renoncer. C’est pourquoi il se décida, au hazard d’être découvert, à arracher Laurina du sanctuaire qui la lui dérobait, et à ne pas souffrir qu’elle existât indépendante de ses volontés.
Dans ce dessein, il roda déguisé, autour du palais Lorédani, alors le mausolée de son maître, jadis heureux. Il se proposa bien de ne pas le quitter, qu’il n’en eût enlevé celle que toute probabilité lui faisait croire dans son enceinte.
C’était le soir du second jour de la mort du marquis. Laurina livrée à sa douleur et à ses remords, pleurait sur les conséquences de sa mauvaise conduite. Une lettre lui est apportée ; elle l’ouvre, et y lit ce qui suit :
» Le lieu où vous êtes maintenant, ne doit plus être un asyle pour vous, ayant agi de manière à renoncer authentiquement au titre d’épouse de feu Lorédani. Je crois donc être en droit d’exiger que vous quittiez le palais sur-le-champ ; autrement, la famille orgueilleuse de votre mari, qui ne va pas tarder d’arriver, vous accusera, et vous traitera avec toute l’ignominie que l’esprit de vengeance et d’avarice peut dicter. »
Laurina, dont l’âme était encore abimée sous le poids des dernières paroles de son époux mourant, et pénétrée de son crime, répondit sans hésiter de la manière suivante :
« Ô ! Adolphe ! voudriez-vous me faire croire que mon cœur coupable vous aime encore ? Vous, que ma raison troublée me montre comme un séducteur et un assassin ?… Malheureuse que je suis, le pourrais-je ?… À quoi donc le sort m’a-t-il réservée ?… Cependant écoutez-moi. Je suis déterminée à ne vous revoir jamais. Mon intention est bien de quitter le lieu où je suis, avec Victoria, la victime innocente de l’erreur de sa mère. Je vais me retirer pour un tems dans une province éloignée, et quand ma faute sera oubliée, j’essayerai de reparaître dans la société, non pour moi, mais pour ma fille à qui j’ai si cruellement fait tort. N’insistez pas pour me revoir, cela serait inutile. Je n’agraverai pas le poids dont ma conscience est chargée.
Ayant écrit ceci, elle le remit au messager qui attendait une réponse. Mais faut-il le dire ? Laurina, ne se repentant qu’à demi, et dans une agitation d’âme qu’elle ne pouvait dompter, espérait une nouvelle instance d’Adolphe ! Elle n’osait s’avouer l’idée secrète qu’elle avait, qu’il ne renoncerait pas si facilement à son amour. Ce n’était qu’en tremblant et bien à regret, qu’elle faisait ses préparatifs pour quitter une demeure dont tout lui interdisait une plus longue habitation.
Il ne s’était pas passé une heure depuis le départ de sa lettre, lorsque le messager revint avec une réponse qui, soit dit à la honte de Laurina, lui causa une sensation de plaisir au moins aussi forte que la peine qu’elle avait éprouvée auparavant. Elle était conçue en ces termes.
« Vous voudriez vous éloigner de Venise avec votre fille ! Prenez garde Laurina, il n’est pas question de plaisanter avec moi. Quittez le palais à minuit. Je vous attendrai ainsi que Victoria, sur le canal, vis-à-vis de vos fenêtres. Nous irons à Montebello, campagne que j’ai louée en arrivant ici, comme un délassement pendant le séjour indispensable que je suis obligé d’y faire encore. Sa situation est isolée et assez loin de la ville. Nous serons là à l’abri du soupçon ; car tout le monde croit que le marquis est mort par la main des bravos (assassins) ; j’ajouterai seulement que si vous persistez dans votre dessein de me fuir, je vous conduirai par tout où vous l’ordonnerez, et vous laisserai ensuite en paix ; que ce soit donc entendu entre nous. Je jure par tout ce qu’il y a de sacré, que vous consentiez ou non à ma proposition, que vous ne sortirez pas de Venise sans moi. Je vous poursuivrai jusqu’au bout de l’univers, s’il le faut. Je serai sans cesse sur vos pas, et vous tourmenterai éternellement, si vous hésitez, ou si vous cherchez à m’échapper, »
Un soupir pénible partit du cœur de Laurina. Cherchant à se croire irrévocablement fixée dans sa résolution d’être vertueuse, et ne voulant pas lire plus loin dans ses pensées, elle écrivit ce qui suit :
« Bien convaincue, homme cruel, et le plus exigeant de tous ! bien convaincue que je serai fidelle jusqu’à la mort à la promesse que j’ai faite à… Dieux ! je n’ose écrire son nom… mes doigts tremblans ont peine à tenir la plume… je consens à ce que vous me proposez, et je m’en rapporte à votre honneur pour l’exécution de votre parole. »
Les choses étant ainsi arrangées, la faible Laurina reprit ses préparatifs. Mais hélas ! quelle vitesse elle y mit cette fois ! Car malgré qu’il lui eût été difficile peut-être de définir ce qui se passait en son âme, encore eût-elle pu y découvrir le plaisir de se savoir toujours aimée par l’homme qu’il lui convenait le plus d’éviter et même d’abhorer. Telle n’est que trop souvent la bizarrerie du cœur humain.
À minuit, Laurina, accompagnée de sa fille, quitta le palais de Lorédani. Adolphe fut exact au rendez-vous. Il reçut les dames avec un sérieux plein de hauteur, et les conduisit à une gondole qui les attendait. En peu de tems ils furent à Montebello.
Il n’est pas nécessaire de nous étendre sur cette partie de notre histoire. Nous dirons seulement qu’arrivés à la maison de plaisance, le perfide Adolphe appela à son aide toutes les séductions qui avaient déjà réussi à apporter le désordre dans une famille respectable. Il n’en oublia aucune, cette fois, et la malheureuse Laurina consentit d’abord à un délai de peu de jours, pour rester sous le toit de l’être qui l’avait perdue, le traître sachant bien ensuite comment prolonger ce délai. Effectivement, quel est l’homme qui, après avoir corrompu les principes et le cœur d’une femme qu’il trompe, trouve de la difficulté à maintenir sa victoire, s’il l’en juge digne ? Néanmoins Adolphe tint si exactement sa promesse, que Laurina eût pu s’en éloigner, si elle eût continué de le souhaiter. Ô femme coupable ! elle ne le souhaitait pas, car aveuglée par les fascinations de son amant, il lui semblait impossible de vivre hors de sa présence.
Insensiblement ce commerce, doublement criminel, se resserra et devint plus durable que jamais. Cependant Adolphe eut l’hypocrisie de faire un voyage en différens lieux, et même à une distance considérable de chez lui, sous le prétexte de trouver une demeure convenable pour la jeune Victoria et sa mère. Il n’ignorait pas que faire changer Laurina de scène, c’était la détourner de ses réflexions douloureuses, et en venir à ses vues. Il savait bien aussi, que tant qu’elle serait avec lui, elle n’éprouverait pas un instant de tristesse, et par conséquent elle ne pourrait voir qu’avec horreur l’instant de s’en séparer.
Les plans d’Adolphe, toujours bien combinés, manquaient rarement de réussir. Enivrée par ses séductions, Laurina cherchait à bannir tout souvenir chagrinant ; et, telle qu’un misérable attaqué d’une maladie néphrétique, court en désespéré après le secours de l’opium, elle se sauvait des remords de sa conscience, en regardant sans cesse celui qui l’avait souillée. Autrement eût-elle pu endurer l’idée horrible de son crime ! Eût-elle oublié qu’elle s’était élancée du lit de mort de son époux où le sang coulait encore, pour se jetter dans les bras de son assassin ! Qu’elle avait trahi son vœu solemnel ; que l’âme du comte s’était arrêtée dans son vol pour l’entendre ! Pouvait-elle, même à l’aide des sophismes, trouver la moindre palliation à sa conduite ? Non, il ne lui restait de ressource qu’auprès d’Adolphe. Dans ses regards qu’elle idolâtrait, se trouvait son excuse, et dans son organe enchanteur, une tentation, à laquelle elle croyait que nul être n’eût pu résister.
Que les progrès du vice sont terribles ! La seule imperfection originelle de Laurina était la vanité et l’amour de l’admiration. Cette erreur, peu dangereuse, quand rien ne la nourrit, mais funeste lorsqu’elle est poussée hors des bornes de la raison, devint la cause de maux sans nombre. Déjà des peines amères l’avaient suivie. Une pareille leçon devrait suffire pour nous tenir en garde contre les égaremens du cœur, et ne jamais nous laisser abuser sur les effets nuisibles des passions.