Yette, histoire d’une jeune créole/15
XV
CHAPITRE XV
yette sous le joug
Voici ce que Yette écrivit à sa mère trois mois après, avec beaucoup de fautes sans doute, mais il était déjà beau qu’elle eut appris si vite à former lisiblement les caractères.
« Ma chère, chère, chère maman, si j’avais pu vous envoyer ma première lettre quand je le voulais, je vous aurais dit des choses qui vous auraient fait de la peine ; d’abord que j’étais la plus à plaindre de toutes les petites filles et ensuite que je vous suppliais de me reprendre avec vous, mais il faut beaucoup de temps pour apprendre à écrire, et pendant ce temps-là, j’ai réfléchi, je suis devenue plus raisonnable. Depuis que je sais quelque chose, je comprends que je suis encore bien ignorante et qu’il faut que je ne le sois plus avant de sortir d’ici. Cela ne m’ennuie pas trop d’apprendre, seulement je veux me dépêcher d’en finir pour retourner plus vite auprès de vous. Je demande donc à ma chère maman de permettre que je passe mes vacances à la pension pour y travailler, au lieu de sortir avec Mme Darcey qui veut m’emmener à la campagne. Je n’aime toujours pas beaucoup Mme Darcey, quoiqu’elle m’apporte des gâteaux et du chocolat toutes les semaines, et je m’ennuie chez elle parce qu’on n’y peut pas jouer. Polymnie est trop grande et a de trop belles robes ; et puis, cela me lait pleurer malgré moi de la voir embrasser sa maman. Je pense tout de suite à vous, quoique Mme Darcey soit bien moins jolie et bien moins bonne, mais enfin c’est toujours une maman, et j’ai compté qu’il y avait deux cent soixante-neuf jours que je ne pouvais plus embrasser la mienne ! Mais la grande raison qui me fait tenir à passer mes vacances en pension, c’est que je pourrai avancer d’une classe pendant ce temps-là, de sorte que cela sera autant de gagné pour retourner au Macouba. Si je dois rester ici cinq ans, comme me l’a dit Mlle Aubry, je peux gagner une année en supprimant les vacances. Je sais assez compter déjà pour calculer cela. Ne craignez pas que je me fatigue à trop travailler ; je me porte très bien, je mange même beaucoup plus qu’à la maison, et je ne sais pas si c’est parce que j’ai faim ou que je m’habitue à la cuisine, mais les ragoûts ne me paraissent plus tout à fait aussi mauvais. Figurez-vous cependant qu’on ne met pas de sucre dans la soupe au lait et que nous n’avons de dessert qu’une fois par jour ! Quel dessert encore ! des amandes dures comme du bois, des petites figues sèches et du fromage sec aussi… mais je m’y suis faite. J’ai beaucoup d’amies très gentilles que je détestais d’abord, je ne sais plus trop pourquoi. Et puis voilà qu’il fait presque beau après un hiver si long et si triste ! Le ciel n’est pas bleu comme chez nous, mais il est clair, et les petites feuilles sortent de ces affreuses branches noires que j’avais crues mortes à tout jamais. C’est très amusant, et vous ne pouvez vous en faire une idée, vous qui n’avez jamais vu les arbres perdre toutes leurs feuilles. Quand vous viendrez, venez au printemps pour voir cela ; ne venez pas l’hiver, on s’enrhume, et c’est à peine si l’on voit clair à quatre heures de l’après-midi. Mlle Aubry a une petite perruche qui a manqué mourir de froid et d’ennui. J’étais un peu comme la perruche, mais je me roulais au coin du poêle dans un manteau, je fermais les yeux et je revoyais le Macouba avec tout son soleil, et Cora et papa, et ma bonne da, et Tom et Loulou et Mesdélices, et ma chatte et toutes mes bêtes, toutes mes fleurs, mais d’abord vous, ma maman chérie, toujours vous. Je vous embrasse,
Yette avait griffonné : « je vous embrasse » plus de vingt fois, et l’encre était délayée à la fin comme s’il avait plu très fort sur toute cette page.
Mlle Aubry écrivit au-dessous de sa belle écriture ferme :
« Je suis heureuse de pouvoir dire à Mme de Lorme que Mlle Yette fait sous tous les rapports de rapides progrès, et que jamais encore jusqu’ici je n’avais eu l’exemple d’un enfant de cet âge qui travaillât avec autant d’énergie à se corriger de ses défauts et à réparer le temps perdu. »
Plus tard, Yette fut heureuse d’avoir mérité cette bonne note, qui porta une dernière joie bien vive et bien profonde à sa mère déjà terrassée par une cruelle maladie dont elle ne devait pas se relever ! M. de Lorme écrivit à ce sujet de lettres qui inquiétèrent les Darcey, mais où Yette ne voulut voir qu’une chose : que la santé de sa mère nécessitait le climat de France, et que, pour consulter de grands médecins, elle viendrait à Paris aussitôt qu’il lui serait possible de supporter le voyage.
« Maman, ma chère maman à Paris ! criait Yette en frappant dans ses mains. Oh ! je suis trop heureuse. »
Et elle se promit de savoir par cœur une sonate pour ce moment-là.