Yette, histoire d’une jeune créole/08

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-91).

VIII


LES PORTEURS SE RUAIENT SUR LES BAGAGES.


CHAPITRE VIII

fort-de-france


Les adieux entre les de Lorme et les Desroseaux ne furent pas trop tristes, bien que Yette regrettât de quitter si vite son ami Max, qui était décidément un gentil compagnon. Il y eut beaucoup de présents échangés. La petite fille emporta plus de pains doux, de pâtisseries qu’elle n’en aurait pu manger pendant les quinze jours de la traversée. Elle ne s’ennuya pas sur le bateau qui la conduisit à Fort-de-France. Le trajet est très court ; à peine si la brise d’est ridait les flots. Son père lui expliquait tous les accidents du merveilleux paysage que l’on ne perd pas de vue : c’est d’abord la ville de Saint-Pierre, en demi-cercle derrière une forêt de mâts de navires, étageant ses toitures rouges jusqu’aux premiers contreforts de la montagne ; puis les habitations qui étalent toute la luxuriante végétation des tropiques ; puis les grands bois qui font suite aux terres cultivées, et enfin la cime de la montagne Pelée dominant le tout et plongeant dans les nuages.

Au nord, l’horizon est ferme par un long bras de montagnes qui viennent, s’abaissant graduellement, former la pointe Lamarre.

M. de Lorme désigna aussi à Yette le morne Labelle que couronne l’arbre appelé fromager ou cotonnier mapou. Quand les gousses renfermant ses semences s’ouvrent, il jette sur la ville et sur la rade des nuages de coton. Cette neige d’espèce particulière dure plusieurs jours. Les falaises sont tantôt tapissées de plantes d’une richesse extraordinaire, et tantôt composées de roches nues comme la « Grosse-Roche » noire du morne d’Orange, au-dessus de laquelle est placée une vierge colossale.

Entre les falaises se creusent d’admirables vallons ; les maisons de campagne sont à demi cachées parmi les lianes, et chacun des bourgs coquettement éparpillés çà et là pourrait fournir un sujet de tableau, le Carbet surtout, avec ses cocotiers innombrables et le pont hardi jeté sur sa rivière, près de l’embouchure.

Un navire venant de France avait été signalé ; la mer était couverte d’une multitude de petites voiles qui se précipitaient à sa rencontre : c’étaient des pirogues, longues de vingt pieds sur trois de large, creusées dans un tronc d’arbre et garnies de chaque côté d’un léger bordage de six pouces de haut. Un nègre placé à l’arrière gouvernait au moyen d’une pagaie ; deux autres nègres, pendus à l’écoute de la voile, un pied sur le rebord du canot et le corps penché du côté du vent, faisaient contrepoids ; selon que la brise fraîchissait ou semblait mollir, ils se couchaient littéralement sur la mer, ou se redressaient un peu afin de maintenir dans son aplomb la pirogue, dont l’énorme voilure offrait au vent une prise considérable.

Des luttes s’engageaient entre les pirogues ; l’une d’elles vint à chavirer ; aussitôt les trois nègres de nager autour de leur esquif, de le démâter, de le relever, d’en faire sortir l’eau en lui imprimant un balancement régulier, le tout avec aisance. En moins de cinq minutes ils avaient remis à la voile, et de plus belle fendaient l’onde.

Le débarquement des passagers du bateau à vapeur s’effectua au milieu d’un tumulte épouvantable. Les porteurs se ruaient sur les bagages comme si ceux-ci eussent été leur bien. Les luttes les plus violentes s’engageaient partout. Un monsieur s’était assis sur sa malle et défendait une valise contre certain nègre dont le bras seul était visible au milieu de la foule, tandis qu’un autre barbiste[1] s’efforçait de tirer la malle sous lui, le soulevant de terre à chaque effort. Une femme, la jupe relevée et serrée au-dessous des hanches par un mouchoir, arrachait de droite et de gauche les sacs de nuit aux mains crispées pour les retenir. M. de Lorme poursuivait un porteur chargé du bagage de Yette qui, prête à pleurer, ne réussissait pas à le rejoindre avec sa da'. Désespérant de rassembler ses malles éparses de tous côtés, il dut faire appel à un mulâtre vêtu d’une tunique à galons qui indiquait sa qualité de sergent de ville. Ce personnage regardait d’un air calme les scènes qui avaient lieu autour de lui ; néanmoins, à la demande de M. de Lorme, il intervint pour rappeler le porteur trop zélé, mais ne réussit qu’à se faire appeler mal blanchi et mauvais gendarme ti bâton. C’est le nom que donnent volontiers les nègres aux agents de la police municipale. À cette insulte, le sergent de ville saisit l’insolent au collet ; mais l’autre, laissant tomber la malle de toute sa hauteur, envoya, d’un coup de tête dans l’estomac, « le gendarme petit bâton » s’asseoir à dix pas. La foule applaudissait, quand soudain un cri se fit entendre : « Mi gendarme grosse botte ! » Puis le silence le plus profond s’établit, et le sergent de ville, qui s’était relevé, arrêta au hasard, sans rencontrer de résistance, les braillards qui se trouvaient sous sa main, en se plaignant d’insulte envers des agents de la force publique. Le portefaix, cependant, avait piqué une tête dans la mer, plongé sous le vapeur et disparu à la première alerte. Ce changement à vue dans l’attitude de chacun avait pour cause l’apparition des buffleteries jaunes, qui, à la Martinique, ont plus de prestige que partout ailleurs. Un vrai gendarme, que les nègres désignent sous le nom de grosses bottes, avait rétabli l’ordre en se montrant ; mais M. de Lorme ne jugea pas à propos de lui conter sa mésaventure, étant bien sûr de retrouver tôt ou tard ses bagages disparus, et en effet ils étaient tous rassemblés à la porte du premier hôtel. Les barbistes attendaient leur pourboire et le reçurent le sourire aux lèvres, en bénissant leur cher petit maître, leur joli petit maître.

Bien entendu, les nombreux amis que M. de Lorme comptait dans la ville ne lui permirent pas de rester à l’hôtel, et Yette fut encore fêtée ; on la promena sur la magnifique savane qui s’étend du Carénage à la baie des Flamands, et de l’hôtel du Gouvernement au fort Saint-Louis, sombre et majestueux sur le rocher dont il semble faire partie. C’est là que se réunissent matin et soir tous les habitants de Fort-de-France, de Fort-Royal, comme on disait naguère en souvenir du temps où la ville se composait de quelques cases placées sous la protection du canon, et n’était guère peuplée que des défenseurs et des employés de la place forte.

Au milieu de la savane se dressait la statue d’une jolie dame qui, — on eut soin de l’expliquer à Yette — partit, elle aussi, toute jeune pour la France où elle devint, selon la prédiction d’une vieille négresse, plus que reine. La statue de Joséphine est placée en face du bourg des Trois-Ilets, où naquit la créole impératrice ; mais Yette n’accorda qu’une médiocre attention à ce qu’elle prit pour un conte de fées.

À mesure qu’approchait l’heure de son embarquement définitif, il devenait plus difficile de la distraire. Encore une nuit, et le Cyclone dont elle avait entrevu la masse énorme avec un frisson d’effroi, allait remporter loin de tout ce qu’elle aimait.

  1. Barbiste, faiseur de barbe, celui qui fait un travail accidentel et bien rétribué. Le barbiste a horreur du travail régulier.