XCIX. Lettres 8 et 9, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (décembre 1656)(?)
EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
VIII. (olim : 7)
...Je suis bien aise de l’esperance que vous me
donnez du bon succez de l’affaire dont vous craignez
de la vanité. Il y a à craindre partout, car si elle ne
reüssissoit pas, j’en craindrois cette mauvaise tristesse dont S. Paul dit qu’elle donne la mort
[2], au
lieu qu’il y en a [3]une autre qui donne la vie. Il est
certain que cette affaire-là estoit epineuse, et que si
la personne en sort[4], il y a sujet d’en prendre quelque vanité ; si ce n’est à cause qu’on a prié Dieu pour
cela, et qu’ainsi il doit croire que le bien qui en
viendra sera son ouvrage. Mais si elle reüssissoit
mal, il ne devroit pas en tomber dans l’abattement,
par cette mesme raison qu’on a prié Dieu pour cela, et qu'il y a apparence qu'il s'est approprié
cette affaire : aussi il le faut regarder comme l'autheur
de tous les biens et de tous les maux, excepté le
peché. Je luy repeteray là-dessus ce que j'ay autrefois
rapporté de l'Escriture[5]. Quand vous estes dans les
biens, souvenez-vous des maux que vous meritez, et
quand vous estes dans les maux, souvenez-vous des
biens que vous esperez. Cependant je vous diray
sur le sujet de l'autre personne que vous sçavez, qui
mande qu'elle a bien des choses dans l'esprit qui
l'embarrassent, que je suis bien fasché de la voir en
cet estat. J'ay bien de la douleur de ses peines, et je
voudrois bien l'en pouvoir soulager ; je la prie de ne
point prevenir l'avenir, et de se souvenir que comme
dit Nostre-Seigneur[6] à chaque jour suffit sa malice.
Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de nos fautes. Mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout à nostre egard, et que nous n'y arriverons peut-estre jamais. Le present est le seul temps qui est veritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent estre principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet, qu'on ne pense presque jamais à la vie presente et à l'instant où l'on vit ; mais à celuy où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en estat de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant [7]. NostreSeigneur n'a pas voulu que nostre prevoyance s'etendist plus loin que le jour où nous sommes. C'est les bornes qu'il faut garder, et pour nostre salut, et pour nostre propre repos. Car en verité les preceptes Chrétiens sont les plus pleins de consolations : je dis plus que les maximes du monde.
Je prevois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d'autres, et pour moy. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m'engage dans ces prevoyances, de me renfermer dans mes limites ; je me ramasse dans moy-mesme, et je trouve que je manque à faire plusieurs choses à quoy je suis obligé presentement pour me dissiper en des pensées inutiles de l'avenir, ausquelles, bien loin d'estre obligé de m'arrester, je suis au contraire obligé de ne m'y point arrester. Ce n'est que faute de sçavoir bien connoistre et etudier le present qu'on fait l'entendu pour etudier l'avenir. Ce que je dis là, je le dis pour moy, et non pas pour cette personne, qui a assurement bien plus de vertu et de meditation que moy ; mais je luy represente mon deffaut pour l'empescher d'y tomber ; on se corrige quelquefois mieux par la veüe du mal que par l'exemple du bien ; et il est bon de s'accoutùmer à profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare...
EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
IX. (olim : 8)
...Je plains la personne que vous sçavez
[9] dans
l'inquietude où je sçay qu'elle est, et où je ne
m'etonne pas de la voir. C'est un petit jour du jugement
qui ne peut arriver sans une emotion
universelle de la personne, comme le jugement
general en causera une generale dans le monde,
excepté ceux qui se seront déjà jugez eux-mesmes,
comme elle pretend faire ; cette peine temporelle
garantiroit de l'eternelle, par les merites infinis de
Jesus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ;
c'est ce qui doit la consoler. Nostre joug est aussi le
sien, sans cela il seroit insupportable. Portez,
dit-il[10], mon joug sur vous. Ce n'est pas nostre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. Sçachez, dit-il, que
mon joug est doux et leger. Il n’est leger qu’à luy et
à sa force divine. Je luy voudrois dire qu’elle se souvienne que ces inquietudes ne viennent pas du bien
qui commence d’estre en elle, mais du mal qui y est
encore et qu’il faut diminuer continuellement ; et
qu’il faut qu’elle fasse comme un enfant qui est tiré
par des voleurs d’entre les bras de sa mere, qui ne
le veut point abandonner[11] ; car il ne doit pas accuser
de la violence qu’il souffre la mere qui le retient
amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout
l’Office de l’Avent est bien propre pour donner
courage aux foibles, et on y dit souvent ce mot de
l’Escriture
[12] : Prenez courage, laches et pusillanimes,
voicy vostre Redempteur qui vient ; et on dit
aujourd’huy à Vespres : Prenez de nouvelles forces, et bannissez
desormais toute crainte ; voicy nostre Dieu qui
arrive, et vient pour nous secourir et nous sauver….
- ↑ La date de cette lettre est très incertaine. Nous savons seulement, d’après une citation qui s’y trouve reproduite, qu’elle est postérieure à la lettre VI.
- ↑ II Cor. VII, 10 : Quæ enim secundùm Deum tristitia est, pœnitentiam in salutem stabilem operatur : sæculi autem tristitia mortem operatur.
- ↑ Ms. de l’Oratoire : [un].
- ↑ Ne s’agirait-il pas du projet qu’avait le duc de Rouannez de vendre son gouvernement ? Le texte de la lettre est si vague qu’il permet seulement d’indiquer cette conjecture.
- ↑ Parole de l'Ecclesiastique citée dans la lettre VI, cf. supra p . 222.
- ↑ Matth. VI, 34 : Sufficit diei malitia sua.
- ↑ Cf. un développement analogue, Pensées, fr. 172, T. 11, p. 88.
- ↑ Havet a daté cette lettre du 24 décembre, qui était un dimanche en 1656. Il a cru que, dans la fin de cette lettre, Pascal citait un verset du psaume chanté au Capitule des Vêpres de ce jour : Constantes estote, videbitis auxilium Domini super vos. Mais Pascal traduit ici le verset d'Isaïe cité à la ligne qui précède, verset qui se retrouve dans la Communion chantée à la Messe (et non aux Vêpres) du 3e dimanche de l'Avent (17 décembre).
- ↑ Cette personne est encore Mlle de Rouannez elle-même.
- ↑ Matth. XI, 29-30 : Tollite jugum meum super vos... Jugum enim meum suave est, et omis meum leve.
- ↑ Cette même idée se trouve énoncée en des termes très voisins dans un fragment des Pensées cité supra T. V, p. 409, n. 1.
- ↑ Isaï. XXXV, 4 : Dicite pusillanimis : Confortamini et nolite timere : ecce Deus vester ultionem adducet retributionis. Deus ipse veniet, et salvabit vos.