XCVII. Lettres 6 et 7, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (novembre-décembre 1656)

XCVII. Lettres 6 et 7, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (novembre-décembre 1656)
Texte établi par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Hachette (p. 213-222).

XCVII
FRAGMENTS
DE LETTRES DE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ

VI. (olim : i)

date présumée: novembre 1656.

VII. (olim : 6)

novembre ou décembre 1656.

Copies au deuxième recueil manuscrit du Père Guerrier, pp. 117 et 128.

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
VI (olim : i)


[Novembre 1656[1].](?)


.... pour respondre à tous vos articles, et bien escrire[2] malgré mon peu de tems.

Je suis ravy de ce que vous goutez le livre de M. de Laval[3] et les Meditations sur la grace[4] ; j'en tire de grandes consequences pour ce que je souhaite. Je mande le detail de cette condamnation qui vous avoit effrayée[5] ; cela n’est rien du tout, Dieu mercy, et c’est un miracle de ce qu’on[6] n’y fait pas pis, puisque les ennemis de la verité ont le pouvoir et la volonté de l’opprimer. Peut-estre estes-vous de celles qui meritent que Dieu ne l’abandonne pas et ne la retire pas de la terre qui s’en est rendue si indigne, et il est assuré que vous servez à l’Église par vos prieres si l’Église vous a servy par les siennes.

Car c’est l’Église qui merite, avec Jesus-Christ qui en est inseparable, la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la verité ; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mere qui les a delivrées. Je loüe de tout mon cœur le petit zele[7] que j’ay reconnu dans vostre lettre pour l’union avec le Pape. Le corps n’est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se separe de l’un ou[8] de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus à Jesus-Christ. Je ne sçay s'il y a des personnes dans l'Eglise plus attachez à cette unité [9]de corps que le sont ceux que vous appelez nostres. Nous sçavons que toutes les vertus, le martyre, les austeritez et toutes les bonnes œuvres sont inutiles hors de l'Eglise, et de la communion du chef de l'Eglise, qui est le Pape[10].

Je ne me separeray jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m'en faire la grace ; sans quoy je serois perdu pour jamais[11]. Je vous fais une espece de profession de foy, et je ne sçay pourquoy ; mais je ne l'effaceray pas ny ne recommenceray pas.

M. du Gas[12] m'a parlé ce matin de vostre lettre avec autant d'etonnement et de joye qu'on en peut avoir : il ne sçait où vous avez pris ce qu'il m'a raporté de vos paroles ; il m'en a dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence à m'accoutumer à vous et à la grace que Dieu vous fait, et neanmoins je vous advoüe qu'elle m'est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet.

Car c'est un flux continuel de graces que l'Ecriture compare à un fleuve [13] et à la lumiere que le toujours nouvelle, en sorte que, s'il cessoit un instant d'en envoyer, [14]toute celle qu'on auroit receue disparoitroit et on resteroit dans l'obscurité.

Il m'a dit qu'il avoit commencé à vous respondre, et qu'il le transcriroit pour le rendre plus lisible, et qu'en mesme temps il l'etendroit. Mais il vient de me l'envoyer avec un petit billet où il me mande qu'il n'a pu ny le transcrire ny l'etendre ; cela me fait croire que cela sera mal escrit. Je suis tesmoin de son peu de loisir et du desir qu'il avoit d'en avoir pour vous.

Je prens part à la joye que vous donnera l'affaire des....[15] car je vois bien que vous vous interessez pour l'Eglise ; vous luy estes bien obligée. Il y a seize cens ans quelle gemit pour vous. Il est temps de gemir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de luy donner tout ce qui nous reste de vie, puisque Jesus-Christ n'a pris la sienne que pour la perdre

pour elle et pour nous....

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
VII. (olim : 6)


[Novembre ou Decembre 1656.](?)


...Quoy qu'il puisse arriver de l'affaire de...[16], il y en a assez, Dieu mercy, de ce qui est déjà fait pour en tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui ont quelque part à cela en rendent de grandes graces à Dieu, et que leurs parens [17]et amis prient Dieu pour eux, afin qu'ils ne tombent pas d'un si grand bonheur et d'un si grand honneur que Dieu leur a fait. Tous les honneurs du monde n'en sont que l'image ; celuy-là seul est solide et réel, et neanmoins il est inutile sans la bonne disposition du cœur. Car ce ne sont ny les austeritez du corps ny les agitations de l'esprit, mais les bons mouvemens du cœur qui meritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier, peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des peines et des inquietudes en grand nombre[18]. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisqu'estant avertis que le chemin du ciel qu'ils cherchent en est remply, ils doivent se rejouir de rencontrer des marques qu'ils sont dans le veritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisir, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir[19]. Car de mesme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font que parce qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l'union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraisne, et les faisant repentir de leur premier choix les rend des penitens du diable, selon la parole de Tertullien[20] : de mesme on ne quitteroit jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jesus-Christ, si on ne trouvoit plus de douceur dans le mepris, dans la pauvreté, dans le denüement et dans le rebut des hommes, que dans les delices du peché. Et ainsi, comme dit Tertullien[21], il ne faut pas croire que la vie des Chrestiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez toujours, dit saint Paul, rendez graces toujours, resjoüissez-vous toujours[22]. C'est la joye d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offensé et de tout le changement de vie. Celuy qui a trouvé le thresor dans un champ en a une telle joye, que cette joye, selon Jesus-Christ, luy fait vendre tout ce qu'il a pour l'achetter[23]. Les gens du monde n'ont point cette joye que le monde ne peut ny donner ny oster, dit Jesus-Christ mesme[24]. Les bienheureux ont cette joye sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joye, et les Chrestiens ont cette joye meslée de la tristesse d'avoir suivy d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relache. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joye qui modere nostre crainte, et à conserver cette crainte qui conserve nostre joye ; et selon qu'on se sent trop emporter vers [25]l'une, se pencher vers l'autre pour demeurer debout. Souvenez-vous des biens dans les jours d'affliction, et souvenez-vous de l'affliction dans les jours de resjoüissance, dit l'Escriture[26], jusqu'à ce que la promesse que Jesus-Christ nous a faite de rendre sa joye pleine en nous[27] soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre à la tristesse, et ne croyons pas que la pieté ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La veritable pieté qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions qu'elle en remplit et l'entrée et le progrez et le couronnement. C'est une lumiere si eclatante, qu'elle rejaillit sur tout ce qui luy appartient ; et s'il y a quelque tristesse meslée, et sur tout à l'entrée, c'est de nous qu'elle vient et non pas de la vertu ; car ce n'est pas l'effet de la pieté qui commence d'estre en nous, mais de l'impiété qui y est encore[28]. Ostons l'impieté, et la joye sera sans melange. Ne nous en prenons donc pas à la devotion, mais à nous-mesmes, et n'y cherchons du soulagement que par nostre correction....

  1. La date de novembre a été proposée par M. Charles Adam, d'après les indications que cette lettre contient. Il est probable que celle que Singlin reçut « avec autant d'etonnement et de joye » est la première que lui ait adressée Mlle de Rouannez, et que c'est celle-là même qui, le 5 novembre, semblait égarée.
  2. Bien écrire signifie, selon Faugère, « exposer clairement ce qu'il a à dire » et, selon Havet, fait allusion à l'écriture de Pascal ; ce second sens nous semble plus vraisemblable.
  3. Pseudonyme sous lequel Louis-Charles d'Albert, duc de Luynes, a publié des Prieres pour faire en commun le matin et le soir, dans une famille chrestienne, tirées des Prieres de l'Eglise, avec un abregé de la Vie Chrestienne, et quelque Traité de Devotion et de la Penitence, composées par M. de Laval (une « nouvelle édition » parut en 1661, mais l'approbation est de 1650). — Le même auteur publia dans la suite plusieurs recueils de Sentences et Instructions Chretiennes tirées de l'Ancien et du Nouveau Testament et des Anciens Pères de l'Eglise, ouvrages composés depuis longtemps pour « quelques amis » et dont les manuscrits circulaient sans doute. — Pascal, le 4 décembre, écrivait à Vaumurier, chez le duc de Luynes, sa seizième Provinciale.
  4. Selon Havet, il s'agirait ici du livre De la grace Victorieuse de Jesus-Christ, du sieur de Bonlieu (Noël de Lalane), Paris, 1651 (vide infra p. 319 sq.). Cette supposition est peu probable.
  5. M. A. Gazier, qui croit cette lettre écrite en septembre, pense que Pascal fait ici allusion au décret contre les écrits d’Arnauld, rendu à Rome le 3 août et connu en France le 25. M. Ch. Adam oppose à cette hypothèse une lettre d’Arnauld, du 30 septembre, où il estime que « cela n’est pas grand’chose, et qu’en France on ne fait pas grand cas de ces censures de l’index, comme en effet il n’y a rien de plus miserable pour nous qui sçavent comment cela se fait ». Selon le même critique, il y a ici une allusion à la bulle d’Alexandre VII, datée du 16 octobre 1656. Mais cette bulle fut tenue secrète assez longtemps et tout semble indiquer qu’elle ne fut connue en France qu’en mars 1657. La question demeure incertaine.
  6. Ms. de l’Oratoire : [ne].
  7. Zèle doit être pris ici dans le sens de : enthousiasme ardent, sens étymologique (ξῆλος, ébullition), qu’il a conservé dans la langue théologique, et qu’il a couramment au XVIIe siècle.
  8. Ms. de l’Oratoire : de, manque.
  9. Ms. Faugère, et ms. de l'Oratoire : [du].
  10. Pensée reprise dans le Second Écrit des Curés de Paris.
  11. Cf. une profession de foi analogue dans la dix-septième Provinciale, infra p. 343.
  12. C'est là, semble-t-il, le pseudonyme de Singlin, cf. supra p. 159, note 3.
  13. Allusion probable au Psaume LXIV, 10: Visitâsti terram et inebridsti eam... Flumen Dei repletum est aquis (Havet).
  14. Ms. de l'Oratoire: [toutes celles].
  15. Ms. de l'Oratoire (en surcharge): [des Religieuses]. — Cette leçon est inacceptable. Il s'agit évidemment de l'affaire des curés, qui durant les mois d'octobre et de novembre, poussèrent avec ardeur la dénonciation de la morale des Casuistes qu'ils avaient faite à l'Assemblée du Clergé. Le 24 novembre, ils déposèrent une requête, et oublièrent plusieurs pièces que Pascal envoyait peut-être à Mlle de Rouannez en même temps que cette lettre.
  16. Sans doute des Curés, comme dans la lettre précédente, ce qui a permis de dater approximativement cette lettre.
  17. Ms. de l'Oratoire : [ou].
  18. Act. XIV, 21 : .... et quoniam per multas tribulationes oportet nos intrare in regnum Dei.
  19. Théorie de la délectation, qui revient souvent dans la dix-huitième Provinciale et dans les Écrits sur la grace de Pascal.
  20. De Pœnitentia, 5 :... Ita, qui per delictorum pœnitentiam instituerat Domino satisfacere, diabolo per aliam pœnitentiæ pœnitentiam satisfaciet ; eritque tanto magis perosus Deo, quanto æmulo ejus acceptus. Ces passages de Tertullien se trouvent, comme le fait remarquer Havet, dans le livre des Sentences de M. de Laval.
  21. De Spectaculis, 29 : Jam nunc si putas delectamentis exigere spatium hoc, cur tam ingratus es, ut tot et tales voluptates à Deo contributas tibi satis non habeas ncque recognoscas ?
  22. I Thess. V, 16-18 : Semper gaudete. Sine intermissione orate. In omnibus gratias agite.
  23. Matth. XIII, 44 : Simile est regnum cœlorum thesauro abscondito in agro : quem qui invenit homo, abscondit, et prse gaudio illius vadit, et vendit universa quse habet, et émit agrum illum.
  24. Joan. XIV, 27: Pacem relinquo vobis, pacem meam do vobis : non quomodo mundus dat, ego do vobis. — XVI, 22... Et vos igitur nunc quidem tristitiam habetis, iterum autem videbo vos, et gaudebit cor vestrum: et gaudium vestrum nemo tollet a vobis.
  25. Ms. de l'Oratoire : [l'un].
  26. Ecclesiastic. XI, 27 : In die bonorum ne immemor sis malorum: et in die malorum ne immemor sis bonorum. — Cette citation est reprise dans la lettre VIII, cf. infra p. 298.
  27. Joan. XVI, 24:... petite, et accipietis, ut gaudium vestrum sit plenum.
  28. Cf. Pensées, fr. 498, T. II, p. 397.