Yette, histoire d’une jeune créole/04

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-54).

IV


LA PLANCHE NÉGLIGEMMENT JETÉE D’UN ROCHER À L’AUTRE…


CHAPITRE IV

le départ


Le lendemain, à trois heures du matin, le départ eut lieu en bon ordre. M. de Lorme et la da étaient à cheval, et deux nègres, portant un hamac suspendu à des bambous, attendaient Yette, tandis que d’autres nègres à pied chargeaient sur leur tête les paniers caraïbes composant le bagage. Deux éclaireurs devaient marcher en avant, une liane de persil à la main pour écarter les reptiles.

La petite Cora donnait encore dans son heureuse ignorance de ce qui se passait. Attroupés devant la maison, les serviteurs s’étudiaient à composer leur contenance sur celle de la maîtresse, qui, pale et les yeux rougis, faisait néanmoins tous ses efforts pour paraître calme. À plusieurs reprises, elle saisit sa fille entre ses bras, la bénissant tout bas, la couvrant de caresses et ne pouvant se résoudre à la laisser s’éloigner d’un pas. Par intervalles, un soupir, un sanglot, s’échappait du groupe des nègres violemment émus par cette scène navrante. Enfin, M. de Lorme appela Yette d’une voix qu’il rendait sévère pour qu’on ne s’aperçût pas qu’elle était altérée ; aussitôt, l’étreinte de la pauvre mère se desserra docilement. Il n’y eut pas un seul mot échangé entre elle et son enfant ; ni l’une ni l’autre n’eût osé articuler une parole, dans la crainte de perdre le fruit de cette victoire si péniblement remportée sur elles-mêmes.

« Yette ! » répéta le père.

Un dernier baiser à sa mère défaillante, un geste affectueux de la main aux gens qui s’empressaient autour d’elle avec des souhaits de bon voyage, un baiser, jeté dans la direction de la chambre de Cora, et Yette se laissa porter dans le hamac plutôt qu’elle n’y monta. Le silence était lugubre, on eût entendu voler une mouche ; l’heure mélancolique et solennelle ajoutait à la tristesse de ces mornes adieux. Il faisait un clair de lune tel que les Européens ne peuvent se le figurer, car, entre leur lune blafarde et celle-là, il y a la même différence qu’entre le soleil des tropiques et celui du Nord. La caravane se mit en marche, toujours sans bruit. Par un mouvement irrésistible, Yette : tourna la tête, une dernière fois, du côté de la maison. Elle vit, sous les deux palmiers qui en précédaient l’entrée, une sorte de noire fourmilière qui s’agitait ; elle ne vit pas sa mère ; la pauvre femme venait de s’évanouir ; le chagrin, trop intense pour ses forces, était momentanément suspendu.

« Elle sera rentrée dans sa chambre, pensa Yette, elle va secouer son mouchoir à la fenêtre. »

Mais aucun mouchoir ne se montra en signe d’adieu. Alors, cachant sa tête dans les profondeurs du hamac, elle se mit à pleurer tout à son aise.

La grande da, sur son petit criquet de cheval créole, haut comme un âne, affectait charitablement de ne pas la regarder, et M. de Lorme fumait d’un air de mauvaise humeur son cigare, dont la fumée lui entrait sans doute dans les yeux, car il ne cessait de les frotter du revers de sa main.

Les accidents de la route ne tardèrent pas cependant à occuper Yette. Il faut le pied sûr des chevaux indigènes, qui ne bronchent pas plus que les mulets des Alpes, pour venir à bout des obstacles qu’offre le chemin escarpé du Macouba à la Basse-Pointe. Il traverse un pays des plus pittoresques, mais aussi des plus sauvages et qui, sous les rayons diamantés de la lune, parut féerique à Yette, même dans la disposition désenchantée où elle se trouvait. Au fond d’une gorge formée par deux falaises coupées presque à-plomb, roulait la rivière du Macouba. Sous ces falaises se dessinaient de grandes voûtes semblables à des arcades naturelles. Les chevaux se tenaient au rocher comme s’ils eussent eu des griffes de chat ; ils ne parurent pas plus embarrassés que les nègres eux-mêmes sur les petits sentiers en zigzag, où un éboulement est sans cesse à craindre. Le moindre caillou qui roule donne l’alarme ; on longe, enserré entre deux chaînes de montagnes, le flanc du précipice ; puis il faut tantôt se tirer de ravins presque impraticables, tantôt franchir de petites rivières hérissées de roches grises, sur lesquelles les ponts ne durent jamais plus longtemps que d’un débordement à l’autre. Les nègres passaient à gué, bien que l’eau fut souvent très froide, quitte à se réchauffer ensuite par une accolade à la calebasse de tafia qui suivait avec les bagages. La planche, négligemment jetée d’une roche à l’autre, rebondissait comme un tremplin, ou même venait à chavirer. Dans le dernier cas, deux nègres repêchaient cette planche et la replaçaient. M. de Lorme et la da avaient fini par mettre pied à terre ; à chaque cours d’eau, un nègre entrait dans le lit et soutenait avec la main le bout du bâton de ceux qui défilaient. Alentour, toutes les terres présentaient des pentes abruptes, entrecoupées elles-mêmes de rochers. M. de Lorme expliqua à Yette que ces terres étaient les meilleures, même quand la canne ne peut y être plantée qu’au louchet, c’est-à-dire au moyen d’un piquet garni d’une pointe de fer qui remplace la houe aux endroits où celle-ci ne trouverait pas de place pour mordre le sol. Mais, dans ces terres-là, gare aux serpents ! Il peut y en avoir un sous chaque roche. Dans les pièces de terre que l’on sait infestées de ces reptiles, on coupe les cannes en cercle, en ayant soin de laisser au milieu un bouquet dans lequel les serpents vont naturellement se réfugier. On enlève toute la paille qui environne ce bouquet, l’atelier se place autour, le coutelas à la main, dans l’espace nettoyé ; on met le feu à la paille de canne qui couvre le sol de la citadelle des serpents, tous cherchent à fuir, et alors on les tue presque sans danger, vu qu’en marche ils ne peuvent piquer. Cependant, des serpents à demi rôtis se lèvent au milieu du feu et s’élancent contre les flammes, cherchant à les frapper de leurs dents venimeuses.

M. de Lorme entretint par ses discours une crainte salutaire des serpents chez sa fille, jusqu’au moment où la caravane atteignit le quartier de la Basse-Pointe. Il faisait jour ; au milieu des péripéties que nous venons d’énumérer, le court crépuscule qui précède le soleil avait passé inaperçu. En tournant la pièce de cannes qui marquait le coin d’une habitation, Yette fut éblouie par le nouvel aspect de la campagne qui s’étend jusqu’à la mer en une pente douce et fertile. La Basse-Pointe est le quartier le plus riche et le plus salubre de l’île.

On s’arrêta pour prendre le café. Yette, malgré les injonctions de son père, ne résistait plus à courir de tous côtés pour ramasser, selon son habitude, toutes les pierres, toutes les graines qu’elle rencontrait : les graines de réglisse rouge comme du corail et que nous nommons vulgairement graines d’Amérique, les pois mabouïa, sorte de gros haricot blanc attaché à une gousse ouverte et plate du plus beau cramoisi, et bien d’autres… Des chercheurs moins expérimentés se laisseraient prendre aux reflets de velours du pois-gratte, le fruit tentateur et perfide d’une liane élégante ; mais Yette sait que chaque poil de ce velours s’enfonce dans la chair et y cause des démangeaisons, des brûlures intolérables. Elle ne s’y frottera pas !… non, le cri perçant qu’elle vient de jeter est un cri de joie. Elle a découvert un nid de karouge sous une feuille de balisier. C’est le plus joli hamac-miniature tissé en fibres, qu’un petit oiseau aux vives couleurs arrache, Dieu seul sait comment, à quelque plante textile. Tout un système de cordages le suspend à la large feuille qui lui sert de toit. Les nègres, enchantés d’entendre leur petite maîtresse, tout à l’heure si accablée, rire et battre des mains, veulent s’emparer du nid, en se frayant une voie au moyen de leurs coutelas dans les broussailles inextricables qui protègent le balisier ; mais soudain Yette redevient grave.

« Non, non, laissez les pauvres petits à leur maman, » dit-elle par un retour sur elle-même.

Cette halte est féconde en incidents. Les chiens qui ont suivi la caravane profitent du temps d’arrêt ; ils lèvent une sarigue. Aussitôt les nègres de poursuivre le manicou, comme ils l’appellent ; il n’y a pas de serpents qui tiennent !… Sans précautions aucunes, ils pénètrent au milieu des rochers et des halliers épineux. Bientôt, cependant, la course cesse, le manicou est monté sur un arbre du haut duquel il grince des dents, en montrant aux chiens qui l’entourent sa redoutable mâchoire. Un nègre grimpe aussitôt dans les branches. Le manicou est un peu bête lorsqu’il se voit pris ; il manque absolument de sang-froid. Au lieu de gagner le haut du feuillage, de se suspendre au moyen de sa puissante queue et de défier ainsi toute attaque, il reste blotti sur une fourche où il se laisse saisir. On le muselle avec une liane, on lui attache les pattes antérieures derrière le dos, et on le prend par sa fameuse queue qui aurait pu lui rendre tout à l’heure si bon office.

Cette queue du manicou, la partie la plus singulière de sa bizarre personne, est dépourvue de poils et très dure ; il s’en sert pour pêcher ; à cet effet il la plonge dans l’eau. Quand une écrevisse la mord, il donne une secousse qui envoie le crustacé trop confiant sur la terre ferme. Le manicou n’est pas seulement pêcheur, il est chasseur aussi ; il fait sa proie du serpent, quand il ne lui en sert pas. Les deux ennemis sont-ils en présence, le serpent se dresse, prêt à s’élancer. Le manicou s’arrête, hors de portée, rassemble des feuilles sèches, des mousses, des brins de bois mort en tas devant lui ; quand ce tas est assez gros pour lui servir de bouclier, il le pousse et s’avance ainsi, sans offrir de prise à son adversaire. Dès qu’il se croit assez près, le rusé mesure sa distance, fait un bond, tombe sur le reptile comme la foudre, lui brise le col et le mange. S’il manque son élan, le serpent, au contraire, part comme un ressort, et lui, ne manque guère le manicou.

Les nègres apportèrent en triomphe leur capture à la petite maîtresse. En vain celle-ci intercéda-t-elle en sa faveur, il fut condamné à augmenter le déjeuner ; mais, soudain, cinq ou six petites queues, grosses comme celle d’une souris, sortirent de la poche qui leur servait de refuge. Le manicou était une femelle ; au premier indice du danger, un cri d’appel avait ramené la progéniture dans le sein maternel.

« Du moins, dit Yette, vous aurez bien soin de ceux-ci, vous les élèverez en caloge. Je ne les verrai pas grandir, ajouta-t-elle avec un soupir. Papa, recommandez à Cora de ne pas leur tirer la queue, comme elle fait trop souvent à ma chatte. Dites-lui de laisser tranquilles, si elle m’aime, ces jolis petits manicous. »

La caravane se reforma pour continuer le voyage. Le pays était devenu plat et uni ; les chevaux avançaient vite sur une assez bonne route, élevée de vingt à vingt-cinq pieds environ au-dessus de la mer ; leur allure équivaut au petit trot. Les nègres, les tenant par la queue, se laissaient soutenir et entraîner ainsi. C’est le grand plaisir des nègres ; rencontrent-ils sur la route, lorsqu’ils sont seuls, un cavalier dont la figure leur inspire confiance, vite ils demandent la permission de prendre la queue de son cheval, et, si las qu’ils puissent être, les voilà lancés à la course. M. de Lorme avait sa fille en croupe ; on passa la rivière Capot, on se rafraîchit à la Grande-Anse, car la chaleur sévissait déjà violemment.

Yette, qui s’était laissé d’abord amuser par le voyage, n’en sentait plus que la fatigue lorsqu’elle atteignit Saint-Pierre.