XCIX. Lettres 8 et 9, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (décembre 1656)(?)

XCIX. Lettres 8 et 9, de Pascal à Mr et à Mlle de Rouannez (décembre 1656)(?)
Texte établi par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Hachette (p. 295-301).

XCI
FRAGMENTS
DE LETTRES DE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ

VIII. (olim : 7)

date présumée: décembre 1656.

IX. (olim : 8)

date présumée : 24 décembre 1656.

Copies au deuxième recueil ms. du Père Guerrier, pp. 132 et 134.

EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
VIII. (olim : 7)


[Decembre 1656(?) [1] ]


...Je suis bien aise de l’esperance que vous me donnez du bon succez de l’affaire dont vous craignez de la vanité. Il y a à craindre partout, car si elle ne reüssissoit pas, j’en craindrois cette mauvaise tristesse dont S. Paul dit qu’elle donne la mort [2], au lieu qu’il y en a [3]une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-là estoit epineuse, et que si la personne en sort[4], il y a sujet d’en prendre quelque vanité ; si ce n’est à cause qu’on a prié Dieu pour cela, et qu’ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si elle reüssissoit mal, il ne devroit pas en tomber dans l’abattement, par cette mesme raison qu’on a prié Dieu pour cela, et qu'il y a apparence qu'il s'est approprié cette affaire : aussi il le faut regarder comme l'autheur de tous les biens et de tous les maux, excepté le peché. Je luy repeteray là-dessus ce que j'ay autrefois rapporté de l'Escriture[5]. Quand vous estes dans les biens, souvenez-vous des maux que vous meritez, et quand vous estes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous esperez. Cependant je vous diray sur le sujet de l'autre personne que vous sçavez, qui mande qu'elle a bien des choses dans l'esprit qui l'embarrassent, que je suis bien fasché de la voir en cet estat. J'ay bien de la douleur de ses peines, et je voudrois bien l'en pouvoir soulager ; je la prie de ne point prevenir l'avenir, et de se souvenir que comme dit Nostre-Seigneur[6] à chaque jour suffit sa malice.

Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu'à avoir regret de nos fautes. Mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout à nostre egard, et que nous n'y arriverons peut-estre jamais. Le present est le seul temps qui est veritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est là où nos pensées doivent estre principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet, qu'on ne pense presque jamais à la vie presente et à l'instant où l'on vit ; mais à celuy où l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en estat de vivre à l'avenir, et jamais de vivre maintenant [7]. NostreSeigneur n'a pas voulu que nostre prevoyance s'etendist plus loin que le jour où nous sommes. C'est les bornes qu'il faut garder, et pour nostre salut, et pour nostre propre repos. Car en verité les preceptes Chrétiens sont les plus pleins de consolations : je dis plus que les maximes du monde.

Je prevois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d'autres, et pour moy. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m'engage dans ces prevoyances, de me renfermer dans mes limites ; je me ramasse dans moy-mesme, et je trouve que je manque à faire plusieurs choses à quoy je suis obligé presentement pour me dissiper en des pensées inutiles de l'avenir, ausquelles, bien loin d'estre obligé de m'arrester, je suis au contraire obligé de ne m'y point arrester. Ce n'est que faute de sçavoir bien connoistre et etudier le present qu'on fait l'entendu pour etudier l'avenir. Ce que je dis là, je le dis pour moy, et non pas pour cette personne, qui a assurement bien plus de vertu et de meditation que moy ; mais je luy represente mon deffaut pour l'empescher d'y tomber ; on se corrige quelquefois mieux par la veüe du mal que par l'exemple du bien ; et il est bon de s'accoutùmer à profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare...



EXTRAIT D'UNE LETTRE DE BLAISE PASCAL
A Mr ET A Mlle DE ROUANNEZ
IX. (olim : 8)


[24(?) Decembre 1656][8] .


...Je plains la personne que vous sçavez [9] dans l'inquietude où je sçay qu'elle est, et où je ne m'etonne pas de la voir. C'est un petit jour du jugement qui ne peut arriver sans une emotion universelle de la personne, comme le jugement general en causera une generale dans le monde, excepté ceux qui se seront déjà jugez eux-mesmes, comme elle pretend faire ; cette peine temporelle garantiroit de l'eternelle, par les merites infinis de Jesus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ; c'est ce qui doit la consoler. Nostre joug est aussi le sien, sans cela il seroit insupportable. Portez, dit-il[10], mon joug sur vous. Ce n'est pas nostre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. Sçachez, dit-il, que mon joug est doux et leger. Il n’est leger qu’à luy et à sa force divine. Je luy voudrois dire qu’elle se souvienne que ces inquietudes ne viennent pas du bien qui commence d’estre en elle, mais du mal qui y est encore et qu’il faut diminuer continuellement ; et qu’il faut qu’elle fasse comme un enfant qui est tiré par des voleurs d’entre les bras de sa mere, qui ne le veut point abandonner[11] ; car il ne doit pas accuser de la violence qu’il souffre la mere qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout l’Office de l’Avent est bien propre pour donner courage aux foibles, et on y dit souvent ce mot de l’Escriture [12] : Prenez courage, laches et pusillanimes, voicy vostre Redempteur qui vient  ; et on dit aujourd’huy à Vespres : Prenez de nouvelles forces, et bannissez desormais toute crainte ; voicy nostre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous sauver….

  1. La date de cette lettre est très incertaine. Nous savons seulement, d’après une citation qui s’y trouve reproduite, qu’elle est postérieure à la lettre VI.
  2. II Cor. VII, 10 : Quæ enim secundùm Deum tristitia est, pœnitentiam in salutem stabilem operatur : sæculi autem tristitia mortem operatur.
  3. Ms. de l’Oratoire : [un].
  4. Ne s’agirait-il pas du projet qu’avait le duc de Rouannez de vendre son gouvernement ? Le texte de la lettre est si vague qu’il permet seulement d’indiquer cette conjecture.
  5. Parole de l'Ecclesiastique citée dans la lettre VI, cf. supra p . 222.
  6. Matth. VI, 34 : Sufficit diei malitia sua.
  7. Cf. un développement analogue, Pensées, fr. 172, T. 11, p. 88.
  8. Havet a daté cette lettre du 24 décembre, qui était un dimanche en 1656. Il a cru que, dans la fin de cette lettre, Pascal citait un verset du psaume chanté au Capitule des Vêpres de ce jour : Constantes estote, videbitis auxilium Domini super vos. Mais Pascal traduit ici le verset d'Isaïe cité à la ligne qui précède, verset qui se retrouve dans la Communion chantée à la Messe (et non aux Vêpres) du 3e dimanche de l'Avent (17 décembre).
  9. Cette personne est encore Mlle de Rouannez elle-même.
  10. Matth. XI, 29-30 : Tollite jugum meum super vos... Jugum enim meum suave est, et omis meum leve.
  11. Cette même idée se trouve énoncée en des termes très voisins dans un fragment des Pensées cité supra T. V, p. 409, n. 1.
  12. Isaï. XXXV, 4 : Dicite pusillanimis : Confortamini et nolite timere : ecce Deus vester ultionem adducet retributionis. Deus ipse veniet, et salvabit vos.