Wyandotté/Chapitre XXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 290-301).


CHAPITRE XXIV.


Marchez, marchez, marchez. Ils font du bruit en marchant ; comme ils vont vite ! ils vont à la mort !
Coxe


Le temps que Maud avait consumé à méditer sur la boîte et sur son contenu, avait été employé par le capitaine en préparatifs pour son entreprise. Joyce, le jeune Blodget, Jamie et Mike, conduits par leur chef, composaient en personne, toute la troupe. Chacun d’eux avait préparé ses armes, ses munitions et ses provisions, afin d’être prêt à l’heure. Aussi quand le capitaine Willoughby eut pris congé de sa famille, il trouva ses hommes disposés à partir.

La première chose à faire, était de quitter la Hutte sans être vu. Joël et ses amis travaillaient encore dans les champs, mais ils évitaient tous soigneusement de se tourner du côté du Rocher qui les eût mis à la portée des mousquets ; c’est ce qui faisait que ce côté n’était pas espionné, à moins que les Indiens ne se trouvassent dans les bois vers cette direction. Cependant comme Mike avait passé par là, il y avait peu de temps, il était probable que les Indiens restaient dans le voisinage des moulins, où ils comptaient s’installer. L’intention du capitaine était d’effectuer une sortie par le ruisseau, derrière la maison, et de gagner les bois à couvert sous les broussailles, comme on l’avait déjà fait si souvent depuis l’invasion.

La grande difficulté était d’atteindre le ruisseau sans se mettre en vue. On était facilité par le moyen qu’avait trouvé Joël, l’inspecteur ayant pris toutes les précautions possibles pour ne pas être découvert. La distance entre les palissades et la base des rochers était de quarante à cinquante pas, et entièrement à découvert ; il fallait la traverser sans être aperçu de ceux dont les regards pouvaient être tournés par là. Après beaucoup de réflexions, le capitaine et le sergent se déterminèrent à agir de la façon suivante : Blodget passa le premier par le trou et se laissa glisser jusqu’au ruisseau. Là, un buisson fort épais le cacha suffisamment, les broussailles s’étendant le long des rochers qui bordaient la rive. Une fois dans ces taillis, il n’y avait pas à craindre d’être découvert. Aussitôt qu’on fut certain que le jeune homme était sous la fenêtre le plus à l’est de l’aile du nord, et la seule qui fût au-dessus des broussailles, on lui descendit les carabines deux par deux ; personne ne parut à la fenêtre, pendant cette opération. On réussit facilement ; les secousses de la corde étaient suffisantes pour annoncer quand il fallait la remonter. Les munitions suivirent bientôt, et enfin tout le matériel offensif et défensif se trouva réuni sur le bord du ruisseau.

Ensuite les hommes descendirent un à un en suivant les mêmes précautions que Blodget. Chaque homme avait ses provisions, et sur lui un pistolet, un couteau ou autre chose. En une demi-heure, les quatre hommes étaient armés et cachés sous les broussailles ; ils attendaient leur chef. Le capitaine Willoughby n’avait plus qu’à donner quelques instructions à ceux qu’il laissait dans la Hutte, et à suivre ses compagnons.

Pline l’ancien, en vertu de ses années et de son expérience des guerres indiennes, eut le commandement de la garnison en l’absence du maître. S’il était resté seulement un blanc au Rocher, il n’en aurait pas été ainsi, car il aurait semblé contraire aux lois de la nature qu’un nègre commandât à un homme d’une autre couleur. Toutefois, non-seulement sa vieille maîtresse mais encore les deux jeunes filles devaient exercer sur lui une autorité sans bornes. Le capitaine lui donna ses derniers ordres, lui recommandant d’être vigilant, et surtout de tenir les portes fermées.

Aussitôt qu’il eut fini, le capitaine alla trouver sa femme et ses enfants pour les embrasser une dernière fois. Ne voulant pas les inquiéter davantage, il leur dit adieu affectueusement, mais sans trop de solennité.

— Je ne verrai d’autres signes de succès, Hugh, dit sa femme en pleurant, que votre retour et celui de notre cher fils. Quand je vous tiendrai tous deux dans mes bras, je me sentirai heureuse, tous les Indiens du continent fussent-ils dans la vallée.

— Ne calculez pas le temps, Wilhelmina, votre cœur trop tendre voyage quelquefois de façon à vous chagriner inutilement. Souvenez-vous que nous avancerons avec beaucoup de précaution pour aller et venir, et que nous aurons besoin de plusieurs heures pour faire le détour que je médite. J’espère vous revoir avant le coucher du soleil, un retard nous mènerait jusqu’à la nuit, et il peut devenir nécessaire de différer l’attaque jusqu’à ce moment.

C’était une triste nouvelle pour les femmes, mais elles l’écoutèrent avec calme, et tâchèrent autant qu’elles purent de se montrer résignées : ce fut les yeux baignés de larmes que Beulah reçut le baiser de son père et sa bénédiction, puis elle pressa son petit Evert sur son cœur. Maud fut embrassée la dernière, et le capitaine l’entraîna doucement dans la cour, en l’exhortant à ranimer les esprits de sa mère par son courage et sa fermeté.

— Bob reviendra bientôt à la Hutte, ajouta-t-il, et nous nous trouverons tous dédommagés des périls que nous aurons courus. Tous, excepté vous, petite querelleuse, car votre mère m’a dit qu’avec les caprices ordinaires de votre sexe vous aviez éloigné de vous ce pauvre garçon.

— Mon père !

— Oh ! je sais que ce n’est pas très-sérieux, et cependant Beulah m’a dit que vous l’aviez appelé une fois major d’infanterie.

— L’ai-je dit ? répondit Maud, craignant de trahir son secret. Ma langue ne parle pas toujours comme mon cœur.

— Je le sais, mignonne, et ça ne me regarde pas. Traitez le fils comme vous voudrez, Maud, je suis certain que vous aimerez toujours le père. — Il la pressa sur son cœur et l’embrassa sur le front, sur les yeux et sur les joues. — Vous avez vos papiers, Maud, et vous pouvez facilement prendre connaissance de vos intérêts. Quand vous examinerez le tout, vous verrez que chaque shelling de votre fortune a été mis de côté, et que vous vous trouverez, petite méchante, être quelque chose comme une grande héritière.

— Pourquoi me dites vous cela, mon cher père ? vos paroles me font peur.

— Cela ne doit pas être, ma chère. Le danger ne peut augmenter quand on est préparé à le rencontrer.

Maud tomba sur le sein de son père et sanglota. Jamais il n’avait fait de si claires allusions aux véritables relations qui existaient entre eux ; les papiers qu’elle possédait parlant d’eux-mêmes, ils lui avaient été remis sans explication. Toutefois, comme le capitaine ne paraissait pas disposé à aller plus loin pour le moment, la pauvre fille s’efforça de se contenir, et y réussit en partie ; elle se leva et reçut la bénédiction de son père, qu’il lui donna tendrement et solennellement, puis elle le vit partir avec un calme qui l’étonna elle-même.

Il nous faut maintenant quitter le groupe intéressant qui reste à la Hutte, et accompagner nos aventuriers dans leur marche.

Le capitaine Willoughby fut obligé d’imiter ses hommes pour sortir des palissades. Il s’était vêtu dans cette occasion d’une blouse de chasse américaine dont il se servait rarement, ce qui diminuait les chances qu’il aurait pu avoir d’être reconnu. Joyce avait un costume semblable ; mais ni Jamie, ni Mike, ne purent se décider à prendre un vêtement que tous deux ils prétendaient ressembler beaucoup à celui des Indiens. Pour Blodget il était vêtu comme un ouvrier.

Aussitôt qu’il fut au bas du rocher, le capitaine le fit savoir au vieux Pline en se servant de la parole avec précaution, mais pourtant assez haut pour être entendu de la galerie du toit placée directement au-dessus de sa tête. Le noir avait reçu l’ordre de veiller sur Joël et ses compagnons, afin de s’assurer si rien dans leurs mouvements ne trahissait une certaine connaissance de ce qui se passait dans la Hutte. Le rapport fut favorable. Pline dit à son maître : — Tous ces hommes travailler, Monsieur, tout comme avant ; Joël être occupé à labourer. Pas un œil tourné par ici, maître.

Encouragée par cette assurance, la petite troupe traversa les taillis qui bornaient cette partie du pied des rochers, puis elle entra dans le lit du ruisseau. On était au mois de septembre, et l’eau était si basse qu’ils purent suivre à pied sec le bord du ruisseau en se posant sur chaque pierre. On se servit de cet expédient chaque fois que les circonstances le permettaient, afin de laisser aussi peu de traces que possible. Les détours du ruisseau empêchaient la vue de s’étendre, et les épaisses broussailles qui étaient sur les bords protégeaient les hommes.

Le capitaine Willoughby avait d’abord appréhendé un assaut de ce côté. Cependant l’élévation de la maison lui donnait un avantage que ne pouvait pas posséder un ennemi placé plus bas, et d’ailleurs le Rocher offrait de ce côté de sérieux obstacles à une surprise. Il emmena ses hommes en tenant son regard attaché sur l’étroit chemin qui se déroulait devant eux, comme pour s’assurer que chaque détour n’allait pas le mettre en face d’un parti ennemi. Heureusement qu’ils ne firent pas une telle rencontre, et ils gagnèrent la lisière de la forêt sans voir apparaître personne et sans avoir été découverts. Derrière les bâtiments, dans le bois, se trouvait un petit bras du ruisseau. Il y avait là une vue admirable que Maud avait souvent fait admirer à la famille et qu’elle avait esquissée. Le capitaine fit halte et donna au vieux Pline un signal dont il attendit la réponse. Elle fut encore favorable ; le nègre lui fit signe que tout allait bien ; puis le fidèle serviteur se hâta d’aller trouver sa maîtresse pour lui dire que la petite troupe était arrivée en sûreté dans la forêt. Pendant ce temps, nos aventuriers montaient le long du ruisseau et poursuivaient leur route par un chemin plus solide.

Le capitaine Willoughby et ses hommes se trouvaient maintenant tout à fait engagés, et chacun sentait l’importance et la gravité du devoir qu’il avait à remplir. Mike se trouva obligé d’obéir à l’ordre de rester silencieux, car le son de la voix pouvait faire connaître leur passage à quelques-unes des sentinelles de l’ennemi. Ils usèrent aussi de précautions en marchant sur le bois mort dont le craquement pouvait les trahir.

On entendait le bruit de la hache des bûcherons derrière les cabanes, où ils éclaircissaient une partie boisée, selon l’ordre du capitaine, qui avait le double but de se procurer du bois de chauffage et d’agrandir son verger. Cette petite clairière était à un quart de mille de la plaine. Passer entre cette clairière et les cabanes eût été trop hasardeux, et il fallut diriger là marche de manière à éviter les habitations.

Les sentiers des bestiaux furent suivis, Mike connaissant parfaitement toutes leurs sinuosités. Le capitaine et le sergent portaient chacun une boussole de poche, sans laquelle on n’eût pu s’aventurer bien loin dans la forêt. Les coups de hache guidaient aussi nos aventuriers, et ils purent bientôt s’assurer des progrès qu’ils avaient faits et du degré de sécurité qu’ils pouvaient avoir.

Le lecteur se rendra probablement compte de la nature du terrain sur lequel s’avançait ainsi la petite troupe. Le site du vieil étang des Castors a déjà été décrit. La vallée, vers le sud, se terminait aux rochers du moulin et devenait un vaste ravin ; à l’est, il y avait de hautes montagnes ; au nord, le terrain, nivelé, s’étendait à plusieurs milles ; à l’ouest, le long de la route que suivaient nos hommes, la forêt montrait ses riches surfaces boisées, pleines de promesses pour l’avenir. La plus haute des élévations était près de la Hutte, et c’est ce qui donnait à l’habitation l’aspect d’une vallée.

Le projet du capitaine Willoughby était de gagner le sommet de cette colline qui pourrait le guider, puisqu’elle terminait la ligne de rochers et atteignait la chute d’eau située derrière les moulins. Il se trouverait tout à fait au delà de la clairière, et tournerait ainsi le camp de l’ennemi. Une fois arrivé à ce brusque changement de terrain, causé par quelques phénomènes géologiques qui avaient arraché le rocher de sa base, il ne pourrait plus s’égarer, puisque ces marques raboteuses devaient le diriger vers l’endroit qu’il savait être occupé par le corps ennemi.

En une demi-heure, ils atteignirent le sommet, puis ils changèrent leur marche et se dirigèrent vers le sud.

— Le bruit des cognées se rapproche de plus en plus, sergent, fit observer le capitaine Willoughby après avoir longtemps marché dans un profond silence. Nous devons arriver près de l’endroit où sont les travailleurs.

— Que Votre Honneur réfléchisse sur toutes les raisons qui rendent ces camarades si actifs dans un moment comme celui-ci. Ça me fait l’effet d’une espèce d’embuscade.

— Ce n’est pas une embuscade, Joyce, puisqu’on ne nous suppose pas en route. D’ailleurs une embuscade ne se pratique pas sur une garnison.

— Je demande pardon à Votre Honneur ; pourquoi dans une sortie ne serait-on pas attaqué aussi bien qu’en marche ?

— Dans ce sens, vous pouvez avoir raison, et maintenant que vous m’y faites penser, je trouve étrange qu’on travaille avec tant d’ardeur dans ce moment-ci. Nous nous arrêterons quand nous serons près d’eux, et alors vous et moi nous reconnaîtrons les hommes et nous prendrons par nous-mêmes connaissance des choses.

— Je me souviens, Monsieur, que lorsque Votre Honneur conduisit deux compagnies des nôtres et une de Royal-Irlandais pour observer l’armée française la veille de l’attaque…

— Votre mémoire vous sert mal, Joyce, interrompit le capitaine en souriant ; nous étions bien loin de les attaquer, puisque nous avions perdu deux mille hommes de plus qu’eux.

— J’ai toujours considéré une attaque militaire comme devant réussir. Nous n’avons jamais eu une meilleure position, et quoique nous ayons été forcés de nous en aller, je maintiens cet assaut aussi bon que s’il avait été fait.

— C’est votre point de vue, Joyce. Je me souviens en effet que la veille de votre assaut je suis sorti avec trois compagnies. Nous craignions une embuscade.

— C’est justement ce que je voulais dire, Votre Honneur. Le général vous envoyait comme vieux capitaine, avec trois compagnies, pour fermer la trappe avant qu’il fût exposé à mettre son pied dedans.

— L’effet désiré a été produit.

— De mieux en mieux, Monsieur ; je me souviens qu’on tirait sur nous, et que nous avions perdu dix ou quinze hommes ; mais je ne pourrais pas dire si nous avons été vainqueurs, car le jour suivant on ne parlait plus de cette affaire.

— Le lendemain, nous avions bien autre chose pour occuper nos esprits. Ce fut une sanglante et triste journée pour l’Angleterre et ses colonies.

— Et pourtant notre sortie, comme vous le dites vous-même, avait été utile.

— C’est vrai, Joyce, mais les calamités du lendemain empêchèrent notre petit succès d’être mentionné dans le rapport du général. Mais à quoi tend tout ceci ? À quoi cela nous conduira-t-il ?

— C’était simplement un respectueux avis, Votre Honneur. Qu’un de nous, selon nos anciennes règles, soit envoyé pour reconnaître la clairière, tandis que le commandant en chef restera avec le gros de la troupe.

— Je vous remercie, sergent, et je ne manquerai pas de vous employer quand l’occasion le demandera. Dans ce moment, mon intention est que nous allions ensemble à la découverte, laissant nos hommes reprendre haleine, dans une cachette convenable.

Joyce se montra satisfait. Aussitôt que le bruit des haches montra qu’on s’était assez avancé, et que la nature du terrain convainquit le capitaine qu’il se trouvait précisément où il désirait être, il fit faire halte à ses hommes, et les laissa à couvert sous la cime d’un arbre tombé. Cette précaution fut prise de peur qu’en rôdant quelque sauvage ne les aperçût s’ils restaient dans les endroits découverts de la forêt pendant l’absence du capitaine.

Ces dispositions prises, le capitaine et le sergent, après avoir examiné les amorces de leurs armes, se dirigèrent avec les précautions nécessaires vers la clairière. Le bruit des cognées les guidait suffisamment, et, avant qu’ils fussent bien loin, la lumière qu’ils voyaient briller à travers les arbres leur prouva qu’ils approchaient d’une ouverture de la forêt.

— Appuyons à gauche Votre Honneur, dit respectueusement Joyce. Il y a dans cette direction un rocher qui a vue sur la clairière, et d’où nous pourrons même apercevoir la Hutte. Je m’y suis souvent assis pendant la chasse, quand j’étais fatigué ; car la meilleure chose, après celle d’être chez soi, c’est de voir sa maison.

— Je me souviens de cet endroit, Joyce, et j’aime votre conseil, répondit le capitaine avec un empressement qui ne lui était pas habituel. Je marcherai avec un cœur plus léger, quand j’aurai jeté un coup d’œil sur le Rocher et que je me serai assuré de sa sécurité.

Ils se dirigèrent rapidement vers l’endroit en question. Ce roc isolé s’élevait de quinze à vingt pieds au-dessus de la surface de la terre, et avait une largeur double de sa hauteur. C’était une de ces élévations communes dans les forêts et qui ne peuvent intéresser que les géologues. Il n’était pas difficile de le découvrir, et la recherche fut bientôt couronnée de succès. Nos deux soldats se trouvèrent au pied du roc, dont le sommet était couvert de buissons d’autres branchages environnaient sa base, c’est-à-dire l’endroit où il se joignait à la terre.

Joyce monta le premier, laissant sa carabine au capitaine, qui le suivit après lui avoir passé les armes ; ni l’un ni l’autre n’était disposé à bouger sans ces importants auxiliaires. Une fois sur le roc, ils se dirigèrent avec précaution vers le côté est, en ayant soin de ne pas aller plus loin que le couvert, puis ils s’arrêtèrent et regardèrent attentivement la scène qui s’étendait devant eux, à travers les ouvertures pratiquées dans les broussailles.

À l’étonnement du capitaine, il se trouva à une demi-portée de mousquet des ennemis. Un bivouac régulier avait été formé autour de la source au centre de la clairière, et l’on avait renversé des arbres pour former une espèce de grossier retranchement. En un mot, on avait fait un de ces campements qui sont si difficiles à emporter sans artillerie surtout quand ils sont bien défendus. Placés comme l’étaient les Indiens, un assaut aurait exposé les assaillants, et la source apportait à la garnison de l’eau en abondance.

Il y avait dans cet arrangement un ordre et une méthode qui surprirent nos deux vieux soldats. Que les Indiens eussent eu d’eux-mêmes recours à cet expédient, ni l’un ni l’autre ne le croyait ; les blancs de la Mohawk, peu soigneux, ignorants et inexpérimentés, n’auraient pas non plus adopté ce système de défense sans les conseils d’une personne instruite des usages habituels des guerres de frontières. Il est vrai que de tels individus n’étaient pas difficiles à trouver, et c’était une preuve que des gens prétendant, à tort ou à raison, exercer une certaine autorité, étaient présents.

Il y avait quelque chose de singulier et d’imprévu dans la manière dont étaient organisés les étrangers à ce moment où, en apparence, ils ne faisaient rien, et ne se préparaient pour aucun service. Joyce, qui était un homme méthodique et accoutumé à évaluer la force des troupes, ne compta pas moins de quarante-neuf de ces aventuriers, dont le plus grand nombre étaient placés près du retranchement ; les autres se promenaient en causant autour de la clairière, et sans paraître avoir de dessein bien arrêté.

— C’est la plus extraordinaire expédition militaire que j’aie jamais vue, murmura Joyce après qu’ils eurent examiné la position en silence pendant une minute. J’avoue que cet ouvrage n’est pas mal fait, et ils pourraient soutenir un assaut ; mais ils n’ont pas de corps de garde, pas seulement une sentinelle. C’est un affront pour la tactique, capitaine Willoughby, et un tel affront, que nous emporterons le poste par surprise si tous se trouvent aussi offensés que moi.

— Il n’est pas temps de faire des actions téméraires et de s’occuper de sentiments exagérés, Joyce. Si mon brave fils était avec nous, je crois pourtant que nous pourrions attaquer ces hommes, et avec des chances de succès.

— Oui, Votre Honneur, et sans lui aussi. Un feu couvert et une vigoureuse charge repousseraient ces coquins dans les bois.

— Où ils se rallieraient, reviendraient nous assaillir, et nous mettraient peut-être dans l’obligation de nous rendre ou de mourir de faim. À tout événement, nous ne pouvons rien entreprendre de la sorte avant d’avoir délivré le major Willoughby. Mes espérances ont beaucoup augmenté depuis que j’ai vu que c’est ici que l’ennemi a son poste principal, à peu près à un demi-mille du moulin, même en prenant la ligne droite. — Vous avez compté les ennemis ?

— Il y en a quarante-neuf ici, et peut-être huit ou dix qui dorment dans les branchages, car j’en ai aperçu quelques-uns qui lèvent la tête de temps en temps. Regardez, Votre Honneur peut voir comme moi.

— Que puis-je voir, sergent ? Il n’y a pas de changement visible.

— Seulement un Indien qui coupe du bois, et qui me fait l’effet d’un homme blanc qui s’est fait peindre.

Le lecteur sait que ces hommes étaient tous Indiens en apparence, avec le visage et les mains de cette couleur rouge bien connue qui annonce les Américains aborigènes. Les deux militaires découvrirent que ces apparences étaient trompeuses, et que les Hommes Rouges étaient mêlés avec des Faces Pâles. Mais les ennemis se croyaient si bien à l’abri dans leur position actuelle, que l’un de ces faux Indiens était monté sur un arbre, avait pris une hache des mains de son propriétaire, et commençait à couper avec une vigueur et une adresse qui ne pouvait appartenir qu’à un bûcheron expérimenté.

— C’est assez bien pour une Peau-Rouge, dit Joyce en souriant ; s’il n’y a pas du sang blanc dans ce bras plutôt que du sang indien, je consens à lui donner le mien. Avancez dans ce chemin, Votre Honneur, seulement un pas ou deux ; là, en regardant à travers l’ouverture, juste au-dessus de l’endroit où ce prétendu Indien éparpille ses copeaux comme si c’étaient autant de grains d’orge destinés aux poulets, vous apercevrez la Hutte.

En effet, en changeant un peu sa position, le capitaine put voir parfaitement les bâtiments du Rocher. Il est vrai qu’il n’apercevait ni la pelouse, ni toutes les palissades, mais seulement l’aile occidentale et une partie des habitations. Tout paraissait aussi tranquille au dedans et au dehors que si l’on eût été dans un désert. Il y avait dans ce silence quelque chose d’imposant, et le capitaine pensa que s’il avait été frappé du mystère qui accompagnait l’inaction et la tranquillité des ennemis, ils avaient pu éprouver les mêmes sensations en voyant le repos de la Hutte et la sécurité apparente de la garnison. En effet, la désertion de Joël et les informations qu’il avait apportées avec lui devaient avoir contribué à donner des doutes à l’ennemi. Hélas ! il n’était pas probable qu’on pourrait en imposer longtemps par ce semblant de calme.

Le capitaine Willoughby sentit les larmes lui monter aux yeux à la vue de cette habitation qui contenait tout ce qui lui était cher. Joyce la contempla aussi avec plaisir : il y demeurait depuis tant d’années ! il avait toujours pensé qu’il y mourrait. Uni avec son ancien commandant par un lien qui ne pouvait se rompre, il était impossible que le sergent pût sans émotion voir l’endroit où il avait laissé tant de précieuses marques de la protection de la Providence. Chacun d’eux se taisait. Les haches seules rompaient le silence des bois, et pour des oreilles accoutumées à ce bruit, cela n’offrait aucun inconvénient. Au milieu de ce calme, les taillis du Rocher remuèrent comme au passage d’un écureuil ou d’un serpent. Le capitaine Willoughby se retourna, s’attendant à voir quelque animal de ce genre, mais il n’aperçut qu’une face basanée et deux yeux brillants qui se trouvaient à la portée de son bras. Celui qui apparaissait ainsi était un véritable Indien, et l’instant n’admettant pas de réflexion, le vieil officier prit son poignard et levait déjà le bras pour frapper, quand Joyce arrêta le coup.

— C’est Nick, Votre Honneur, dit le sergent. Est-il ami ou ennemi ?

— Il nous le dira lui-même, répondit le capitaine en baissant sa main d’un air de doute. Laissons-le parler.

Nick s’avança et se posa calme et sans crainte à côté des deux hommes blancs. Son regard était féroce et ses mouvements indécis. Il pouvait les trahir, et ils se sentaient peu tranquilles. Mais le hasard avait amené Nick directement en face de l’ouverture qui laissait voir la Hutte. En allant de l’un à l’autre des deux militaires, son œil rencontra l’Habitation, et il resta où il était comme par le charme d’une fascination. La férocité s’effaça graduellement de sa physionomie, qui devint humaine et douce.

— Squaws dans le wigwam, dit le Tuscarora en montrant la maison avec sa main. Vieille squaw et jeune squaw être bonnes. Wyandotté malade, elles ont soigné lui. Sang est dans le corps de l’Indien. Jamais oublier bien, jamais oublier mal.