Yette, histoire d’une jeune créole/20
XX
CHAPITRE XX
yette chez elle
Figurez-vous un tout petit logis, bien clos, bien propret, donnant sur des jardins et dont Mesdélices, parée d’un grand tablier blanc et d’un madras coquettement noué, ouvre la porte. Dans le salon, il n’y a guère, en fait d’ornements, outre deux grands portraits de M. et de Mme de Lorme, qu’une vue de l’habitation du Macouba, dessinée par cette dernière, une collection sous verre des papillons de la Martinique et un groupe d’oiseaux-mouches rapportés autrefois par Cora avec quelques coquillages des tropiques, quelques calebasses travaillées et autres souvenirs d’une égale valeur, plus un piano, présent de M. Darcey, et quatre chaises. Peu importe à Yette l’absence d’autres meubles, qui pourtant ne seraient pas de trop.
« Pensez donc ! dit-elle, ici nos chers parents nous tiennent compagnie. Je leur parle, je les consulte sur ce que je dois faire, Il me semble que leur voix me répond. Tout mon pays tient avec eux dans ce petit réduit, ajoute-t-elle en montrant les oiseaux empaillés, les papillons, les coquillages, quelques échantillons minéralogiques sous de petits globes. Quant à notre chambre, elle renferme deux lits de fer, beaucoup de livres, encore une petite photographie de maman. Qu’y voudriez-vous mettre de plus ? »
Cora trouvait qu’on aurait pu y mettre autre chose encore : un bon canapé favorable à la paresse ; elle se serait contentée au besoin d’un hamac. Cependant elle fut d’abord ravie, tout autant que sa sœur, de leur nouvelle installation ; puis, peu à peu, elle y découvrit de petits défauts, de légers inconvénients qu’elle signalait sans se plaindre encore, en riant, mais du bout des lèvres.
« Yette, il fait bien froid sous les toits, ne trouves-tu pas ?
— Nous ne sommes pas précisément sous les toits, chérie ; mais il est vrai que nous n’avons plus de calorifère comme à la pension.
— Oh ! je ne regrette pas la pension, reprenait vivement Cora. Pourtant, sais-tu bien que les pommes de terre figurent dans tes menus plus souvent encore que dans ceux du réfectoire ?
— C’est une excellente nourriture.
— Oui, de temps en temps… J’aurais peut-être meilleur appétit si je me promenais davantage ; mais nous ne pouvons sortir que dans l’intervalle de tes leçons, c’est tout naturel… Ma bonne Yette, reprenait Cora après un silence, il nous faudrait un tapis de Perse, comme chez les Darcey.
— Un tapis de Perse, y songes-tu ? Cela coute très cher.
— Vraiment ? Je ne savais pas ; c’est si joli ! Quel dommage que toutes les jolies choses soient chères ! »
Ces exigences étaient de la part de Cora pur enfantillage ; le luxe qu’elle admirait chez les Darcey l’avait un peu gâtée. Sans l’envier, — car elle était incapable d’un sentiment bas, — elle eût voulu essayer de l’imiter, et surtout peut-être avoir des toilettes, aller dans le monde comme Mlle Polymnie.
Rien n’est plus malsain quand on est pauvre, qu’on a l’âme faible, et à l’âge surtout où l’on ignore la valeur précise de l’argent, que le spectacle, le voisinage d’une grande opulence à laquelle on se trouve mêlée par accident. Souvent Yette était obligée de répondre à sa sœur, lorsque celle-ci lui citait l’exemple des Darcey pour la décider à quelque dépense :
« Tu oublies que ce sont mes leçons qui emplissent notre petite bourse, Cora ; la caisse serait vite à sec si je t’écoutais ! »
Et l’étourdie de s’excuser en balbutiant toute confuse, quitte à recommencer le lendemain. Ces insinuations sans cesse répétées finirent par faire réfléchir sérieusement Yette. Quelques semaines après leur installation nouvelle, un soir, à l’heure où les deux sœurs se mettaient au lit d’ordinaire, la sœur aînée prît sur ses genoux, comme elle eût fait d’un petit enfant, Cora qui se coiffait pour la nuit. Depuis quelques jours elle l’avait vue triste et comme ennuyée ; tout franchement elle le lui dit.
« Notre vie te paraît monotone, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle. Eh bien ! j’y ai trouvé un remède, ma petite Cora. Écoute-moi jusqu’au bout. Je puis entrer comme gouvernante chez la marquise de Clairfeu, la mère de notre amie Hélène ; j’élèverai ses deux plus jeunes enfants. J’aurai de beaux appointements qui s’accumuleront peu à peu pour te former une dot, et tu resteras auprès de Mme Darcey qui offre de te traiter comme sa fille. C’est ce que tu désires, si je ne me trompe ? »
Cora était devenue pâle. Elle se dégagea des bras qui l’entouraient et, debout, d’un ton de reproche amer :
« Tu me quitterais ? dit-elle.
— Quant à cela, il le faudrait bien. M. de Clairfeu est nommé ambassadeur en Russie. Je suivrai sa famille. Ce sera l’affaire de quelques années…
— Yette ! s’écria Cora avec un accent de détresse.
— Eh bien ?…
— Tu détestais tant l’idée d’être institutrice dans une famille étrangère !
— Oui, j’avais des préventions… des préventions que maintenant je trouve absurdes. Mme Darcey m’a toujours dit, tu le sais, que ce serait pour moi, pour nous deux, le meilleur parti à prendre. D’ailleurs, je serai très bien chez les Clairfeu… ils auront toutes sortes d’égards… »
Yette parlait d’une voix brève et précipitamment, en détournant un peu la tête, afin de ne pas laisser voir à sa sœur les larmes qui s’amoncelaient dans ses yeux malgré elle. Tout à coup, elle entendit un cri étouffé, un véritable cri de douleur, et sentit qu’on lui baisait les mains avec emportement. Cora s’était jetée à ses genoux.
« Oh ! disait-elle, ma bonne Yette, ma trop bonne sœur ! Tu ferais cela pour moi, pour une égoïste, pour une évaporée, pour une méchante fille qui t’attriste par ses sottises. Si tu les oublies, moi je ne les oublierai jamais, je te le promets ; je m’en voudrai toujours de t’avoir amenée à croire que je pourrais vivre sans toi ! Si tu savais comme je vais trouver notre petit appartement joli ! comme je vais m’y plaire ! Dis-toi une fois pour toutes que j’aimerais mieux mourir de faim avec ma sœur chérie, que d’être traitée loin d’elle comme une reine !… »
Yette voulut répondre ; Cora lui ferma la bouche par ses caresses.
Depuis cette petite scène, les liens si étroits déjà qui les unissaient parurent se resserrer encore. Elles avaient éprouvé toute la force de leur affection l’une pour l’autre. Yette ne parla plus d’entrer chez les Clairfeu, Cora ne se plaignit désormais d’aucune privation, allant jusqu’à dissimuler avec soin ses moments d’ennui, s’efforçant de faire croire à sa sœur, et de se persuader à elle-même, qu’elle ne pouvait pas être plus heureuse. La musique remplissait ses heures de solitude. Elle se mit à étudier sérieusement, car elle avait fini par se dire qu’avec du talent elle pourrait, elle aussi, enseigner, aider Yette à porter leur commun fardeau. M. Mayer continuait à lui donner des leçons, et parfois, le soir, il montait de nouveau les quatre étages en compagnie de Mlle Aubry qui, presque tous les jours, après son souper, rendait visite à ses jeunes amies. Ces soirées-là étaient charmantes : on servait le thé au coin du feu dans de petites tasses chinoises, des reliques de famille ; M. Mayer, qui causait fort agréablement quand il se trouvait dans un milieu sympathique et qu’on le mettait à l’aise, racontait des anecdotes de son enfance nomade, du temps où il courait, avec son aïeul le ménétrier, les foires et les noces d’Alsace, jouant un peu de tous les instruments, et amassant des sous qu’il rapportait dans le pauvre ménage de sa mère veuve. Les détails comiques et touchants s’entremêlaient dans ses récits, et le temps passait vite à l’écouter ; puis il se mettait au piano, on voilait les lumières pour établir le crépuscule qu’il aimait et à la faveur duquel il improvisait pendant des heures, émerveillant son auditoire. Cora éclatait en applaudissements ; très bonne musicienne elle-même, elle était capable de tout apprécier et d’analyser ses impressions. Yette, qui se bornait à adorer la musique, simplement, restait blottie dans un coin, les yeux à demi clos, croyant entendre vibrer autour d’elle tous les sons si chers qui avaient entouré son heureuse enfance, des sons du Paradis. Elle se sentait enveloppée comme d’un courant d’enthousiasme, de tendresse et de bonté, reposée de son labeur quotidien, enlevée en pleine harmonie, comme elle l’eût été en plein ciel, et ses larmes coulaient sans qu’elle trouvât rien à dire. M. Mayer semblait comprendre ce qui se passait en elle et le bien qu’il lui faisait. Sans attendre de compliment, il s’en allait plus fier et plus heureux qu’il ne l’eût été d’aucun succès, d’aucune ovation. Quand il était parti, Cora disait en battant des mains :
« J’ai quelquefois rêvé de fêtes ! Peut-on en imaginer de plus belles ?… Nous recevons à l’ordinaire un grand artiste qui refuse de se faire entendre chez des duchesses. Il n’y a pas, j’en suis sûre, deux maisons à Paris qui aient des soirées comme les tiennes, Yette ! Quelles magiciennes que les grandes mains de M. Mayer ! Mais n’est-ce pas dommage, ajoutait-elle étourdiment, qu’un si habile homme prononce prune pour brune ?
— Tiens ! tu n’auras jamais que sept ans, petite folle, » répondait Yette, à demi souriante, à demi fâchée.
Ce fut cet hiver-là que Cora, autant pour s’habituer à vaincre l’ennui que pour faire à sa sœur un grand plaisir, entreprit de rédiger un cahier de notes et d’impressions relatives à la Martinique. Elle écrivait facilement et pensa que rien n’intéresserait Yette autant que le récit, même un peu décousu, de ce qui avait rempli sa vie durant leurs années de séparation. Dans ce cahier, elle fit revivre les paysages de l’île natale, la maison paternelle, les vieux serviteurs, les animaux favoris, et quand, le jour de l’an venu, elle offrit ce cahier, Cora fut payée de ses peines, voire de toutes les taches d’encre qu’elle s’était faites aux doigts, parle ravissement de sa chère Yette. Quelle plus grande joie, en effet, peut-on donner à l’exilé que de le ramener dans sa patrie ? Le cahier de Cora fut lu et relu à haute voix durant les longues soirées d’hiver. Nous en avons détaché, au hasard et pêle-mêle, quelques anecdotes, quelques descriptions qui nous ont paru pouvoir intéresser nos lecteurs, et contribuer à leur faire connaître la Martinique. Cora montrait dans ce journal, à défaut d’autre talent, celui de peintre de portraits.
FRAGMENTS
DU JOURNAL DE CORA
Février.
Tout ce mois-ci la terre a tremblé. C’est le premier tremblement de terre vraiment fort que nous ayons eu depuis cinq ans. La terre tremble bien de quatre à huit fois chaque année, mais d’une façon insignifiante. Une série de petites secousses a précédé cette fois la grosse, ainsi qu’il arrive ordinairement ; le soir, le ciel s’était pommelé de blanc, et papa avait prédit le malheur, d’autant que de novembre à mars c’est la saison. Avant la secousse, l’air est devenu calme, l’atmosphère accablante ; les feuilles ne bougeaient plus ; aucun oiseau ne chantait. Tout à coup un roulement sourd se fait entendre ; on dirait des chariots pesamment chargés, lancés au galop sur une route en pente, puis, immédiatement après, une série d’oscillations non interrompues commence, puis cinq ou six secondes de repos, puis une nouvelle secousse. Heureusement les dégâts se sont bornés, chez nous, à la chute des vieilles masures, à quelques fentes dans les charpentes de bois, à quelques lézardes dans les murs ; mais la montagne Pelée fume toujours ; les cendres qu’elle a jetées ont couvert le pays à plusieurs lieues de distance. Les toits de Saint-Pierre étaient tout blancs. J’ai eu bien peur, pour ma part, tandis que les boiseries craquaient et que les meubles se promenaient sur le plancher ; mais papa m’avait mise à l’abri, et son calme me rassurait. Ce qu’il y avait d’affreux, c’était le bruit, une sorte de bourdonnement sourd qui précédait chaque secousse. On aurait dit un torrent descendu de la montagne, et on s’attendait réellement à disparaître. Les commères étaient enchantées de pouvoir prophétiser, elles déclaraient que toute l’île serait engloutie ; mais, grâce à Dieu, les tremblements de terre tels que celui de Lisbonne au siècle dernier, celui de Fort-de-France en 1839, et celui de la Pointe-à-Pitre en 1843, qui ont causé de si horribles désastres, sont rares. Le plus grand accident, cette fois, a été la perte d’une goélette, que le coup de vent qui accompagnait le tremblement de terre a fait couler. Les Desroseaux, que nous avons vus ces jours-ci, nous ont dit qu’à Saint-Pierre les églises étaient remplies de gens en prières qui croyaient leur dernière heure venue. En face de la maison Desroseaux, se trouve l’école des enfants noirs ; à chaque secousse, ces deux cent cinquante marmots hurlaient tous à la fois. Le vacarme qu’ils faisaient était plus épouvantable que tout le reste, m’a dit Maxime.
1er mars.
Aujourd’hui, grande fête à l’habitation. Papa a ramené Zaminotte, qu’il avait rencontré le long des chemins où il errait, selon sa coutume. Te rappelles-tu Zaminotte, le vieux nègre, flâneur tous les jours, violoneux par occasion et cordonnier habile ?… Mais il a le tort d’aimer mieux boire que travailler. Quand l’argent lui manque, il se promène, attendant un hasard heureux, comme celui qui s’est présenté ce matin. Papa, en effet, l’a invité à prendre la queue de son cheval, ce qu’il a fait avec allégresse. On a fourni à Zaminotte cuir, fil, formes, tire-pied, alène. Il va chausser toute la maison ; mais cela prendra bien des jours, car souvent les enfants le dérangent pour lui faire racler son violon. Ce soir, il y aura bal. Malheureusement Zaminotte ne sait jouer qu’un air, toujours le même ; les vieux nègres de l’habitation aiment mieux le tambour. Une dame de notre voisinage l’avait chargé cependant de donner des leçons à son fils, qui apprit le fameux air tant bien que mal. Les négrillons de cette habitation-là, plus difficiles que les nôtres, avaient composé des paroles pour accompagner cette sempiternelle mélodie :
Faites vite,
Faites vite,
Finissez donc,
Allez-vous-en !
Mais Zaminotte ne s’en allait pas, il trouvait la place bonne. On finit cependant par le congédier, parce que son élève ne faisait plus de progrès.
15 mars.
Nous avons organisé hier une partie de rivière bien amusante. En attendant le déjeuner, on a pris des merles. Il suffit d’imbiber de tafia des poignées de farine de manioc[1], que l’on dispose sur les roches au milieu de l’eau. Les merles viennent manger cette farine, s’enivrent et se laissent prendre à la main. Il est curieux qu’un oiseau qui passe pour méfiant et rusé, qui sent l’odeur de la poudre, à ce que prétendent les nègres, car, avec un fusil, il est presque impossible de jamais le tenir à portée, il est curieux, dis-je, que ce merle madré succombe si facilement à la gourmandise. Bien entendu, nous n’avons pas gardé nos prisonniers ; ils sont trop utiles en liberté ; que deviendraient les bœufs, les vaches et les chevaux dans nos savanes, si le bec intrépide et familier des merles ne les délivrait pas des tiques, ces vilains petits insectes parasites dont la morsure est si douloureuse ? Aucune bête à cornes ne demeurerait peut-être en bon état, sans les services du merle qui, en se perchant sur son dos, sur sa tête, en becquetant ses pieds, supplée à l’incurie des gardiens. Nous avons donc lâché nos merles, après avoir admiré leur beau plumage noir et constaté une fois de plus que leur bec reste noir aussi, contrairement à ce que nous dit sœur Yette des merles d’Europe. Le soir, les captifs libérés se réunissaient tous sur les branches élevées d’un courbaril[2], et se félicitaient sans doute, par leurs cris assourdissants, d’avoir échappé au danger de la cage et de la broche. Quelle différence entre ce tapage discordant du soir et leur joli chant du matin que les nègres appellent la prière des merles ! Te rappelles-tu quand notre da nous faisait écouter la petite phrase musicale qui, avec un peu de bonne volonté, permet d’entendre : « Merle, prie Dieu, prie Dieu ! »
3 avril.
Nous avons, cette année, jusqu’à cinq paires de rossignols nichées sous le toit de la maison, dans des trous et dans des nœuds de bambous ouverts d’un côté, qu’on a eu la bonne idée d’attacher là, il y a des années. Depuis, ils sont revenus tous les ans chercher le même gîte. Yette nous dît que le rossignol européen a un chant plus mélodieux et qu’il chante la nuit ; mais notre rossignol des tropiques a bien son mérite : il signale la présence du serpent. Aperçoit-il le terrible trigonocéphale, il fait entendre un cri particulier et va se percher au-dessus du reptile en répétant le même cri. Aussitôt les nègres d’accourir pour tuer l’ennemi. Cela est cause que jamais personne ne fait de mal à un rossignol.
Mai.
Tom avait rapporté, il y a quelques semaines, des œufs ronds enveloppés d’une coque dure et transparente, les œufs de cette tortue de terre qu’on appelle molocoye ; guettant la pondeuse, il les avait tirés de la terre où elle les enfouit. Les œufs, logés dans une boîte remplie de coton, sont éclos, et nous avons des petits molocoyes gros comme des noix, dont la carapace ressemble à de la peau de chagrin ; leur corps est couvert d’écailles luisantes tachetées de rouge et de jaune. Ils resteront dans leur boîte, où nous les nourrirons de fruits et d’épluchures de légumes, jusqu’au moment où on les lâchera dans la basse-cour ; là on les verra vite trotter derrière les poules. Nous avons déjà beaucoup de tortues. Quand Tom a vu éclore celles-ci, il a pleuré en se rappelant tous les œufs de molocoye qu’il avait déterrés avec mamselle Yette, qui, les ayant élevées, ne voulait jamais qu’on les mangeât.
17 juin.
Le sonneur de cloches de notre église, Brise-Morue, est mort ! Personne ne connaissait son âge. On aurait pu lui donner de trente à soixante ans. C’était un mulâtre foncé, d’un jaune terreux, la tête longue, les joues creuses, les yeux ronds et une seule dent au milieu de la mâchoire supérieure, mais quelle dent !… longue d’un pouce. Avec cela, un corps gigantesque et osseux, d’une maigreur sans pareille. Sa taille, déjà trop haute, l’eût été bien davantage si les deux jambes grêles complétant sa personne n’avaient offert l’image d’une paire de ciseaux ouverts, tant elles étaient cagneuses. N’importe, Brise-Morue prétendait qu’il était né bel homme, mais que son maître avait eu l’abominable méchanceté de couper le pied d’un papayer[3] très élevé, au sommet duquel il l’avait envoyé cueillir des fruits. Cette chute avait été cause de la difformité de ses pauvres jambes, encore agiles, du reste.
Quant à son nom de Brise-Morue, il lui venait du pari qu’il avait fait gagner à quelqu’un d’engloutir dans son estomac, toujours complaisant, une grosse morue salée dans laquelle il mordit à pleine bouche. Il faut dire que le pauvre diable était simple d’esprit, presque idiot, croyait-on, inoffensif d’ailleurs. On ne lui connaissait qu’une passion au monde, l’amour de sa cloche, la cloche de notre église dont il était sonneur. En vingt ans il n’arriva qu’une fois à un autre que lui de la mettre en branle. Encore réussit-il à terminer la sonnerie. Maman l’avait envoyé porter au loin une lettre pressée en lui promettant une belle récompense. En route, il entend soudain la voix de sa cloche chérie et perd la tête. Cachant la lettre sous une roche où il devait l’oublier ensuite, il prend ses jambes torses à son cou et arrive avant la fin de la sonnerie, qu’il a le bonheur d’achever. La cloche tinte son glas aujourd’hui, pauvre Brise-Morue !
Août.
Un de nos nègres, le vieux Labataille, rentrant lard dans la nuit, a été piqué par un serpent. Il avait vu sur son chemin quelque chose de semblable à une torche[4], et il a eu l’imprudence de pousser ce quelque chose du pied ; aussitôt il s’est senti piqué à l’orteil. Il avait plu tout le jour, et Labataille dut marcher dans l’eau un quart d’heure encore, ce qui aggrave toujours la morsure du serpent. Le lendemain, la jambe de Labataille était grosse comme une barrique et son bras du même côté déjà lourd. Papa voulait demander un médecin à Saint-Pierre, mais le blessé réclamait à grands cris Sainte-Cécile, le panseur nègre. Celui-ci est donc venu, et papa, qui craignait de se trouver en présence d’un de ces prétendus sorciers-guérisseurs dont il condamne le plus qu’il peut les pratiques superstitieuses, fut étonné de la dignité des allures de ce vieillard, qui traite les maladies des bêtes et des gens d’après les seules données de ses observations et de sa longue expérience. Il a la voix douce et lente, des façons polies, une démarche posée. Certainement il est pénétré de sa valeur personnelle, mais cette valeur est réelle ; on sent tout de suite que l’on n’a affaire ni à un sot ni à un charlatan. Le traitement fut très simple : quelques scarifications autour de la blessure, une compresse imbibée de jus de citron, force petits verres du même liquide et d’autres boissons destinées, celles-ci, à provoquer une transpiration violente. Malgré tout, l’état du malheureux Labataille parut d’abord empirer plutôt qu’il ne s’améliorait. Il fut paralysé du côté où il avait été piqué, et la gangrène envahit le pied, mais Sainte-Cécile ne se décourage pas. Il est resté un mois à la maison et n’a quitté son malade que guéri, nous laissant tous très convaincus de ses talents.
Pour faire bien comprendre la différence qui existe entre un panseur consciencieux tel que Sainte-Cécile et le vulgaire sorcier, devineur, quimboiseur, comme on le nomme, je raconterai l’événement qui vient d’avoir lieu chez notre voisine, Mme Bellune.
On avait volé une bague dans la maison. Pour découvrir le coupable, Mme Bellune envoie chercher un fameux quimboiseur, Criquet. Criquet, consulté, déclare qu’il ne peut donner une solution immédiate, qu’il lui faut un peu de temps. Pour commencer, il s’installe commodément et déjeune avec les domestiques. En sortant de table, il appuie la main sur son estomac, et dit d’un ton pénétré : « Mi ion qui pris toujours » (en voilà toujours un de pris). Ces mystérieuses paroles émeuvent très vivement une partie de la domesticité, qui ne le perd pas de vue. Après le souper, plus copieux encore que le déjeuner, même manège : « Deux qui pris ! » Là-dessus il va paisiblement se coucher. Le lendemain matin, il rendait la bague et sa réputation de sorcier, d’homme qui fort, avait été affirmée par une merveille de plus. Mme Bellune sut depuis que la bague avait été volée par trois domestiques de la maison. Quand ils entendirent Criquet dire en sortant de table : « En voilà toujours un de pris, » ils crurent qu’il avait découvert un des complices ; le soir, ils restèrent persuadés qu’il était sur la trace du second, et, pendant la nuit, ils allèrent lui remettre la bague, plus une offrande afin d’acheter son silence. Criquet accepta leur argent et aussi la récompense promise pour la bague. Sur celle-ci il ne comptait pas beaucoup, pensant que les repas plantureux qu’on lui avait servis pendant son séjour sur l’habitation seraient le seul profit qu’il retirerait de sa campagne. Aussi avait-il eu soin d’en compter le nombre : un de pris, deux de pris, — ce que les coupables avaient interprété à leur manière.
« Que dites-vous de l’histoire ? demanda Mme Bellune à maman, après la lui avoir contée.
— Elle est très comique, répondit maman ; une seule chose m’étonne, c’est qu’une femme d’esprit telle que vous ait eu l’idée de faire appeler un quimboiseur.
— Comment ! s’écria notre voisine, ne voyez-vous pas que c’était le seul moyen de frapper l’imagination des nègres de la maison et de me faire rendre ma bague que je croyais bien volée ?
— Vous l’avez retrouvée en effet, répondit maman, ce qui vous donne matériellement raison ; mais, en feignant de partager leurs superstitions, vous ne moralisez ni n’instruisez vos gens. Les miens savent que je ne crois pas aux quimboiseurs, et ils ne m’ont jamais volée. »
1er septembre.
Papa m’a menée hier voir une négresse plus que centenaire qui se rappelle avoir émigré avec ses maîtres au temps du général de Rochambeau, à qui fut confié le commandement des troupes que Louis XVI envoya, en 1780, se joindre à l’armée de Washington, pour servir la cause de l’indépendance américaine.
Dame Gardée, ainsi nommée, parce que, dans son enfance, elle gardait les troupeaux tout en jouant avec son petit maître, dont le fils est mort septuagénaire, Dame Gardée habite une petite case assez propre, où elle fait du feu dans un canari, sorte de vaisseau de terre placé sur trois roches au milieu de la case. Elle a un petit jardin où tout pousse pêle-mêle, les gombos[5], les pois d’Angole[6], les patates[7], les herbes contre la fièvre, le mal de tête, le mal d’estomac, le thiacs[8] des petits poulets, les piqûres de serpents, etc… Sur tout cela courent des potirons et des concombres qui étouffent le reste. Elle élève une poule, et, en m’apercevant, m’a offert un de ses œufs, comme les nègres de la campagne ne manquent jamais de le faire aux personnes qui entrent chez eux pour la première fois. Elle a aussi un chien et un petit chat et cause avec eux, les pieds dans les cendres de son foyer, jusqu’à une heure assez avancée de la nuit. Quand il fait beau clair de lune, c’est assise sur le pas de sa porte qu’elle parle à ses deux amis. Dame Gardée raconte avec une étonnante lucidité tous les faits qui remontent loin dans le passé. Papa lui ayant demandé si elle se souvenait du général de Rochambeau : « Parbleu ! dit-elle, mais c’est l’autre jour, ça ! » En revanche, elle a perdu la mémoire des choses récentes, et pourtant la bonne femme m’a parlé de ma sœur Yette, qui lui donnait des sous pour acheter du tabac.
6 octobre.
M. le curé nous a, l’autre soir, appris un trait de dévouement pieux qui a touché papa et que nous voulons récompenser.
Il y a près d’ici un jeune nègre africain nommé Mavongo, qui travaille sur les habitations sucrières des environs et ici même assez souvent. Ce Mavongo trouve encore le temps de servir d’esclave, plutôt que de domestique, à une vieille négresse qui n’a sur lui d’autres droits que ceux d’une marraine. Il est vrai que ces droits sont les plus sacrés aux yeux des Africains ; ils ne trouvent pas apparemment que ce soit trop de donner sa vie aux gens à qui ils doivent le bienfait de la religion. Mavongo travaille au jardin de la négresse, vend le lait de ses vaches, soigne ces dernières et verse religieusement entre les mains de Marraine, chaque samedi soir, le salaire de la semaine. Papa m’autorise à donner toutes mes petites économies au bon Mavongo, pour se faire habiller, car, si l’on n’y veille, jamais il n’aura rien à lui tant que vivra Marraine, qui du reste l’aime comme un fils. J’ai dessiné de souvenir le portrait de ce filleul modèle ; c’est à sa manière un joli garçon, bien que ses yeux n’aient pas de blanc. À peine voit-on, près de la glande lacrymale, quelque chose de moins noir que le reste du visage, une sorte de tache sanguinolente.
M. le curé, le jour où il nous a raconté la belle histoire de Mavongo, avait amené avec lui un autre prêtre, très amusant conteur, le curé du Gros-Morne. Tu sais que le Gros-Morne passe pour la Béotie de la Martinique. Le curé, nouvellement arrivé de France dans ce temps-là, prie un matin le jeune nègre qui le servait d’aller cueillir dans le jardin du presbytère un régime de bananes. Le nègre prend un coutelas et, pour avoir le régime, s’en va couper le bananier lui-même, qui était d’une grande beauté. Colère du curé, ignorant que le même tronc de bananier porte une seule fois des fruits et sèche ensuite, mais que, pour un que l’on coupe, la racine en pousse six autres. Le nègre se laisse gronder et va raconter partout aux Gros-Mornais que leur curé est stupide au point de ne rien entendre à la culture des bananes.
Les paroissiens nègres, là-dessus, se moquèrent tant et tant, que leur pasteur, jeune homme très gai à cette époque, résolut de se venger par une inoffensive plaisanterie. Il possédait une tonnelle à laquelle avait grimpé un pied de concombres ; vite il en fait disparaître les fruits, puis le dimanche venu, suspend à leur place quelques petits saucissons de Marseille. Au sortir de la messe, il invite à déjeuner ceux de ses paroissiens qui s’étaient le plus amusés à ses dépens, et envoie devant eux son domestique cueillir deux saucissons dans l’arbre. Aussitôt les nègres de conclure que le saucissonnier est un arbre de France qui a fort bien réussi au Gros-Morne. Ils trouvent le fruit excellent et ont soin de serrer précieusement les grains de poivre qu’il renferme, les prenant pour les graines mêmes de la plante merveilleuse. Le curé riait sous cape à son tour. Rentrés chez eux, les nègres sèment soigneusement leurs graines et répandent l’histoire. C’est à qui viendra déjeuner désormais chez M. le curé ; cependant, l’un d’eux, plus rusé que les autres, finit par se renseigner auprès d’un savant de la ville, et, retournant au presbytère certain dimanche, prend hardiment un saucisson tout entier qu’il glisse dans sa poche.
« Ça vient peut-être mieux, dit-il, par plant que par graine. »
Le curé comprit que les Béotiens du Gros-Morne commençaient à se déniaiser.
« Moi aussi, dit-il, je me connais maintenant en bananiers ; vous voyez que l’expérience seule éclaire et qu’il ne faut jamais se moquer des ignorants. »
Il lui en avait coûte quelques saucissons ; mais la leçon fut comprise, et on lui rendit le respect qu’il avait failli perdre.
Décembre.
Les nègres sont naturellement hâbleurs, et souvent leurs vantardises sont si drôles qu’on ne peut s’empêcher d’en rire. Du reste, bien des béqués (blancs) pourraient leur en remontrer sur ce point ; les Martiniquais passent pour être les Gascons des Antilles.
On racontait ici, l’autre jour, que deux patrons de pirogues s’étaient porté un défi, au sortir du Carénage de Fort-de-France. L’un d’eux chavire devant l’îlot des Ramiers. Quand, après avoir relevé son canot, il rejoint son camarade, celui-ci veut lui faire avouer sa défaite.
« Jamais ! répond l’autre ; tu n’as donc pas vu qu’au train dont j’allais, j’aurais coupé en deux l’îlot des Ramiers ? Dans quels embarras cela m’aurait mis avec le gouvernement ! J’ai mieux aimé faire capoter ma pirogue… »
Et l’îlot des Ramiers est surmonté d’un fort !…
Le journal de Cora continuait longtemps sur ce ton de menus commérages ; sa plume alerte allait à travers champs, glissant de ci de là. Parfois Mesdélices, sa besogne terminée, entrait sur la pointe du pied et s’asseyait dans un coin pour écouter.
La lecture était interrompue par ses bons rires sonores, inextinguibles, chaque fois qu’il s’agissait d’un incident dont elle avait été témoin, d’une personne qu’elle connaissait. Quand, au contraire, revenaient les noms vénérés du maître et de la maîtresse défunts, elle joignait les mains et marmottait une petite prière ; le jour où il fut question d’elle dans un récit, elle perdit littéralement la tête et prit des airs d’importance comique, persuadée que ses faits et gestes passeraient à la postérité :
« Oui, oui, racontait-elle aux autres bonnes de la maison, c’est Mesdélices qui fé li ça ! Le journal i dit que Mesdélices i fé li ça ! »
Longtemps elle ne parla plus d’elle-même qu’à la troisième personne, comme d’une célébrité.
- ↑ Le manioc est un arbrisseau noueux, rempli d’excroissances qui viennent à tous les endroits d’où tombent les feuilles. Son bois est tendre ; ses racines râpées donnent une excellente farine, aussi nourrissante que celle du froment.
- ↑ Le courbaril est un des arbres les plus hauts et les plus magnifiques du pays ; son écorce est grise, son bois rouge et massif ; ses feuilles, de moyenne grandeur, poussent doubles sur chaque tige, de sorte qu’elles ont la forme d’un pied de chèvre fendu au milieu. Il porte un grand nombre de fruits durs, revêtus d’une écorce, et qui renferment à l’intérieur, avec de gros noyaux, une farine fibreuse, dont on peut faire un pain ayant goût et couleur de pain d’épice.
- ↑ La plupart des terres nouvellement défrichées produisent sans culture le papayer, arbre mince, élancé, et d’un bois si tendre qu’on le coupe aisément d’un coup de serpe. Ses feuilles ressemblent à celles du figuier de France, mais deux fois plus grandes ; dessous se trouvent des fruits attachés immédiatement à l’entour de l’arbre ; leur chair, semblable, en apparence, à celle du melon, est fade et douceâtre.
- ↑ Couronne d’herbes ou de linge que les nègres mettent sur leur tête pour la préserver du contact des charges qu’ils portent.
- ↑ Le gombo est le fruit rafraîchissant d’une sorte de mauve à grande fleur jaune ; sa pulpe extérieure est verte et duvetée. Coupé et jeté dans l’eau, il rend cette eau mucilagineuse au point de la faire filer. Il entre dans la composition du calalon.
- ↑ Plante qui rampe quand elle ne grimpe pas, et qui produit des gousses remplies de fruit très savoureux.
- ↑ Excellente racine qui, cuit, a un goût presque semblable à celui de la châtaigne bouillie. Aux îles, on mange des patates comme ailleurs des pommes de terre
- ↑ Maladie.