Wyandotté/Chapitre XXV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 301-312).


CHAPITRE XXV.


Chaque pas est lourd, chaque empreinte se voit ; c’est un squelette qui marche, il a un suaire sur les épaules ; il agite sa tête, ses os sont couverts de terre, il retourne chez les morts.
Coxe


La physionomie de Nick reflétait les pensées de son esprit, et ses paroles n’étaient pas trompeuses. Jamais Wyandotté n’oubliait le bien ni le mal qu’on lui avait fait. Après avoir regardé la Hutte avec attention pendant quelque temps, il se retourna et demanda brusquement à ses compagnons

— Pourquoi venir ici ? Pour voir l’ennemi entre vous et le wigwam.

Nick prononça ces paroles à demi-voix, comme s’il croyait nécessaire de se cacher de ceux qui se trouvaient à une si dangereuse proximité. Cette discrétion inspira de la confiance aux deux militaires, qui le crurent disposé à les servir.

— Puis-je me fier à vous comme à un ami ? demanda le capitaine en regardant l’Indien avec fermeté.

— Pourquoi pas vous fier ? Nick pas héros, lui parti. Nick jamais revenir. Wyandotté héros. Qui donc pas se fier à Wyandotté ? Yankees ont toujours regardé lui comme grand chef.

— Je vous prends au mot, Wyandotté, et je vais tout vous dire, afin de me faire de vous un allié. Mais d’abord expliquez-moi pourquoi vous avez quitté la Hutte la nuit dernière ; les amis ne quittent pas leurs amis.

— Pourquoi avoir laissé le wigwam ? Parce que avoir besoin. Wyandotté va quand il veut, et revient quand il veut. Mike venir aussi, aller voir fils à vous, voilà l’histoire, eh !

— Oui, en effet, tout s’est passé comme vous le dites, et je consens à croire que vous aviez d’excellents motifs. Vous serait-il possible de me dire quelque chose de Joël et de ceux qui m’ont abandonné ?

— Avoir rien à dire. Que capitaine regarde, il verra. Les uns coupent, d’autres labourent, d’autres arrachent des mauvaises herbes, d’autres creusent des fossés tout comme autrefois. Hache enterrée ; eux las d’être dans le sentier de la guerre. Est-ce là ce que demande le capitaine ?

— Je vois tout ce que vous me dites. Vous savez alors que ces hommes sont amis avec le parti qui nous attaque ?

— Pas savoir, mais voir. Regardez Indien qui coupe, lui Face Pâle.

— Je vois avec satisfaction que ces hommes ne sont pas tous des Peaux-Rouges.

— Capitaine a raison. Mais ce Mohawk-là, coquin, ennemi de Nick.

Un éclair de fureur passa sur le visage basané de Wyandotté, et il fit avec la main un geste menaçant dans la direction de celui dont il parlait, et qui était un véritable sauvage, appuyé nonchalamment contre un arbre à une si courte distance du roc, qu’on pouvait distinguer ses traits. L’expression vague de la physionomie de cet homme montrait qu’il n’avait pas la conscience de l’approche du danger. C’était l’indifférence de l’Indien dans un état de parfait repos, l’estomac plein, le corps à l’aise et l’esprit paisible.

— Je croyais que Nick n’était pas ici, dit le capitaine tranquillement en souriant au Tuscarora avec un peu d’ironie.

— Capitaine avoir raison. Nick être pas ici heureusement pour ce chien. Trop bas pour que Wyandotté le touche. Mais quoi vous faire ici ?

— Comme je ne vois pas la nécessité de me cacher de vous, Wyandotté (Nick paraissait toujours charmé quand son vrai nom était prononcé), je vous parlerai franchement. Vous avez aussi beaucoup à me dire. Pourquoi êtes-vous ici et comment nous avez-vous découverts ?

— Suivre vos traces. Connaître le pas du capitaine, connaître le pas du sergent, connaître le pas de Mike. Voir tant de pas, moi les suivre. Eux me dire que vous ici. Wyandotté chef, lui rejoindre chef.

— Où avez-vous reconnu la trace de nos pas ?

— Ici, plus loin, là. (Le capitaine Willoughby comprit que l’Indien avait vu des pas à plusieurs endroits). Wyandotté voir le pas d’un ami, pourquoi donc pas le suivre, eh ?

— J’espère que c’est tout, mon vieux guerrier, et que vous nous prouverez que vous êtes vraiment un ami. Nous avons l’espérance de délivrer mon fils, et nous sommes ici pour compter le nombre de nos ennemis.

Les yeux du Tuscarora regardaient attentivement le capitaine tout en écoutant, et il semblait satisfait d’entendre la vérité. Prenant un air d’intérêt, il demanda au capitaine dans quel endroit était détenu le major. Après quelques mots d’explication, les deux hommes se comprirent.

— Capitaine avoir raison, dit Nick, mais beaucoup de guerriers avoir l’œil sur son fils.

— Vous connaissez sa position, Wyandotté, et vous pouvez nous aider si vous en avez la volonté. Qu’un dites-vous, chef ? voulez-vous servir une fois de plus sous les ordres du vieux commandant ?

— Qui servez-vous ? le roi George, ou le Congrès, eh ?

— Ni l’un ni l’autre. Je reste neutre, Tuscarora dans la querelle actuelle. Je me défends personnellement, et les droits que me donne la loi laissent chacun agir comme il l’entend.

— C’est mal. Jamais on doit être neutre dans une guerre. Pas pouvoir aller de deux côtés, mais être pour l’un ou pour l’autre, capitaine.

— Vous pouvez avoir, raison, Nick, mais un homme consciencieux peut penser que ni l’un ni l’autre n’a tout à fait tort, ni tout à fait raison ; et je ne lèverai jamais la hache sans être sûr que la justice est de mon côté.

— L’Indien pas comprendre cela. Il jette la hache à son ennemi ; il scalpe son ennemi ; il ne touche pas à son ami.

— C’est votre façon de faire la guerre Tuscarora, mais ce ne sera jamais la mienne. Je dois sentir que le droit est de mon côté, avant d’ôter la vie à un de mes semblables.

— Capitaine a-t-il toujours parlé ainsi, eh ? Quand lui militaire et que le général ordonnait de tirer sur dix, quarante, cent Français, lui pas disait : Arrêtez, général, n’allons pas si vite, laissez-moi réfléchir. Il prenait son épée et il allait.

Le vieux militaire rougit, car il sentait que l’Indien l’avait trouvé en contradiction avec lui-même.

— J’étais alors dans l’armée, Wyandotté, répondit-il malgré sa confusion, et mon premier devoir était d’obéir aux ordres de mes supérieurs, j’agissais comme un soldat ; maintenant, j’agis comme un homme.

— Chef indien toujours être au service, toujours son plus grand devoir est d’obéir à son supérieur. Il obéit à Manitou et scalpe ses ennemis. Le sentier de la guerre toujours ouvert quand l’ennemi est au bout.

— Nous ne sommes pas dans un endroit convenable pour discuter de telles questions, chef, et nous n’en avons pas le temps. Venez-vous avec nous ?

Nick inclina la tête et fit signe à son compagnon de quitter le rocher. Le capitaine hésita un moment pendant lequel il étudia attentivement la scène qui se passait dans la clairière.

— Qu’en dites-vous, Tuscarora ? le sergent me propose d’assiéger ce retranchement.

— Pas bonne idée, capitaine. Vous faire feu, vous élancer sur eux, bien ! en tuer quatre, six, deux, le reste se sauver. Indiens du moulin entendre les coups de carabine, voir la fumée. Que feront-ils du major, alors ? Allons vers lui, et pensons que lui environné d’ennemis.

En disant ceci, Nick fit de nouveau signe au capitaine de descendre ; celui-ci obéit en silence et rejoignit bientôt ses hommes. Ils furent tous contents de voir Nick, qui était connu pour être un excellent tireur, pour être brave et pour posséder une merveilleuse connaissance des bois.

— Qui conduira ? capitaine ou Nick ? demanda le Tuscarora avec son air sentencieux.

— Och ! quelle créature que ce Nick ! murmura Mike. Le diable me brûle, Jamie, s’il ne traverse pas par-dessus les arbres plutôt que ne pas nous conduire à l’habitation du major.

— Pas une syllabe ne doit être prononcée, dit le capitaine en levant la main. Je vous conduirai ; Wyandotté marchera à mon côté et me donnera tout bas ses conseils ; Joyce sera à l’arrière ; Blodget, vous veillerez sur la gauche pendant que Jamie en fera autant pour la droite. Comme nous approchons des moulins, nous pourrions rencontrer quelques rôdeurs dans les bois ; aussi conduirons-nous notre marche avec la plus grande précaution. Maintenant, suivez-moi et soyez muets.

Le capitaine et Nick se mirent à la tête de la petite troupe, qui les suivit en observant l’ordre qui lui avait été donné de garder le silence. La manière habituelle de traverser les bois pendant les guerres était que l’un marchât derrière l’autre ; puis on suivait un ordre qui a obtenu le nom de file indienne et dont l’objet est de diminuer les traces et de cacher la force des troupes, c’est-à-dire que chaque homme pose son pied dans l’empreinte du pied de celui qui le précède. Dans cette occasion, cependant, le capitaine décida Nick à marcher près de lui, car il n’était pas tout à fait sans inquiétude au sujet de la fidélité du Tuscarora. Ce n’est pas là la raison qu’il lui donna, comme doit bien le supposer le lecteur. En voyant la trace d’un mocassin à côté de celle d’une botte, les rôdeurs pourraient être conduits à penser que les pas marquaient le passage de quelques-uns des hommes de la clairière ou du moulin. Nick approuva tacitement ce raisonnement et vint se placer à côté du capitaine sans faire aucune observation.

Nos aventuriers regardaient de tous côtés, quoiqu’il fût à espérer et à croire que la route qu’ils avaient suivie les mettait à l’abri d’une surprise. Et en effet, ils atteignirent en sûreté les rochers qui continuaient la colline, et se trouvèrent près du précipice, ce qui leur montrait qu’ils avaient été assez loin vers le sud. Là, le précipice était presque perdu dans les basses terres, mais ses bords encore assez distincts pouvaient couvrir la marche de la petite troupe.

Ils descendirent sur le plateau, puis le capitaine et Nick se dirigèrent vers l’est pour arriver derrière les moulins. Comme les bâtiments étaient dans le ravin, il fallait descendre immédiatement et rapidement afin de se trouver à leur proximité. Nick assura à ses compagnons qu’il avait plusieurs fois traversé ce même plateau et qu’il n’y avait rencontré aucune trace de pas, ce qui lui faisait penser que les ennemis n’avaient pas pris la peine de monter sur les rochers qui entouraient le côté occidental du vallon.

Ils s’approchèrent avec précaution du sommet du rocher, dont le flanc gauche était bien protégé par la terrasse placée au-dessus d’eux et qu’ils venaient de descendre. Ce côté gauche n’était guère plus en vue que le droit ; l’arrière était couvert par des amas de terre. Ils atteignirent le bout du ravin sans avoir fait aucune découverte. L’endroit se trouvant favorable, le capitaine s’arrêta à un détour du sentier, bien garni de buissons, qui se trouvait au niveau des bâtiments.

La vallée des moulins, très-étroite, protégeait à peine les habitations et contenait trois ou quatre cabanes pour les ouvriers. Les moulins se trouvaient placés en avant, aussi près que possible du cours de la rivière, tandis que les habitations des travailleurs étaient perchées sur le penchant des rochers ou dans des renfoncements. C’était ainsi qu’était la maison de Daniel le meunier, où l’on supposait que se trouvait le major. Elle se trouvait heureusement au bout du sentier par lequel étaient descendus nos aventuriers. Tout était favorable et avait été pris en considération par le capitaine Willoughby quand il avait conçu le plan de la sortie.

Dès qu’on aperçut la cheminée de la cabane, au-dessus des buissons, le capitaine Willoughby fit faire halte et répéta ses instructions à Joyce en partant aussi bas que possible. Il ordonna au sergent de rester dans sa position actuelle jusqu’à ce qu’on lui fît le signal d’avancer. Le capitaine avait l’intention de descendre seul pour aller aussi près que possible de la laiterie, et pour faire une reconnaissance avant de donner ses derniers ordres. Cette laiterie était sur une pente, et comme il lui fallait de l’ombre et de la fraîcheur à cause du lait qu’on y mettait en réserve dans cette saison de l’année, elle était à demi cachée par les broussailles et les jeunes arbres. Il n’y avait qu’une seule fenêtre, avec des barreaux de bois pour arrêter les chats et autres animaux qui ont du goût pour le lait ; mais sans lattes ni plâtre, ces deux derniers articles composant un luxe qu’on ne rencontrait guère dans les habitations des frontières. Celle-là était pourtant construite solidement ; les crevasses en avaient été bouchées avec du mortier, et avec une porte bien gardée elle pouvait très-bien jouer le rôle de prison, pourvu que le captif fût privé d’instruments tranchants. Toutes ces circonstances étaient bien connues du père quand il pensa à délivrer son fils, et la position des bâtiments avait aussi été calculée dans ses chances de succès.

Aussitôt que ses ordres furent donnés, le capitaine Willoughby prit le sentier et s’avança accompagné seulement de Nick. Il avait annoncé son intention d’envoyer le Tuscarora en avant pour faire une reconnaissance, tandis que lui-même irait entre la pente et les rochers et tâcherait de communiquer avec le major à travers les fentes de la cabane. Sauf les conseils que Nick pouvait lui donner, son plan était de se laisser conduire par les événements et d’agir en conséquence.

— Que Dieu vous bénisse, Joyce ! dit le capitaine en pressant la main du sergent comme il était sur le point de descendre. Nous faisons un service difficile et qui demande toute notre présence d’esprit. S’il m’arrive quelque chose, souvenez-vous que ma femme et mes filles restent sous votre protection.

— Je suivrai les ordres de Votre Honneur, capitaine Willoughby, et vous n’avez pas besoin d’en dire davantage.

Le capitaine sourit à son vieux compagnon, et Joyce, en lui rendant son serrement de main, pensa qu’il n’avait jamais vu le visage mâle de son maître rayonner d’une expression plus calme et plus douce. Les deux aventuriers prirent leurs précautions, et la descente se fit sans bruit. Les hommes placés au-dessus écoutaient en retenant leur haleine, mais les deux guerriers expérimentés ne faisaient pas plus de bruit qu’un chat qui s’approche d’un oiseau.

L’endroit où Joyce resta avec ses hommes était élevé de cinquante pieds au-dessus du toit de la cabane et presque perpendiculaire à l’étroite ouverture qui existait entre les rochers et la pente. Les broussailles et les arbres étaient assez épais pour empêcher que les objets fussent aperçus d’en bas ; cela dépendait de la forme du rocher, qui interceptait même les sons. Joyce s’imagina, néanmoins, qu’il entendait le craquement des branches pendant que le capitaine descendait, et il en augura bien, puisque cela semblait prouver qu’il ne rencontrait pas d’opposition. Une demi-heure de silence suivit, et elle ne fut interrompue que par le bruit de l’eau. Au bout de ce temps, on entendit un cri en face des moulins, et nos hommes apprêtèrent leurs armes dans l’appréhension qu’une découverte n’amenât une catastrophe. Cependant rien ne vint confirmer ces craintes, et un éclat de rire, qui fut évidemment poussé par un homme blanc, servit plutôt à les rassurer. Une autre demi-heure s’écoula sans interruption. Mais Joyce devenait inquiet, ses instructions n’ayant pas prévu l’état des choses. Il allait laisser le commandement à Jamie et descendre lui-même pour faire une reconnaissance, quand il entendit marcher dans le sentier, il n’y avait que la profonde attention des hommes et le soin qu’ils prenaient de retenir leur haleine qui pût leur faire apprécier un son à peine perceptible, mais en ce moment chacun de leurs sens semblait avoir acquis plus de pouvoir. Les carabines furent baissées pour recevoir l’assaillant ; elles furent bientôt relevées quand on reconnut Nick qui arrivait lentement. Le Tuscarora était calme comme si aucun accident n’était venu déconcerter les arrangements, et cependant ses yeux semblaient chercher une personne absente.

— Où est capitaine ? où est major ? demanda-t-il aussitôt qu’il eut regardé tout le monde.

— Nous vous le demandons, Nick, répliqua Joyce. Nous n’avons pas vu le capitaine, et nous n’avons reçu aucun ordre de lui depuis qu’il nous a quittés.

Cette réponse parut causer à l’Indien plus de surprise qu’il n’en montrait habituellement, et il réfléchit avec inquiétude.

— Pouvoir pas rester ici toujours, murmura-t-il. Mieux serait d’aller voir. Eux peuvent venir. Alors trop tard.

Le sergent éprouvait de la répugnance à changer de place sans l’ordre de son chef. Il avait des instructions pour agir dans tous les cas qui pouvaient se présenter, mais il ne savait que faire dans un moment de complète inaction. Pourtant il s’était écoulé deux fois plus de temps qu’il n’en aurait fallu, et ni signal ni coup de feu n’était venu jusqu’à ses oreilles.

— Savez-vous quelque chose du major, Nick ? dit Joyce, déterminé à connaître les faits avant de prendre une décision.

— Major là. Voir lui à la porte ; beaucoup de sentinelles. Mais où est le capitaine ?

— Où l’avez-vous laissé ? il n’y a que vous qui puissiez nous donner de ses nouvelles.

— Derrière la laiterie, sous le roc, au milieu des buissons.

— Il faut y voir. Son Honneur a pu se trouver mal. De telles choses arrivent quelquefois ; et un homme qui combat pour son enfant craint plus, Jamie, que celui qui combat pour un principe général et cela doit être.

— Avoir raison, sergent Joyce, et faire bien de voir par vous-même.

Ces paroles déterminèrent Joyce, qui décida Nick à l’accompagner et à lui servir de guide. L’Indien en parut satisfait et ne demanda aucun délai. En une minute ils atteignirent le passage. Joyce crut bientôt apercevoir une blouse de chasse, et il allait remonter, pensant qu’il avait eu tort d’anticiper sur les ordres. Un seul regard lui enleva ses scrupules, car il vit que son commandant était assis sur un morceau de rocher, le corps penché en avant et appuyé sur le bord d’un des bâtiments. Il paraissait être sans connaissance, et le sergent se hâta de s’approcher pour s’assurer de la vérité.

Joyce toucha le bras du capitaine, celui-ci ne bougea pas. Alors il releva le corps, l’adossa contre les rochers, et recula en s’apercevant que les couleurs de la mort étaient répandues sur ce visage. D’abord il avait pensé qu’il s’était trouvé mal, mais en le changeant de position, il découvrit une petite mare de sang qui annonçait que la violence avait été employée. Quoique les nerfs du sergent fussent aguerris, et qu’il fût méthodique en tout, il ne put s’empêcher de trembler quand il fut certain de la mort de son vieux et bien-aimé commandant. Pourtant il était trop bon soldat pour négliger aucune des choses que nécessitaient les circonstances. En examinant le corps, il découvrit entre deux côtes une profonde blessure qui avait dû être faite avec un couteau ordinaire. Le coup avait traversé le cœur, et, il n’y avait plus à en douter, te capitaine Willoughby était mort ! Il avait rendu le dernier soupir à six pieds de son brave fils qui, ignorant tout ce qui se passait, ne pouvait avoir l’idée que son père était si près de lui et dans une si horrible position.

Joyce était un homme d’une vigoureuse constitution, et en ce moment il se sentait la force d’un géant. Il s’assura d’abord que le blessé ne respirait plus ; puis il mit les bras du mort sur ses épaules, élevant ainsi le corps sur son dos, et quitta la place en prenant moins de précautions que lorsqu’il était arrivé, mais cependant de façon à ne pas s’exposer. Nick examinait ses mouvements avec un regard étonné, et aussitôt qu’il y eut assez d’espace, il l’aida à porter le corps.

Ils sortirent ainsi du sentier en soutenant leur fardeau. Le sergent ne s’arrêta pas même pour respirer, jusqu’à ce qu’il eût atteint le sommet du rocher. Le corps fut respectueusement posé sur la terre, et Joyce recommença son examen avec plus de facilité et de soin, jusqu’à ce qu’il se fût parfaitement assuré que le capitaine avait dû cesser de vivre depuis près d’une heure. Ce fut une triste nouvelle pour la bande. Ces hommes ne s’informèrent pas comment leur excellent maître avait reçu le coup de la mort, ils pensèrent seulement à l’étendue de ce malheur et aux moyens de retourner à la Hutte. Joyce était l’âme du parti ; l’expression de son visage était sévère et impérative, mais tout signe de faiblesse avait disparu. Il donna ses ordres promptement, et ses hommes ne purent s’empêcher de tressaillir en l’entendant parler.

Les carabines furent converties en brancard, le corps fut placé dessus, et les quatre hommes s’avancèrent dans un triste silence. Nick était en tête, indiquant les difficultés du sentier avec une sollicitude et une douceur de manières que jusqu’à présent on n’avait pas remarquées en lui. Il était devenu femme, pour employer une de ses expressions favorites.

Personne ne parlait. Tous marchaient avec bonne volonté, et la retraite se faisait assez rapidement. Nick dirigeait la marche, choisissant le terrain mieux que n’eussent pu le faire les hommes blancs. Il avait souvent traversé toutes ces montagnes en chassant, et les avenues de la forêt lui étaient aussi familières que le sont à un bourgeois les rues de sa ville natale. Il n’offrit pas d’être un des porteurs, c’eût été contraire à ses habitudes. Son appréhension était, à ce qu’il disait, de voir les Mohawks scalper le mort, malheur qu’il désirait éviter autant que Joyce lui-même. Malgré la ferme résolution de tous ces hommes, la marche fut longue et pénible. La distance était de plus de deux milles, et ils avaient contre eux les inégalités et les obstacles de la forêt. Cependant leur force et leur persévérance vainquirent toutes les difficultés, et au bout de deux heures ils atteignirent l’endroit où il devenait nécessaire d’entrer dans le lit du ruisseau ou d’exposer le triste cortège à être vu des rôdeurs qui pouvaient se trouver derrière la Hutte.

Le courage du désespoir avait soutenu ces hommes pendant leur marche. Ils n’avaient pas réfléchi, et cette circonstance les avait favorisés ; car la hardiesse rencontre moins de difficultés dans les guerres que l’inquiétude et la timidité ; mais l’embarras qui se présentait maintenant était plus difficile à surmonter que les autres. On allait se trouver en présence de la famille du mort ; il fallait apprendre à sa femme et à ses filles le malheur que la divine providence avait tout à coup envoyé sur leur maison.

— Mettez le corps par terre, mes braves, et arrêtez-vous, dit Joyce avec autorité, quoique sa voix tremblât. Nous devons nous consulter pour savoir ce que nous allons faire.

On déposa le cadavre sur l’herbe, le visage un peu élevé, les membres allongés ; enfin tout fut disposé avec un soin qui prouvait le profond respect qu’on avait pour ces dépouilles, même depuis que le noble esprit qui les animait était parti. Mike seul ne put s’empêcher de parler. L’honnête garçon prit une des mains de son maître, la baisa avec une vive affection, et commença son monologue d’un ton ému qui montrait qu’il n’appréhendait rien.

— Vous n’aviez pas besoin d’un prêtre ni de l’extrême-onction, dit-il. Les gens comme vous gardent toujours leur conscience pure ; et le couteau qu’on a enfoncé dans votre cœur n’y a rien trouvé de honteux. Quel chagrin pour moi ! c’est une perte aussi grande que si j’avais appris que la vieille Irlande s’est enfoncée dans la mer ; ce qui ne peut jamais arriver et ce qui n’arrivera jamais, pas même au dernier jour ; car le monde sera brûlé et non pas noyé. Et qui portera cette nouvelle à la maîtresse, et à miss Beuly, et à la jolie miss Maud, et à l’enfant par-dessus le marché ? Le diable me brûle, si c’est Michel O’Hearn, qui a déjà assez de son chagrin. Sergent, ce sera donc vous ? Je plains l’homme qui s’acquittera de ce message.

— Personne ne me verra m’exempter d’un devoir, O’Hearn, dit Joyce avec fermeté, quoiqu’en retenant avec peine ses larmes qui n’avaient point coulé depuis vingt ans. Le devoir est le devoir, et il doit être fait. Caporal Allen, vous voyez l’état des choses ; Dieu bénisse mistress Willoughby et l’ait en sa sainte garde, ainsi que les jeunes dames. Il faut pourtant délibérer. Vous qui êtes le plus vieux, donnez-nous d’abord votre opinion.

— Le chagrin est un hôte toujours mal reçu, qu’il soit attendu ou non. Nos consolations se briseront contre les sentiments de la nature. Je me vois rien de mieux que d’envoyer un messager qui préparera les dames à voir arriver la vérité sous la forme de la mort.

— J’y ai déjà pensé. Voulez-vous vous en charger, Jamie, vous qui êtes vieux et discret ?

— Non, non. Vous ferez mieux d’envoyer un homme plus jeune que moi. L’âge a affaibli ma mémoire, et je pourrais raconter mal les circonstances. Mais vous avez Blodget : son esprit est vif et sa langue prompte.

— Je n’irais pas, maçon, quand on me donnerait dix propriétés comme celle-ci, s’écria le jeune homme en reculant d’un pas comme il eût pu le faire devant un ennemi redoutable. D’ailleurs, sergent, vous avez Michel, qui n’est pas de notre église, et qui se raffermira le cœur pour remplir cette commission.

— Vous entendez, O’Hearn, dit le sergent chacun semble espérer que c’est vous qui remplirez ce devoir.

— Devoir ! Vous appelez un devoir pour un homme dans ma situation, de briser le cœur de la maîtresse, de miss Beuly, de la jolie miss Maud et de l’enfant ; car les enfants ont des cœurs aussi bien que les hommes. Le diable me brûle, si vous me faites annoncer que le capitaine est mort. Je dois vous obéir comme à mon caporal et à mon sergent, puisque je suis soldat et que vous représentez le capitaine, auquel j’obéirais encore si son âme n’était pas séparée de son corps ; mais il n’était pas homme à désirer qu’un fidèle serviteur affligeât sa femme ; et je ne me chargerai jamais d’un tel message.

— Nick ira, dit l’Indien avec calme. Il a l’habitude de porter des messages ; il en portait pour le capitaine, il le fera encore une fois.

— C’est bien, Nick, allez, puisque vous êtes ainsi disposé, répondit Joyce qui aurait accepté les services d’un Chinois plutôt que de faire lui-même la commission. Rappelez-vous qu’il faut parler doucement à ces dames et ne pas leur annoncer les nouvelles trop brusquement.

— Oui, squaw avoir le cœur tendre. Nick le sait. Avoir eu mère, avoir eu femme, avoir eu fille.

— Très-bien. C’est un avantage de plus, mes amis, car Nick est le seul homme marié parmi nous, et les hommes mariés connaissent mieux les femmes que ne les connaissent les célibataires.

Joyce eut avec le Tuscarora un entretien secret qui dura cinq ou six minutes, puis ce dernier sauta dans le lit du ruisseau et fut bientôt caché par les buissons.