XCI. Lettres 3 et 4, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (octobre 1656)

XCI. Lettres 3 et 4, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (octobre 1656)
Texte établi par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Hachette (p. 81-90).

XCI
FRAGMENTS DE LETTRES
DE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ

III. (olim : 5)

date présumée: octobre 1656.

IV. (olim : 2)

27 (?) octobre 1656.

Copies au deuxième recueil manuscrit du Père Guerrier,
pp. 126 et 119.




119556
2e série. III 6
.

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
III. (olim : 5)


[octobre 1656](?)[1]


Je ne crains plus rien pour vous, Dieu mercy, et j’ay une esperance admirable. C’est une parole bien consolante que celle de Jesus-Christ : Il sera donné à ceux qui ont dejà[2]. Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup receu ont droit d’esperer davantage, et ainsi ceux qui ont receu extraordinairement doivent esperer extraordinairement. [3]J’essaye autant que je puis de ne m’affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. [4]Je croy que c’est un devoir, et qu’on peche en ne le faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle les pechez sont pechez, [5]c’est seulement parce qu’ils sont contraires à la volonté de Dieu[6] : et ainsi l’essence du peché consistant à avoir une volonté opposée à celle que nous [7]connoissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que quand il nous decouvre sa volonté par les evenemens[8] , ce seroit un peché de ne s’y pas accommoder. J’ay appris que tout ce qui est arrivé a quelque chose d’admirable, puisque la volonté de Dieu y est marquée. Je le loue de tout mon cœur de la continuation [9]parfaite de ses graces, car je vois bien quelles ne diminuent point.

L’affaire du....ne va guere bien : c’est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvemens de Dieu de voir la persecution qui se prépare non- seulement contre les personnes (ce seroit peu), mais contre la verité. Sans mentir, Dieu est bien abandonné. Il me semble que c’est un tems où le service qu’on luy rend luy est bien agreable. Il veut que nous jugions de la grace par la nature, et ainsi il permet de considerer que comme un Prince chassé de son païs par ses sujets a des tendresses extremes pour ceux qui luy demeurent fîdelles dans la revolte publique, de mesme il semble que Dieu considere avec une bonté particuliere ceux qui deffendent aujourd’huy la pureté de la Religion et de la Morale qui est si fort combattüe. Mais il y a cette difference entre les Roys de la terre et le Roy des Roys, que les Princes ne rendent pas leurs sujets fîdelles, mais qu’ils les trouvent tels : au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu’infidelles, et qu’il les rend fîdelles quand ils le sont. De sorte qu’au lieu que les Roys ont une obligation insigne à ceux qui demeurent dans leur obeissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le service de Dieu luy sont eux-mesmes redevables infiniment. Continuons donc à le loüer de cette grace, s’il nous l’a faite, de laquelle nous le louërons dans l’eternité, et prions le qu’il nous la fasse encore, et qu’il ait pitié de nous et de l’Eglise entiere, hors laquelle il n’y a que malediction.

Je prens part au... [10]persecuté dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est reservé des serviteurs cachez, comme il le dit à Elie[11]. Je le prie que nous en soyons bien et comme il faut, en esprit et en verité et sincerement....

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
VI. (olim : 2)


[27(?) octobre 1656][12]

...Il me semble que vous prenez assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la verification en est achevée par l’Eglise, comme vous le verrez par cette sentence de M. le Grand Vicaire. Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paroistre par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter de ces occasions ; puis qu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter nostre foy à le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connoissons avec plus de certitude. Si Dieu se decouvroit continuellement aux hommes, il n’y auroit point de merite à le croire; et, s’il ne se decouvroit jamais, il y auroit peu de foy. Mais il se cache ordinairement, et se decouvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service [13]. Cet etrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impenetrable à la veüe des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la veüe des hommes. Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusques à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il estoit bien plus reconnoissable quand il estoit invisible, que non pas quand il s’est rendu visible[14]. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses Apostres de demeurer avec les hommes jusques à son dernier avenement, il a choisy d’y demeurer dans le plus estrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les especes de l’Eucharistie. C’est ce Sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une manne cachée [15]  ; et je croy qu’Isaïe le voyoit en cet estat, lors qu’il dit en esprit de prophetie : Veritablement tu es un Dieu caché[16]. C’est là le dernier secret où il peut estre. Le voile de la nature qui couvre Dieu a esté penetré par plusieurs infidelles, qui, comme dit S. Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible [17]. Les Chrestiens heretiques l’ont connu à travers son humanité et adorent Jesus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnoistre sous des especes de pain, c’est le propre des seuls Catholiques : il n’y a que nous que Dieu eclaire jusques-là. On peut ajouter à ces considerations le secret de l’ Esprit de Dieu caché encore dans l’Escriture. Car il y a deux sens parfaits, le litteral et le mystique[18] ; et les Juifs s’arrestant à l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre, et ne songent pas à le chercher; de mesme que les impies, voyant les effets naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu’il y en ait un autre autheur ; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jesus-Christ, n’ont pas pensé à y chercher une autre nature : nous n’avons pas pensé que ce fust luy, dit encore Isaïe [19]  ; et de mesme enfin que les heretiques, voyant les apparences parfaites du pain[20] ne pensent pas y chercher une autre substance [21] . Toutes choses couvrent quelque mystere ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrestiens doivent le reconnoistre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens eternels où elles conduisent. Les joyes temporelles couvrent les maux eternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnoistre et servir en tout. [22]Rendons luy des graces infinies de ce que s’estant caché en toutes choses pour les autres, il s’est decouvert en toutes choses et tant de manieres pour nous....

    que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que quand il nous decouvre sa volonté par les evenemens, ce seroit un peché que de ne s’y pas conformer. Cette parole est d’autant plus considerable que celui qui l’a dite l’a pratiquée, et qu’elle est encore plus l’effusion de son cœur que de son esprit. »

  1. La date de cette lettre est très incertaine. Pascal y fait allusion à des événements qu’il est malaisé d’identifier. Il semble bien que « l’affaire qui fait trembler » soit celle du Formulaire, arrêté par l’Assemblée du Clergé, le 4 septembre 1656. Peut-être cependant s’agit-il de négociations que les Jansénistes auraient faites à Rome pour empêcher la nouvelle condamnation des cinq Propositions. La censure fut décidée le 16 octobre, mais elle semble n’avoir été connue en France qu’en mars 1657. Rien d’ailleurs ne nous fait connaître l’existence de négociations de cette nature.
  2. Matth. XIII, 12 : Qui enim habet, dabitur ei, et abundabit.
  3. Le passage qui suit fut inséré dans l’édition des Pensées de 1669. Saci le rappelait dans une lettre qu’il adressa en 1680 à Madame Perier qui venait de perdre son fils aîné (cette lettre se trouve dans les Vies édifiantes des Religieuses de P. R., 1752, T. IV, p. 360): « Je ne doute pas, Mademoiselle, que vous n’aviez eu dans l’esprit cette pensée de Mr votre frere, qui me paroit admirable, et que je n’ai vu qu’en lui seul : Il faut tacher, dit-il, de se consoler dans les plus grands maux, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur, car l’essence du peché consistant à avoir une volonté opposée à celle
  4. Ms. de l’Oratoire et ms. Faugère : [Et].
  5. Ms. de l’Oratoire : c' manque.
  6. Cf. Pensées, fr. 668, T. III, p. 103.
  7. Ms. de l’Oratoire: [avons].
  8. Cf. Pensées, fr. 553, T. II, p. 437 : s Si Dieu nous donnoit des maistres de sa main, oh ! qu’il leur faudroit obeir de bon cœur. La necessité et les evenemens en sont infailliblement. »
  9. Ms. Guerrier : [faite].
  10. Ms. Guerrier : [au † persecuté] ; la copie de Mlle de Théméricourt (Bibliothèque Nationale, ms. fr. 12988) et le ms. de Troyes: [aux 4 persecutez]. Il semble que le signe † de Guerrier a été pris par un copiste pour le chiffre 4. — S’agit-il de quelques prêtres de St Merry, paroisse des Rouannez, persécutés par le curé Amyot et les Jésuites du- rant ces années 1656 et 1657 (cf. Hermant, T. III, pp. 19 et 239) ? On pourrait plutôt supposer que Pascal s’intéresse au sort d’un prêtre poitevin, peut-être le cordelier dont il sera question dans la lettre V, infra p. 160.
  11. III Reg. XVIII, 4 : Tulit [Dominus] centum prophetas, et abscondit eos quinquagenos et quinquagenos in speluncis, et pavit eos pane et aqua.
  12. La sentence dont il est question dans cette lettre est datée du 22 octobre. Aussi M. Ch. Adam a-t-il émis l’hypothèse que la lettre de Pascal avait été écrite ce jour même. Il faut remarquer que Jacqueline, lorsqu’elle écrit à sa sœur le 24, annonce la conclusion des Grands-vicaires, mais ne semble pas connaître encore le texte même de la sentence ; le correspondant ordinaire de Florin Perier ne lui envoie cet écrit que le 27 octobre ; l’impression faite par les amis de Port-Royal a dû demander, selon les habitudes du temps, plusieurs jours. Aussi devrait-on dater cette lettre du 27 octobre, s’il ne paraissait pas surprenant que Pascal ne dise pas un mot de la cérémonie de Port-Royal. Il est vrai que nous n’avons qu’un extrait de la lettre, où l’on a recueilli seulement les pensées d’édification. Ce fragment fut publié en 1740 par le Recueil d’Ultrecht, p. 306.
  13. Cf. Pensées, fr. 430, T. II, p. 337. « Il y a assez de lumiere pour ceux qui ne desirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire » (notes prises en vue d’une conférence faite à Port-Royal). L’édition de 1669 a groupé un grand nombre de pensées sur ce sujet dans le titre 18 : « Dessein de Dieu de se cacher aux uns et de se decouvrir aux autres. » Voir notre section VIII, Pensées, T. III, p. 12 sqq.
  14. Cf. un développement voisin de celui-là dans la seizième Provinciale, infra p. 276.
  15. Apoc. II, 17 : Vincenti dabo manna absconditum.
  16. Isaï. XLV, 15 : Verè tu es Deus absconditus. — Cf. Pensées, fr. 596, T. III, p. 28.
  17. Paul. Rom. I, 18-20: .... qui veritatem Dei in injustitià detinent : quia quod notum est Dei manifestum est in illis, Deus enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, a creaturà mundi, per ea quæ facta sunt, intellecta, conspiciuntur. — Cf. Pensées, fr. 643, T. III, p. 85.
  18. Cf. Pensées, fr. 462 sqq., T. III, p. 84.
  19. Isaï. LIII. 3 : .... et quasi absconditus vultus ejus et despectus, unde nec reputavimus eum. — Cf. Pensées, fr. 763, T. III, p. 212.
  20. Faugère ajoute: [dans l’Eucharistie], mots qui ne se trouvent dans aucun des manuscrits connus.
  21. Cf. Pensées, fr. 862, T. III, p. 307.
  22. Ms. de Faugère: [Et].