Yette, histoire d’une jeune créole/21

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-272).

XXI


ET, TRIOMPHANTE, ELLE ÉTALA SON ŒUVRE.


CHAPITRE XXI

le bal


En dépit de ses résolutions de sagesse, Cora sauta pour la première fois au cou de Mlle Aubry, lorsque celle-ci, vers l’époque de Pâques, vint annoncer qu’elle comptait donner un bal au pensionnat, un vrai bal, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de son gouvernement, de ses noces d’argent, comme elle disait, avec l’Instruction publique. « Ainsi, ajouta-t-elle, préparez-vous, mesdemoiselles ! J’ai accordé huit jours pour cela. Peut-être est-ce trop. J’ai déjà peur que la fête ne soit brillante à l’excès ! Il m’a fallu écrire aux parents pour les prier de modérer certains envois de fanfreluches, qui devenaient l’unique préoccupation d’une bonne partie de mes petites filles ; en récréation, on ne joue plus, on essaye ; en classe, on n’a plus la tête à ses leçons. Heureusement les noces d’argent d’un pensionnat n’ont lieu qu’une fois, et nous avons le temps d’attendre jusqu’aux noces d’or de la cinquantaine ! »

Yette remarqua que sa sœur, si joyeuse tout d’abord, était peu à peu devenue pensive. Quand Mlle Aubry, son invitation faite, les eut quittées :

« Eh bien, dit Yette, voilà qui est très amusant, mais nous n’avons point de robes !

— Si Mme Darcey était ici, elle nous en enverrait, j’en suis sûre, ou bien Polymnie insisterait pour nous prêter les siennes.

— Sans doute, mais les Darcey sont en voyage.

— J’ai bien ma robe de première communion, dit Cora avec un soupir ; en défaisant les plis…

— Oui, elle ira tant bien que mal, mais j’ai peur qu’elle ne soit toujours trop courte !…

— Pourquoi me dis-tu cela ? gémit la pauvre Cora, — et ses lèvres eurent un léger frémissement, — pourquoi ? puisque je ne peux en avoir d’autre ?

— C’est vrai, dit gaiement Yette, il faut en prendre ton parti et tâcher de te divertir quand même. Il y en aura peut-être d’aussi mal attifées que toi ! »

Cora trouva sa sœur bien cruelle d’insister autant sur ce qui lui était vraiment très douloureux ; mais elle eut le courage de ne rien répondre d’aigre ni de désagréable. Elle essaya la robe de première communion, découvrit que le corsage était si étroit, qu’on n’en pouvait rapprocher les deux côtés, et qu’il y avait un accroc dans la jupe, entreprit de rélargir, de raccommoder tout cela, y réussit fort mal et se demanda si elle ne ferait pas mieux de renoncer à la fête, puis craignit de paraître sotte, pleura un peu en l’absence de Yette, tâcha de jouer l’insouciance quand celle-ci revint de ses leçons, et ne réussit à persuader sa sœur que d’une chose : c’est qu’elle s’efforçait décidément de surmonter ses petites velléités de coquetterie et de vanité. Ce fut une grande satisfaction pour Yette, qui jamais n’avait été si joyeuse :

« Je ne la reconnais pas, pensait Cora. On dirait qu’elle est tout à fait indifférente à ma peine. Pourtant elle doit bien la deviner. Mesdélices elle-même s’aperçoit que j’ai toujours les yeux rouges depuis qu’il est question de ce malheureux bal ! »

Cora ne savait pas que tous les soirs, quand elle était endormie, Yette se relevait sans bruit, passait une robe de chambre, rallumait la lampe, ranimait les tisons dans la pièce voisine, puis tirait de leur cachette des patrons découpés, de la gaze, des rubans. Jusqu’à l’aube ses mains diligentes taillaient, garnissaient, cousaient, posant ici un nœud, là une fleur, complétant enfin la plus simple mais la plus fraîche des toilettes de jeune fille. Le matin la retrouvait pelotonnée dans son lit pour mieux tromper Cora, mais, de fait, elle ne dormit pas pendant près d’une semaine. Aussi, la veille du bal, avait- elle si mauvaise mine, que sa sœur, inquiète de la voir malade, ne pensait plus du tout à la grande question des chiffons.

« Si nous essayions cette fameuse robe blanche », dit enfin Yette quand elle eut terminé sa tâche.

Cora, fort tristement, alla chercher la robe de mousseline, repassée tant bien que mal par Mesdélices.

« Ce n’est pas celle-là que je te demande ! » dit Yette.

Et, triomphante, elle étala son œuvre, un vrai nuage blanc floconneux et semé de petites bruyères roses. Mesdélices vint admirer, s’extasier, rire et sauter avec ses maîtresses d’aussi bon cœur que si la jolie toilette eût été pour elle-même.

« Et toi ? dit tout à coup Cora dont l’ivresse tomba comme par enchantement, comment donc seras-tu habillée ?…

— I jamais pense à li ! dit Mesdélices.

— C’est vrai, s’écria Yette, je n’y ai pas pensé ; mais bah ! personne n’y fera, je crois, grande attention. Ma robe de soie suffit…

— Une robe montante, une robe noire !

— Eh bien, dit Yette, je ferai tapisserie ; comme toutes les mamans, je regarderai ma fille. »

En prononçant ces mots, elle leva les yeux vers le portrait de sa mère, et il lui sembla que celle-ci souriait.

Dès le lendemain, commença le brouhaha de la fête. On n’eût pu dire ce qui faisait le plus de bruit du marteau de la porte d’entrée ou de la langue de ces demoiselles. Dans le parloir et la grande classe, les tapissiers clouaient des draperies, accrochaient des guirlandes, rangeaient des banquettes ; les grandes se désespéraient de n’avoir qu’un miroir pour six ; les petites pensaient surtout au buffet, qui devait être abondamment garni de glaces, de pâtisseries et de sirops. Sans doute Mlle Agnès serait préposée à le garder dans la crainte des indigestions ; mais, sans doute aussi, la surveillance de Mlle Agnès serait moins rigoureuse qu’en classe.

Chaque grande était chargée de pomponner de son mieux une petite.

Dans leur chambrette, Yette et Cora se préparaient, elles aussi, c’est-à-dire que la première coiffait et habillait la seconde. Celle-ci fut aisément charmante, sa beauté naturelle de fleur des tropiques aidant à l’effet de la parure. Quand elle fut habillée, Yette ne put retenir un cri d’admiration.

« Ces demoiselles croiront voir Cendrillon en personne arrivant chez le roi.

— Grâce à qui ? Grâce à ma bonne marraine, fée que tu es ! répondit Cora en l’embrassant. Mais dépêchons-nous, il est déjà tard et j’entends les violons. »

La toilette de Yette ne prit pas beaucoup de temps ; elle était semblable en somme à celle de toutes les sous-maîtresses qui ne dansaient pas et au milieu desquelles Yette alla s’asseoir. Comme elle l’avait dit elle-même, cette grande jeune fille en noir devait passer inaperçue. Mlle Aubry donnait à ses acolytes l’exemple d’une austère simplicité. Du reste elle s’acquittait fort bien de son rôle de maîtresse de maison ; ses élèves étaient ses invitées ce soir-là ; elle s’efforçait donc de tempérer la majesté qui lui était habituelle par un grain de bienveillance, sans pouvoir toutefois s’abstenir absolument de quelques observations.

« Six sandwiches coup sur coup, Mlle Mathilde ! c’est trop pour votre estomac et pour les bonnes façons. Est-ce ainsi que vous comptez vous bourrer dans le monde lorsque Mme votre mère vous y conduira ?

« Si vous continuez de rire aussi haut, mademoiselle Blanche, je serai forcée de vous envoyer coucher.

« Allons, ne restez pas près de cette fenêtre ouverte, mademoiselle Advienne, vous avez trop chaud !… Croyez-en mon expérience. Les vieilles personnes savent comment se prennent les rhumatismes !

« Moins de vigueur en polkant, Mlle Camille, vous mettez toutes vos danseuses en nage ! »

Cette dernière recommandation de Mlle Aubry suffit à indiquer, je crois, que ces demoiselles dansaient entre elles le plus souvent ; il n’y avait en fait de cavaliers masculins que quelques professeurs ; mais le maître de dessin était trop vieux pour danser, le maître d’écriture avait la goutte ; restait le maître d’allemand, un réfugié polonais dont la grande barbe et la physionomie terrible effrayaient ses danseuses, au point qu’avec lui elles partaient sans exception à contre-mesure. Quant à M. Trianon, qui s’intitulait fièrement sur ses cartes « professeur de danse et de maintien, » il avait fort à faire pour guider les « petites divisions » à travers le labyrinthe des Lanciers, et pour rappeler à l’ordre les fillettes au-dessous de douze ans qui donnaient avec empressement la main gauche quand il fallait donner la main droite, et la main droite quand il fallait donner la gauche.

« Mesdemoiselles, murmurait-il en décrivant des pas de cavalier seul, de grâce, mesdemoiselles, rentrez la ceinture… la poitrine effacée… levez la tête… là !… un abandon élégant… et naturel surtout ! Très-bien… une, deux, trois… une… deux… ce n’est plus cela du tout ! vous n’y êtes pas… »

Une chute bruyante d’Héloïse Pichu, qui avait exécuté dans la pastourelle une glissade trop audacieuse, soulevait des rires fous quand la princesse Cendrillon fit son entrée. Yette l’avait bien prévu : les rires cessèrent comme par enchantement ; il se fit un silence suivi d’un murmure flatteur et de compliments aussi vifs que sincères. Ce fut bien mieux encore quand Cora se mit à danser avec cette désinvolture créole qui prête à tous les mouvements une grâce, une légèreté quasi-aérienne. On fit cercle autour d’elle. Le regard farouche du Polonais s’adoucit singulièrement lorsqu’elle lui accorda la prochaine contredanse. Enfin M. Mayer, qui n’arriva qu’assez tard, eut à peine salué Mlle Aubry qu’il se dirigea vers la reine du bal et l’invita galamment à son tour. Il l’invita même deux fois, trois fois de suite, et lui dit qu’elle ressemblait, sous ses clochettes de bruyères, à la Titania de Shakespeare.

Jamais Cora n’avait été aussi satisfaite de toutes choses et d’elle-même ; mais elle savait où faire remonter la source de ce contentement, et par intervalles son regard cherchait avec une reconnaissance infinie celui de Yette, qui se sentait alors parfaitement heureuse, bien que personne ne s’occupât d’elle. Les attentions dont M. Mayer paraissait entourer sa sœur ne lui échappaient pas et confirmaient ses espérances intimes.

« Il est si absorbé par Cora, pensa-t-elle, qu’il n’a pas même songé à me dire bonsoir. »

Et une tristesse inexplicable lui vint avec cette pensée, tristesse bien fugitive, du reste, qu’elle se reprocha aussitôt comme un mouvement d’égoïsme. N’importe, elle se sentait isolée dans cette foule joyeuse et bondissante. Le bruit rythmé des pas, celui de l’orchestre bourdonnaient dans sa tête alourdie comme par la fièvre.

« Est-ce que mademoiselle votre sœur n’est pas ici ? je ne l’aperçois nulle part, » demandait cependant M. Mayer.

Tout à coup Yette entendit sa voix auprès d’elle.

« Je vous aurais cherchée longtemps, mademoiselle, avant de deviner votre cachette dans cette embrasure de fenêtre ! Comment ! vous ne dansez pas ? »

Elle lui montra gaiement sa robe noire et répondit :

« Je ne suis qu’un chaperon. Ne trouvez-vous pas que toutes ici, alignées sur notre banquette, nous avons l’air de vieilles poules sur un perchoir ?

— J’ai grande envie de vous faire descendre de ce perchoir pour un dernier tour de valse.

— Vous oseriez vraiment faire danser un tel épouvantail ?

— Je l’oserais, et même la grâce que vous me feriez aurait d’autant plus de prix à mes yeux, que vous ne comptiez danser avec personne.

— La grâce !… que de cérémonies ! Si cela peut vous faire le moindre plaisir que je danse, je danserai, dût-on se moquer de moi.

— Cela me fera un très grand plaisir. »

Elle valsa donc dans sa robe noire, et valsa même très joliment, bien qu’elle n’eut pas la prétention de rivaliser avec Cora sous ce rapport ni sous aucun autre.

Jusque-là, personne n’avait remarqué sa toilette négligée, tant elle était restée à l’écart ; mais, quand elle se mêla aux danseuses, quelques petites sottes firent tout bas la réflexion qu’elle avait oublié de s’habiller.

« Ne voyez-vous pas, s’écria Héloïse Pichu avec une honnête indignation, qu’elle a tout donné à sa sœur sans rien réserver pour elle ? »

Un peu avant la fin du cotillon, Yette fit signe à Cora, qui ne la suivit qu’à regret, et toutes deux remontèrent dans leur paisible petit logis. La nuit était fort avancée, les bougies commençaient à s’éteindre, les fleurs à se faner, des lambeaux de gaze et de mousseline jonchaient le parquet ; mais l’infatigable Cora aurait volontiers sauté jusqu’au matin. Avant de se coucher, elle embrassa deux ou trois fois sa sœur sur les deux joues.

« Si tu savais ! répétait-elle, si tu savais la grande nouvelle ! mais j’ai juré de ne rien dire encore ! »

Yette crut deviner le secret qu’elle lui cachait et se promit de l’interroger le lendemain. Une anxiété vague la tint longtemps éveillée.