XCV. Lettre 5, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (5 novembre 1656)

XCV. Lettre 5, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (5 novembre 1656)
Texte établi par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Hachette (p. 157-163).

XCV
FRAGMENTS D'UNE LETTRE
DE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ

V. (olim : 3)

5 novembre 1656.

Copie au deuxième recueil manuscrit du Père Guerrier, p. 121.

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
V. (olim : 3)


[Dimanche, 5. Novembre 1656.][1]


....Je ne scay comment vous aurez receu la perte de vos lettres. Je voudrois bien que vous l'eussiez prise comme il faut. Il est tems de commencer à juger de ce qui est bon ou mauvais par la volonté de Dieu, qui ne peut estre ny injuste ny aveugle, et non pas par la nostre propre, qui est toujoûrs pleine de malice et d'erreur[2] . Si vous avez eu ces sentimens, j'en seray bien content, afin que vous vous en soyez consolée sur une raison plus solide que celle que j'ay à vous dire, qui est que j'espere qu'elles se retrouveront. On m'a déjà apporté celle du 5. et quoy que ce ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas[3] l'est davantage, neanmoins cela me fait esperer de ravoir l'autre.

Je ne sçay pourquoy vous vous plaignez de ce que je n'avois rien escrit pour vous : je ne vous separe point vous deux, et je songe sans cesse à l'un et à l’autre. Vous voyez bien que mes autres lettres, et encore celle-cy, vous regardent assez. En verité, je ne puis m’empescher de vous dire que je voudrois estre infaillible dans mes jugemens, vous ne seriez pas mal si cela estoit, car je suis bien content de vous, mais mon jugement n’est rien. Je dis cela sur la maniere dont je vois que vous parlez de ce bon cordelier persecuté, et de ce que fait le… Je ne suis pas surpris de voir M. N… s’y interesser, je suis accoutumé à son zele, mais le vostre m’est tout à fait nouveau ; c’est ce langage nouveau que produit ordinairement le cœur nouveau[4]. Jesus-Christ a donné dans l’Evangile cette marque pour reconnoistre ceux qui ont la foy, qui est qu’ils parleront un langage nouveau[5], et en effet le renouvellement des pensées et des desirs cause celuy des discours.

Ce que vous dites des jours où vous vous estes trouvée seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N.... sera bien aise de sçavoir quand je les luy feray voir, et ma sœur[6] aussi. Ce sont assurement des choses nouvelles, mais qu’il faut sans cesse renouveler, car cette nouveauté, qui ne peut deplaire à Dieu, comme le vieil homme ne luy peut plaire, est differente des nouveautez de la terre, en ce que les choses du monde, quelque nouvelles qu’elles soient, vieillissent en durant, au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d’autant plus qu’il dure davantage. Nostre vieil homme périt, dit S. Paul[7], et se renouvelle de jour en jour, et [8]ne sera parfaitement nouveau que dans l’eternité, où l’on chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les Pseaumes de Laudes[9], c’est-à-dire ce chant qui part de l’esprit nouveau de la charité.

Je vous diray pour nouvelle de ce qui touche ces deux personnes[10], que je vois bien que leur zele ne se refroidit pas ; cela m’etonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la pieté que d’y voir entrer. Je les ay toujours dans l’esprit, et principalement celle du miracle, parce qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoy que l’autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les graces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu’il prepare en l’autre. Aussi, quand je prevois la fin et le couronnement de son ouvrage par les commencemens qui en paroissent dans les personnes de pieté, j’entre en une veneration qui

me transit de respect envers ceux qu’il semble avoir
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ŒUVRES


choisis pour ses eleus. Je vous avoue qu'il me semble que je les vois dejà dans un de ces trosnes où ceux qui auront tout quitté jugeront le monde avec Jesus-Christ, selon la promesse qu'il en a faite[11]. Mais quand je viens à penser que ces mesmes personnes peuvent tomber, et estre au contraire au nombre malheureux des jugez, et qu'il y en aura tant qui tomberont de [12] leur gloire, et qui laisseront prendre à d'autres par leur negligence la couronne que Dieu leur avoit offerte, je ne puis souffrir cette pensée ; et l'effroy que j'aurois de les voir en cet estat eternel de misere, apres les avoir imaginez avec tant de raison dans l'autre estat, me fait detourner l'esprit de cette idée, et revenir à Dieu pour le prier de ne pas abandonner les foibles creatures qu'il s'est acquises, et à [sic] luy dire pour les deux personnes que vous sçavez ce que l'Eglise dit aujourd'huy avec saint Paul[13] : Seigneur, achevez vous-mesme l'ouvrage que vous-mesme avez commencé. Saint Paul se consideroit souvent en ces deux estats, et c'est ce qui luy fait dire ailleurs [14] : Je chatie mon corps, de peur que moy-mesme, qui convertis tant de peuples, je ne devienne reprouvé. Je finis donc par ces paroles de Job[15] : J'ay toujours craint le Seigneur comme les flots d'une mer furieuse et enflée pour m'engloutir. Et ailleurs : Bienheureux est l'homme qui est tousjours en crainte[16]....

  1. La date de cette lettre est certaine. Elle a été établie par Havet d'après un verset de l'épître lue le XXIIe dimanche après la Pentecôte, verset que Pascal cite vers la fin de sa lettre.
  2. Cf. Pensées, fr. 668, T. III, p. 103.
  3. Il semble bien que ce soit là un pseudonyme de Singlin, qui dirigeait Mademoiselle de Rouannez et son frère.
  4. Expression biblique, Ezech. xviii, 31 ; xxxvi, 26.
  5. Marc. XVI, 17 : Signa autem eos, qui crediderint hæc sequentur : In nomine meo dæmonia ejicient : linguis loquentur novis.
  6. Jacqueline. — M. N., doit être Singlin.
  7. Paul. Col. III, 9-10 : Nolite mentiri invicem, expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis et induentes novum eum qui renovatur in agnitionem.
  8. Ms. de l’Oratoire : [il].
  9. Ps. CXLIX, 1 : Cantate Domino canticum novum, psaume chanté à cette époque, le dimanche, à Laudes, comme l’a remarqué Havet.
  10. Vraisemblablement, les deux destinataires de la lettre. Pascal emploie toujours dans ces lettres un langage de convention. La personne du miracle serait Mlle de Rouannez ; et l’autre serait son frère, qui avait secrètement fait vœu de renoncer au monde.
  11. Matth. XIX, 27-29 : Tunc respondens Petrus, dixit ei: Ecce nos reliquimus omnia, et secuti sumus te : quid ergo erit nobis ? Jesus autem dixit illis : Amen dico vobis, quod vos, qui secuti estis me, in regeneratione cum sederit Filius hominis in sede majestatis suæ, sedebitis et vos super sedes duodecim, judicantes duodecim tribus Israël. Et omnis, qui reliquerit domum, vel fratres, aut sorores, aut patrem, aut matrem, aut uxorem, aut filios, aut agros propter nomen meum, centuplum accipiet, et vitam æternam possidebit.
  12. Ms. Guerrier : [la].
  13. Paul. Philip. I, 6 : Confidens hoc ipsum, quia qui cœpit in vobis opus bonum, perficiet et usque in diem Christi Jesu (verset de l'épitre du XXIIe dimanche après la Pentecôte, qui tombait le 5 novembre en 1656).
  14. Paul. I Cor. IX, 27 : Sed castigo corpus meum, et in servitutem redigo : ne forte cùm aliis prædicaverim, ipse reprobus efficiar.
  15. Job. XXXI, 23 : Semper enim quasi tumentes super me fluctus timui Deum. — Fontaine, parlant de Saci, écrit dans ses Mémoires : « Ce qui luy donnoit cette gravité que l'on admiroit, c'est qu'il se disoit sans cesse cette parole de Job..... et je ne croy pas qu'il y ait eu un de ceux qui l'ont connu qui ne l'ait ouïe de sa bouche » (Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, 5e édition, 1888, T. II, p. 328).
  16. Ps. CXI, i : Beatus vir qui timet Dominum.