Yette, histoire d’une jeune créole/07

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-83).

VII


TRÉSOR TENAIT UN BALAI D’UNE MAIN ET UN ÉNORME CRABE DE L’AUTRE.


CHAPITRE vI

le crabe « voyé[1] »


Quand ils passèrent de nouveau sous les manguiers ombreux de la savane des Pères-Blancs, Yette remarqua que plusieurs das qu’elle avait rencontrées portaient sur la tête une boîte peinte en rouge écarlate, d’où sortait par un trou le goulot d’une bouteille.

« Qu’est-ce qu’elles portent là ? demanda-t-elle à Max.

— C’est la boîte à manger, le déjeuner des enfants qui sont à l’école, répondit le jeune garçon qui remplissait en conscience son rôle de cicérone.

— On reste donc bien longtemps à l’école, qu’il faut y porter les repas ?

— De huit heures du matin à cinq heures du soir ; mais il y a les jours de congé, les petites vacances du mois de juin, les grandes vacances du 20 novembre au 10 janvier…

— Bon ! pensa Yette, c’est sans doute la même chose à Paris. Ainsi ma da m’apportera tous les jours à manger dans une belle boîte rouge. Il doit y avoir de très bonnes choses là-dedans. »

Elle fut plus rassurée encore quelques heures après, en constatant l’air heureux de tous les enfants qui revenaient de l’école. Les familles sont très nombreuses à la Martinique, de sorte que c’était par les rues un flot babillard de fillettes et de jeunes garçons accompagnés de leurs das respectives. Les petites filles en âge d’aller à l’école quittent la gaule, ce vêtement de la première enfance, pour des robes à taille ; mais seules les élèves du couvent avaient la robe noire, égayée d’ailleurs par le ruban qui indique chaque classe ; les autres portaient des robes de percale descendant jusqu’aux genoux et un petit pantalon à corps retenu par deux épaulettes qui ne gênaient pas leurs libres mouvements. Des chapeaux de paille les abritaient contre le soleil. Ces demoiselles, de même que les garçons de toutes couleurs qui sortaient du collège, se pressaient autour du marchand d’acras, petites fritures dont les jeunes créoles sont si friands. Yette se dit que la pension n’empêchait décidément pas d’avoir bonne mine et de s’amuser.

Un spectacle qui lui parut moins joyeux fut celui que donnent les chiens dans les rues de Saint-Pierre. Les chiens de la Martinique sont tous laids et assez maltraités à la campagne même, mais en ville leur sort est affreux. Ils peuvent le disputer à ceux de Constantinople pour le nombre, la voracité, l’abandon, la mine affamée. On voit parmi eux des ombres de chiens, qui se disputent les débris les plus repoussants. Sur la place Bertin, ils rôdent sans cesse pour lécher le gros sirop filtrant au travers des barriques ou saturé de poussière sur le pavé.

Yette regardait presque avec crainte ces bandes errantes. Un baril de farine vint à se défoncer devant elle, aussitôt les chiens de se bousculer en s’entre-déchirant pour laper la farine sèche.

« S’ils ont faim, dit Yette, pourquoi ne mangent-ils pas cette saucisse qui est tombée là-bas ?

— Oh ! s’écria Max, ils ne sont pas si bêtes ; c’est une de ces saucisses empoisonnées que la police fait semer quelquefois pour en tuer le plus possible, mais les coquins flairent le danger ; il y en a un plus gourmand et plus malin que les autres, pourtant, qui mange la saucisse et qui n’en meurt jamais ; il est malade, mais un bain dans le canal de la rue le remet.

— Pauvre bête ! » dit Yette, lui jetant, faute de pain, le gâteau qu’elle était en train de manger et qui cependant lui semblait très bon.

Vers sept heures on rentra dîner, mais ce ne fut pas sans avoir assisté à une scène étrange.

Devant la maison de M. Desroseaux, l’un des serviteurs de la famille, un vieux nègre nommé Trésor, tenait un balai d’une main, un énorme crabe de l’autre :

« Voilà un crabe superbe, dit M. Desroseaux, — et il fit observer que ce crabe gris, le crabe de terre, était le plus délicat de tous ; — il a dû s’échapper, ajouta-t-il, de quelque baril où l’avait emprisonné une cuisinière du voisinage. Il faut tâcher de savoir laquelle, pour le lui rendre. »

Mais Trésor ne répondît que par un hon significatif, accompagné d’un hochement de tête soucieux et du mot de voyé chuchoté entre ses dents ; puis il jeta de toutes ses forces le crabe dans le canal ouvert au milieu de la rue pour l’écoulement des eaux de chaque maison, et l’écrasa du coup.

Max se récria, M. Desroseaux haussa les épaules.

« Ce serait, dit-il, peine perdue d’essayer de lui prouver que ce crabe n’est pas un animal voyé !

— Oui, dit M. de Lorme en riant, c’est là une des formes favorites de la sorcellerie des nègres. Et avez-vous jamais bien compris ce qu’ils entendent par ce mot voyé, envoyé, qui leur inspire une terreur si extraordinaire ? Un individu voit un gros rat qui ne se laisse pas prendre au piège ; tout de suite il va dire que c’est un rat voyé. Une canne, un parapluie a été oublié dans la maison, personne n’y touche, ces objets pouvant bien être bagages voyés ; sur le chemin on ne ramassera ni couteau, ni mouchoir, ni aucun petit objet, de crainte qu’il ne soit ensorcelé. Si quelqu’un manque à cette règle et tombe malade, son entourage ne manquera pas de dire : C’est mal io fai i (c’est du mal qu’on lui a fait). Les accidents les plus naturels sont expliqués ainsi.

— À qui le dites-vous ? répliqua M. Desroseaux. Un matin j’entends une grande rumeur dans la maison contiguë à la nôtre, dont elle est séparée par un petit mur de terrasse seulement. Je vois un brasier s’allumer, je crois à un incendie. Quelle est ma surprise d’apprendre qu’un crapaud voyé est la cause de tout ce tapage, et que les habitants de la chambre où on l’a trouvé n’ont rien pu imaginer de mieux pour le détruire que d’allumer un cercle de feu autour de lui, au risque de faire flamber la maison ! Ce crapaud n’était autre qu’un crapaud de la Dominique, grenouille géante fort appréciée des gourmets, que j’avais dans ma cour depuis plus de deux mois. On m’en avait envoyé une demi-douzaine de l’île qui les produit, et je les laissais dans une jarre, ne pouvant me résigner à voir figurer ce mets sur ma table. L’un d’eux réussit à s’échapper et fut assez mal inspiré pour sauter par-dessus le mur. Tombé sur le toit, il était entré par une lucarne dans la chambre haute, où le cri ion crapaud voyé avait attiré bien vite une trentaine de personnes.

— À force d’aller à l’école, les nègres ne croiront plus à ces bêtises, n’est-ce pas, mon oncle ? dit Max.

— Il faudra du temps pour chasser de leur tête les lubies de sortilèges, de philtres et d’empoisonnements, répondit M. Desroseaux, et quant à éclairer des vieillards comme Trésor, c’est impossible ; ils tiennent à leurs idées ; d’ailleurs, celui-ci est d’une simplicité toute particulière, excellent homme du reste. Je ne l’ai grondé rudement qu’une fois dans sa vie, et il prit la chose si fort à cœur, qu’il déclara n’avoir plus qu’à se noyer. Le voyant courir bouleversé du côté de la Grosse-Roche, où vont se baigner les habitants du Mouillage[2], je mets quelqu’un à sa poursuite ; c’était inutile, mon Trésor était résolu ; il se déshabille avec emportement, puis, au moment de se jeter à la mer, il s’aperçoit qu’il est en nage : « Oué ? dit-il, moë pas qua tombé dans ’eau, moë trop chaud ; moë se hâpé ion fluxion de poitrine. » Et, dans la crainte d’attraper une fluxion de poitrine, il renonça sans hésiter à son projet de suicide. »

Les naïvetés de Trésor défrayèrent la conversation de tout le dîner, et Yette en rit aux larmes.

  1. Ensorcelé.
  2. Partie sud de Saint-Pierre.