Yette, histoire d’une jeune créole/16

J. Hetzel et Cie (p. 180-192).

XVI


YETTE ÉTREIGNANT AVEC TRANSPORT L’ANCIENNE COMPAGNE DE SA JEUNESSE.


CHAPITRE XVI

les vrais chagrins


Malgré son courage, Yette trouva fort dur, le moment venu, de rester prisonnière au pensionnat, après la solennité de la distribution des prix. Quand toutes ses compagnes se furent envolées joyeuses avec leurs familles respectives, et qu’elle se vit seule dans la grande classe déserte entre Mlle Aubry et Mlle Agnès, qui, elle non plus, ne prenait pas de vacances, elle éprouva une sensation d’isolement presque égale à celle qu’elle avait ressentie en quittant sa chère Martinique, et la nuit, seule encore dans le dortoir vide et silencieux, elle pleura très amèrement. Il n’eût tenu qu’à elle de revenir sur sa résolution et d’accepter l’hospitalité que lui offrait toujours avec mille instances nouvelles la famille Darcey ; mais le désir d’abréger son exil par un vigoureux effort, et aussi, convenons-en, la crainte de paraître reculer la soutenant, elle resta.

« Eh bien ! dit M. Darcey à sa femme, cette petite aura du caractère. J’aurais voulu un garçon qui lui ressemblât.

— Garçon, elle serait peut-être supportable, répondit Mme Darcey, mais jeune fille, elle laisse beaucoup à désirer. Toute cette vaillance n’est que de l’entêtement et de la mauvaise humeur, ne vous y trompez pas. »

Sans doute M. Darcey, tout positif qu’il était, pénétrait mieux que sa femme dans l’âme de Yette ; son estime, qui ne fit que croître depuis, data du jour où il la vit se rasseoir volontairement à son pupitre en dévorant ses larmes, tandis que toutes les autres pensionnaires, ivres de liberté, couraient à leurs plaisirs, et que lui-même, tenant la porte ouverte, répétait comme un tentateur :

« Il est temps encore, Éliette. Que préférez-vous ? La campagne, les bains de mer ? Nous vous emmènerons où vous voudrez… »

Le temps qu’on emploie bien ne paraît jamais long. Yette, quelle que fût la monotonie de ses journées, fut tout étonnée de découvrir un matin que le premier mois des laborieuses vacances qu’elle avait choisies était passé. Il est vrai que Mlle Aubry l’emmenait parfois en promenade soit au Bois de Boulogne, soit aux environs de Paris, et qu’elle s’était sincèrement attachée à Mlle Agnès, depuis qu’elle savait que la sous-maîtresse ne sortait pas parce qu’elle n’avait plus de mère.

« Oh ! mon Dieu ! lui disait-elle, moi qui suis si triste d’être éloignée de la mienne pour un peu de temps, qu’est-ce que je deviendrais si je ne devais jamais la revoir ?… »

Hélas ! la pauvre Yette devait être bientôt frappée, elle aussi, par ce malheur, qui la pénétrait de compassion ! Un jour que, dans le salon de musique, elle répétait la fameuse sonate en accrochant toujours les mêmes notes et en se demandant avec inquiétude si elle parviendrait à la bien jouer pour l’arrivée de sa maman, Mlle Aubry entra, une lettre à la main. La directrice était encore plus pâle que de coutume et ses yeux paraissaient cerclés de rouge.

« Yette, commença-t-elle, — c’était la première fois qu’elle lui donnait ce nom familier, ayant l’habitude d’interpeller cérémonieusement ses élèves par leur nom de famille, — Yette, je viens de recevoir une lettre qui vous concerne… Vous reverrez très prochainement, je pense…

— Maman ! s’écria Yette en se levant frémissante. Maman est en route pour venir ici. Dites-le-moi bien vite ? Quand arrive-t-elle ? Quel jour ?

— Monsieur votre père n’indique pas précisément le paquebot qu’il doit prendre, lui et votre sœur Cora ; mais il dit que son départ pour la France aura lieu prochainement, très prochainement.

— Ils viennent tous les trois ! s’écria Yette en sautant à travers la chambre.

— Tous les deux. J’ai dit votre papa et votre sœur, expliqua Mlle Aubry en s’efforçant d’attirer Yette sur ses genoux comme elle l’avait fait le jour de son entrée au pensionnat.

— Mais maman ?… maman ne viendrait pas ?…

— Elle est plus malade… » dit d’une voix émue Mlle Aubry, montrant à Yette la lettre qui était bordée de noir. Mais la pauvre Yette ne voulait pas comprendre.

« Alors pourquoi papa la quitte-t-il ? demanda-t-elle en pâlissant.

— C’est votre maman qui vous a tous quittés et qui, maintenant, vous attendra là-haut, » dit Mlle Aubry, montrant le ciel.

Yette jeta un grand cri. Elle ne se rendait pas compte bien nettement encore du sens de ces paroles qui l’avaient frappée au cœur, mais elle sentait que quelque mal affreux, irréparable, venait de l’atteindre, que sa vie ne pouvait plus jamais être ce qu’elle avait été. Un bourdonnement sourd emplit ses oreilles, elle eut l’impression confuse qu’on l’emportait, qu’on la déposait sur son lit, puis il lui sembla glisser dans un gouffre plein de visions funèbres qu’elle essayait de fuir sans pouvoir y réussir. Un matin, cependant, elle revint à elle en frissonnant et porta la main à sa tête où elle sentait quelque chose de lourd et de douloureux… une compresse de glace. En même temps elle poussa un soupir déchirant… elle se souvenait. Pendant cette période de torpeur dont elle avait à peine conscience, son cerveau s’était pénétré de la cruelle vérité. Elle avait compris que sa mère était morte.

La convalescente qui se releva de ce petit lit d’infirmerie était toute différente de la fillette volontaire et indisciplinée que l’on avait connue. On eût dit, — si ce mot pouvait s’appliquer à un enfant, — que Yette avait vieilli. Sa physionomie était devenue presque grave. Jamais elle ne parlait de sa mère, elle s’était remise à travailler tout de suite, non plus avec une ardeur impatiente comme auparavant, mais avec je ne sais quelle sombre ténacité ; elle ne pleurait devant personne, ce qui faisait dire à Mme Darcey :

« Je ne lui crois pas beaucoup de cœur. Elle est froide, après tout ! »

Mais quelquefois, se jetant au cou de Mlle Agnès, cette autre orpheline, Yette lui disait :

« Je comprends maintenant combien j’ai été méchante de vous impatienter et de vous faire de la peine. Vous aviez déjà tant de chagrin ! »

On peut croire que la grande piété qui lui vint, tandis qu’elle se préparait avec ferveur à sa première communion, lui prêta des forces. Non seulement elle était sûre d’aller rejoindre sa mère un jour, mais encore, dès à présent, il lui semblait que la chère morte était venue la retrouver et marchait à ses côtés ; elle avait la certitude intime que tout ce qu’elle faisait de bien la rapprochait de cette maman adorée. Souvent, la nuit, elle se blottissait par la pensée contre son sein, dont elle croyait sentir la chaleur, et elle mêlait à une bonne prière mille petits noms qu’elle avait eu coutume de lui donner en promettant d’être sage, de la remplacer de son mieux auprès de son père et de Cora.

Ceux-ci n’arrivaient pas cependant, comme ils l’avaient annoncé, bien que M. de Lorme, dans chacune des lettres qu’il écrivait à sa fille, — des lettres navrées qui prouvaient que ses regrets, loin de se calmer, augmentaient tous les jours, — ne manquât jamais de lui dire : « Je ne peux vivre ici, j’ai pris la Martinique en horreur ; rester davantage dans la maison désolée où ta pauvre mère n’est plus, me devient impossible chaque jour davantage. Je maudis tout ce qui me retient loin de toi, mon ange. Toi seule et ta sœur vous m’attachez désormais à ce triste monde. »

« Qu’est-ce qui le retient donc ? » demandait Yette chaque fois qu’elle recevait la visite de M. Darcey.

M. Darcey, depuis la mort de Mme de Lorme, venait très régulièrement tous les jours de parloir, s’étant aperçu qu’il réconfortait l’orpheline mieux que personne en lui parlant du père qui lui restait, de l’enfance de ce bon Georges, qui, dès le collège, était toujours prêt à se sacrifier pour les autres et qui aurait besoin désormais de retrouver cette même qualité chez sa fille aînée, le soutien de sa vieillesse. M. Darcey était d’avis que la meilleure manière de consoler les gens était de leur montrer un devoir à remplir. Sa propre expérience lui avait enseigné cela.

« Qu’est-ce qui le retient donc si longtemps à la Martinique ? répétait Yette.

— Des affaires qui doivent passer avant les questions de sentiment, ma petite, répondait M. Darcey du ton sec et cassant qui donnait à sa bonté même une apparence hargneuse. Avant de quitter un pays pour toujours, on doit mettre en ordre les intérêts qu’on y laisse. Votre fortune à toutes deux serait compromise par trop de précipitation. Il faut liquider, et c’est difficile. De Lorme cherche à vendre ses terres, mais il ne trouve pas d’acquéreurs. Le moment est mal choisi ; une mauvaise année… les récoltes à demi perdues… disette d’argent, en conséquence. »

Il paraît que plusieurs années successives furent également mauvaises, car, en parlant toujours de venir et en écrivant des lettres de plus en plus découragées, M. de Lorme ne put quitter sa plantation. Yette, cependant, l’attendait sans cesse, et cette attente soutenait ses forces. Elle vivait d’espérance dans l’intervalle des paquebots, persuadée toujours que le plus proche lui apporterait la date exacte de l’embarquement des siens. Son idée fixe était de se perfectionner le plus possible pour ce moment-là, et parfois elle pensait en frissonnant presque de crainte : « Si papa arrive cette semaine, il me trouvera encore bien au-dessous de ce qu’il croit sans doute que je suis devenue. Dépêchons-nous d’apprendre ! Si je pouvais en outre embellir un peu ! »

Son miroir lui disait qu’elle ne réussirait pas sous ce rapport. À quatorze ans, Yette croyait être une sorte de laideron, à en juger par ce portrait impitoyablement ressemblant qu’elle avait tracé d’elle-même :

« Visage trop rond.

« Nez retroussé.

« Yeux enfoncés, noirs et durs, sous des sourcils très épais.

« Bouche grande avec de bonnes dents.

« Teint pâle, — mais non, la pâleur est jolie… Comment donc l’appeler ?… Mettons verdâtre, bien que ce soit peut-être un peu exagéré.

« Cheveux, oh ! par exemple, j’ai les plus longs de toute la pension.

« Taille, cinq pieds ! On dit qu’elle sera belle, mais je ne crois pas, étant pour le moment gauche et dégingandée.

« Voilà une gentille personne à présenter au papa qui fait deux mille lieues pour la voir ! »

Ce que Yette n’ajoutait pas à ce signalement, parce qu’elle ne pouvait s’en rendre compte, c’est que son sourire était des plus francs et des plus sympathiques, et que ses yeux noirs, qui lui paraissaient durs quand elle se regardait dans la glace pour critiquer son image, pouvaient, selon les circonstances, tantôt pétiller d’esprit, tantôt devenir humides de tendresse ou rayonnants de bonté.

« Je ne serai jamais belle. Il est d’autant plus indispensable que je ne sois ni sotte ni méchante ! » concluait Yette avec un soupir.

Et puis, tout à coup, elle riait, en songeant que les papas étaient assez indulgents pour trouver leurs petites filles les plus charmantes du monde, fussent-elles laides à faire peur.

« Mademoiselle de Lorme, on vous demande au parloir ! » vint lui dire un soir la sous-maîtresse.

Au parloir ! Ce n’était ni le jour consacré à la visite des Darcey, ni l’heure de la récréation. Quelque chose d’extraordinaire était arrivé. Sa pensée, prompte comme l’éclair, embrassa ce quelque chose tant désiré, tant attendu. N’était-ce pas la veille que le transatlantique avait dû toucher à Saint-Nazaire ? D’un bond elle fut dans le parloir.

Il y avait là, avec Mlle Aubry et M. Darcey, une petite fille en grand deuil et qui paraissait avoir environ neuf ans, une petite fille de la beauté la plus remarquable, d’une beauté telle, que Yette murmura comme si elle se fût parlé à elle-même :

« Oh ! mon Dieu ! c’est maman, c’est maman ! » tout en serrant éperdument dans ses bras celle qui ne pouvait être que sa sœur Clora. Elle baisait surtout les grandes boucles châtaines absolument pareilles à celle que son père lui avait envoyée autrefois dans l’affreuse lettre bordée de noir.

Lorsque les larmes et une sorte d’étourdissement joyeux, qui d’abord l’avaient aveuglée, lui permirent de voir clair autour d’elle, Yette distingua soudain à quelques pas en arrière une petite forme noire coiffée d’un madras, laquelle, partagée entre la joie et l’émotion, se balançait d’un pied sur l’autre, à la façon des jeunes singes ; il ne fut pas besoin de certaine croix d’or suspendue à son cou pour qu’elle la reconnût :

« Mesdélices ! cria-t-elle, étreignant avec transport l’ancienne compagne de ses jeux, ma vieille Mesdélices ! »

Il lui semblait ressaisir avec elle toute l’habitation, tout le Macouba, toute la Martinique ; elle aimait aujourd’hui cette petite négresse luisante et lippue, mille fois plus qu’elle n’aurait cru pouvoir l’aimer autrefois, non pas désormais comme un jouet et un souffre-douleur, mais comme une chère créature humaine son égale, comme une amie, comme le passé perdu, comme le pays natal que cet être exotique représentait pour elle.

« Et… où donc est papa ? » demanda tout à coup Yette.

Il se fit un silence, ce même silence lugubre qu’une fois elle n’avait pas voulu comprendre, mais sur le sens duquel elle ne pouvait plus se tromper.

« Laissons ces enfants seules ; venez, » dit brusquement M. Darcey, entraînant par le bras Mlle Aubry dont les yeux étaient pleins de larmes.