Zest-Pouf, historiette du temps.

1711



Zest Pouf, historiette du temps.
De l’imprimerie de la veuve Nicolas Mazuel, rue
de la Bouclerie, au bout du pont Saint-Michel.

Puisque vous m’assurez que vous ne sçavez pas l’historiette de Zest et de Pouf, dont on parle tant ces jours-cy1, je vais vous l’aprendre en peu de mots. Chacun la brode en sa manière : vous la broderez aussi comme il vous plaira ; quant à moy, je la rapporteray simplement telle qu’on me l’a racontée ; la voicy. Un marchand fort à son aise et très homme de bien (que j’appelleray Florame) avoit une fille très jolie, très sage et très aimable (je luy donneray le nom de Cephise). Elle fut accordée en mariage à Theador, jeune homme de merite. Ces deux parties se convenoient parfaitement, tant par leur condition et leur humeur que par un attachement reciproque. La ceremonie du mariage fut arrestée pour estre faite de grand matin. Palmis, un oncle de Theador, homme agé, fort gay, et qui ayme à se faire autant qu’il peut un plaisir de tout ce qui se presente, fut convié de la nopce, ainsi que l’usage le demande ; il promit de s’y trouver. Après cette promesse, il prit son neveu Theador en particulier et luy dit : « Mon cher neveu, j’iray à votre nopce, et je pretends y avoir du plaisir et vous en faire : c’est sous ces deux conditions que je m’y trouveray. Le plaisir que je pretends vous faire, c’est de vous donner deux mille ecus, mais à condition que vous m’en accorderez un autre. Ce n’est pas à dancer que je demande, car mon age ne le permet pas ; le festin me touche encore moins, car je suis ennemy des grands repas. Voicy donc ce que j’exige de vous. » Il luy dit ensuite en secret ce qu’il souhaitoit, luy fit promettre de n’en rien dire à personne, l’assurant que, s’il ne gardoit pas exactement ce secret, il ne luy donneroit pas les deux mille ecus. Theador luy promit d’estre fidele : on sçaura dans la suite de quoy il s’agissait. Le mariage se fit la nuit suivante. À deux heures du matin on coucha la mariée, et tout le monde se retira. Theador se deshabille, ensuite prend sa robe de chambre, tire une montre sonnante de sa poche, la met sur la table, et luy se place sur une chaise auprès du feu, et reste tranquillement dans cette situation, sans dire un seul mot. Cephise impatiente l’examine ; et enfin, trouvant ce procedé fort etrange : « Monsieur, luy dit-elle, je croy que vous dormez ! — Zest, repondit Theador. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que vous vous moquez de moi ? repliqua Cephise. — Pouf, repartit Theador. — Mais, Monsieur, je croy que vous perdez l’esprit, ajouta l’epousée. — Zest, ajouta aussi l’epoux. » Enfin la pauvre Cephise n’eut pour toutes reponses de Theador à ses remontrances et à ses reproches, que des Zest et des Pouf. Fatiguée et alarmée par une conduite si bizarre, elle se lève, s’habille et va trouver ses parents. Le père et la mère, la voyant, et se persuadant que c’estoit quelque grimace de pudeur qui l’amenoit auprès d’eux : « Allez, allez, ma fille, luy dirent-ils ; retournez auprès de vostre mary ; croyez-nous, ne faites pas tant la difficile : vous êtes à luy, et ainsi..... — Helas ! mon père, ma mère, repondit-elle en les interrompant, ce n’est pas ce que vous croyez. Mon mary est devenu fou : c’est ce qui m’a fait sortir de la chambre ; venez, et vous verrez que je ne ments point. » Ils allèrent pour voir ce qui en estoit ; ils commencèrent leur discours par des plaintes, ils le continuèrent par des prières et le finirent par des menaces ; et à tout cela Theador ne repondoit que Zest et Pouf. Il n’en fallut pas davantage pour leur persuader que leur gendre estoit fou. On envoye querir sur le champ le notaire, afin qu’il en dresse un acte. Estant arrivé, il veut raisonner avec Theador, afin d’être temoin par luy-même de sa folie ; Theador ne luy donne que des Zest et des Pouf pour reponse. Le notaire commence à dresser son acte ; quatre heures sonnent, et dans ce moment on voit sortir d’un cabinet prochain, d’où l’on pouvoit facilement tout voir et tout entendre ce qui se passoit dans la chambre de Theador, on voit sortir, dis-je, Palmis, l’oncle, avec une bourse à la main qui contenoit deux mille ecus en or. « Ah ! mon cher neveu, s’ecria-t-il, que je suis content de vous, puisque, par obéissance, vous avez eu assez de force, ainsi que je l’avois souhaité, pour ne donner pendant deux heures à votre chère epouse que des Zest et des Pouf, malgré la sincère tendresse et l’attachement passionné que vous avez pour elle ! Voicy la recompense que je vous ay promise : certes vous l’avez bien gagnée. » Theador parut tout autre ; il presenta cette bourse à Cephise, qui, quoyqu’elle la receut avec joye, fut encore bien plus sensiblement touchée de voir que son cher epoux avoit, au lieu de folie, autant de sagesse que d’amour. Chacun se retira fort content, et ceux qui restèrent dans la chambre ne le furent pas moins.

Approbation.

J’ay lu, par ordre de Monsieur le lieutenant general de police, une historiette du temps, qui a pour titre : Zest Pouf, dont on peut permettre l’impression. À Paris, ce vingt-trois mars 1711. — Passart2.

Veu l’approbation du sieur Passart, permis d’imprimer. Fait le 26 mars 1711. — M. R. de Voyer d’Argenson.

Registré sur le livre de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris, nº 193, conformément aux reglements, notamment à l’arrest de la Cour du parlement en datte du 3 decembre 1705, ce 27 mars 1711. — De Launay, syndic.


1. C’est en effet une aventure qui fit alors beaucoup de bruit. Nous en connoissons un autre récit sous ce titre : Relation remarquable de ce qui s’est passé au mariage de Mademoiselle (Tout lui faut) avec M. (Qui donne), et comme il s’y est pris pour connoître le caractère de sa femme la nuit de ses noces. C’est, sauf la forme, tout à fait la même histoire.

2. Nous avons déjà rencontré ce nom de Passart ; il est bon de nous expliquer à ce sujet. C’est le masque derrière lequel se cachoit l’abbé Chérier, « gros rejoui, dit Piron, qui n’avoit de bréviaire que la bouteille, et d’autre bénéfice que la censure de la police. On n’a de lui, c’est toujours Piron qui parle, que les Approbations des sottises sans nombre de son temps, sous le nom factice de Passart. À sa mort, ce bel emploi, bon pour ses pareils, fut donné au celèbre auteur de Rhadamiste. » Au sujet de cette succession, Piron fit une épigramme à laquelle les lignes que nous venons de citer servent de commentaire. Voici l’épigramme :

Dieu des vers, sous ton pavillon
Qu’on vogue bien à la male heure !
Pour placer le grand Crebillon,
Il faut que le gros Cherier meure.
Quelle place ! Pour moi, j’en pleure.
Examiner avec degout
Nos rogatons de bout en bout !
Du moins l’autre (en paix soit sa cendre)
Approuvoit ou reprouvoit tout
Sans lire ou sans y rien entendre.

Œuvres complètes d’Alexis Piron, édit. Rigoley de
Juvigny, in-8, t. 7, p. 240.

En disant qu’on n’avoit de l’abbé Chérier que ses approbations de censeur, Piron s’est trompé. Il a écrit dans le burlesque ; il a été l’un des successeurs du comte de Cramail, l’un des devanciers de M. de Bièvre. Ainsi, en 1725, il donna l’Homme inconnu, ou les Équivoques de la langue, dédiées à Bacha Bilboquet. À la page 53 de leur 2e volume d’avril 1775, les auteurs de la Bibliothèque des Romans reproduisent cette bouffonnerie, et donnent, comme préface, des détails sur Chérier : « Nous savons de quelques gens qui l’ont connu que c’étoit un plaisant de profession et de caractère, mais souvent fort agréable. Il fit imprimer son Homme inconnu, à la suite d’un Ana de sa façon intitulé Polissonniana, qui est un excellent extrait des bonnes ou mauvaises plaisanteries connues avant le temps où il écrivoit. Comme pendant 90 ans le goût avoit eu le temps de se perfectionner, l’Homme inconnu vaut mieux que le Courtisan grotesque. »