Yette, histoire d’une jeune créole/03

J. Hetzel et Cie (p. Illust.-43).

III


ON LE RENCONTRA PARTOUT, UN SOULIER DANS CHAQUE MAIN.


CHAPITRE III

les adieux


Cependant, malgré la volonté, arrêtée en apparence, de M. de Lorme et la résignation de sa femme à tout ce qu’il désirait, Yette n’eût pas été exilée cette année-là encore, si le curé du Macouba ne s’en fût mêlé. C’était un vieux prêtre excellent mais sévère, dont l’influence était grande dans la maison. IL fit observer à ses amis que leur fille, séparée de sa première communion par deux années à peine, n’était encore qu’une sauvage ignorante de tout.

« Non seulement, dit-il, elle est incapable d’épeler deux lignes de catéchisme, mais, grâce à ce beau jargon nègre qu’elle parle du matin au soir à ses petits familiers, elle ne sait pas le français ; ses manières n’ont rien de commun, avouez-le, avec celles d’une demoiselle…

— Vous seriez donc d’avis, comme moi, de l’envoyer en France ? interrompit M. de Lorme.

— Assurément.

— Au risque de désoler sa mère ?…

Mme de Lorme, j’en suis persuadé, aime ses enfants pour eux plus encore que pour elle-même. Elle se consolera donc en songeant que sa faiblesse eût étouffé le meilleur des qualités de Yette, et que le seul moyen de réparer le mal qu’elle lui a déjà fait est de se séparer d’elle. Je ne l’accuse pas, remarquez-le bien : ce défaut d’énergie des mères est presque général dans nos colonies ; il résulte probablement de notre climat, qui alanguit toutes les volontés. Le moyen d’être ferme par une température de 40 degrés au-dessus de zéro ! Les Européens qui nous trouvent indolents en parlent à leur aise.

— Vous avez raison de chercher des excuses à ma femme, monsieur le curé, tous les torts sont à moi. C’eût été mon devoir de réagir contre cette mollesse des pays chauds et ces gâteries maternelles. J’ai été négligent.

— Non, trop occupé ailleurs, voilà tout. Tandis que vous travailliez à l’avenir de vos enfants, le présent souffrait un peu. On ne peut tout faire à la fois, et votre tâche était déjà lourde, mon ami. Je suis là pour l’attester, moi qui sais dans quel état déplorable feu votre père avait, au lendemain de l’abolition de l’esclavage, laissé la plantation dont vous avez, à force d’industrie, décuplé le produit.

— J’avais beaucoup à réparer, dit gravement M. de Lorme. Si mon père m’a laissé un médiocre héritage, j’ai d’abord, moi aussi, contribué à l’amoindrir par mon insouciance et mes folies, vous le savez bien ! Je ne pouvais résister au plaisir d’acheter pour moi un beau cheval américain ou un bijou pour ma femme ; j’aimais le jeu. La naissance des enfants m’a mis à la raison ; j’ai compris un peu tard que tout devait leur être sacrifié, je me suis occupé sérieusement moi-même de l’exploitation de ma propriété ; mais, pour renouveler mon outillage, pour me procurer un moulin puissant, des appareils de fabrication perfectionnés, pour acheter des animaux de travail en quantité suffisante, j’ai dû emprunter de grosses sommes, et c’est surtout la préoccupation d’en payer régulièrement l’intérêt, de me libérer sous quelques années et de laisser une situation nette, un bien-être réel à mes enfants qui me tourmente. Souvent, quand il faudrait adresser à Yette une réprimande utile, je suis bien loin de ses espiègleries du moment. Je vois le jour où elle sera grande, riche, heureusement mariée ; je regarde le lointain brillant, mais incertain, sans m’apercevoir du caillou trop réel sur lequel je puis butter avant d’être arrivé au bout de ma tâche.

— Nous en sommes tous là, dit le curé avec bonté. Je sais ce que vous valez, mon cher ami. Aussi suis-je bien sûr que vous prendrez sans retard la résolution courageuse que l’intérêt de votre fille vous commande. Yette est un diamant… mais un diamant brut comme il n’est pas rare d’en trouver chez nous ; malheureusement nous n’avons point ici le secret de les polir, de leur donner toute leur valeur. Écrivez, je vous en prie, à votre digne ami Darcey. Il n’est que temps. »

M. Darcey était un riche banquier, copain de collège de M. de Lorme, et qui, malgré une séparation de vingt années, était resté lié avec lui d’amitié presque fraternelle. Ils s’écrivaient fréquemment ; M. Darcey avait rendu plus d’un service à cet ancien camarade qui portait aux nues son mérite. La lettre que M. de Lorme adressa, d’après le conseil du curé, à son ami de Paris, renfermait la vérité tout entière sur le compte de Yette. Ce fut une confession complète, la confession des parents, il faut le dire, bien plus que celle de la petite fille. M. et Mme de Lorme s’en remettaient à M. Darcey pour le choix d’un pensionnat, et lui donnaient, à lui et à sa femme, tous les droits dont, quant à eux, ils n’avaient pas su bien user.

La réponse ne se fit pas attendre. Brièvement, selon sa coutume, et dans des termes un peu secs, car il avait toujours préféré l’action aux phrases, M. Darcey déclarait accepter la responsabilité dont on le chargeait, et indiquait comme excellent le pensionnat de Mlle Aubry, où avait été élevée sa fille.

« Non pas que ma fille soit un modèle, ajoutait-il, mais ses défauts appartiennent au monde où sa mère, malgré mes conseils, l’a conduite un peu trop tôt, tandis qu’elle ne doit rien que de bon à la personne distinguée qui l’a dirigée toute jeune. L’enfant indisciplinable dont vous me parlez se transformera chez Mlle Aubry. Tous les petits créoles sont insupportables, c’est convenu, et presque tous, sous une règle judicieuse, deviennent charmants. »

À la lettre de M. Darcey, aussi concise qu’une lettre d’affaires, Mme Darcey avait joint le plus gracieux des petits billets musqués, promettant de faire sortir Yette les jours de congé et de s’intéresser à elle comme à sa propre fille.

« C’est très bien dit, fit observer M. de Lorme après avoir lu, mais je compte surtout sur mon vieux Jacques ; celui-là tient toujours plus qu’il ne promet. »

D’ordinaire on ne recevait pas beaucoup de visites à l’habitation du Macouba ; aussitôt cependant que le bruit se fut répandu que la petite de Lorme allait « partir pour France », toutes les connaissances de sa famille vinrent dire leur mot, recommander la pension où avaient été élevées leurs filles, nièces ou pupilles, et féliciter Yette d’un bonheur qu’elle était loin d’apprécier.

« Vous allez connaître la mère patrie, » disaient les uns.

Yette ne comprenait pas : on lui avait toujours dit qu’elle était Française ; mais la Martinique lui semblait être la plus belle partie de cette France dont ses aïeux étaient originaires.

« Vous verrez des pays nouveaux, disaient les autres.

— Aucun ne pourra me plaire comme le Macouba.

— Vous deviendrez savante… »

Elle faisait une moue dédaigneuse et incrédule.

« Et puis, s’avisa de dire sa mère, affectant une liberté d’esprit quelle était loin de ressentir, nous irons la rejoindre avant la fin de son éducation. D’abord, nous lui enverrons sa petite sœur… »

Yette, à ces mots, l’attira vivement dans un coin où personne ne pouvait entendre, et là, fondant en larmes :

« Non, maman, dit-elle, je ne veux pas que Cora ait à son tour le chagrin que j’endure aujourd’hui. Me croyez-vous donc assez mauvaise pour me consoler en pensant qu’elle sera malheureuse, elle aussi ? J’irai en France, mais à la condition qu’elle ne vous quittera jamais. Quand vous l’amènerez ou quand je reviendrai, je lui apprendrai tout ce qu’on m’aura appris. Maman, je déteste les livres, mais je vous le promets, je travaillerai pour Cora. »

Mme de Lorme serra tendrement sa fille dans ses bras. Elle avait eu tort de craindre de la résistance, des emportements. Yette prenait son parti avec le courage du conscrit qui va au feu, tremblant dans l’âme, mais sans en laisser rien Voir. Elle était fière, elle était brave, et n’étant rien moins que sotte, elle avait peut-être compris, avec l’aide des admonestations de M. le curé, que l’on agissait avant tout pour son bien. D’autre part, cette petite fille n’était pas fâchée d’être devenue du jour au lendemain un personnage dont tout le monde s’occupait. Deux couturières travaillaient à son trousseau. On empila le linge fin et brodé dans ces caisses de fer-blanc, enfermées elles-mêmes dans un panier caraïbe, qui servent de malles aux colonies, malles incomparables sous le double rapport de l’élégance et de la légèreté ; on lit une caisse séparée de confitures de mangues, d’ananas, de tamarins, de citrons, de goyaves, en y ajoutant des oranges cristallisées, des noix d’acajou grillées, des sirops, des tablettes de coco et de pistaches, enfin des sucreries de toutes sortes. On emballa encore à part une splendide poupée noire, vêtue en capresse avec une tête de madras calendé, c’est-à-dire passé à la gomme et au jaune de chrome sur toutes les parties roses de l’étoffe, une chemise ornée de deux larges boutons doubles en or reliés par un anneau, une jupe éclatante, crânement relevée de côté dans la ceinture, des pendants d’oreilles gigantesques formés de cylindres juxtaposés et des colliers sans fin. Tous ces préparatifs, tous ces présents réussirent à distraire un peu Yette de son sacrifice. Du reste, on ne lui laissait pas le temps d’y penser beaucoup. C’étaient chaque jour des invitations, des fêtes en son honneur chez les voisins ; la veille même de son départ, un de ces pique-nique au bord de l’eau, que l’on nomme parties de rivière, fut organisé.

On y porta le calalou, cette classique purée d’herbes mucilagineuses cuites avec du lard et brassée d’un coup de lélé, d’un coup de bâton à cinq branches que l’on roule rapidement entre les mains,

Bien entendu, le calalou n’est qu’un prétexte à divertissements variés ; on est en costume de bain, on se baigne avant, pendant et après le repas, on pêche des ceriques. Cette fois un lieu particulièrement favorable avait été choisi : un bassin ombreux et profond, formé par les obstacles qui retenaient en amont les eaux torrentueuses de la rivière. Après le calalou on grilla, en plein air, sur des charbons, la morue, la morue assaisonnée d’huile et de piments ; on ajouta le court-bouillon mulâtre, la fricassée de volaille brune, à ce menu délicieux. Les enfants usèrent du droit, inséparable de toute partie de rivière bien organisée, de manger avec leurs doigts. Bien n’y fit ! personne n’avait ni appétit, ni gaieté, personne ne réussissait à donner le change aux tristes préoccupations du moment.

Rentrée à l’habitation, Yette distribua des souvenirs aux trois petits nègres, ses compagnons ordinaires. Loulou eut un collier de graines de courbaril ; Mesdélices, la préférée, une petite croix d’or, et Tom atteignit au faîte de toutes ses ambitions. Vain comme le sont ceux de sa race, il avait rêvé d’avoir des souliers ; Yette lui en donna une belle paire toute neuve. Il faut dire qu’elle n’usait guère de souliers, étant aussi empressée à les quitter pour courir pieds nus dans la savane, que Tom était envieux d’en avoir. Le négrillon fit une culbute de contentement qui scandalisa Mesdélices : sauter quand petite maîtresse partait !

Là-dessus, Tom répliqua qu’on aurait beau faire, qu’il ne quitterait jamais petite maîtresse.

« Et comment t’y prendras-tu, mon pauvre Tom ? On m’envoie en France.

Moë qué couri ! répondit-il en montrant ses jambes nerveuses.

— Courir ! il faudrait nager, et tu ne sais pas ! Et puis nager pendant quinze cents lieues de suite, y penses-tu ? Je n’ai pas assez d’argent pour payer ta place sur le bateau… sans compter qu’on ne voudrait pas de toi au pensionnat.

— Moë qué couri ! » répétait machinalement Tom qui était retombé en contemplation devant les deux souliers et les baisait l’un, après l’autre.

Son illusion sur le plaisir d’être chaussé ne dura guère. De même que bien d’autres ambitieux, il vit, en touchant au but, le néant de son désir ; les souliers ne furent portés qu’une fois et avec force grimaces. Jamais singe ne souffrit davantage d’avoir aux pieds des coquilles de noix, mais il ne renonça pas pour cela au plaisir d’afficher une supériorité sur ses camarades. Longtemps après le départ de sa petite maîtresse, on le rencontra partout un soulier à chaque main, et le sobriquet de Tom-Botté lui resta toute sa vie.

Mais Yette n’est pas encore partie, et nous assistons à ses adieux.

« Ah ! dit-elle, vous êtes bien heureux vous autres, vous n’irez jamais en pension ! Allons ! ne sanglotez pas comme ça, petites bêtes ! vous me feriez pleurer aussi, et il ne faut pas ! Nous ne nous quittons pas pour toujours. Je reviendrai et, quand je serai grande, je vous prendrai tous à mon service. Vous n’aurez rien du tout à faire. On dansera du matin au soir. Toi, Mesdélices, je te promets que tu seras la da de mes enfants. »

Mesdélices prit un air aussi important que si elle eût été déjà investie de ses graves fonctions de gardienne ; Loulou lui jeta un regard d’envie.

« C’est bien convenu ! Ne m’oubliez pas. Adieu ! Adieu ! »

Les trois petits serviteurs se jetèrent la face contre terre en faisant retentir de leurs lamentations le potager où se passait cette scène pathétique, tandis que la petite maîtresse courait vers la maison pour cacher son attendrissement.

Là, elle donna en toute propriété ses vieilles poupées à Cora, qui battait des mains d’allégresse, ne comprenant pas encore ce que signifiait une traversée.

« Tu reviendras dimanche, disait-elle à sa sœur, et tu me rapporteras un ménage bleu en porcelaine de France. »

Yette ne la contredisait point, voulant ménager sa sensibilité. Le cœur de la courageuse fille se gonflait d’orgueil en même temps que de douleur. Elle était sage à la façon d’une grande personne ; elle laissait aux enfants qui ne savaient rien encore de la vie et de ses amertumes leurs chimères consolatrices. Sa mère la remercia d’avoir été si prudente avec Cora, que la pensée de ne plus voir sa sœur de longtemps eût rendue malade, tant elle était impressionnable et nerveuse.

« Il faudra, lui dit-elle, que tu me traites, moi aussi, comme un enfant, que tu ne me demandes pas de t’accompagner au bateau. » M. de Lorme avait exigé de sa femme ce sacrifice, craignant qu’elle manquât de courage. « Nous nous séparerons ici. Je pourrai me figurer que tu ne vas qu’à Saint-Pierre, je ne verrai pas la mer te prendre et t’emporter. Aie pitié de moi, ma pauvre petite ! Sois forte pour nous deux ! »

La da devait accompagner Yette en France ; elle avait l’expérience des voyages, ayant déjà fait celui de Paris dans sa jeunesse, avec la mère de Mme de Lorme. La da était la personne la moins triste de la maison, car elle devait rester avec sa fille, comme elle la nommait, plus longtemps que les autres. Elle tint à ce que rien ne fût changé jusqu’au dernier moment, et employa la soirée à conter l’un de ses plus beaux contes : le Merle et la Tortue. Ce conte a pour but d’expliquer comment l’écaille de la tortue est partagée en morceaux depuis certain déjeuner donné dans le ciel par le bon Dieu aux animaux de toute la terre. La Tortue trouva compère Merle pour l’y porter ; mais, à table, elle eut l’insolence de dire au merle que sous l’aile il sentait le ravet. « Compère Merle c’est ion bon ti zoiseau, mais c’est dommage en bas zaile li qué senti ravett. » (Le ravet est une petite bête infecte qui pullule à la Martinique.)

Là-dessus, le Merle, choqué, l’abandonna.

L’Araignée, après avoir bien ri de cette aventure, proposa obligeamment à la tortue le bout de son fil pour descendre, lui promettant de filer jusqu’à ce qu’elle eût touché la terre et crié : Coupez ! Mais compère Merle avait tout entendu et méditait sa vengeance. Quand la Tortue fut à moitié chemin, il cria : « Coupez ! » et la Tortue, tombant sur le dos, se brisa l’écaille contre une roche.

D’habitude la scène du déjeuner céleste et les impertinences de la Tortue, excitée par trop de boisson, divertissaient outre mesure l’auditoire ; mais, cette fois, un morne silence accueillit les saillies quelque peu forcées de la da. Elle regarda autour d’elle et ne vit que des yeux humides fixés sur Yette qui, le visage penché vers la terre, s’efforçait en vain elle-même de retenir ses larmes. Pour rompre la glace, la da entama presque avec colère une nouvelle série tout à fait inédite d’interpellations comiques entre les animaux convives du bon Dieu ; mais soudain il parut qu’elle étranglait, une violente quinte de toux la saisit. Frappant du pied, elle se couvrit la face de son mouchoir et, sous ce voile, on entendit quelque chose comme le gémissement d’un pauvre chien qui aboierait à la lune. L’histoire de la Tortue ne fut jamais continuée.