Wyandotté/Chapitre XVIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 223-234).


CHAPITRE XVIII.


Pour embellir ma liste, la nature me désignerait bien de ces beaux faits qui honorent l’espèce humaine ; mais je n’en trouve pas ici : d’abord portés au bien, ces esprits égarés par leurs passions se laissent entraîner vers le mal.
Cook


On ne s’alarma pas d’abord de la disparition de M. Woods. Une heure s’était écoulée avant que le capitaine eût cru nécessaire de parler de ce nouvel événement à sa famille, et l’inquiétude s’empara enfin de l’esprit des trois femmes auxquelles cette entreprise avait donné tant d’espérance.

— Que pouvons-nous faire, Willoughby ? demanda la tendre mère déjà réduite au désespoir. J’irai moi-même chercher mon fils ; ils me respecteront, moi, une femme et une mère.

— Que vous connaissez peu l’ennemi avec lequel nous traitons, Wilhelmina ! sans cela cette pensée téméraire ne traverserait pas votre esprit. Il ne faut rien précipiter : quelques heures peuvent nous apporter bien du changement, et nous verrons dans peu d’instants, sans doute, ce qu’il nous reste à faire. Le délai de Woods m’apprend une chose, c’est que les Indiens ne peuvent être loin, et il doit être avec eux ou en leur pouvoir, autrement il serait revenu après avoir visité le moulin et les autres habitations.

Cela paraissait probable, et toutes se sentirent soulagées la pensée que leur ami reviendrait peut-être, et qu’il ne traverserait pas le désert en prisonnier.

— Je me sens moins alarmée que vous, dit Beulah avec son air calme. Si Bob est entre les mains d’une troupe américaine, le beau-frère d’Evert Beekman ne doit pas avoir beaucoup à craindre ; si ce sont des Indiens armés par l’Angleterre, ils le respecteront pour lui-même aussitôt qu’il se sera fait connaître.

— J’ai pensé tout cela, mon enfant, répondit le père d’un air réfléchi, et il y a là de rassurantes raisons, Il serait difficile cependant à Bob de prouver d’une manière certaine son vrai caractère, dans la position où il se trouve. Il ne paraît pas ce qu’il est sous ce déguisement, et quand même il serait au pouvoir d’un peuple qui sût lire, il n’a pas un papier sur lui à montrer pour appuyer ses assertions.

— Mais il m’a bien promis de se servir du nom d’Evert s’il venait à tomber dans les mains des Américains, répondit Beulah avec vivacité, et Evert m’a dit plusieurs fois que mon frère ne pourrait jamais être son ennemi.

— Que le ciel daigne nous secourir, chère enfant ! répondit le capitaine en embrassant sa fille. Nous tâcherons d’avoir du courage, car nous ne savons rien encore qui puisse nous alarmer avec raison ; tout ira bien peut-être avant le coucher du soleil.

Le capitaine essaya de prononcer ces paroles d’un air gai, mais aucun sourire ne lui répondit, car sa femme ne pouvait être que malheureuse quand le salut de ceux qu’elle aimait était incertain ; elle vivait entièrement hors d’elle-même, et tout à fait pour son mari, ses enfants et ses amis, il n’y avait pas de femme moins intéressée ou plus dévouée a ses affections. Beulah, avec toute sa confiance dans le nom magique d’Evert, et ses profonds sentiments d’épouse et de mère, aimait encore son frère aussi tendrement qu’autrefois. Quant à Maud, le tourment affreux qu’elle souffrait s’augmentait encore des efforts qu’elle faisait pour le cacher, dans la crainte de trahir son secret, et il y avait sur ses traits une expression de résolution énergique qui donnait à sa beauté un air de grandeur que son père n’avait jamais vu sur sa ravissante physionomie.

— Cet enfant souffre plus que nous tous, dit le capitaine en attirant sa favorite vers lui, l’asseyant sur ses genoux et la pressant contre son sein ; elle n’a pas de mari encore pour partager son cœur, et tout son amour se concentre sur son frère.

Le regard que Beulah jeta sur son père n’avait pas une expression de reproche, elle ne se le serait pas permis ; mais il disait si bien combien elle était affligée et mortifiée de ces paroles, que la mère lui tendit les bras.

— Hugh, vous êtes injuste envers Beulah, dit mistress Willoughby ; rien ne peut lui faire oublier les tendres sentiments qu’elle a toujours eus pour nous tous.

Le capitaine, empressé de réparer sa faute, embrassa affectueusement Beulah, ce qui la fit sourire à travers ses larmes. Tout fut aussitôt oublié, et Maud profita de cette courte scène pour s’échapper de la chambre.

L’entretien finit là, et le capitaine, après avoir exhorté sa femme et sa fille à donner aux autres l’exemple du courage, sortit de la maison pour aller s’acquitter de ses devoirs parmi ses gens.

L’absence de Joël jetait une ombre de doute sur les esprits des mécontents. Ces derniers étaient nombreux ; car ils comprenaient tous les Américains, excepté les noirs et Joyce.

Strides avait effectué ses desseins plus aisément avec ses compatriotes en se servant adroitement de leurs bonnes aussi bien que de leurs mauvaises qualités. Plusieurs de ces hommes, la plupart même, avaient de bons sentiments ; mais leur attachement à la cause américaine les rendait accessibles à des attaques auxquelles Mike et Jamie Allen étaient insensibles. D’abord, le capitaine Willoughby était Anglais, ensuite c’était un vieil officier de l’armée ; et son fils unique était ouvertement armé contre l’indépendance de l’Amérique. Il est aisé de voir comment un démagogue comme Joël, qui se trouvait à chaque instant à même d’entretenir ses camarades, pouvait faire valoir des circonstances si favorables à ses projets particuliers. Il avait cependant rencontré des difficultés. S’il était vrai que Parson Woods insistait pour faire des prières pour le roi, il était connu que le capitaine riait de son respect pour César ; si Robert Willoughby était major dans les troupes royales, Evert Beekman était colonel dans l’armée continentale ; si le propriétaire du manoir était né en Angleterre, sa femme et ses enfants étaient nés en Amérique et on l’avait souvent entendu exprimer ses convictions sur la justice des demandes des provinciaux.

Aussi la plus grande partie des Américains de la Hutte n’avaient-ils aucune des vues étroites et intéressées de Joël et du meunier. La parfaite intégrité avec laquelle ils avaient été traités avait sur eux quelque influence ; ils n’oubliaient ni la bonté habituelle de mistress Willoughby pour leurs femmes et leurs enfants, ni la douceur de Beulah, ni la beauté, l’esprit et les mouvements généreux de Maud. En un mot, quand le capitaine visita ses hommes, qui étaient alors rangés en dedans des palissades, les Américains étaient plutôt irrésolus que dans des dispositions absolues de mécontentement ou de rébellion.

— Attention ! cria Joyce, quand le capitaine arriva devant la ligne que formaient des hommes différant par la couleur, la taille, l’habillement, le pays, les habitudes, la physionomie c’était comme un échantillon de tous les peuples divers qui, à cette époque, habitaient les colonies. Attention ! Présentez armes !

Le capitaine ôta son chapeau en retour de ce salut sans pouvoir s’empêcher de sourire du spectacle qu’il avait sous les yeux. Les Hollandais avaient présenté convenablement les armes, mais Mike avait exécuté un mouvement qui aurait embarrassé un autre que lui. La crosse du fusil avait été dirigée vers le capitaine, tandis que le canon était resté sur son épaule. Cependant il s’imagina s’en être mieux tiré que les autres. Jamie avait des notions correctes sur la perpendiculaire, ayant souvent fait usage du fil à plomb, mais il tenait son fusil sens dessus dessous. Quant aux Yankees, ils s’acquittèrent à peu près bien de ce devoir, et mirent armes bas les uns après les autres. Les nègres défiaient toute description ; il était curieux de les voir avancer la tête hors de la ligne ; ils tenaient à voir l’effet du mouvement général. Le sergent avait le bon sens de voir que ses hommes n’étaient pas encore arrivés à la perfection, et il leur indiqua encore comment il fallait tenir leurs armes. Il réussit parfaitement, si ce n’est que la moitié des armes fut portée à l’épaule droite et l’autre moitié à l’épaule gauche.

— Nous ferons mieux plus tard, Votre Honneur, dit Joyce en saluant militairement. Le caporal Strides a une assez bonne idée de la manœuvre, et s’en tire ordinairement assez bien. Quand il sera revenu, les choses n’en iront que mieux.

— Quand il sera revenu, sergent ! Quelqu’un pourrait-il m’apprendre quand ce sera ?

— Oui, Votre Honneur, s’écria Mike avec l’empressement d’un enfant, je puis vous le dire moi.

— Vous ? Que pouvez-vous savoir qui ne soit connu de nous tous, mon bon Michel ?

— Je sais ce que je dis ; il arrive, je reconnais son pas.

Joël, en effet, parut à la porte à ce moment. Comment était-il arrivé là sans être vu pendant qu’on regardait si attentivement dans la direction du moulin, on n’en savait rien ; il semblait être tombé des nues. Enfin, le fait ne pouvait se nier. Le retour de Joël fut connu de toute la maison, en un instant, par les cris des enfants ; et toutes les femmes vinrent dans la cour pour apprendre les nouvelles.

— Avez-vous quelque chose de particulier à me communiquer, Strides ? demanda le capitaine en affectant un calme qui était loin de son esprit, ou pouvez-vous faire votre récit devant tout l’établissement ?

— C’est comme il plaira au capitaine, répondit le rusé démagogue ; quoique, selon moi, chacun ait le droit de tout connaître dans une affaire qui touche les intérêts communs.

— Attention ! cria le sergent. Par peloton, droite.

— C’est inutile, Joyce, interrompit le capitaine, en faisant un signe de la main ; qu’ils restent. — Vous avez communiqué avec nos visiteurs, je pense, Strides ?

— Et c’est une terrible espèce de visiteurs. Je n’ai jamais rien vu de plus laid que ces Mohawks et ces Onondagas.

— Leur physionomie m’est indifférente. Quel est l’objet de leur visite ?

— Ils sont, m’ont-ils dit, envoyés par les colonies pour se saisir du capitaine et de sa famille.

En prononçant ces paroles, Joël jeta un regard sur les visages qui se trouvaient devant lui afin d’y lire l’effet qu’elles pouvaient avoir produit. Il était évident qu’elles n’avaient pas été perdues.

Le capitaine, cependant, parut calme, et il y avait un air d’incrédulité dans le sourire qui passa sur ses lèvres.

— Alors vous venez ici pour nous faire connaître leurs intentions, dit-il tranquillement.

— Oui, Monsieur ; et c’est pour moi une mauvaise commission.

— Y a-t-il donc quelque personnage important qui se dise chargé de remplir un si haut devoir ?

— Il y a parmi eux un ou deux blancs qui prétendent être autorisés à agir au nom du peuple.

À chaque allusion faite au peuple, Joël regardait ses partisans. Il s’aventura même cette fois à envoyer un regard d’intelligence au meunier.

— S’ils sont autorisés, pourquoi se tiennent-ils si loin ? Je ne me suis jamais opposé aux lois, pour que ceux qui agissent en leur nom puissent craindre de ma part une résistance.

— C’est qu’il y a deux lois en opposition, par ce temps : la loi du roi, et la loi du peuple. Si les Indiens viennent en vertu de la loi du peuple, ils peuvent penser que le capitaine est pour la loi du roi.

— Et cela, ils vous l’ont dit, afin que vous me le répétiez ?

— Nullement ; c’est ma propre manière de voir. Je me suis peu entretenu avec eux.

— Et maintenant, dit le capitaine, je présume que je puis m’informer de votre compagnon. Vous l’avez probablement reconnu ?

— J’en étais loin d’abord capitaine, quand la vérité a brillé tout à coup à mes yeux. Je n’aurais jamais reconnu le major sous cet habillement ; et je le suivais en me disant à moi-même : qui ce peut-il être ? Alors je remarquai qu’il avait votre démarche, et puis je me souvins de la dernière nuit et de l’étranger qui accompagnait le capitaine ; je me rappelai aussi qu’il occupait la chambre près de la bibliothèque, et quand j’en vins à examiner ses traits, je fus bien assuré que c’était le major.

Joël mentait hardiment dans ce récit : mais il se disait que personne n’était en mesure de le contredire.

— Maintenant que vous m’avez expliqué comment vous avez reconnu mon fils, Strides, ajouta le capitaine, je vous prierai de me faire connaître ce qu’il est devenu.

— Il est resté avec les sauvages. Venant de si loin pour s’emparer du père, ils n’auraient pas laissé la liberté au fils, qui arrivait tout droit se jeter dans l’antre du lion.

— Et comment les sauvages savent-ils que c’est mon fils ? L’ont-ils reconnu aussi à sa démarche ?

Joël se trouva pris à cette question, et rougit légèrement. Il vit qu’il s’était placé dans une position critique, et il connaissait suffisamment le capitaine pour savoir qu’il n’hésiterait pas à le punir si ses soupçons se trouvaient confirmés. Il n’ignorait pas qu’il méritait la potence, et Joyce était homme à l’exécuter à l’instant si son supérieur le lui ordonnait. Cette idée fit trembler le traître.

— Ah ! j’ai été un peu distrait au commencement de mon récit ; se hâta-t-il de dire ; sans cela, j’aurais mieux raconté comment les choses sont arrivées.

— Eh bien, pour ne pas être interrompus, nous irons dans ma chambre, et Joyce nous y suivra aussitôt qu’il aura congédié ses hommes.

En une minute ou deux, le capitaine et Joël étaient assis dans la bibliothèque. Joyce se tenait respectueusement debout, le vieux soldat ne se permettant jamais aucune familiarité avec son supérieur. Nous donnerons la substance du récit de Joël dans notre propre langage, le préférant à celui de l’inspecteur, qui n’était dicté que par son esprit bas et perfide.

D’après ce rapport, les messagers avaient été amicalement reçus par les Indiens. Les deux chefs étaient venus à leur rencontre et leur avaient fait bon accueil. Quant au mouvement subit qu’on avait remarqué parmi eux, il se rapportait à l’instant où ils s’étaient disposés à prendre leur repas ; et pendant ce temps les chefs, accompagnés du major et de Strides, s’étaient dirigés vers la maison du meunier. Là, par le moyen d’un blanc qui leur servait d’interprète, le major avait demandé pour quel motif les étrangers étaient venus dans l’établissement. On lui répondit franchement que c’était pour obliger la Hutte à se rendre comme l’ordonnait le congrès continental. Le major avait tâché de persuader au blanc qui semblait revêtu de l’autorité, que les dispositions de son père étaient tout à fait neutres dans la querelle, mais selon ce récit, au grand étonnement de Joël, le chef répondit qu’il connaissait le vrai caractère de Robert Willoughby, et qu’un homme qui avait un fils dans l’armée du roi, et qui le tenait caché dans sa propre maison, ne pouvait pas être tout à fait indifférent au succès de la cause royale.

— Comment ce chef a-t-il su que le major était à la Hutte ? ajouta Joël ; voilà qui est un peu étrange, puisque tout le monde l’ignorait ; mais ces gens-là emploient des moyens si extraordinaires dans ces jours-ci.

— Et le major convint-il de son vrai caractère, quand on l’accusa d’être au service du roi ?

— Il en convint franchement ; il leur assura seulement qu’il était venu ici pour voir sa famille, et qu’il avait l’intention de s’en retourner ensuite à New-York.

— Comment reçut-on ces explications ?

— Pour avouer la vérité, cela les fit rire. Ils ne m’ont pas paru ajouter foi à une seule parole du major. Je n’ai jamais vu de créatures avec des figures aussi incrédules ! Après avoir longtemps conféré entre eux, ils ordonnèrent d’enfermer le major dans l’office, et mirent une sentinelle à la porte ; après quoi ce fut à mon tour d’être examiné.

Joël fit ensuite, à sa manière, le récit de ce qui s’était passé entre lui et les étrangers. On l’avait questionné sur la nature des défenses de la Hutte, la force de la garnison, sa disposition, le nombre et la qualité des armes ; on lui avait demandé aussi si elle était bien approvisionnée.

— Vous pouvez être tranquille là-dessus, je leur ai rendu un bon compte, continua l’inspecteur, d’un air satisfait. D’abord je leur ai dit que le capitaine avait avec lui un lieutenant qui avait servi dans la guerre contre la France ; j’ai mis cinquante hommes sous vos ordres, trouvant que c’était aussi facile à dire que trente ou trente-trois. Quant aux armes, je leur ai fait croire que plus de la moitié des fusils étaient à deux coups ; et que le capitaine, en particulier, portait une carabine qui avait tué neuf sauvages en un seul combat.

— Vous vous êtes beaucoup trompé en cela, Joël. Il est vrai que cette carabine a tué une fois un chef célèbre, mais je ne vois pas de raison pour s’en vanter.

— Eh bien, ces neuf hommes ont fait beaucoup d’effet, et les questionneurs m’ont paru encore plus embarrassés quand je leur ai parlé de votre canon.

— De votre Canon, Strides ! Pourquoi vous être aventuré ainsi ? La suite leur montrera bien que tout était exagéré.

— C’est ce que nous verrons, capitaine, c’est ce que nous verrons. Rien ne ralentit le courage des sauvages plus que les canons. Ils nous ont considérés, je crois, tout à fait comme des gens à craindre quand je leur eus raconté une histoire sur ce canon.

— Et quelle est cette histoire, je vous prie ?

— Je leur ai dit que c’était justement le même que vous aviez pris sur les Français, et que tout le monde savait que c’était un redoutable canon qui avait tué plus de cent soldats avant que le capitaine, dans une charge la baïonnette, s’en fût emparé.

C’était là une artificieuse parole, puisqu’elle faisait allusion à l’exploit le plus remarquable de la carrière militaire du capitaine Willoughby, exploit dont il se souvenait avec orgueil. Tous ceux qui le connaissaient l’avaient entendu citer cette aventure, et Joël, comme on le voit, avait su s’en servir adroitement. Ce souvenir en effet endormit, pour le moment au moins, les soupçons qui s’étaient emparés de l’esprit de son supérieur.

— Il n’était pas nécessaire, Strides, de parler aucunement de cette affaire, dit modestement le capitaine, il y a longtemps que c’est arrivé, et on peut bien l’avoir oublié ; et puis, vous le savez, nous n’avons pas de canon pour appuyer votre récit, et l’on reconnaîtra bientôt que nous avons voulu cacher notre faiblesse réelle.

— Je demande pardon à Votre Honneur, dit Joyce, je crois que Strides a agi d’une manière toute militaire dans cette affaire. N’est-ce pas selon l’art de la guerre pour les assiégés d’avoir l’air d’être les plus forts ? Les récits militaires ne sont pas paroles d’évangile.

— D’ailleurs, ajouta Joël, je savais que nous avions ici un canon qui ne demande qu’à être monté.

— Je crois comprendre Strides, Votre Honneur, reprit le sergent. J’en ai sculpté un en bois pour armer la grande porte, et le disposer de la même manière que Votre Honneur a vu que cela se faisait dans les garnisons ; eh bien, ce canon est fini et peint, et j’avais l’intention de le monter cette semaine : je suppose que c’est de ce canon que Joël voulait parler.

— Le sergent a raison. On dirait tout à fait un vrai canon, on s’y méprendrait certainement.

— Mais il n’est pas monté ; et quand il le serait, il ne pourrait pas nous être d’un grand secours.

— Une fois le canon monté, je réponds que les Indiens n’oseront pas s’avancer jusqu’ici. Il vaudra une douzaine de sentinelles, répondit Joël. En une heure ou deux, il peut être placé, et à une distance de cent pas, les Indiens le prendront pour un vrai canon.

— Cela est plausible, Votre Honneur, dit Joyce respectueusement, cela montre que le caporal Strides a une idée de la guerre. Si Votre Honneur veut excuser cette liberté, je lui ferai observer que ce pourrait être une bonne idée de placer le canon sur ses jambes et de le braquer à la porte pour tenir en respect ceux qui voudront s’approcher.

Le capitaine réfléchit un moment, puis il dit à l’inspecteur de continuer son récit. Le reste fût bientôt raconté. Joël avait, disait-il, trompé les étrangers si complètement en affectant de ne rien leur cacher, qu’ils le considéraient presque comme un allié, et ne l’avaient pas emprisonné. Il est vrai qu’il avait été mis en surveillance, mais le devoir se faisait avec tant de négligence, qu’il avait trouvé moyen de descendre dans le ravin et de se cacher dans les bois de manière à ne pouvoir être découvert si on tentait de le poursuivre. Faisant ensuite un long détour pendant lequel bien du temps s’était passé, il suivit toute la vallée et parvint à gagner la Hutte, caché par les buissons qui se trouvaient sur les bords du ruisseau ; c’était précisément la route qu’il avait prise avec Mike quand ils étaient tous deux à la recherche de Maud, le soir de l’arrivée du major. Ce dernier fait, cependant, Joël avait des raisons particulières pour le cacher.

— Vous ne m’avez rien dit de M. Woods, Strides ? dit le capitaine quand Joël eut cessé de parler.

— M. Woods ! Qu’en pourrais-je dire ? Il n’est donc pas ici ?

La manière dont le chapelain avait quitté la Hutte, et sa disparition dans le ravin, furent alors expliquées à l’inspecteur, qui devait avoir quitté le moulin avant l’exploit du digne prêtre. Il y avait une expression sinistre dans les yeux de Joël pendant qu’on lui faisait ce récit, ce qui aurait pu donner l’alarme à des hommes plus soupçonneux que les deux vieux soldats ; mais il eut l’adresse de cacher ce qu’il éprouvait.

— Si M. Woods est tombé entre les mains des Indiens dans son costume de prêtre, répondit l’inspecteur, il n’y a guère à espérer qu’on ne l’ait pas fait prisonnier. Une des charges contre le capitaine, c’est de laisser le chapelain faire régulièrement des prières pour le roi, comme si cela s’accordait avec les sentiments publics.

— Vous avez entendu dire cela par le magistrat dont vous m’avez parlé ? demanda le capitaine.

— Oui, il s’est plaint des prières qu’un ministre faisait pour le roi, quand le pays est en guerre contre lui.

— En cela le révérend M. Woods n’a fait qu’obéir aux ordres, dit le sergent.

— Il n’y a plus d’ordres à suivre, disent-ils, et aucun homme n’est obligé maintenant de prier pour le roi.

— Oui ; on doit se conformer aux ordres des magistrats, peut-être ? Mais le révérend M. Woods est un prêtre, ses supérieurs, à lui, sont dans l’église, et c’est à ceux-là qu’il doit obéir. J’ose dire que si le commandant en chef de l’église donnait l’ordre général de ne pas prier pour le roi George, le révérend M. Woods s’y soumettrait sans scrupule. Mais c’est bien différent quand un juge de paix s’arroge un droit qui n’appartient qu’au clergé ; c’est comme si un capitaine de vaisseau voulait commander à un régiment.

— Pauvre Woods ! s’écria le capitaine. S’il m’avait écouté, il aurait renoncé à ces prières, et nous nous en trouverions mieux tous deux. Mais il est de votre opinion, sergent, et il pense qu’un laïque ne peut avoir aucune autorité sur un prêtre.

— Et ne pense-t-il pas juste, Votre Honneur ?

Comme le capitaine ne crut pas nécessaire de prolonger l’entretien, il congédia ses compagnons et alla trouver sa femme pour lui rendre compte de l’état des choses. C’était un triste devoir ; cependant mistress Willoughby et ses filles apprirent ce qui s’était passé avec moins d’appréhension que le capitaine ne l’avait redouté. Elles avaient tant souffert de l’incertitude, que c’était un soulagement pour elles de connaître enfin la vérité. La mère ne pouvait croire que les autorités de la colonie permettraient qu’il arrivât malheur à son fils. Beulah pensa que le nom de son mari serait la sauvegarde de Bob, et Maud, en apprenant qu’il ne lui était rien arrivé et qu’il se trouvait encore près d’elle, s’estima heureuse comparativement aux tourments qu’elle avait endurés.

Ce pénible devoir rempli, le capitaine commença à penser sérieusement à ce qu’il avait à faire. Après quelque temps de réflexion, il se rendit aux suggestions de Joyce et consentit à laisser poser le canon sur ses roues. Les charpentiers se mirent immédiatement à cet ouvrage, que le sergent voulut surveiller en personne. Quant à Joël, il employa ce qui lui restait de temps à s’entretenir avec sa femme, ses enfants et le meunier. Quand le jour baissa, il reparut, selon sa coutume, parmi les gens de l’établissement.

Pendant toute la journée tout demeura silencieux au dehors. Les rayons d’un soleil éclatant animaient seuls le paysage qu’il dorait de ses reflets. Ni blancs ni Indiens ne se montraient, et le capitaine commençait à soupçonner que, satisfaits de leurs captures, ils s’en étaient retournés vers la rivière, estimant moins sa propre arrestation, qu’ils réservaient pour quelque autre occasion. Cette idée s’était si bien fortifiée dans son esprit à la fin du jour, qu’il était occupé à écrire à quelques amis influents à Albany et sur la Mohawk, pour leur demander d’interposer leurs noms et leur caractère en faveur de son fils, quand le sergent, à neuf heures, heure à laquelle il lui avait été ordonné d’organiser une garde pour la première moitié de la nuit, se présenta à la porte de la chambre pour lui faire un rapport important.

— Qu’y a-t-il maintenant, Joyce ? dit le capitaine. Quelques-uns de nos gens seraient-ils endormis ou malades ?

— Ah ! c’est bien pis, Votre Honneur, lui fut-il répondu. Des dix hommes que Votre Honneur m’avait commandé de mettre dans la garde de nuit, cinq sont absents. Je les ai portés comme déserteurs.

— Déserteurs ! Voilà qui me paraît sérieux ; faites un appel général, ils ne peuvent pas être encore couchés, nous allons bien voir.

Comme Joyce se faisait une sorte de religion d’obéir aux ordres, ce commandement fut immédiatement mis à exécution. En cinq minutes, un messager fut envoyé vers le capitaine pour le prier de se rendre dans la cour où la garnison était sous les armes. Le sergent se tenait devant la petite troupe avec une lanterne, et sa liste à la main. Le premier regard apprit au capitaine que ses forces avaient subi une sérieuse réduction, et il appela le sergent pour entendre son rapport.

— Quel est le résultat de votre enquête, Joyce ? demanda-t-il avec plus d’inquiétude qu’il n’aurait voulu en montrer.

— Nous avons perdu juste la moitié de nos hommes, Monsieur. Le meunier, la plus grande partie des Yankees et deux des Hollandais ne sont pas ici ; et l’on n’en a trouvé aucun dans les environs. Ils ont passé du côté de l’ennemi, capitaine Willoughby, ou bien, mécontents des événements, ils sont allés se mettre en sûreté dans les bois.

— Et ils ont abandonné leurs femmes et leurs enfants, sergent ? Ce n’est pas croyable.

— Leurs femmes et leurs enfants ont déserté aussi, Monsieur. On n’a trouvé personne de leurs familles dans la Hutte.